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«L’urgence : redistribuer l’attention de l’action publique» – Entretien avec Manon Loisel et Nicolas Rio

Temps de lecture : 13 minutes

A l’occasion de la sortie de leur livre « Pour en finir avec la démocratie participative » aux éditions Textuel, nous nous sommes entretenus avec Manon Loisel et Nicolas Rio, chercheurs en science politique et praticiens de la démocratie locale au sein de leur agence Partie prenante. Une discussion qui pétille et qui invite à prendre des mesures radicales – à commencer par un « moratoire sur les démarches de participation citoyenne ».

Vous voulez en finir avec la démocratie participative. Que lui reprochez-vous ?

Nicolas Rio – Ce que nous mettons en cause, c’est la fausse promesse de renouveau démocratique.  C’est souvent la manière dont la démocratie participative est présentée : une solution à notre démocratie en crise. Ce que nous observons sur le terrain, c’est que non seulement les démarches de participation se montrent impuissantes à transformer les institutions et le contenu des politiques publiques mais que bien souvent elles contribuent à accentuer les travers de la démocratie représentative, tant en termes de défiance et de distance entre citoyens et élus qu’en matière d’inégalités d’accès au débat démocratique. 

Manon Loisel – Cela fait 10 ans que nous travaillons sur ces questions et il y a eu un moment de bascule avec l’organisation du « grand débat » à la suite du mouvement des gilets jaunes. Ce passage des gilets jaunes au débat institutionnalisé a entraîné un changement de casting très important : là où les rassemblements sur les ronds-points avaient eu le mérite de faire émerger des paroles assez peu entendues dans le débat public, de personnes assez variées, éloignées de l’action publique et des élections, les personnes qui ont participé aux rencontres du grand débat n’étaient plus du tout les mêmes. Elles correspondaient davantage aux citoyens qui font entendre leur voix par les urnes. Les fameux « toujours les mêmes » des démarches participatives. 

L’autre moment important pour nous, c’est la Convention citoyenne pour le climat, qu’on a vu arriver en se disant « ça y est, il se passe quelque chose! ». Parmi les professionnels de la participation citoyenne, c’était plutôt un moment d’enthousiasme, fondé sur l’impression qu’on allait prendre le temps de mener un processus qualitatif, d’avoir un panel représentatif, etc. Quelle gueule de bois, quand on voit ce qui reste aujourd’hui des propositions faites par les 150 ! Force est de constater que la déception est plus grande que l’espoir que cela avait pu susciter.

Nicolas – L’objet du bouquin est d’utiliser ces deux expériences comme un miroir grossissant de ce qu’on observe et de ce qu’on accompagne en tant que praticiens au niveau local, pour nous inviter à être plus lucides et critiques sur ces dispositifs qui se multiplient dans toutes les strates de l’action publique. 

Pour être précis, est-ce que vous considérez que la démocratie participative a été dévoyée, et peut être réparée, ou est-ce que fondamentalement il faut passer à autre chose ?

Manon – C’est moins un problème de dévoiement ou d’insincérité des acteurs qu’un problème fondamental qui conduit à saucissonner notre démocratie entre une démocratie représentative d’un côté et participative ou contributive de l’autre, alors qu’il n’y a qu’une démocratie. Accoler les termes « démocratie » et « participative » est en soi problématique car cela en fait un espace isolé, sans prise sur la transformation de l’action publique. Pour nous, la quête est avant tout celle de la démocratisation de l’action publique.  

Nicolas – On n’aurait sans doute pas choisi ce titre-là il y a 10 ans ou 15 ans. Ce qui était un combat pour transformer les institutions et donner plus de place aux citoyens dans la fabrique de l’action publique est devenu une injonction bureaucratique à la limite de l’absurde. C’est avec cette injonction que l’on aimerait en finir. Commençons par appuyer sur « pause », sortons de cette fuite en avant qui conduit à multiplier les dispositifs de démocratie participative. 

Manon – Une des premières propositions de l’ouvrage est de décréter un moratoire sur les démarches de participation citoyenne, pour prendre le temps de regarder de la manière la plus lucide possible ce que ça produit. 

Vous écrivez que plus de participation aboutit à moins de démocratie. N’est-ce pas paradoxal ?

Nicolas – Il y a plusieurs aspects qui nous amènent à écrire cela. Le premier porte sur la question de l’égalité démocratique et du principe « une personne une voix ». Les dispositifs participatifs ont plutôt tendance à renforcer les inégalités démocratiques qu’à les réduire. La sociologie des participants à ce type de dispositif est bien connue et elle est assez homogène. En moyenne, ce sont des personnes les plus diplômées et les plus âgées, parce qu’il faut être à la fois disponible et se sentir légitime pour s’exprimer. Ce qui est problématique c’est que non seulement ce public est peu représentatif de la diversité dans la société mais qu’en plus il se superpose au profil de ceux qui votent. Il redouble ainsi le problème de l’abstention. Il est aussi superposé au profil sociologique de ceux qui sont élus ou a minima de celles et ceux qui se présentent aux élections et vient donc aussi accentuer le déficit de représentativité de nos assemblées politiques et alimenter leur biais de confirmation. Ce qu’on observe dans les réunions publiques, les conventions citoyennes ou les consultations en ligne, c’est que les institutions (que ce soit les élus ou les administrations) ont tendance à ne retenir que ce qu’elles étaient prêtes à entendre au départ. 

Manon – Pour reprendre l’exemple des gilets jaunes, le mouvement peut être lu avec du recul comme une expérience d’expression démocratique assez intéressante. Et le moment où la « participation citoyenne » vient institutionnaliser l’expérience, via le grand débat, conduit à perdre des gens, nombreux, qui ne participent plus. 

Nicolas – La mise en avant de la parole citoyenne à travers ces dispositifs participatifs contribue à invisibiliser un certain nombre de citoyens et notamment les plus précaires. On peut aussi bien prendre les exemples des conseils de quartier ou des budgets participatifs : ceux qui se saisissent de ces dispositifs sont les personnes les plus en contact avec les institutions publiques, les plus inscrites dans la vie démocratique locale et nationale. Ça se joue donc souvent à leur profit, et aux dépens de celles et ceux qu’on ne retrouve pas dans ces dispositifs.

L’enjeu est-il de faire davantage parler les citoyen·nes, ou d’apprendre à mieux les écouter ?

Manon – Dans le livre on reprend une citation de Bruno Latour, qui écrivait que le problème de notre démocratie, c’est qu’on a des muets qui tentent de s’adresser à des sourds. On a l’impression que la démocratie participative se focalise sur l’expression des citoyens et donc sur le fait de rendre la parole à des « muets ». Mais si on rend la parole à des muets alors que les sourds le demeurent, il nous semble que ça va plutôt augmenter la frustration, la défiance et la colère.

Selon nous, un des enjeux centraux est donc l’amélioration de la capacité d’écoute des institutions publiques – autant des élus que de l’administration. Ce n’est pas rien, de travailler cela dans des routines qui sont très bureaucratiques, techniques. Dans l’ouvrage, nous proposons plusieurs pistes pour y parvenir. 

Nicolas – Au début de l’écriture du livre, on avait une formule en tête : « Faire parler n’engage à rien alors que l’écoute oblige ». Nous nous sommes beaucoup questionnés, pour chercher en quoi l’écoute oblige, et comment faire pour rendre l’écoute opposable. Notre conclusion c’est que finalement, ce qui rend l’écoute des citoyens opposable, c’est l’existence de contre-pouvoirs pour forcer les institutions à dépasser leur biais de confirmation qui les conduit à n’écouter que ce qu’elles sont prêtes à entendre. D’où l’importance, par exemple, d’une presse libre et indépendante (qui manque cruellement à l’action publique locale), d’où l’importance aussi du mouvement social mis en péril par la répression du droit à manifester.

Manon – L’écoute à construire n’est pas « tous azimuts », c’est une écoute redistributive : il faut que les institutions prennent conscience qu’elles ont ce biais de confirmation et qu’elles ont tendance à écouter et à sur-représenter une partie des usagers. Nous avons été très marqués par une mission que l’on avait faite avec Vraiment Vraiment autour de Caen, au cours de laquelle nous avions réalisé un jeu pour explorer la vision qu’avaient les élus des habitants de leur territoire péri-urbain : il y avait toute une partie des habitants du territoire qui était totalement ignorée, c’est à dire que les élus n’avaient pas conscience qu’ils vivaient là et ne les représentaient donc pas. 

L’écoute n’est donc pas seulement un changement de posture, une porte ouverte. C’est une transformation profonde de l’administration et du travail des élus via le développement d’une attention redistributive. Il s’agit pour les administrations d’identifier les usagers qu’elles entendent le moins, de se donner les capacités d’avoir accès à leur parole pour faire entrer leurs vécus dans la construction de l’action publique. 

Vous citez le Défenseur des droits comme un exemple intéressant de ce dispositif d’écoute des citoyen·nes. Pouvez-vous décrire son originalité dans le paysage institutionnel français ?

Nicolas – L’écoute telle qu’organisée par le Défenseur des droits (DDD) intervient à partir d’une situation de conflit, de tension entre les citoyens et une institution, un service public. Cette écoute passe soit via un canal numérique, par le site du DDD, soit via des délégués bénévoles qui sont présents sur tout le territoire. C’est avant tout des personnes qui prennent le temps d’écouter, de manière inconditionnelle et sans jugement a priori, le sentiment d’injustice exprimé par un citoyen ou une citoyenne.  Le DDD aide ainsi à passer d’un vécu subjectif  à une analyse juridique, qui permet d’engager une médiation avec l’administration mise en cause et de transformer les situations. Au-delà des situations personnelles, il y a un travail de consolidation à l’échelle collective, qui permet d’interpeller les pouvoirs publics sur des phénomènes qui ne sont pas suffisamment pris en compte. C’est ce qui a conduit le DDD à produire des interpellations fortes sur des aspects peu reconnus par ailleurs par les institutions, qu’il s’agisse des conséquences de la dématérialisation des services publics en matière d’accès au droit, des violences policières ou des discriminations. 

En donnant du poids à la parole des citoyens, le Défenseur des droits nous semble une piste plus transformatrice de l’action publique qu’une consultation citoyenne, aussi large soit-elle. Même si nous sommes conscients que cette autorité indépendante ne suffit pas, à elle seule, à rendre l’écoute opposable.

Un·e élu·e ou une institution qui se lance dans une démarche de concertation citoyenne va avoir tendance à le raconter comme une prise de risque ou comme une preuve d’ouverture, y compris à la critique. Pourtant, vous démontrez le caractère assez inoffensif de ces démarches.

Manon – Ce que nous constatons, c’est que l’accent est mis par les commanditaires des démarches de concertation sur leur qualité méthodologique. Cela conduit les élus à endosser un rôle de « super chef de projet » pour vérifier que le calendrier est tenu, que le protocole et la méthode sont respectés, que les outils conviennent, qu’il y a « assez de monde » à la réunion citoyenne, etc. On a plutôt l’impression qu’il y a une bureaucratisation de ces démarches, davantage qu’une véritable prise de risque politique. Les élus se retrouvent à administrer la démocratie participative alors qu’on attend plutôt d’eux qu’ils démocratisent l’action publique. 

Nicolas – Cette bureaucratisation que décrit Manon nous interpelle en tant que professionnels de l’innovation démocratique : dans quelle mesure notre fonction d’accompagnement de ces démarches consiste à réduire la prise de risque, à faire en sorte que ces démarches soient les plus balisées possibles ? Alors que ce qui fait le fondement de la démocratie, c’est qu’on ne peut pas écrire à l’avance ce qui va sortir de la discussion ou du vote. 

On ne fait pas un procès d’intention aux élus ou aux services qui pilotent ces démarches. Même quand les intentions sont bonnes, on reste dans une forme de recherche de maîtrise de ces dispositifs, ce qui fait qu’ils ne sont pas des contre-pouvoirs. Ce qu’on montre dans le livre, c’est que ces dispositifs ne peuvent pas être des contre-pouvoirs car ils trouvent leur légitimité dans l’institution qui en est à l’initiative. La Convention citoyenne sans la lettre de commande du Premier ministre, ce n’est rien d’autre que 150 citoyens réunis dans une salle. Et, sans surprise, la capacité de 150 citoyens réunis dans une salle à engager un rapport de force avec des administrations ou des lobbies est assez limitée. 

Cela nous interroge aussi dans notre posture de prestataires qui accompagnons ces démarches : quand on cherche à s’autonomiser du cadre institutionnel du commanditaire pour être les plus fidèles possibles à ce qu’on a entendu dans les espaces d’expression citoyenne, on est vite rappelé à l’ordre et renvoyé à notre positionnement de prestataires et à ses limites. Ce sont précisément ces rappels à l’ordre qui nous ont donné envie d’écrire ce livre. Le bouquin n’est pas un guide des bonnes pratiques que nous aurions inventées mais plutôt le récit de nos frustrations et de nos échecs face au plafond de verre auquel on se retrouve confrontés comme consultants. 

Si la participation citoyenne ne représente pas un contre-pouvoir, son essor intervient à un moment où les corps intermédiaires, eux, sont plutôt malmenés, par la baisse des subventions, la mise à distance voire parfois la pénalisation de leur action. 

Manon – En effet, ce qui nous pose problème c’est que le succès de la démocratie participative cohabite avec un mouvement de régression voire de répression des mouvements sociaux. On pense à la fin de l’agrément pour une association comme Anticor, aux difficultés rencontrées par la Ligue des droits de l’homme, aux interdictions de manifester en soutien au peuple palestinien… Nous craignons que la démocratie participative ne serve de diversion pour faire oublier le sort qui est fait à ces mouvements, qui sont de véritables contre-pouvoirs nécessaires à la démocratie. 

Vous parlez de « faire entrer l’administration en démocratie ». Que voulez-vous dire ?

Manon – Nous faisons l’hypothèse que s’il y a un dialogue de sourds entre citoyens et institutions, c’est qu’il manque un acteur central dans la discussion : l’administration. On a tendance à surestimer le poids du politique et à sous-estimer le poids stratégique de l’administration dans le fonctionnement démocratique. La plupart des gens connaissent leur maire mais n’ont aucune idée du nom du DGS (directeur général de services, ndlr) de leur collectivité. Il y a 4,5 millions d’agents publics, dont 2 millions dans les collectivités locales. On sait que ce sont des acteurs centraux dans l’exercice démocratique du quotidien mais ils sont totalement invisibilisés dans le dialogue entre les citoyens et les élus. 

Nous travaillons par exemple en ce moment dans un territoire périurbain dans lequel on a une équipe technique très dynamique faite d’agents très motivés mais un peu déprimés d’avoir face à eux des élus qu’ils considèrent pas assez impliqués par leur mandat. Au quotidien, on se rend compte là-bas que ce sont les agents et les services techniques qui décident des principales orientations. Parce que ce sont eux qui répondent aux appels à projet de l’État, qu’ils connaissent les ficelles des principaux financements, etc. 

Nous considérons donc que les agents publics ont un poids énorme dans la construction de l’action publique au quotidien et qu’il est donc temps de les intégrer dans le dialogue citoyen. 

Nicolas – Ça me rappelle le papier publié il y a longtemps sur Autrement Autrement au sujet des RIM, les réunions interministérielles. C’est aussi dans ces enceintes que se joue notre démocratie. C’est le malaise que nous avons avec tous les débats sur la 6ème République : oui, il faut trouver le moyen de démocratiser le Parlement mais il faut aussi trouver les moyens de démocratiser Bercy. Le ministère des finances et son administration continuent de fonctionner comme une forteresse. Souvent, cette démocratisation de l’administration demeure l’angle mort de toutes les discussions sur les réformes institutionnelles. La question de la décentralisation et du fonctionnement des collectivités locales revient à l’agenda, on verra si la question de la démocratisation des administrations est abordée aussi. 

Manon – Cette question conduit aussi à poser celle de la contre-expertise au sein de la fabrique de l’action publique. Quand on voit les débats sur l’A69 et les prises de position en off de certains agents haut placés… C’est presque impossible d’assumer et de faire entendre en interne – ou en tant que prestataire – des voix techniques discordantes. 

Le design des politiques publiques cherche à contourner ou dépasser plusieurs limites de la participation citoyenne  (participation des inaudibles, lien entre la démocratie et l’action publique/l’administration, attachement à produire « quelque chose » à l’issue d’une discussion, etc.). À quelles conditions est-ce que le design des politiques publiques, et plus généralement les acteurs de l’innovation publique, peuvent être utiles dans la réponse aux problèmes que vous pointez ?

Nicolas – Il y a deux conditions, ou inflexions, qui nous semblent importantes. La première est de se mettre au service de la redistribution de l’attention portée par les institutions en faveur des inaudibles, comme ça avait été le cas lors de la mission dont Manon parlait, près de Caen, qui avait donné lieu à la conception d’un “Qui est-ce ?” pour donner à voir aux élus les habitants qu’ils ne voyaient pas.

La deuxième est de faire porter les efforts au « cœur du réacteur » et sur le fonctionnement interne des institutions, pour transformer le fonctionnement des lieux de pouvoir – les exécutifs, les assemblées, les « copil »…

Manon – Oui, il faut mettre les efforts aux endroits où il y a des capacités de transformation et donc là où il y a du pouvoir. Pas seulement à la marge. 

Nicolas – En résumé, soit on travaille à renforcer les contre-pouvoirs, mais dans ce cas on travaille réellement pour eux, parce que travailler pour un contre-pouvoir avec un financement du pouvoir, ça atteint vite ses limites. Soit on assume de travailler pour les institutions, à la condition de faire passer le message « Transformez-vous vous-mêmes ! » et d’y travailler vraiment. 

Un passage très juste du livre porte sur l’aridité des enceintes politiques, qui ne sont plus du tout des lieux de délibération, mais des chambres d’enregistrement, où l’on vote au pas de course – et en faisant autre chose – des délibérations préparées d’avance. Est-ce que la désignation et la participation des élus sont à réinventer, elles aussi ?

Manon – L’innovation démocratique s’intéresse aujourd’hui beaucoup au tirage au sort mais plutôt pour constituer des panels dans des démarches participatives à la marge des espaces de décision. Nous considérons que c’est une modalité intéressante à condition de permettre de renouveler les assemblées délibératives et décisionnaires. Nous proposons donc, après chaque élection, de conduire un tirage au sort doublement correctif : sociologiquement, du profil des personnes élues au suffrage universel (si on a élu des personnes âgées et diplômées, on devra aller chercher des personnes plus jeunes et moins diplômées via le tirage au sort), et politiquement, de l’abstention. On ne peut plus considérer que l’abstention n’est un problème que le soir de l’élection, puis dès le lendemain on fait comme si tout le monde s’était exprimé dans les urnes. Tirer au sort à proportion de l’abstention est une bonne manière de faire de nouveau exister les abstentionnistes dans le débat. C’est aussi une manière de faire monter en qualité les campagnes électorales en disant aux candidats « il faut que vous soyez à la hauteur, parce qu’il si vous ne l’êtes pas, il y aura de l’abstention, et donc il y aura davantage de place pour des personnes tirées au sort que vous ne connaissez pas dans l’assemblée ». 

Nicolas – Notre livre est davantage un livre sur la démocratie représentative que sur la démocratie participative, parce que nous pensons que le combat pour la démocratisation de l’action publique se fait aussi et avant tout sur la question de la représentation. 

Merci pour cet échange. Il va falloir qu’on vous laisse, on a un comité de pilotage à préparer pour demain. Vous en pensez quoi, des copil, vous ?

Nicolas – L’objet COPIL illustre bien le décalage entre l’ingénierie des dispositifs de participation et l’absence de réflexion sur le fonctionnement interne des institutions. Le COPIL est omniprésent dans la fabrique de l’action publique mais c’est un impensé en termes de démocratie. Il incarne le flou sur le partage des rôles entre le technique et le politique. On compte sur les élus pour démocratiser l’administration et ils viennent plutôt administrer la démocratie, en questionnant sur des points méthode ou de process. Ils passent ainsi à côté de la fonction qui est la leur, de politiser l’action publique en donnant à voir les espaces de choix et les controverses qui s’expriment au sein de leur population. 

Manon – On propose de remplacer les « copil » par des « copol », des comités de politisation, pour en faire des espaces de débat entre les élus, entre les élus et les agents, sur les marges de manœuvre technique. On prend l’exemple de la gestion de l’eau dans le livre comme sujet perçu comme technique alors qu’il est éminemment politique. Remplacer le pilotage par la politisation, on pense que ça fait partie des petites propositions du livre qui peuvent être mises en œuvre assez rapidement par l’ingénierie interne aux administrations. On n’attend pas le grand soir institutionnel, on peut faire des choses dès maintenant !

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Pour aller plus loin, Manon Loisel et Nicolas Rio proposent aux membres de la communauté de l’innovation et de la transformation publiques (d’autres moments sont prévus pour d’autres communautés professionnelles) un moment de présentation et d’échange autour du livre, en visio, le 23 janvier de 13h30 à 14h30. Pour vous inscrire (et recevoir le lien), c’est par ici.

Le prochain édito de l’infolettre de Vraiment Vraiment sera consacré au sujet, avec le point de vue d’une agence de design des politiques publiques. Pour ne pas rater ça et vous abonner, c’est par là.

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Francis Rol-Tanguy : « L’État actionnaire doit retrouver une parole stratégique et technique »

Temps de lecture : 11 minutes

Avec la crise énergétique, la « sobriété » est entrée dans le champ de l’urgence. Les changements de comportements et les évolutions du modèle productif à opérer sont tels, que l’ensemble des leviers d’action de l’État sont fortement sollicités. Parmi ceux-ci, « l’État actionnaire » : pour en comprendre les ressorts, nous avons interrogé Francis Rol-Tanguy. Haut fonctionnaire (à la retraite), son parcours – dans les secteurs du transport, de l’énergie ou de l’écologie – l’a conduit à régulièrement représenter ou côtoyer l’Etat actionnaire. Réalisé avant l’annonce par le gouvernement du lancement prochain d’une offre publique d’achat d’EDF, cet entretien éclaire un champ de l’action publique pas toujours bien connu.

Vraiment Vraiment : Dans quels secteurs l’État est-il aujourd’hui le plus actif en tant qu’actionnaire ?

Francis Rol-Tanguy : Lorsque l’on regarde ce qu’il reste de participations de l’État dans des entreprises, elles se situent, en volume, essentiellement dans le champ du ministère de la Transition écologique, autour des transports et de l’énergie. Ces deux secteurs représentent près de 80 % des participations de l’État, à la fois en montant financier et en importance stratégique.

Les principales participations de l’Etat dans des sociétés (source : rapport d’activité 2020-2021 de l’Agence des participations de l’État)

VV : Au-delà même des secteurs, c’est le rôle de l’État comme financeur de l’économie et gestionnaire d’actifs stratégiques qui n’a cessé d’évoluer au gré des soubresauts de l’histoire politique et économique du XXe puis du XXIe siècle. Selon vous, quelle est la dernière évolution notable de la doctrine de l’État actionnaire ?

F. R-T : L’évolution qui me semble la plus importante au cours des vingt dernières années, c’est la création de l’Agence des participations de l’État (APE), en 2004. Nous arrivons au terme d’un processus de refonte de la doctrine de l’État en matière de participation.

Nous sommes passés, en quelques années, d’une doctrine et d’un partage des compétences entre les ministères dits techniques et le ministère des Finances à un rôle quasiment réservé à l’APE, à une doctrine financière de la gestion des participations de l’État en tant qu’actionnaire. Désormais, cette doctrine est incarnée pleinement par l’APE. 

VV : Qu’entendez-vous par doctrine financière ?

F. R-T : Jusqu’à la création de l’APE, le débat était équilibré entre des réflexions stratégiques du côté des ministères techniques et une réflexion financière du côté du ministère des Finances. Aujourd’hui, je trouve cette réflexion stratégique pour le moins assez faible, pour ne pas dire pire…

VV : C’est-à-dire ? Qu’est-ce qui caractérise cette faiblesse de réflexion stratégique de l’État actionnaire ?

F. R-T : Je constate qu’il n’y a pas un vrai comportement d’actionnaire, mais un comportement souvent très politique. Prenons l’exemple d’EDF : ce qui a été décidé à propos de l’entreprise publique, qui doit vendre davantage de sa production à un prix défiant toute concurrence au nom du dispositif d’Accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH), n’est pas un comportement d’actionnaire. C’est un comportement politique pour éviter que les concurrents d’EDF ne se cassent la figure. Naturellement, il faut essayer de protéger les participations de l’État et de faire monter le cours des entreprises qui ont un statut de société anonyme. Mais lorsque c’est coté en bourse, nous n’avons pas un vrai comportement d’actionnaire ! Nous sommes dans cette ambiguïté là… On reste dans une sorte de capitalisme d’État où, de temps en temps, la politique vient interférer, tandis que le reste du temps on laisse faire le management.

VV : Mais alors quelle place accorder au management de l’entreprise ? N’est-ce pas précisément le rôle de l’actionnaire – en l’occurrence l’État – de faire entendre sa voix pour mener à un renouvellement du management lorsqu’il ne lui donne plus satisfaction ?

F. R-T : L’histoire d’EDF est éloquente. On voit bien que, dans les dernières décisions prises, il y a un vrai désaccord entre le management et l’actionnaire. On est face à une décision de l’État actionnaire qui est franchement contraire à l’intérêt de l’entreprise. Il est donc relativement normal que le management se fasse entendre. Pourtant, dans le même temps, cela contribue à créer une crise de confiance qui est tout de même très préjudiciable à l’entreprise.

À l’inverse, sur les questions que j’évoquais précédemment, pour lesquelles je m’étonne d’une absence de réaction de l’actionnaire, si ça conduit à un désaccord avec le management, alors il faut changer de management. Là on serait dans un vrai propos d’actionnaire ! Mais ce n’est pas le cas aujourd’hui.

VV : Pour l’actionnaire, s’opposer au management sur la durée peut aussi se révéler contre-productif, voire mettre en jeu la survie de l’entreprise. Cela pose clairement la question de l’alignement des visions du management et de l’actionnaire, et on voit alors bien à quel point une dissonance peut desservir la mission d’intérêt général…

F. R-T : Il est clair qu’on ne fait pas non plus évoluer une entreprise contre l’avis de son management, ça c’est une règle quasi-immuable. J’ai vu de mes yeux le processus qui a conduit à la création d’EADS, dorénavant Airbus. Conduire un tel processus ne peut pas se faire contre le management. 

De la même manière, j’ai vu toutes les discussions qui ont fini par aboutir au découpage d’Areva et à la reprise par EDF de la partie de l’entreprise dédiée à la construction de nouvelles centrales nucléaires. Ces discussions m’ont parues pendant longtemps lunaires, parce que totalement opposées au management d’Areva. Le management a un vrai rôle à jouer, il ne s’agit pas simplement pour l’actionnaire de dire : « je change les têtes, ça suffit !” Si on veut de la continuité au sein d’une entreprise, publique comme privée, il y a une vraie attention à porter au management.

VV : D’ailleurs, pour EDF, cela ne se limite pas à des questions de management…

F. R-T : Oui… Et il y a des choses qui me sidèrent dans le comportement de l’Etat actionnaire à propos d’EDF. Les difficultés du modèle EPR sont désormais assez claires. Là, j’enfonce une porte ouverte, tout le monde constate que plus ça va, plus c’est cher. Mais cela n’empêche pas EDF d’annoncer un nouveau modèle. Or, on sait bien d’expérience que plus c’est gros, plus ça pose de problèmes et plus c’est invendable à l’étranger, parce que pour ça il faut avoir un réseau dont très peu de pays disposent. Il ne suffit pas de le produire, il faut le distribuer et le vendre. Le seul produit qui pourrait avoir une chance de fonctionner à l’international, c’est un réacteur de 1000 MW. Mais on a fait le choix d’un réacteur de 1650 MW et on laisse faire, alors que seules la Russie ou la Chine pourraient être acheteurs.

Sur un sujet aussi complexe que celui-ci, doté d’une forte dimension internationale, on permet à EDF d’inventer une solution franco-française… Mais ça n’a jamais fonctionné comme ça le nucléaire ! L’EPR existe parce qu’il a été coproduit par Areva et Siemens. Imposer à EDF de dire « vous n’allez pas faire un 1650 MW, sinon il n’y a pas de marché international », ça ce serait un comportement d’actionnaire. Il s’agit de soulever des questions comme celle-là. Mais un comportement d’actionnaire, ce n’est pas de laisser le management faire ce qu’il veut… À l’inverse, on va imposer de vendre encore plus d’énergie nucléaire à un prix cassé à ses propres concurrents. Ce n’est pas un comportement d’actionnaire ! Là, en l’occurrence, on ne peut que souscrire à la protestation du management.

VV : Mais alors où se situe le nœud du problème ? Du côté du conseil d’administration d’EDF et des représentants de l’État ? Du côté politique ? 

F. R-T : Le nœud du problème, pour moi, c’est justement qu’il manque cette parole que je qualifie de stratégique, qui vient porter un point de vue technique par rapport à des équations strictement financières. Tous ces sujets, qu’il s’agisse par exemple de choisir si l’on fait des futures centrales nucléaires surdimensionnées ou, au contraire, plus petites, ne relèvent pas, à ce jour, du domaine de l’APE. Ce n’est pas une critique vis-à-vis de l’APE, ce n’est pas dans ses attributions. Mais alors, soit on transforme cette institution pour lui donner cette capacité, soit on va la chercher là où elle devrait être, notamment du côté de la direction générale de l’Énergie et du Climat (DGEC).

VV : Selon vous, quelle voie serait préférable ? Où devrait être abritée cette compétence stratégique et technique ?

F. R-T : J’estime que les deux voies sont envisageables. Pour la seconde, cela impliquerait de (re)donner des moyens à la direction générale de l’Énergie, mais elle n’en a, aujourd’hui, ni le pouvoir ni la capacité. Je constate surtout que cette parole experte n’existe presque plus au sein de l’État. Ce qui conduit alors à laisser des responsabilités au management qui ne devraient pas être forcément celles du management. Il y a des décisions ou des orientations politiques qui vont bien au-delà de la responsabilité de la direction.

J’observe la même chose dans le secteur des transports avec des entreprises comme la SNCF ou la RATP. Pour que l’État conserve une certaine forme de contrôle, encore faut-il que les compétences soient présentes dans les directions générales comme celles des Transports ou de l’Énergie, au sein des ministères concernés. Or, on peut en douter aujourd’hui. Il ne s’agit pas simplement d’imposer un point de vue dans des arbitrages politiques, il s’agit avant tout de savoir le construire. Si vous allez à la direction générale de l’Énergie, les vrais spécialistes du nucléaire, aptes à discuter avec les directeurs techniques qui sont en face, comme par exemple avec le directeur de la stratégie d’EDF… ces spécialistes se comptent sur les doigts d’une main.

VV :  On se retrouve dans une situation où l’Etat est dépossédé de compétences techniques primordiales, ce qui va jusqu’à mettre en péril sa capacité à éclairer une stratégie indépendante… À quoi est dû ce manque de compétences du côté de l’État, selon vous ? Comment retrouver cette capacité déterminante au vu des décisions de long terme qui doivent être prises tant dans le secteur de l’énergie que des transports ?

F. R-T :  Je me demande constamment ce qui pourrait faire que, demain, l’État se redonne les moyens et une capacité d’avoir des échanges stratégiques avec les grandes entreprises dans lesquelles il possède des participations, au-delà des ratios financiers, avec comme objectif de défendre le bien commun que l’État possède dans ces entreprises au travers de son actionnariat. Ce n’est clairement pas facile.

Pour poursuivre sur le secteur de l’énergie, la direction générale de l’Énergie est bien évidemment le produit d’une histoire. Pour ce qui est du nucléaire, on a transféré beaucoup de compétences à l’Autorité de sûreté nucléaire au fil du temps. Ce qui prouve que nous disposons toujours de ces compétences sur notre territoire ! On pourrait donc tout à fait envisager de reconstituer ce capital de compétences au sein de l’État, si la volonté politique était là.

Mais une chose est sûre : dès lors que l’on parle de ressources humaines, il n’y a pas de bouton magique. Quand les gens – en l’occurrence les ingénieurs et experts – s’aperçoivent qu’ils n’ont aucun rôle, sauf de façade, au sein de l’État, ils partent faire autre chose. Si on veut reconstituer des compétences, ça prendra forcément du temps, ça ne se fera pas d’un claquement de doigts.

Il faut, pour commencer, redonner un vrai rôle à jouer aux ingénieurs et spécialistes au sein de l’État. En matière d’énergie – c’est quand même l’un des secteurs les plus stratégiques – nous sommes dans un système qui a été habitué à fonctionner en disant « avec 3 raffineries et 17 sites nucléaires, j’ai ce qu’il me faut pour fournir 80 % de l’énergie, et le reste c’est pas grave… ». Nous n’avons que peu de spécialistes des énergies renouvelables qui peuvent être de vrais interlocuteurs pour ceux qui font le solaire ou l’hydraulique aujourd’hui. Même les appels d’offres en matière d’énergies renouvelables sont sous-traités à la Commission de régulation de l’énergie, dont ce n’est absolument pas le métier ! Donc on la paie pour traiter les appels d’offres. Ça montre à quel point l’administration est réduite…

VV : L’est-elle seulement dans le secteur de l’énergie ou ce constat s’applique-t-il aux autres secteurs dans lesquels l’État possède des participations ?

F. R-T : On pourrait évoquer, dans le secteur des transports – autre secteur phare des participations de l’État –, la situation d’Air France. La direction générale de l’Aviation civile s’interdit toute réflexion stratégique et délègue à l’APE la redéfinition du secteur aérien. Pourtant, le moins que l’on puisse dire, c’est que c’est une bonne question, très stratégique ! Évidemment, les réponses ne sont pas évidentes. Alors oui, on a sauvé financièrement Air France parce que ça s’appelle Air France… mais ça va être permanent, on va constamment devoir remonter le capital d’Air France. 

Je peux comprendre le choix politique qui consiste à dire « je ne laisserais pas mourir Air France ». Mais enfin, avec quelle stratégie derrière ? Les impasses stratégiques sont exactement les mêmes que celles que l’on a vu il y 10 ans, ça n’a pas changé. Mais les bonnes voies stratégiques, on les connaît. Ce sont soit des alliances, voire des fusions, avec des compagnies du Golfe, soit un vrai projet européen, ambitieux. La France a les moyens d’injecter 1 ou 2 milliards par an pour que la compagnie survive. Mais à quoi bon ?

VV : La solution pourrait donc, selon vous, venir de l’Europe ?

F. R-T : Il y a l’idée que tout pays digne de ce nom devrait avoir une compagnie aérienne. Mais quand vous voyez les histoires d’Alitalia en Italie… Ça fait 20 ans que l’État italien continue à y injecter de l’argent. Alors, oui, la situation est pire que celle d’Air France. Mais la question centrale est en effet celle de la création d’un vrai opérateur européen, capable de rivaliser à l’international. Air France et Lufthansa sont des ennemis historiques, d’accord, mais nous avons bien réussi à nous allier dans la construction aéronautique !

VV : Les administrateurs d’une entreprise sont censés participer activement à la définition de sa stratégie de moyen et long terme. Cette impulsion qui mènerait à un projet européen pourrait-elle donc venir des administrateurs représentants de l’État, généralement de fins connaisseurs du secteur concerné ?

F. R-T : Sans doute en théorie, mais mon expérience personnelle récente en la matière n’est pas très encourageante. Je vais m’appuyer sur deux exemples. Commençons avec la SNCF : ce qui m’a le plus frappé sur la dernière période, en tant qu’ancien administrateur de la SNCF, c’est la réforme de l’entreprise avec notamment la transition du statut d’établissement public de caractère industriel et commercial (EPIC) à celui de société anonyme (SA). De ce fait, il a fallu réattribuer des postes d’administrateur aux représentants de l’État au conseil d’administration de la nouvelle SA. Décision a été prise de se séparer de tous ceux qui pouvaient prétendre avoir une bonne connaissance du secteur ferroviaire, dont je faisais partie. Il n’y en a plus un seul. J’avoue être tombé de mon armoire, nous n’étions pas du tout au courant. Et le fait que je n’y ai pas été reconduit n’a pas été un cas isolé. Mais surtout, quasiment tous ceux qui ont été nommés n’avaient pas de réelle connaissance du secteur, de son économie et de son histoire… Les nouveaux nommés étaient dans le service public ou au sein de l’entreprise, ce qui bien entendu a une dimension positive, je ne dis pas le contraire. Mais enfin…

Comme je le disais plus tôt, il est important de redonner toute sa place au management stratégique, et pour cela les administrateurs comptent. La façon dont on les choisit, dont ils exercent leur rôle et leur capacité de dialogue avec le management… tout cela est déterminant.

Mon deuxième exemple, c’est celui de la « confrontation » entre Areva et EDF, avant qu’Areva n’explose parce qu’on avait changé à la fois de président et de directeur général. Dans les discussions, avant que cet événement ne se produise, l’un des administrateurs était à la fois administrateur d’Areva et d’EDF. Ce n’était pas n’importe qui et, dans l’État, les statures personnelles comptent aussi. C’est notamment grâce à cette stature et à son expertise qu’il avait les 2 mandats. Cet administrateur a rapidement fait remarquer que d’un côté l’intérêt d’EDF était de prolonger ses centrales, tandis que l’intérêt d’Areva était d’en construire… Il fallait donc bien que l’État actionnaire, à un moment donné, trouve l’équilibre nécessaire entre les deux. Cet administrateur était pourtant le seul à mettre sur la table ce sujet hautement stratégique. Il est certain que l’actionnaire qui se contente de regarder seulement les chiffres d’EDF va faire le choix de prolonger les centrales, alors que l’actionnaire d’Areva, lui, souhaiterait obliger la construction de nouveaux réacteurs. Il y a donc là un arbitrage stratégique à faire et c’est le rôle des administrateurs de soulever ces sujets en conseil d’administration.

VV : Mais encore faut-il qu’ils puissent le faire. Mais vous sembliez dire que c’est un exercice de plus en plus compliqué ?

F. R-T : Oui, les administrateurs doivent jouer ce rôle stratégique. Mais franchement, je trouve, de ce que j’en ai vu dans la dernière période, que la fonction au sein des entreprises publiques a été vidé d’une partie de son sens. Et ça alors que les administrateurs peuvent être un pont entre le management et les actionnaires – en l’occurrence l’État. Si la personne est reconnue dans le domaine, ça peut être un facteur d’échange, y compris avec les syndicats et le personnel.

Toutes ces grandes entreprises publiques sont issues d’une culture technique. Alors, on peut dire aux hauts fonctionnaires « vous êtes dépassés », mais à un moment, il faut aussi reconnaître que la culture de la maison est une culture technique. On peut dire : « j’aimerais mieux que ce soit une autre culture qui prime », mais une fois qu’on l’a dit, ça c’est bon pour le café du commerce, encore faut-il la respecter ! D’ailleurs, lors de la récente réforme de la SNCF, quand il a fallu nommer le nouveau PDG, on l’a complètement respecté cette culture, on a été chercher quelqu’un de l’entreprise et, si vous voulez mon avis, à juste titre. Avec les traumatismes qu’on venait de faire subir à cette culture historique, il était sans doute mieux que ce soit quelqu’un qui connaisse la maison. Par contre, quand ils ont nommé les nouveaux administrateurs, de ce que j’en ai compris, le ministère des Transports et de la Transition écologique n’ont même pas été vraiment associés aux nominations…

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Design d'intérêt général Futurs Transformation publique

“Former pour répondre aux grands enjeux du siècle” : entretien avec Léa Douhard (Policy Lab de Sciences Po Paris)

Temps de lecture : 6 minutes

Après la soirée du 5 avril consacrée à la prochaine génération de designers des politiques publiques (voir le replay) et la vraie-fausse lettre de candidature à la direction du nouvel Institut national du service public, nous poursuivons notre exploration des formations qui cherchent comment préparer les femmes et les hommes aux problèmes contemporains. Léa Douhard est responsable du “Policy Lab” de l’École d’affaires publiques de Sciences Po Paris et elle a beaucoup à dire sur le sujet.

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Autrement Autrement – Le Policy Lab fait partie de Sciences Po, lieu de recherche et de formation des futur·e·s dirigeant·e·s public·que·s. D’après toi, quels sont les défis que les politiques publiques – et donc ces futur·e·s responsables – vont devoir relever dans les années qui viennent ?

Léa Douhard – La liste est à la fois longue et connue. Agir maintenant, sans attendre, face au changement climatique, préserver la biodiversité, lutter contre les déserts médicaux, mieux défendre l’égalité des chances, réguler les réseaux sociaux, lutter contre les discriminations… Les étudiants sont avides que leur formation aborde ces défis et c’est la mission de Sciences Po depuis 150 ans d’intégrer les enjeux contemporains aux enseignements. 

Au-delà de cette liste non exhaustive, ce qui me paraît être un défi au-delà des défis, c’est l’identification et la définition des nouveaux problèmes. Ceux qui ne sont pas encore formulés. Geoff Mulgan, le fondateur du NESTA au Royaume-Uni, définissait trois types de défis. D’abord, apprendre à résoudre les problèmes déjà connus. Ensuite, apprendre à résoudre les nouveaux problèmes – toute la liste citée plus haut, bien identifiée et dont on cherche à résoudre les problèmes en croisant les disciplines, en expérimentant, etc. Enfin, apprendre à identifier, définir et résoudre les problèmes qui n’existent pas encore. Par exemple, le cadre conceptuel permettant de traiter ensemble réchauffement climatique et inégalités sociales n’est pas encore posé au bon niveau. On a aussi des professeurs, à Sciences Po, qui aident à poser ce genre de cadre conceptuel, comme Bruno Latour. 

C’est ce qu’on essaie de faire, au Policy Lab. Il s’agit moins de permettre aux étudiants de travailler sur des “projets innovants”, l’innovation » pouvant être un peu tout et n’importe quoi, que de leur donner des outils et des postures différentes pour résoudre les problèmes de demain, ceux pour lesquels la manière dont on les forme aujourd’hui, les savoirs qu’on leur donne, ne suffisent pas. 

AA – Justement, quelles compétences te paraissent nécessaires pour relever ces différents types de problèmes – de ceux qu’on connaît mais qu’on n’est pas parvenus à résoudre encore, à ceux qui ne sont pas encore clairement cristallisés ? 

A Sciences Po et en particulier à l’École d’affaires publiques (EAP), on forme les futurs dirigeants publics. Pour préparer au mieux les quelque 1500 étudiantes et étudiants que l’on accueille chaque année au sein des formations de l’EAP à leurs futures fonctions, nous devons dès maintenant intégrer les grands défis qu’ils auront à résoudre demain. Transition écologique, crises de la démocratie, transformation numérique : autant de dynamiques qui viennent percuter un certain nombre de certitudes et de méthodologies transmises en formation initiale. Eh bien, le rôle du Policy Lab est d’explorer les manières d’articuler la formation classique et les contraintes conjuguées de ces transitions en proposant des modules de formation innovants et professionnalisants. Par exemple, les étudiants ont la possibilité de développer des projets d’intérêt général concrets en lien avec des partenaires extérieurs avec l’Incubateur de politiques publiques ou le Certificat égalité femmes-hommes et politiques publiques. Ils participent aussi à des études de cas ou des simulations qui leur permettent de décortiquer des controverses publiques complexes et contemporaines.

Ce que je dis aux étudiants, quand ils postulent, c’est qu’il ne s’agit pas seulement d’avoir un truc sympa dans leur maquette d’enseignements. Je considère qu’on est dans une démarche de transformation publique : on est au bout d’un modèle global, et face aux crises, les vieilles recettes ne fonctionnent plus. Il faut former les étudiants à faire un pas de côté dans la façon de concevoir, de mettre en œuvre et d’évaluer les politiques pour répondre aux grands enjeux du siècle.

Au début de leur parcours, quand on demande aux étudiants ce qu’est pour eux l’innovation publique, ils ont deux réponses principales. Ils parlent de Guillaume Rozier, avec une vision très numérique et extérieure à l’action publique, ou disent qu’il s’agit d’appliquer les méthodes du privé dans le public – on voit ainsi la pénétration des principes du nouveau management public. A partir de là, on essaie de travailler avec eux à un décentrement vis-à-vis de ces premières visions, et à l’adoption d’approches plus critiques. 

AA – Concrètement, qu’est ce que cela donne ?

Au sein de l’Incubateur de politiques publiques, qui est un des principaux programmes du Policy Lab, nous travaillons par exemple à ce que les étudiants développent le réflexe de penser de façon centrale à l’usager d’un dispositif, notamment en allant sur le terrain. Cette année, ils sont allés en immersion dans des hôpitaux, des écoles, des services municipaux, ils ont maraudé avec la Croix-Rouge, se sont immergés dans des musées… Ce n’est pas des choses dont ils ont l’habitude au sein de leur scolarité.

Nous essayons également de transmettre la capacité à répondre à un problème de politique publique en passant par un objet, via le prototypage – alors que pour eux, la forme la plus aboutie est l’écrit, la note, le « policy brief ». Faire valoir la valeur d’un objet pour répondre à un problème les sort de leur zone de confort et paradoxalement, au début, ils trouvent que ce n’est pas concret. Puis ils s’aperçoivent que c’est une manière d’aller vers les usagers et les agents, pour les faire réagir sur l’utilité ou au contraire la redondance éventuelle, d’une idée. Passer de l’analyse théorique à un objet, c’est un gros changement pour eux. Or, pour relever les grands défis dont on parle, la capacité à écrire et à faire des recommandations n’est pas suffisante. 

Les fondamentaux de l’approche expérimentale font également partie du programme. Là aussi, c’est autant une question de posture que de compétences : accepter de tester la validité de son idée sur le terrain, recueillir et tenir compte des retours des citoyens, implique d’être capable de revenir sur ses présupposés et sur ce qu’on imaginait comme étant une bonne solution. Nous travaillons avec les chercheurs de la faculté permanente de Sciences Po pour croiser les méthodes du design et les méthodes d’expérimentation bien connues des chercheurs, mais qui ne sont pas habituellement appliquées à un objet. 

Enfin, on leur apprend à travailler avec d’autres disciplines et d’autres corps de métier très différents. C’est, par exemple, le sens du travail avec l’ENSCI et avec des étudiants qui ont un parcours de futurs designers. 

AA – Comment ça se passe, la collaboration entre des étudiants de Sciences Po et des étudiants de l’ENSCI ?

LD – Au départ, c’est un peu le choc des cultures, avec des stéréotypes énormes d’un côté et de l’autre. Les étudiants de l’ENSCI disent qu’au début, les étudiants de Sciences Po pensent qu’ils vont les aider à faire des powerpoint plus jolis ! La collaboration oblige chaque côté à expliciter les compétences qui peuvent être versées au pot commun : qu’est ce que mes compétences d’étudiant en design ou d’étudiant à Sciences po peuvent apporter à un projet ? 

Et puis, côté Sciences Po, c’est complètement révolutionnaire de travailler avec des gens qui, en quelques minutes, vont commencer à dessiner, à prototyper une interface ou un objet. Un étudiant parlait aussi de la différence entre les manières de réfléchir avec de jolis mots, en parlant de la “réflexion linéaire” des Sciences Po et de la “réflexion en nuage” des futurs designers. 

Ce qui est sûr, c’est que tout ça s’inscrit dans les envies de bifurcation des étudiants, de chaque côté, qui ont envie de mettre leurs compétences au service du bien commun en inventant des parcours un peu moins linéaires et attendus.  Un autre point commun est le flou autour du type de métier “dans” et “autour de” l’action publique auquel ces formations donnent potentiellement accès. Il y a encore peu d’exemples de parcours, peu d’informations, et peu d’endroits où faire un stage en dehors par exemple d’agences comme Vraiment Vraiment ou Où sont les dragons. Même si je reçois davantage d’offres ces derniers mois, y compris au sein d’acteurs publics comme la Direction interministérielle de la transformation publique. 

AA – Après une telle formation, les étudiants trouvent-ils des débouchés à la hauteur de leurs attentes ?

LD – C’est difficile d’avoir du recul à ce stade, mais ce qu’on observe est qu’après tous les efforts de Sciences Po pour diversifier les profils “à l’entrée”, il y a aujourd’hui clairement un enjeu de diversifier aussi les parcours à “la sortie”, à deux niveaux. 

D’abord, celui des nouveaux métiers de l’action publique, ceux dont on ne parle pas aux étudiants et pour lesquels il n’existe aujourd’hui aucun référentiel, aucune carrière “type”, aucun concours spécifique. C’est le cas, par exemple, des métiers du design des politiques publiques.

Ensuite, il y a les nouvelles manières d’exercer les métiers classiques de la haute fonction publique, notamment via les concours. Trois étudiants qui viennent de rentrer à l’INSP (l’école issue de la fusion de l’ENA, de l’INET, etc., ndlr) sont passés par le Policy lab, et témoignent de l’influence que ce passage a eu dans leur vision des politiques publiques et dans leur manière d’envisager leur carrière. C’est un enjeu fondamental, ici : comment donner aux étudiants des éléments de posture différents, et les moyens de les garder tout au long de leur parcours de formation puis professionnel. 

C’est pour ça, notamment, qu’on s’appuie sur le design. L’idée n’est pas de fournir aux étudiants une réponse unique aux problèmes, mais de leur fournir un ensemble d’outils, de méthodes, comme autant de petites graines pour la suite. On travaille sur l’adoption de réflexes qui pourront servir dans le moyen et long terme. Ensuite, c’est aussi notre rôle de travailler avec les écoles qui préparent à la haute fonction publique et avec les futurs recruteurs, pour que ce qu’on essaie de faire ici puisse être poursuivi, que les transitions soient assurées.

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Design d'intérêt général Futurs Transformation publique

Soutenabilités : comment outiller la volonté politique ?

Temps de lecture : 12 minutes

France Stratégie a publié le 8 mai 2022 un rapport intitulé “Soutenabilités. Orchestrer et planifier l’action publique”. Produit par Johanna Barasz, Hélène Garner, Mathilde Viennot, Julien Fosse, Émilien Gervais, Anne Faure et Emmanuelle Prouet, il est le fruit de deux ans de travaux autour de 5 champs d’action publique et de réflexions ouvertes associant chercheurs, élus, experts, entreprises, associations… 

Vraiment Vraiment a participé à la conception et à la représentation des fonctions de “l’orchestrateur”, chargé d’améliorer la cohérence des politiques publiques à l’aune des soutenabilités. Une semaine après la sortie du rapport, nous avons voulu en creuser certains aspects avec Johanna Barasz et Hélène Garner, deux des autrices du rapport.

Autrement Autrement – Les seuls arguments qui ont percé pendant la campagne de l’élection présidentielle en matière d’action publique portaient sur la critique de “l’administration administrante”, et France Stratégie propose aujourd’hui la création d’une nouvelle administration. C’est assez osé, non ?

Johanna Barasz – Le rapport propose moins la création d’une nouvelle administration que d’une nouvelle manière d’administrer et de conduire l’action publique. Nous avons la conviction que, si les enjeux de soutenabilités relèvent avant tout d’une question politique, quelqu’un qui serait Président de la République ou Premier ministre et qui serait volontaire sur ce sujet serait aujourd’hui largement empêché par le fonctionnement actuel de l’Etat. Notre proposition vient outiller un nouveau rapport entre ambition politique et moyens d’action. 

Hélène Garner – Il s’agit d’une lecture trop rapide du rapport. On ne propose pas de créer une nouvelle administration, pour créer une administration. Nous listons un certain nombre de fonctions qui doivent, selon nous, être remplies et nécessitent une forme de centralité – c’est pourquoi nous suggérons que le pilotage de ces fonctions soit placé auprès du Premier ministre. Cela appelle sans doute des réorganisations, à partir principalement d’administrations existantes qui assurent tout ou partie de ces fonctions. 

AA – Le mot choisi comme titre du rapport, “soutenabilités” au pluriel, est original : ce n’est pas forcément un mot dont on a l’habitude dans le débat français. Pouvez-vous retracer la généalogie du travail mené par France stratégie en amont de la publication du rapport ? 

HG – Suite à la mobilisation des Gilets jaunes, France Stratégie a lancé en février 2020 un séminaire consacré aux soutenabilités, avec la conviction qu’il n’était plus possible de faire des politiques publiques “comme avant” compte tenu de l’épuisement du modèle social, du cadre démocratique et de notre manière d’habiter la terre. Il nous semblait qu’il fallait imaginer des manières de mieux prendre en compte simultanément les enjeux sociaux, démocratiques et écologiques de l’action publique d’où le s ajouté à soutenabilité. 

JB – Nous avions besoin d’un concept qui nous permette de penser ensemble les enjeux environnementaux, sociaux et démocratiques. Le nom choisi, “soutenabilités”, paraissait pour cela plus intéressant que “développement durable” : il permet de déconnecter le sujet de la notion de “développement” et de prendre un peu de distance avec l’existant, le développement durable étant très institutionnalisé localement, nationalement et au niveau européen. Or, la manière dont cette institutionnalisation s’est faite l’a un peu galvaudé : on en retient aujourd’hui essentiellement la dimension environnementale, et on a un peu perdu sa vocation systémique initiale. Dans les discours politiques comme dans l’action publique, on parle rarement des questions sociales ou d’inégalités – et encore moins de démocratie et d’institution, en termes de développement durable.

En miroir, les soutenabilités permettent aussi de parler des insoutenabilités. On peut se satisfaire de politiques publiques qui ne sont pas « durables » – il est parfois légitime d’en mettre en place, comme celles déployées en urgence en réaction à la pandémie de covid. Mais, on ne peut pas imaginer et mettre en œuvre des politiques “insoutenables”. Le terme ‘soutenabilités’ permet de penser un cadrage et des limites, et à établir un référentiel c’est-à-dire une vision partagée de ces limites et de ce cadrage. Un tel référentiel a vocation à transcender les clivages politiques : c’est en son sein que plusieurs politiques publiques, plusieurs orientations, plusieurs chemins, sont possibles. Mais sortir du cadre entraîne forcément des insoutenabilités. Nous avons cherché à articuler des paramètres impondérables avec la reconnaissance de la pluralité des préférences collectives, indispensable pour avoir une chance d’atteindre les objectifs climatiques dans un cadre démocratique. 

HG – Nous avons donc cherché les conditions d’une action publique et de politiques publiques soutenables, c’est-à-dire durables, systémiques et légitimes. Ce dernier terme est important, car nous insistons beaucoup dans le rapport sur le caractère démocratique des politiques publiques, qui nous semble à renforcer, avec une meilleure articulation entre délibération citoyenne, démocratie sociale, démocratie parlementaire et fabrique des politiques publiques. 

AA – Pouvez-vous nous parler de la méthode de travail choisie ? 

HG – Le séminaire s’est organisé sur deux ans en plusieurs cycles. Le premier a permis de cartographier l’existant. Nous avons constaté qu’il y a énormément de choses qui s’imaginent et se font, y compris pour avoir une vision transversale et systémique des politiques publiques, mais qu’il s’agit de processus qui sont trop “à côté” de la prise de décision publique. Cela génère beaucoup de reporting, mais peu de transformation, et en outre conduit à une dilution des moyens sans que l’on atteigne les objectifs fixés, en matière climatique par exemple. 

Le deuxième cycle a permis l’ouverture du “capot” de certaines politiques publiques, passées au crible des soutenabilités. Nous avons travaillé sur la protection sociale, la santé au travail, le numérique, le nucléaire et la santé, afin d’identifier les freins et les résistances à des politiques publiques décloisonnées, et voir ce qui empêche l’Etat de mener des politiques soutenables de long terme.

Enfin, le troisième cycle s’est articulé autour d’une séance de travail avec une centaine de personnes pour mieux identifier des leviers d’action en fonction des moments de la fabrique des politiques publiques, et il s’est conclu par la production du rapport. 

JB – Nous avions besoin avec ce troisième cycle de remonter en généralité, et de représenter les formes que pourrait prendre une institutionnalisation des questions que l’on traitait. Nous n’avions pas d’idée toute faite de ce qu’il fallait proposer, et l’idée de “l’orchestrateur des soutenabilités” n’était pas du tout dans nos têtes au départ de ce troisième cycle. C’est, je pense, une des forces de ce rapport : nous avons été sincères dans le cheminement, et les propositions sont ancrées dans le diagnostic. Nous n’avons pas post-rationalisé un diagnostic pour justifier des propositions ficelées. 

AA – Parmi ces propositions, il y a la mise en place d’une “stratégie nationale des soutenabilités”. Là aussi, n’est-ce pas rajouter une couche technocratique à un écosystème qui n’en manque pas ? 

HG – Cette stratégie nationale des soutenabilités porte en elle un renouvellement de la planification, qui nous est apparue comme un levier central de la réorganisation de l’Etat. Nous avons recensé dans le rapport une cinquantaine de “stratégies” et de “plans” existants (sans garantie d’exhaustivité !). Ce qui manque ce ne sont donc pas les plans, c’est une cohérence d’ensemble et une articulation entre eux sans laquelle on constate une énorme perte d’énergie. La stratégie nationale des soutenabilités serait la traduction d’une volonté politique en objectifs, indicateurs et moyens d’actions. Au centre, il y a évidemment les objectifs de décarbonation, qui relèvent d’engagements internationaux de la France et sur lesquels on ne revient pas, mais il faut absolument leur adjoindre de façon cohérente des objectifs sociaux et démocratiques.

JB – La stratégie nationale des soutenabilités serait également opposable. Si l’on regarde la “stratégie nationale bas carbone” (SNBC), il y a, sur le papier, tout ce qu’il faut pour réussir : des objectifs, un calendrier, une déclinaison par secteur… Mais au-delà des objectifs considérés par certains comme insuffisants, elle n’est pas un référentiel pour les politiques publiques. Si elle n’est pas respectée (et elle ne l’est pas), on ne respecte pas nos engagements. C’est la faiblesse d’une approche par l’arbitrage de la fabrique des politiques publiques : on en vient à arbitrer entre la SNBC et d’autres priorités, souvent au détriment de la première. Nous proposons une approche plus intégrée, qui suscite de la coopération autour d’objectifs de long terme. 

AA – L’élection présidentielle est passée, les législatives sont dans quelques semaines. Quel devrait être le calendrier de la mise en place d’une telle stratégie nationale, selon vous ? 

JB – Soyons clairs, il y a un décalage entre l’urgence à agir et le temps nécessaire pour de telles transformations, mais on l’assume. Il y a un cadre normatif à construire, pour organiser les pouvoirs publics autour des soutenabilités, mettre en place l’orchestrateur et lui donner des moyens d’action de moyen terme, articulés autour du rythme politique du quinquennat : si on est réalistes, cela prend bien plus que quelques semaines. On peut imaginer consacrer la première année à construire ce dispositif. On parle d’une véritable transformation, donc il est légitime de prendre un peu de temps pour la mener. Le temps manque, face aux urgences climatiques, mais il manquera encore plus si on est totalement incapables d’agir parce que la décarbonation aura été tentée à marche forcée et que le pays est à feu et à sang : c’est ça que nous voulons éviter, fondamentalement. 

AA – Emmanuel Macron s’est engagé pendant la campagne à gouverner avec un “grand débat permanent” avec les Français. Comment est-ce que cela peut s’articuler avec la planification écologique ?

HG – Il faut être attentif à clarifier les débouchés pour que ce grand débat permanent ne soit pas une manière de dissimuler des réformes derrière une pseudo-concertation qui ne permettrait pas d’assurer la conception et la mise en œuvre de politiques durables, systémiques et légitimes. Il doit y avoir des moments de discussion, de délibération sur les options possibles et aussi de mise en visibilité des dissensus, des conflits de soutenabilités qu’elles portent. Et il doit y avoir ensuite des moments de décision puis d’action. C’est cette articulation qu’on appelle le ‘continuum délibératif’. On ne peut pas débattre sans cesse mais il faut du débat préalablement à chaque décision structurante. Et le débat fondateur de la stratégie nationale c’est celui des élections présidentielle et législatives. C’est là que doivent émerger nos préférences collectives qui guideront les objectifs de la stratégie nationale.

Ce qui doit être débattu ensuite ce sont les chemins pour atteindre ces objectifs, car il n’y en a pas qu’un et ils doivent être discutés avec les citoyens puis faire l’objet d’un travail parlementaire. C’est cette articulation qui doit aujourd’hui être repensée pour en faire un véritable préalable à la décision. 

JB – Qu’il y ait en permanence des espaces de débat, c’est bien. Mais attention toutefois, une délibération, ça doit se conclure, et ça se conclut par des décisions qui donnent lieu à action. Il faut faire attention à ne pas créer de fatigue de la participation. Multiplier les espaces et les moments de concertation c’est parfois multiplier les occasions pour les mêmes gens de dire les mêmes choses, sans que cela ne permette de raccrocher les citoyens qui se tiennent éloignés de la fabrique de l’action publique et qui ne participent pas à ces dispositifs.

Au fond, c’est aussi la démocratie représentative, qu’il faut réformer. On l’a vu pendant le cycle 2. Une séance de travail portait sur la question “A quelles conditions peut-on débattre du nucléaire ?” En relisant le cahier ensuite, on s’est aperçu qu’on avait écrit qu’à la fin, c’est le Parlement qui doit trancher. Mais c’est un peu hypocrite, d’opposer ainsi les citoyens et le Parlement dans ce domaine : on sait bien qu’en matière nucléaire, ce n’est pas le Parlement qui décide. De même à la fin de la Convention citoyenne, on peut se demander si finalement, le problème était réellement entre les citoyens et les parlementaires, ou plutôt entre les citoyens et l’exécutif. L’enjeu du continuum délibératif, c’est d’éclairer le Parlement avec le résultat des délibérations citoyennes, et pour cela, il y a des conditions à respecter  en termes de  calendrier du travail parlementaire (il faut donner du temps aux Assemblées pour travailler), de participation des élus aux espaces de délibération citoyenne pour qu’ils comprennent ce qui conduit à tel ou tel résultat, de moyens d’expertise et de contre-expertise du Parlement…Tous ces éléments sont aussi déterminants que la qualité des processus de participation citoyenne. 

AA – Comment l’orchestrateur peut-il renouveler la manière de faire interface entre politique et administratif ? 

HG – C’est le cœur du sujet du rapport : on n’est pas là pour se substituer à la volonté politique, mais pour l’outiller. Les connaissances scientifiques existent – la question est celle de leur traduction en langage opérable politiquement. Et c’est tout le travail d’une institution comme France stratégie (on y avait d’ailleurs déjà réfléchi avec le rapport sur la crise des relations entre expertise et démocratie). L’organisation de l’Etat doit ensuite être en capacité de déployer cette vision avec là encore des outils et des processus renouvelés, intégrant la question des limites, mais aussi des manières de résoudre les conflits de soutenabilités. C’est moins une affaire de formation que de « culture » au sens large : une façon d’appréhender le monde avec des outils renouvelés.

JB – Un référentiel pour les politiques publiques, c’est politique, le but n’est pas d’être “neutre”. La démocratie et le politique s’appuient sur des grands cadres de référence, qui varient en fonction des périodes mais ont vocation à dépasser à la fois les frontières des partis et la durée des mandats. 

On parle donc d’un niveau de politisation qui se situe au niveau du contrat social – au sein duquel, bien entendu, il peut y avoir des chemins distincts, rivaux, c’est une condition de la démocratie. Au cœur de nos préoccupations, il y a la volonté d’éviter un “TINA” climatique, qui ne mènerait nulle part. Mais pour cela, il y a un consensus minimal du contrat social qu’il faut construire, et il nous semble que l’intégration à la fabrique des politiques publiques des limitesest la meilleure manière de fixer un cadre commun à l’intérieur duquel se disputer, voire se combattre. 

AA – Si ce séminaire était à refaire, que feriez-vous de différent ? 

HG – On peut dire qu’on n’a pas manqué de matière à traiter, et en deux ans nous avons recueilli une masse considérable de témoignages, d’analyses, d’expériences, notamment au niveau territorial … La question des territoires mérite néanmoins d’être encore approfondie, même si on l’aborde dans le rapport, notamment pour parler de la contractualisation renouvelée qu’il faut construire entre Etat et collectivités locales à l’aune de la stratégie nationale. Il faut davantage réfléchir à ce que devrait être l’action de l’Etat dans les territoires, en termes de missions comme de compétences, et comment mieux articuler son action avec les collectivités dans une perspective de planification. C’est d’ailleurs d’autant plus intéressant que les territoires saisissent aujourd’hui souvent bien mieux que l’Etat les notions de limites. 

JB – Oui, il n’est pas certain que l’Etat ait grand-chose à apprendre aux collectivités en matière d’approche systémique notamment, il y a une avance importante de beaucoup territoires en la matière. Mais c’est un travail à part entière qui reste à mener, pour élargir la focale à l’action des collectivités. On a préféré prendre acte et assumer notre positionnement au cœur de l’Etat central, avec des réponses et des propositions situées. 

AA – Pour autant, est-ce que la lecture du rapport tel qu’il a été publié est susceptible d’intéresser un élu ou agent local ?

HG – Oui, en tous cas on l’espère ! Un des objets imaginé et détaillé dans le rapport est “l’enquête de soutenabilités”, un outil pour faire de l’évaluation in itinere d’une politique ou d’un dispositif public et analyser sa cohérence avec une stratégie de soutenabilités. C’est un outil qui permet d’ajuster, voire d’arrêter, un dispositif qui aurait des impacts insoutenables. Nous avons imaginé une maquette de cet outil, pas encore testée, mais qui peut inspirer tous les acteurs d’une politique ou d’un dispositif, y compris bien entendu au sein des collectivités territoriales. 

JB – Il y a un autre outil dans le rapport, qui est la déclinaison sous forme de questionnements, des fonctions de l’orchestrateur des soutenabilités pour des organisations de nature et d’échelle très différentes. C’est totalement déclinable dans des collectivités locales.

Nous aurions maintenant envie de travailler ces outils et de les tester avec leurs usagers potentiels, pour en faire un véritable kit qui soit exploitable et utile au plus grand nombre d’agents publics possible, quand bien même l’Etat ne se ré-organiserait pas dans les 6 mois qui viennent en intégrant l’orchestrateur. 

Par ailleurs, le rapport est aussi intéressant pour sa dimension « référentielle », quasiment culturelle, autour de ces questions. La partie diagnostic a une valeur en elle-même, c’est une manière de poser la question des limites. Il y a besoin que les collectivités le lisent, se l’approprient, le discutent, le critiquent. 

AA – Pour vous accompagner dans la préparation de ce rapport, vous auriez pu avoir recours à un cabinet de conseil (et ne pas le dire), vous avez choisi d’avoir recours à une agence de design des politiques publiques (Vraiment Vraiment) et de l’assumer. Qu’est-ce qui vous a semblé intéressant dans l’approche par le design, pour imaginer un objet comme l’orchestrateur des soutenabilités ? 

HG – Nous ne sommes pas du tout opposés à ce que l’Etat ait recours à des compétences qu’il n’a pas, et qu’il n’a pas vocation à avoir, en interne. Mais pour décider quelles compétences doivent être détenues en interne et lesquelles on va chercher au dehors, il faut d’abord avoir une discussion sur les missions de l’Etat et sur les compétences dont il a besoin pour pouvoir les conduire. La diversité et l’ampleur des crises et des transformations qui sont devant nous doit en effet conduire la puissance publique à s’interroger sur les compétences stratégiques qui lui permettront de les anticiper, de les prévenir et/ou d’en atténuer les effets, et de les gérer.

Clairement, certaines compétences méritent d’être développées – par exemple, en matière d’anticipation et de prospective, voire en partie internalisées comme en matière de maintenance de ses systèmes numériques. Le risque est de désarmer l’État si on ne lui donne pas les moyens de maîtriser toutes les dimensions de ses politiques 

JB : En effet, nous n’avions pas d’intérêt à travailler avec un cabinet de conseil lambda – et l’avoir dit : cela ne correspondait pas à notre besoin, d’avoir des conseils de gens dont ce n’était pas le métier de traiter les questions qui nous préoccupaient, ou en tous cas pas plus leur métier que le nôtre. En revanche, on assume d’avoir travaillé avec Vraiment Vraiment : pour mener à bien le cycle 3, nous avions à la fois besoin de monter en généralité, d’animer un travail collaboratif de convergence et de représenter concrètement les formes que pourrait prendre l’institutionnalisation des questions que l’on traitait. On n’avait pas d’idée toute faite, l’idée de créer “l”orchestrateur” n’était pas du tout cristallisée, et c’est en donnant progressivement chair à des choses assez conceptuelles que l’idée a mûri. Le travail avec les designers a favorisé cette maturation. 

AA – Que vous inspirent les premières réactions au rapport dans la presse et au-delà ? 

HG – Dans la presse, nous avons une satisfaction : quand on regarde les illustrations choisies pour accompagner les articles sur le rapport, il y a une grande diversité iconographique. Il y a des photos des gilets jaunes, de manifestations de jeunes pour le climat, de l’Assemblée nationale, de biodiversité… Cela illustre la diversité des enjeux de conflits de soutenabilité que l’on traite dans le rapport, et cela montre que le message est bien passé de quelque chose qui dépasse la seule planification écologique. Et nous avons eu aussi plusieurs réactions d’acteurs territoriaux qui ont envie de discuter de l’orchestrateur et de la place des villes, des régions, des agglomérations dans ce schéma.

JB – Nous avons aussi des réactions très favorables de la communauté qui a participé aux travaux ces deux dernières années. Dans les administrations, une version préliminaire du rapport avait circulé avant sa publication. C’est frappant, dans les réactions, de voir comment les lecteurs ont “picoré” dans le rapport, avec une assez grande facilité à se projeter et à projeter leur institution dans ce qui est proposé. 

AA – Quelles sont les prochaines étapes ? 

JB – Nous n’avons pas encore complètement “atterri” !  Il y a une « marque » Soutenabilités, qui a vocation à abriter la poursuite de ces réflexions, sur le volet territorial comme pour passer au crible un certains nombres de dimensions de l’action publique et de politiques sectorielles sur le modèle de ce qu’on a fait avec les cahiers des Soutenabilités du cycle 2. Maintenant qu’on a le référentiel, on peut revenir vers les politiques sectorielles pour les analyser et proposer des évolutions. 

On peut aussi, pour aller plus loin, développer la dimension “soutenabilités” dans notre cœur de métier, l’expertise et la prospective – ce qui est un peu ce qui est décrit dans la fiche 3 de l’orchestrateur. 

Parallèlement, il y a matière à poursuivre la construction d’outils, à les enrichir et à les tester avec celles et ceux qui ont vocation à les utiliser. Ce serait relativement nouveau pour France Stratégie, et cela pourrait aller de pair avec une nouvelle manière de faire de la prospective et de l’évaluation.

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Design d'intérêt général Transformation publique

Polémique sur les cabinets de conseil : propositions pour améliorer l’achat public de prestations intellectuelles

Temps de lecture : 6 minutes

Auditionnée au Sénat en janvier, Amélie de Montchalin, Ministre de la Transformation et de la Fonction publiques, a annoncé pour 2022 une baisse de 15% des dépenses de l’État consacrées à l’achat de prestations de conseil en organisation et en stratégie. Cette annonce fait suite à la polémique sur le recours – et les montants attribués – à McKinsey & Company dans le cadre de la gestion de la pandémie.

Vraiment Vraiment, Datactivist et, dans une moindre mesure, Spintank, travaillent comme prestataires pour des acteurs publics (plus de 80% du chiffre d’affaires de VV et de Datactivist). Si nous ne sommes  pas directement concernés par la baisse annoncée par la Ministre (sous réserve de son application avec discernement par les acheteurs publics !), nous nous intéressons de près aux enjeux d’achats publics. Notre travail ne repose pas sur les mêmes fondamentaux que celui des cabinets en stratégie, et nous défendons quelques principes pour améliorer l’utilité de l’argent public dépensé en prestations intellectuelles. 

Nos valeurs et nos manières de faire nous distinguent assez radicalement des géants du conseil

D’abord, nous mobilisons des compétences et expertises qui restent rares au sein des acteurs publics. Si l’on prend l’ensemble des Ministères, en central et en déconcentré, ainsi que les collectivités locales, les designers, les experts en gestion des données publiques et communication numérique représentent une goutte d’eau dans l’océan. Cela tend à évoluer, et les écoles de design ne s’y trompent pas, qui proposent de plus en plus des formations dédiées à l’action publique. Mais il risque de se passer du temps avant que le tout nouvel INSP ou les IRA ne forment des futurs cadres publics designers, des spécialistes en gestion des données publiques et des communicants numériques. Au contraire, les cabinets de conseil vendent à l’État le travail de profils relativement similaires à ceux des cadres de la fonction publique (Sciences Po, Polytechnique, ENA, écoles de commerce…). Les acteurs publics achètent donc paradoxalement au prix fort des compétences dont ils disposent en interne. Par ailleurs, les montants de nos prestations sont sans commune mesure avec les missions qui ont interpellé la Commission d’enquête du Sénat, ce qui nous permet d’ailleurs de travailler aux côtés de collectivités et organisations publiques de toutes tailles, sur tout le territoire. 

Ensuite, nous aimons l’action publique et ses agents. Cela peut paraître anodin ou niais, mais il s’agit d’un parti-pris assez fort : nous sommes convaincus que pour affronter les défis contemporains (et ceux qui arrivent), nous allons avoir plutôt avoir besoin de davantage d’un renforcement et d’une amélioration de l’action publique – pas d’une diminution. C’est pourquoi, par notre travail, nous cherchons à renforcer les capacités des agents publics avec des méthodes et approches qui visent à redonner du sens et de la valeur à leur travail, et à améliorer leur impact. C’est ce que nous faisons quand Vraiment Vraiment accompagne, par exemple, les candidats puis les lauréats de l’appel à “problèmes” Défis Cartes Blanches  lancé par la DITP, qu’il s’agisse de pompiers, de soignants, de professeurs ou d’agents d’accueil. C’est ce que nous faisons quand nous travaillons aux côtés des agents et des élus de la Mairie d’Antony pour améliorer l’accueil des habitants ou quand, à Clermont Métropole, Datactivist fait monter en compétence les agents qui saisissent les données et les cadres qui prennent des décisions avec, ensemble. C’est l’esprit de “l’Administration dont vous êtes le héros”, que Spintank a conçu avec Curiouser pour la DITP, ou de la manière dont Spintank a collaboré avec citoyens, agents et élus de Nantes Métropole dans la refonte de son écosystème digital. Quand nous intervenons, nous nous servons de notre position privilégiée de prestataires extérieurs pour signaler les situations de souffrance professionnelle ou de manque de moyens. Nous cherchons à aider à réparer et à consolider les services publics, pas à les raboter ou à les diminuer. Nous cherchons à donner du pouvoir d’agir aux agents et aux citoyens, pas à leur en retirer par des procédures et outils ineptes, du reporting asymétrique ou des pratiques maladroitement transposées du secteur privé. Le secteur public, lui, ne choisit pas ses usagers selon leurs capacités ou leur solvabilité. 

Autant que possible, nous menons des démarches collaboratives et participatives, sans en fantasmer la portée tant qu’elles ne sont pas insérées dans une solide culture de projet et arrimées à une réelle volonté politique. Si nous travaillons en chambre, c’est pour donner forme à des idées recueillies sur le terrain et pour mieux y revenir, afin de remettre sans cesse en question notre production – loin des injonctions descendantes et de l’expertise surplombante. 

Enfin, nous avons le souci de la réplicabilité et de la mise en commun. Notre modèle économique n’est pas fondé sur la duplication pour plusieurs clients des mêmes livrables. Au contraire, nous refusons quasi systématiquement de refaire de la même manière une mission que nous avons déjà faite. Notre culture professionnelle nous conduit à chercher à innover et à explorer de nouveaux horizons en permanence. Une mission de conseil ne peut jamais dérouler la même méthodologie ou les mêmes conclusions dans des contextes organisationnels différents. Nos envies de “mise en communs” et de mise en réseau d’acteurs publics sont malheureusement souvent freinées par les règles de la commande publique et par la difficulté des acteurs à les utiliser à bon escient – c’est pourquoi nous avons aussi quelques propositions pour en améliorer l’utilité, au bénéfice des usagers, des citoyens et des contribuables. 

Trois propositions pour améliorer l’achat de prestations intellectuelles

Première proposition : prévoir la publicité par défaut de la production des missions de prestations intellectuelles effectuées au service d’un acteur public. 

Aujourd’hui, la plupart des livrables produits dans le cadre de commandes publiques ne sont pas publiés – ni au moment de leur livraison, ni, pour ceux qui auraient une portée politico-stratégique particulière, quelques années plus tard. Pourtant, il nous semble que l’intelligence, l’enquête, l’analyse et la conception produites grâce à de l’argent public devraient légitimement pouvoir servir le travail parlementaire, le débat public, la recherche… Le Code des relations entre le public et l’administration prévoit de toute façon que ces livrables soient généralement communicables. Placés sous licence Creative Commons, ils pourraient même devenir des communs vivants. Par exemple, l’Open Data Canvas lancé par Datactivist et géré comme un commun regroupe des composants de divers origines et producteurs destinés à guider les agents dans le processus d’ouverture des données

Prévoir cette publicité par défaut des livrables, y compris pour les missions de conseil en organisation et en stratégie (même quelques mois / années après leur production) inciterait à une meilleure qualité de production et éviterait sans doute les suspicions vis-à-vis de missions sur-facturées. Elle permettrait également aux acheteurs publics de capitaliser sur les expériences d’autres missions, et de commander – si besoin – des prestations à plus forte valeur ajoutée. La publicité des livrables pourrait même favoriser l’implication des acteurs de la société civile et de la recherche dans les prestations intellectuelles. 

Deuxième proposition : faire la transparence sur les bons de commande.

La lettre et l’esprit de la loi font de la commande publique un objet soumis à un haut niveau de redevabilité. Ainsi, tous les acheteurs publics doivent publier les données essentielles de la commande publique (DECP). Cependant, dans le cas des accords cadres à bon de commande, seule l’attribution de l’accord-cadre fait l’objet de la publication de DECP (et plus largement de mesures de publicité), l’exécution réelle de l’accord échappe totalement à la connaissance du public. Les acteurs publics qui souhaitent être exemplaires pourraient innover, et s’illustrer en matière de transparence, en publiant des données (montant, attributaires, objet, durée d’exécution…) sur les bons de commande passés dans le cadre de leurs accords-cadres.

Troisième proposition : prévoir systématiquement l’évaluation d’une prestation intellectuelle fournie au secteur public, avec des critères discutés au début de la mission et qui doivent intégrer les “traces” laissées par la mission au sein de l’administration ou sur un territoire. Est-ce que la mission a conduit à renforcer les compétences et les capacités d’agir de l’organisation publique ? Est-ce qu’elle a contribué à la recherche de l’intérêt général ? Est-ce qu’elle a fait évoluer des postures, permis de nouvelles collaborations ? Est-ce qu’elle a contribué à résoudre un problème, à mieux mettre en œuvre une politique publique, à construire davantage de connaissance partagée d’un terrain ? 

La circulaire du Premier ministre du 19 janvier 2022 sur “l’encadrement du recours aux cabinets de conseil” par l’administration dessine des perspectives intéressantes, notamment sur ce dernier point de l’évaluation. Il est sans doute possible d’aller plus loin. De son côté, la commission d’enquête du Sénat sur “l’influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques” devrait bientôt clore ses travaux.

En tant que PME françaises, créatrices d’emplois de qualité et ayant une conception engagée de notre travail aux côtés des agents publics, nous avons eu l’occasion de partager nos propositions avec le cabinet de la Ministre Amélie de Montchalin. Nous sommes convaincu·e·s que leur mise en œuvre aurait des effets particulièrement vertueux dans le rapport entre acheteurs publics et prestataires, au bénéfice de la démocratie, des usagers et des agents publics. 

Vraiment VraimentSpintankDatactivist

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Futurs Transformation publique

Je suis candidates à la direction de l’Institut national du service public

Temps de lecture : 11 minutes

Autrement Autrement a eu accès à cette lettre de candidature à la direction de l’Institut national du service public (INSP), nouvel établissement de formation de la haute fonction publique qui sera créé le 1er janvier 2022. Elle nous a paru suffisamment intéressante pour être publiée. 

Paris, le 6 octobre 2021

Madame la Ministre,

Oserai-je céder à la tradition des épreuves de culture générale des écoles qui forment l’élite de notre pays et commencer par une citation ? Après tout, pourquoi pas, dans un monde où tout change un peu de permanence rassure, et ne nuit pas. Alors voici : « Le monde change, et avec lui les hommes et la France elle-même. Seul l’enseignement français n’a pas encore changé. Cela revient à dire qu’on apprend aux enfants de ce pays à vivre et à penser dans un monde déjà disparu. »

Cette citation est-elle du président de la République ou du Premier ministre, annonçant la création de l’Institut national du service public (INSP) ? Ce serait aller un peu loin, un peu tôt, dans la flagornerie. Non : elle est d’Albert Camus et date de l’immédiat après-guerre – soit il y a 75 ans, ce qui est tout de même long, et pourtant elle me semble on ne peut plus actuelle.

La création de l’ENA en 1945 a permis, avec plus ou moins de réussite, de sélectionner et former l’élite administrative de notre pays pendant plusieurs décennies. La machine est grippée, le constat est partagé – même s’il manque souvent de précision sur ce qui, précisément, dysfonctionne aujourd’hui. La création de l’INSP et la réforme des parcours de formation initiale et continue de la haute fonction publique doivent y remédier. 

De quel·le·s dirigeant·e·s public·que·s avons-nous besoin ? Comment les choisir ? Que doivent-ils apprendre ? Quelles nouvelles postures doivent-ils adopter, à l’égard de nos concitoyens, de la société civile, des acteurs économiques, des élus, du vivant ? Quels serviteurs, de quel État ? Il me semble que ce chantier doit nous permettre, collectivement, de répondre à ces questions, ou du moins de définir une méthode utile pour y chercher des réponses.

C’est d’autant plus important qu’il me semble que tout cela est empreint d’une certaine forme d’urgence : l’urgence pour l’État de trouver les moyens d’être à la hauteur des besoins et des demandes sociales dans un contexte de défis civilisationnels – le numérique, la démocratie, les inégalités sociales – et, plus fondamental encore, de bouleversements écologiques qui menacent notre capacité de survie en tant qu’espèce. 

Il me semble donc fondamental de chercher à former des dirigeants publics en phase avec ces bouleversements et à même de penser, agir et diriger avec justesse et clairvoyance dans un cadre démocratique, en cherchant à renouer avec la promesse d’émancipation individuelle et collective qui était portée par la Révolution française. 

C’est pour cela et sous ces auspices que je me porte, par la présente lettre, candidates au poste de directrice du futur Institut national du service public (INSP).

Si les urgences sont innombrables, il nous faut néanmoins définir des priorités. Celles qui guident ma candidature et constituent ma matrice programmatique s’articulent autour de quatre axes : anthropocène, intersectionnalité, déprise et crises. J’espère, Madame la Ministre, que ces enjeux tels qu’esquissés ci-après, rencontreront vos préoccupations. 

Former les dirigeants publics de l’anthropocène

Le constat est sans appel : la crise climatique est déjà là, et le pire est devant nous. Partout, les phénomènes climatiques violents se succèdent pour confirmer ce que le GIEC n’a cessé de répéter : l’activité humaine a durablement altéré le climat et tous les territoires, tous les secteurs, sont touchés. Les catastrophes météorologiques se multiplient et deviennent la norme. La place du vivant et du sauvage s’amenuise. Les disparitions d’espèces s’accélèrent et les nouvelles promiscuités font émerger annuellement de nouvelles mutations de virus habitués à changer d’espèces porteuses.

Ce nouveau régime climatique et ses conséquences appellent une nouvelle génération de dirigeants publics, qui auront notamment la responsabilité de : 

  • … réinventer la conception du vivant dans les politiques publiques, et les manières de “l’administrer” ;
  • … réparer les écosystèmes abîmés – de la forêt du Morvan aux littoraux érodés en passant par les plaines fertiles et les zones humides bétonnées ; 
  • … réorienter massivement l’effort d’innovation, de recherche et d’investissement vers la lutte contre le dérèglement climatique et l’adaptation à ses conséquences ;
  • … réinventer les coopérations internationales pour intégrer les enjeux climatiques et écologiques au cœur de la diplomatie ;
  • … gérer les communs négatifs légués par le XXème siècle et œuvrer à de nouvelles gouvernances des communs positifs ;
  • … inventer et décliner, avec la société civile, une conception du progrès qui s’écarte de celle, extractiviste et productiviste, qui a guidé l’État pendant les deux derniers siècles. 

Former des dirigeants publics qui savent décrypter les systèmes de domination et de discrimination

L’État a les moyens de lutter efficacement contre les mécanismes de domination et de discrimination qui minent la promesse républicaine, brisent des vies et hypothèquent lourdement notre capacité collective à faire face à l’avenir dans des conditions acceptables de respect des droits humains. Il peut le faire, à condition de se donner les moyens de comprendre finement ces mécanismes, et de ne pas transiger sur le mandat qui est le sien en la matière.

Les différents groupes – chercheurs, militants, intellectuels – qui analysent les mécanismes de domination de nos sociétés appellent depuis des décennies à prendre en compte le rôle systémique des discriminations et des représentations dans le fonctionnement de la société. Il est temps que l’État cesse de s’abriter derrière la “méritocratie”, la “diversité”, “l’égalité” des droits et autres gentilles fables qui ne servent qu’à faire gagner du temps à ceux qui dominent et aimeraient que ça dure. Cela implique de donner aux futurs dirigeants publics des outils de compréhension et d’action, et de les aider à réfléchir à des questions complexes qui n’ont pas de réponse toute faite et qui sont parfaitement ignorées aujourd’hui par les organisations publiques : qu’est-ce qu’une police antiraciste ? Qu’est-ce qu’une politique familiale non hétéronormée ? Qu’est-ce qu’une politique éducative qui cherche réellement à briser les destins liés à l’appartenance de classe ? Qu’est-ce qu’une politique de santé publique qui tienne compte des facteurs d’exclusion territoriaux, culturels, sociaux ?

Pour cela, les dirigeants publics de demain devront notamment avoir les capacités de : 

  • … remettre au centre des politiques publiques l’égalité réelle et le collectif ;
  • … analyser structurellement le racisme et en faire l’un des axes majeurs de la transformation publique, dans tous les champs de l’action publique ;
  • … faire de l’administration une vigie active des inégalités sociales et des mécanismes de domination, confiant un rôle clé de capteurs et de médiateurs aux agents publics de terrain ; 
  • … transformer les lieux et services publics pour qu’ils soient vraiment accessibles à tou·te·s ;
  • … intégrer les problématiques de la souffrance animale au cœur des politiques publiques concernées afin d’engendrer de vastes reconfigurations des politiques agricoles et vétérinaires.

Cette nouvelle sensibilité des dirigeants publics aura d’ailleurs des répercussions salvatrices sur leur manière de “manager” : trop d’agents publics de terrain vivent des situations de souffrance extrême au travail, liées à des dirigeants rendus dysfonctionnels par des organisations elles-mêmes absurdes, où ce qui compte plus que tout est de complaire à la hiérarchie – avez-vous lu, à ce sujet, La valeur du service public, de Julie Gervais, Claire Lemercier et Willy Pelletier ? On y trouve d’intéressantes histoires. 

Des dirigeants publics qui acceptent aussi de ne pas diriger

L’État n’a pas encore inventé ses modalités d’action adaptées à une société éduquée dans un contexte d’incertitude radicale : on a appris à ne plus attendre de lui le savoir absolu, l’universalité des réponses, la ré-assurance que quelque chose qui nous dépasse sait et s’en occupe. Des initiatives civiles et associatives se multiplient, en proposant de gérer, à leur échelle propre, qui le fleuve, qui la culture, qui le vivre-ensemble. Bien sûr, ces initiatives sont socialement et territorialement inégalement réparties, et l’État devrait investir massivement dans le renforcement des mouvements sociaux et des capacités citoyennes, partout. 

Quelque part, nous avions des dirigeants publics à qui on avait appris à se comporter verticalement, en “tête de réseau”, et qui sont malheureux de constater quotidiennement qu’ils n’ont pas les moyens de cette ambition (car les grandes entreprises de la tech, EDF ou encore le syndicalisme agricole majoritaire, en fonction des secteurs de l’action publique dont on parle, occupent cette place) et qu’elle ne correspond pas aux besoins et aux attentes. Nous devons former les dirigeants publics du “coeur de réseau”, de ceux qui doutent, écoutent et donnent de la voilure aux initiatives multiples, en cherchant à en garantir le plus grand impact positif possible. Je fais le pari qu’il y a là un réservoir de puissance qui permettra de modifier le rapport de force avec les intérêts cités ci-dessus en faveur du plus grand nombre et des générations futures. 

Ces nouveaux dirigeants devront notamment : 

  • … favoriser la multiplication des contributions citoyennes à l’action publique, en imaginant le nouvel âge des des conventions citoyennes et des processus délibératifs – assurant le lien entre ces exercices délibératifs et les moyens d’action des organisations publiques ;
  • … donner un nouveau sens à la décentralisation, en confiant aux collectifs des territoires les rênes de leurs destins, afin que l’autorité change de visage et que le pouvoir d’agir de la population soit renforcé.
  • … se doter d’une ingénierie de la fermeture et de la réduction, à rebours de la culture de l’ouverture (ah, renoncer à tous ces rubans bleu-blanc-rouge à couper…) et de la croissance ;
  • … innover pour créer les cadres de “laisser-faire” indispensables pour imaginer des réponses utiles à l’avenir sans que ce soit synonyme de nouvelles prises de pouvoir des plus puissants ; 
  • … encourager et laisser la place aux collectifs valorisant l’open source, les communs et l’ouverture.

Diriger dans des crises chroniques ou permanentes

Enfin, diriger dans l’anthropocène, dans un monde confronté à des bouleversements systémiques profonds et durables, implique nécessairement d’apprendre à diriger dans une situation de crise(s) permanente(s), chroniques et perpétuelles.

La pandémie de Covid-19 a révélé la grande difficulté des acteurs publics à imaginer et gérer “l’impensable” (Emmanuel Macron). Or, l’accumulation des crises et des incertitudes est notre perspective commune. Ces crises, qu’elles soient sociales, sociétales, économiques, familiales, alimentaires, sanitaires, morales, environnementales, météorologiques, militaires, migratoires, endémiques, culturelles, religieuses, politiques, scolaires, générationnelles, spécistes, racialistes, élitistes, populistes, sexistes, judiciaires, risquent de se cumuler et de rendre l’exercice de l’État et l’exercice du pouvoir plus incertains encore que ces dernières décennies.

Il est donc indispensable de doter nos dirigeants publics des outils leur permettant de

  • … penser l’impensable ;
  • … inventer les conditions de la permanence et de la stabilité institutionnelles dans un contexte de métamorphoses permanentes ;
  • … concevoir la redondance des dispositifs publics et collectifs (alors qu’on leur a appris ces dernières décennies à “optimiser”) ;
  • … favoriser la dispersion et la pluralité des services publics pour qu’ils jouent leur rôle d’infrastructure de la résilience des territoires ; 
  • … produire de la connaissance fine et partagée des crises passées, pour imaginer les crises futures.

Voilà, Madame la Ministre, quelques idées qui me semblent fondamentales pour la formation des futurs dirigeants publics. Cela étant écrit, il est important de se rappeler que tout n’est pas qu’affaire de programmes : tout en rénovant radicalement les maquettes de formation, il me semble important de revoir les processus de sélection des étudiants – leurs limites actuelles sont, là aussi, bien documentées par la recherche. Au-delà de la sélection, c’est la manière d’apprendre qui devra être revue et pour laquelle je vous fais des propositions. 

Imaginer un processus de sélection et une approche pédagogique en phase  avec les défis contemporains

La sélection, d’abord : pour aider la France et l’Europe à traverser dans un cadre démocratique acceptable les bouleversements qui nous attendent, la haute fonction publique va devoir recruter des personnes d’une immense diversité – d’origine géographique, d’âge, d’expériences, de compétences, de convictions. Les différentes voies d’accès à l’ENA dissimulaient mal l’éléphant dans la pièce : le/la très jeune étudiant·e de grande école parisienne constituait le cœur de cible de son recrutement. 

Pourtant, l’intelligence peut prendre son temps, et rien ne dit que celle dont nous avons besoin soit la plus flamboyante, de celle qui se découvre dès le plus jeune âge – souvent, comme par hasard, parmi les descendants des catégories socio-professionnelles supérieures.

Pour être à la hauteur de son ambition, l’INSP va devoir recruter des personnes qui ont un minimum d’expérience de terrain, qu’elle vienne d’un métier antérieur, d’un service civique, du militantisme ou d’un doctorat. Nous devrons apprendre à valoriser, dans ce processus de sélection, les bifurcations et les échecs autant que la cohérence et la réussite. Il ne m’appartient pas, seul, de placer en la matière le curseur – faut-il exiger un minimum de 5 ans d’expérience pour être candidat·e ? inclure au dossier de candidature un “certificat d’échec”, ou un CV réflexif sur son propre parcours professionnel et personnel…? Mais j’espère que ce sera, entre nous, une ambition partagée. 

Je souhaite également multiplier les voies d’accès à l’INSP. Vous le savez : plus un concours est sélectif, plus il est socialement biaisé. Cherchons et trouvons des moyens de juger différemment des candidats différents ! Pourquoi ne pas prévoir des épreuves longues, immersives, qui permettent de jauger les qualités humaines, les facultés d’adaptation et l’envie de coopération des candidat·e·s ?

Sélectionner différemment impliquera, aussi, des jurys différents dans leur composition. Les jurés devront être formés aux différents types de biais susceptibles d’affecter leur jugement, et il devront partager sans ambiguïté une ambition commune : repérer des parcours atypiques et des facultés utiles, et discerner chez les candidat·e·s l’envie et le potentiel pour servir le pays – un potentiel qui ne se confond pas avec la capacité à se conformer, même à l’issue de la formation, au modèle culturel dominant. 

L’organisation de la formation, ensuite, devra tenir compte de cette grande diversité de caractères et d’expériences. Une fois le recrutement effectué, le seul enjeu sera : où voulons-nous emmener ces futurs dirigeants publics à l’issue de leur formation ? Qu’attendons-nous qu’ils sachent et sachent faire ? Quelle devra être leur posture ? La durée des études pourra varier en fonction du rythme de chacun : le cursus de certain·e·s pourra durer un ou deux ans de plus que celui des autres, sans que cela jamais ne doive les pénaliser ensuite dans leur carrière. C’est le minuscule prix à payer pour créer, à partir d’individualités disparates, une haute fonction publique cohérente – non pas parce qu’elle est homogène, mais parce qu’elle regarde dans la même direction, dispose d’outils communs et de valeurs partagées. 

La formation fera la part belle aux expériences de terrain, essentielles pour mieux appréhender l’anthropocène, tout en mêlant apprentissages en sciences sociales, naturelles et formelles. Les stages de l’ENA permettaient une relative diversité d’environnements de travail : allons bien plus loin ! Faisons vivre et expérimenter les milieux sensibles aux futurs dirigeants publics. Des immersions sur le terrain de plusieurs semaines, thématiques – géologie, biologie environnementale… –, permettront aux fonctionnaires de se confronter par eux-mêmes aux limites des milieux naturels et aux impacts de l’action humaine. Naturel n’étant, pour moi, pas synonyme d’éloignement des populations et du quotidien. Les milieux concernés et impactés sont multiples : villes, îles, écoles de banlieues, usines, zones pavillonnaires, déserts, océans, côtes… C’est toute cette richesse des territoires et leurs fragilités que nos futurs dirigeants publics devront saisir dans leur pleine diversité.

Le cursus de formation sera guidée par deux maîtres-mots : déconstruire pour mieux (re)construire. Concrètement, le cursus devra permettre de remettre en cause un certain nombre de présupposés et préjugés des étudiants, par l’expérience directe et l’immersion active. Il s’agira, par exemple, et au même titre que pour les milieux sensibles, que les futurs dirigeants publics soient capables de voir et comprendre des expériences de marginalisation et d’oppression pour, dans un deuxième temps, être en capacité de transformer les dominations et forces existantes dans la société. 

Ma candidature vous paraît envahissante ? Rassurez-vous : je ne vous importunerai pas longtemps. 

J’ai bien dû céder (un peu) aux canons de la lettre de motivation, et utiliser plus qu’il n’est raisonnable la première personne du singulier. “Je ferai”, “je dirai”, “je proposerai” – notre époque souffre, si vous voulez une dernière fois mon avis, de cet enflement du “je” chez les responsables politiques et administratifs. Il me semble qu’il est temps de renouer avec le “nous”, dans un vaste mouvement d’inclusion qui ne nie rien des conflictualités sociales et écologiques, justement parce qu’il les dé-personnalise. 

Qui suis-je importe peu : j’ai passé peu de temps, dans cette lettre, à vous vendre mon parcours et mon génie. La raison est simple : dès ma nomination par le président de la République, je prendrai soin de démissionner, pour laisser la place à une direction collégiale et plurielle de l’INSP, mobilisant des personnes qui pourraient partager les vues longuement évoquées ici, mais aussi des agents publics de terrain, des syndicalistes, des élus locaux, des représentants des ONG environnementales, des chercheurs en sciences humaines et sociales, des artistes… Quel sens y aurait-il à confier à une personne unique, quelles que soient ses qualités, une tâche aussi fondamentale pour notre futur collectif que de diriger la formation des futurs dirigeants publics ? 

Vous avez désormais, Madame, de quoi prendre votre décision. Nous vous remercions d’avoir pris le temps de considérer notre candidature et nous tenons à votre disposition pour prendre le temps d’approfondir cette proposition.

Nous vous prions de croire, Madame, en l’assurance de nos respectueuses salutations.

NOUS

Cette lettre est issue d’une soirée Hypothétiques Politiques dédiée aux “dirigeants publics du futur” organisée par Vraiment Vraiment en septembre 2021, ayant réuni une trentaine de designers, chercheurs et agents publics. Hypothétiques Politiques (anciennement AP 2042) est un format de prospective administrative conviviale conçu et opéré par Vraiment Vraiment, pour des clients publics ou, comme ici, pour le plaisir et l’envie de réfléchir au futur et de contribuer au débat public. 

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Collectif Nos services publics : “le point de départ, c’est le décalage entre l’orientation des services publics et les besoins des gens”

Temps de lecture : 14 minutes

Nous avons rencontré Arnaud Bontemps, fonctionnaire en disponibilité, aujourd’hui co-fondateur et porte-parole du collectif “Nos services publics” dont l’ambition est “la construction d’une alternative au management bureaucratique et austéritaire des services publics” – forcément, de quoi nous intriguer. 

VV – Le collectif « Nos services publics » a fait irruption fin avril 2021 dans le paysage très policé des acteurs qui s’intéressent à l’action publique. Pour faire quoi ?

Le point de départ, c’est le décalage que l’on constate globalement entre l’orientation des services publics et les besoins des gens. On externalise au privé des fonctions stratégiques, on réduit l’accès aux soins des sans-papiers en pleine pandémie, on diminue les emplois dans les secteurs d’avenir (environnement, éducation, etc.). Pour beaucoup d’agent·e·s publics, ce décalage entre en tension avec l’idée que l’on se faisait du service public, l’idée pour laquelle on y est venu. 

Cet écart est lié à des choix politiques, bien sûr, mais aussi à des dysfonctionnements structurels de l’administration, des pouvoirs publics. Ce ne sont pas des problèmes isolés. Nous, agent·e·s principalement des administrations, nous pensions que c’était important de reprendre la parole pour décrypter la décision publique, que nous préparons et mettons en œuvre. 

Concrètement, le collectif a trois objectifs principaux. D’abord, proposer un cadre où les gens peuvent réfléchir, au-delà de nos isolements respectifs dans nos fonctions professionnelles, au-delà des cadres des administrations, des corps, etc.  Ensuite, porter une parole publique : les débats sur l’action publique sont extrêmement policés voire inexistants, on a souvent l’impression que la  moquette épaisse des ministères assourdit toutes les discussions. On pense que c’est important de se réveiller, de nommer, de parler. Enfin, essayer de faire changer les choses en fédérant un grand nombre d’agent·e·s, toutes celles et ceux qui pensent que le service public a encore un sens. De ce point de vue, depuis le lancement du collectif fin avril, on sent qu’il rencontre un besoin, tant l’engouement est grand.

VV – Qu’est-ce qui, dans ton parcours personnel, t’a conduit à te dire un jour « c’est ça que je dois faire, maintenant » ?

Ce n’est pas une réflexion nouvelle, ni pour moi, ni pour pas mal de collègues.  Ça fait un peu plus de 6 ans que je travaille dans le service public. Dans toutes mes fonctions ou stages en divers endroits de l’administration, j’ai constaté des dysfonctionnements et des agent·e·s qui s’auto-censuraient, qui taisaient ces dysfonctionnements – empêchant d’en tirer des leçons politiques ou des pistes de changement. 

Un exemple avec le premier rapport que j’ai écrit : je contrôlais une agence stratégique de l’Etat dans le secteur numérique. Ils étaient 120 agent·e·s, soit 15 millions d’euros en ressources humaines. Ils avaient un plafond d’emploi à 120 emplois, ce qui était insuffisant pour réaliser toutes leurs missions. Aussi, ils utilisaient le même montant, 15 millions d’euros, pour des prestations privées. Mais pour ce montant, il n’y avait que 60 prestataires ! Ce n’était pas pérenne et c’était plus cher que d’avoir des emplois publics… Mais il ne fallait pas montrer et dire l’absurdité de cette situation, qui heurtait de plein fouet le dogme selon lequel “il faut baisser les emplois publics” (ou, en tous cas, ne pas les augmenter). 

Cette absurdité-là, je l’ai retrouvée quand je suis allé à l’autre bout du spectre de l’administration, à l’Assurance maladie en Seine-Saint-Denis. Il y avait des agent·e·s hyper intéressé·e·s, hyper motivé·e·s pour accompagner les professionnel·le·s de santé. Mais on se heurtait à des consignes nationales qui ne nous demandaient pas de tendre l’oreille mais de serrer les boulons, pas d’écouter les besoins ou les projets de santé des professionnel·le·s de santé, mais d’appliquer une logique de réduction des dépenses. 

La crise a exacerbé pas mal de ces tensions, ce décalage dont je parlais au début. Avec d’autres, on s’est dit qu’il fallait que l’on passe un cap. Il y a urgence à construire quelque chose, un service public qui réponde aux besoins des gens. Il y a une défiance qui grandit. Il y a une urgence démocratique, une urgence écologique et on a besoin de l’Etat pour cela. Les pouvoirs publics ne seront pas au rendez-vous si on ne prend pas notre part, nous, agent·e·s publics, dans leur reconstruction. 

VV – Tu n’as pas peur pour la suite de ta carrière dans l’administration ?

D’abord, je pense que ce qui prend le dessus, c’est le sentiment du devoir. C’est l’idée que l’on a besoin de cette expression-là, qu’on n’entend pas une parole interne pourtant nécessaire pour porter le débat sur le fonctionnement de nos services publics, et ça l’emporte à peu près sur tout le reste. 

Mais on s’appuie aussi sur une analyse, déjà travaillée avec quelques ami·e·s, de ce qu’est vraiment le devoir de réserve. Celui-ci ne contraint pas grand chose, il impose juste la modération dans l’expression – à ce stade de notre entretien, je crois être resté plutôt modéré dans mes propos. En revanche, le devoir de réserve agit comme une contrainte idéologique, qui met en sourdine les agent·e·s des services publics qui demandent “pourquoi ?” : pourquoi on diminue le nombre de lits dans les hôpitaux, pourquoi on réduit les dépenses publiques… A l’inverse, les agents qui se demandent “comment ?” sont rarement rappelés à leur devoir de réserve : comment on réduit le nombre de lits, comment on réduit les dépenses, etc. C’est bizarrement des expressions publiques beaucoup plus autorisées, parce qu’on a l’impression qu’elles sont le prolongement de leurs activités professionnelles. Elles ne sont pourtant pas moins politiques : elles découlent simplement de choix ou d’options différentes. 

Donc, on a le droit de s’exprimer publiquement. Et je suis convaincu que c’est aujourd’hui nécessaire. J’ai pris un an pour m’y consacrer : il faut bien s’y mettre ! Se lancer aujourd’hui, c’est permettre à l’ensemble des agent·e·s qui le souhaiteront de mieux et plus prendre la parole par la suite. On sera d’autant plus utiles et protégé·e·s collectivement que notre démarche fera boule de neige. 

Le hiatus entre ce que disent, en privé, les hauts fonctionnaires, et les décisions qu’ils prennent dans leur fonction, est parfois énorme – sous couvert du « devoir de réserve », d’un côté, et du devoir d’obéissance, de l’autre. Ils semblent parfois avoir l’impression d’être prisonnier·ère·s dans un système où les marges de manœuvre seraient inexistantes. Est-ce qu’à travers le collectif, il y a cette ambition de réconcilier chaque agent·e public avec lui-même ?

Je crois qu’il y a deux choses différentes : l’agent·e public dans l’exercice de ses fonctions et l’agent·e public à l’extérieur de ses fonctions.

Le comportement de l’agent·e public et les positions qu’il prend dans l’exercice de ses fonctions ont beaucoup plus à voir avec un cadre et une pensée administrative dominante, très peu contestés, qu’avec une quelconque contrainte liée au devoir de réserve. Il y a un devoir d’obéissance, d’ailleurs toujours mis, même dans la loi, au regard du devoir de désobéissance – ils sont dans la même phrase du même article de loi. Le devoir de désobéissance intervient quand l’ordre que l’on nous donne est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public. D’ailleurs, c’est intéressant que l’on ne retienne que le devoir d’obéissance. A cette culture de l’obéissance poussée jusqu’à l’absurde, je préfère opposer un impératif de loyauté au service public. 

Notre rôle en tant que fonctionnaire, agent·e administratif·ve, c’est de tenir la barre quand le politique fixe le cap. La loyauté c’est de dire à la personne qui fixe le cap quand on pense qu’elle se plante. Après, c’est à elle de prendre la décision, mais on a le devoir de lui donner notre avis. Cela fait partie intégrante du devoir de loyauté : mettre les problèmes sur la table, pas sous le tapis.

Le deuxième élément, toujours au sein de notre neutralité et de nos fonctions, ce sont les choix que l’on s’autorise à faire. Quand on tient la barre, on fixe la route dans tous ses détails, ce qui ne relève pas du politique. Dans cette route à définir, l‘horizon des possibles est extrêmement restreint, en tout cas si l’on s’en tient aux modes dominants de gestion des administrations : on va s’interdire certains recrutements, certaines positions qui seraient jugées trop risquées, certaines procédures de participation jugées trop engageantes… C’est complètement notre rôle, également à nous agent·e public, d’élargir cet horizon des possibles dans le niveau infra-politique. 

Et puis, il y a le ou la fonctionnaire en tant que citoyen·ne. Là, on est pleinement dans la liberté d’opinion et le devoir de réserve. Mais il ne faut pas surinterpréter ce devoir : il ne nous empêche pas d’être citoyen·ne. Il ne nous empêche pas d’avoir notre liberté d’opinion, d’expression, de vote, de signer des pétitions, de nous engager d’une quelconque manière. Au contraire, on en a besoin !

On a aussi besoin de dire à l’extérieur que la parole des agent·e·s publics est d’utilité publique : on entend les profs sur les protocoles sanitaires, et encore heureux, sinon, on ne saurait pas ce qui se passe à l’école. On entend les infirmier·ère·s dans les hôpitaux, et encore heureux, sinon on ne comprendrait pas ce que ça veut dire une saturation dans un service de réanimation.  Mais on n’entend pas ceux et celles qui rédigent les décrets ou celles et ceux qui choisissent s’il faut plutôt fermer des lits de maternité ou des lits de réanimation. Or on a des choses à dire, y compris pour éclairer le débat public.

Est-ce que ta démarche et la création du collectif portent une nouvelle conception du rapport des agent·e·s au politique ? 

On continue à travailler sur la question même du rapport au politique. C’est important de la redéfinir, a fortiori dans cette période où l’on a une technicisation, au moins dans le discours, de l’ensemble des décisions politiques. Elles ne relèveraient plus d’un choix mais du “bon sens” :  laisser les écoles ouvertes est important pour les enfants, mais plutôt que d’assumer que c’est aussi utile pour l’économie, on préfère se cacher derrière l’idée que le virus n’y circulerait pas. Cet exemple peut être décliné dans tous les secteurs de politique publique. 

On a un refus du politique par le pouvoir politique lui-même, ce qui interroge beaucoup, notamment pour le débat démocratique. Ce refus représente le paroxysme d’une tendance assez longue à la technicisation du débat public, qui conduit à nier le fait que nos choix sont des options politiques, qui pourraient être contestées et contestables, et qu’ils peuvent l’être de manière tout à fait légitime. Nous n’avons pas tou·te·s les mêmes préférences dans une société et c’est d’ailleurs pour cela que l’on est heureux·ses de vivre dans une démocratie. 

Je pense que cette dépolitisation génère des dysfonctionnements majeurs de notre administration. J’ai l’impression que c’est un des trois dysfonctionnements aujourd’hui structurants – pour aller vite -, avec la culture de l’obéissance et l’austérité comme cadre de pensée. Mais la dépolitisation nous empêche de réfléchir vraiment à la direction à prendre. Dès lors que l’on dépolitise, on ne sait plus où est le cap car il n’est pas clairement explicité. Sur le terrain, quand on nous dit “le cap est technique”, on n’a juste plus de cap, on ne sait pas où on va. 

Cette situation se décline plus près du terrain : les décisions prises et les priorités décidées par un·e directeur·rice d’une caisse d’allocation familiale ou d’un·e directeur·rice d’hôpital sont profondément politiques. Elles expriment des préférences, et le pouvoir politique ne fixe que le cadre général, les contraintes juridiques ou financières. A moyens constants, est-ce qu’on accentue la lutte contre la fraude ou plutôt l’accès aux droits ? Ce n’est pas vrai qu’on n’a pas de marges de manœuvre.  

Ce n’est donc pas tant une question de repolitiser le débat que d’assumer ce qui devrait être une évidence : ce que l’on fait peut être contesté, et cette contestation est légitime. Assumer ce caractère politique impliquerait de faire les choses très différemment : avec plus de participation des citoyen·ne·s, avec  des positions plus ouvertes vis-à-vis des syndicats, et non des positions anti-syndicales, parfois un peu méprisantes “parce qu’on n’est pas dans le même camp”. 

L’ensemble de ces conflits est au fondement de notre démocratie, on en a besoin. L’action publique est en train de s’abêtir de l’absence de conflits internes. Une option qui n’est pas challengée, une préférence politique qui n’est pas discutée, pas débattue, n’est pas confrontée à toutes ses conséquences et a beaucoup plus de risque d’être mauvaise ou plus fragile. Le débat démocratique ne peut pas être résumé seulement aux élections. 

Qu’est-ce qui différencie le collectif Nos services publics des syndicats, mis à part la sociologie, avec davantage de cadres supérieurs ? Quelles collaborations et relations se dessinent avec les syndicats ? 

La sociologie fait une différence, mais ce n’est pas la seule. D’abord, parce que l’on parle depuis des milieux peu syndiqués. Si notre expression prend la forme d’un collectif, c’est aussi parce l’on est assez conscient·e·s que ce n’est pas demain que la CGT Inspection Générale des Finances sera majoritaire. 

Le cadre du collectif n’entraîne pas la même fonction qu’un syndicat : il n’a pas la fonction de défendre l’intérêt collectif de ses membres mais il se donne pour objectif de défendre le sens du service public. Ça ne donne pas les mêmes expressions mais ça permet des convergences, c’est à nous de les construire.

Nous ne sommes pas encore en lien avec tous, car il est tôt. Mais on a vocation à construire des ponts à chaque fois que nos combats et positions pourront se rejoindre. Chacun avec ses positions et chacun avec ses outils. J’étais hyper impressionné et ému pendant le mouvement contre la réforme des retraites, des danseur·se·s de l’Opéra qui dansaient dehors devant des grandes banderoles “Opéra de Paris en grève”. Moi, je ne suis pas très gracieux avec un tutu mais je sais analyser des chiffres, c’est moins classe, mais ensemble on doit pouvoir arriver à être plus efficaces !

Dans tous les cas, il faut mobiliser d’autres outils, d’autres cadres de réflexion, d’autres cadres de mobilisation, parfois en tirant dans le même sens, en tout cas jamais en ayant la prétention de réinventer la poudre. Comme il y a des syndicats, il y a d’autres collectifs d’agent·e·s publics, d’autres structures et lieux de réflexion – Autrement Autrement en est une – il y a des tas d’autres gens dans les services publics qui se posent ces questions. On veut proposer une structure qui puisse établir des passerelles avec celles qui souhaiteront travailler avec nous.  

Est-ce qu’il y a eu des oppositions, des personnes que la tribune et la sortie du collectif ont fait bondir ?  

Il y en a forcément eu. Il y a eu aussi des petits commentaires, par exemple dans Le Figaro on pouvait lire qu’Agnès Verdier-Molinié manquait de s’étrangler en lisant notre note sur l’externalisation. Bon, ce n’est pas grave, a priori elle s’en est tirée. 

Franchement, l’accueil est très positif. Les premiers jours après l’annonce de la création du collectif, on recevait une centaine de demandes par jour pour nous rejoindre alors qu’on n’était personne. Sans compter les abonné·e·s sur les réseaux sociaux, où ça a flambé. 

Il faut croire qu’on répond à un besoin… Je crois que la question de la perte de sens dans les services publics touche tout le monde : l’agent·e de guichet qui n’a pas le droit de prendre un rendez-vous ou de recevoir directement la personne en face d’elle, car il faut le faire en ligne ; le·a directeur·rice des finances publiques départementales qui réduit les effectifs à un endroit alors qu’il·elle sait que ça coûtera plus cher demain. C’est vraiment un phénomène endémique qui rassemble bien au-delà du socle des gens qu’on aurait pu entendre ou voir dans une manifestation. 

Le collectif s’inscrit dans une démarche qui apparaît à la fois très radicale et de bon sens. Très radicale, parce que dans le milieu c’est nouveau, on prend rarement la parole, a fortiori pour parler de notre travail. De bon sens, parce que l’on veut juste que le service public réponde aux besoins des gens. La perte de sens des agent·e·s c’est avant tout un décalage entre ce que l’on fait et ce que l’on devrait faire. Ça apparaît comme étant la base mais c’est tellement éloigné de ce que l’on fait aujourd’hui, que ça rassemble des gens, d’un peu partout. 

En revanche, je pense que l’intérêt impressionnant suscité par le collectif dit quelque chose d’assez inquiétant sur l’état actuel de nos services publics et des agent·e·s qui sont dedans. D’ailleurs, on a lancé une enquête sur notre site internet sur la perte de sens des agent·e·s des services publics. On a beaucoup de réponses à ce stade, aujourd’hui un millier (plus de 2000 au moment de la publication de cet entretien, ndlr), mais ça monte vite. Le succès et les centaines de témoignages que l’on reçoit sont assez impressionnants et nous disent que l’on a vraiment touché du doigt un problème de société.

Vous avez déjà produit une première note de fond, sur l’externalisation de l’action publique. Pourquoi ce sujet ? Quelles en sont les conclusions ?

L’externalisation, c’est un exemple. On y avait déjà pensé à l’automne dernier, mais c’est sûr que les questions autour de la vaccination ont aidé à la mettre en exergue, pour qu’on se dise qu’il y avait un vrai sujet, qui dépassait largement la vaccination. On voulait dépasser la collection d’exemples à laquelle on restreint souvent le sujet. L’externalisation, c’est structurel, c’est massif, 160 milliards d’euros, c’est l’équivalent du quart du budget de l’Etat ! Même nous, ça nous a frappé.

Ce que l’on montre aussi c’est que ce n’est pas un choix. Ça l’a été, notamment au milieu des années 90, avec le gouvernement Juppé qui disait qu’il fallait redéfinir le périmètre du public et du privé – amusant comme on retrouve ce discours 30 ans plus tard. Mais ça ne l’est plus. 

Ce que l’on constate beaucoup plus c’est qu’aujourd’hui c’est subi, c’est une contrainte : ce sont les baisses de plafond d’emploi, les contraintes juridiques, les contraintes budgétaires (la fongibilité asymétrique ou l’interdiction d’utiliser des crédits pour recruter des agent·e·s). Ce sont ces contraintes qui nous poussent de plus en plus à externaliser, sans que ça soit un choix stratégique, débattu. On ne dit pas qu’il faut réinternaliser les 160 milliards, ça n’aurait pas de sens. Mais l’externalisation a des conséquences immédiates et pérennes sur la capacité des services publics à agir. Quand on démantèle un service ou que l’on ne recrute pas ou ne construit pas l’ingénierie publique au soutien des collectivités territoriales par exemple, on met ensuite des années à reconstruire ces capacités, quand bien même on le voudrait. C’est facile de couper la branche, c’est beaucoup plus difficile de la faire repousser.

C’est la première note que l’on sort, ce ne sera pas la dernière, loin de là. Elle illustre la démarche que l’on veut mettre en avant : remonter autant que possible à la source des problèmes, essayer de les prendre sous un angle un peu froid, déplier le problème, le mettre à plat et le rendre à la fois intelligible, précis et en retirer le suc politique, si je puis dire. Essayer de mettre dans le débat les quelques questions qui en ressortent et qui nous semblent intéresser l’ensemble de la société.

C’est en ça que notre travail est intéressant : en prenant la parole sur les services publics et leurs sens, on essaye de redonner à la société, aux citoyen·ne·s qui n’ont pas toujours nos grilles de lecture, les clés pour comprendre et décider ensuite collectivement du fonctionnement et des outils des pouvoirs publics.  

2022, tu es nommé Ministre chargé de la fonction et de la transformation publiques. Quelle est ta première décision ?

Première réaction, je n’ai pas du tout envie d’être ministre – même si je suis convaincu qu’il y a un rôle d’impulsion, un rôle fondamental, ne serait-ce que dans le discours, pour re-montrer que les dirigeant·e·s politiques croient au service public. Le collectif n’a pas d’ambition partisane : on parle, de notre côté, de notre quotidien d’agent·e·s publics, et on essaye de faire en sorte que les élu·e·s entendent nos voix et se saisissent des enjeux qu’on va porter.

Deuxième réaction : une seule première décision ? Il y aurait beaucoup trop à faire ! Je pense qu’il y aurait certainement des revalorisations d’enseignant·e·s, d’infirmier·ère·s, des métiers trop essentiels qui souffrent d’un vrai problème de reconnaissance et de valorisation. Et puis il y aurait quelque chose aussi dans la réaffirmation de la liberté d’expression des fonctionnaires. Je pense qu’elle est d’utilité publique et que ça doit être dit par nos dirigeant·e·s.

Puis, il y a quand même un troisième élément : je pense qu’il est nécessaire de ne pas attendre un ministre qui croit et qui partage le sens du service public pour faire bouger les choses. Je crois que ça sera loin d’être suffisant. On a besoin de faire bouger les cultures dans les administrations, on a besoin que nous-mêmes, agent·e·s des services publics, nous nous organisions. On ne peut pas tout attendre des ministres, on ne doit pas, ce serait même mortifère. Voilà, du coup, aujourd’hui, je suis très content de ne pas être ministre, parce qu’on a déjà énormément de choses à faire à notre niveau.

VV a sorti un article, Après le service public, où l’on questionne les effets pervers d’une conception trop “servicielle” du service public. Qu’en penses-tu ?

J’ai trouvé votre réflexion vraiment stimulante ! Elle m’a évoqué au moins trois choses.

La première, c’est combien l’idée de “services” est en opposition avec celle du service public : réduire le service public au service rendu, c’est réduire ses ambitions de manière drastique. On n’est pas juste là pour délivrer une prestation. C’est d’ailleurs là une des différences entre public et privé : on ne propose pas un produit, on essaie de résoudre des problèmes. C’est beaucoup plus dur et c’est vachement plus ambitieux. Ça nécessite de se confronter à une énorme complexité, pour essayer de remonter le fil des problèmes. En ça, la réduction en “service” du service public est vraiment problématique.

Le deuxième point, c’est l’utilisation des indicateurs dans le service public. Le collectif aura l’occasion de s’y pencher. On en voit tous les effets pervers. Ils sont utilisés de manière bête et méchante, comme si on compensait, par la rigidité des indicateurs, le manque de capacités réelles d’agir dont on se déleste petit-à-petit. Au fond, un bon indicateur serait un indicateur qui ne sert à rien : qui ne détermine aucun budget, aucune rémunération complémentaire et sur lequel on n’a aucun impact direct. Si on a un levier direct pour agir sur cet indicateur, il ne va mesurer que notre capacité à l’améliorer facialement. Je pense qu’il y a quelque chose à repenser sur l’usage des chiffres dans le secteur public.

Troisième point auquel votre article me faisait penser, c’est la réduction des citoyen·ne·s aux usager·ère·s. C’est assez problématique et va tout à fait avec l’ambition de réduction des services publics. Mettre l’usager·ère au cœur, tout le monde est d’accord et surtout c’est hyper pratique, parce que ce n’est pas engageant. On peut le faire, parce que c’est toujours nous qui choisissons comment on le met au cœur, pourquoi on le met au cœur et au cœur de quoi. Il est important de se souvenir que les personnes en face de nous ne sont pas que les usager·ère·s des services publics, ce sont les citoyen·ne·s, donc les commanditaires de l’action publique, nos dirigeant·e·s. Nos commanditaires sont en bas, pas “en haut”. Le système administratif s’est sclérosé à force de ne regarder plus que vers le haut, d’essayer de deviner ou de devancer les attentes de nos chef·fe·s. Il faut regarder avant tout les besoins de celles et ceux qu’on sert. Si on arrive à reconstruire cette pensée-là, dans chaque agent·e public, on ré-insuffle l’intérêt général à tous les échelons.

Quels sont les sujets de vos prochaines notes ? 

On a plusieurs travaux dans les cartons : des travaux sur la santé, sur le devoir de réserve, des travaux sur le sens, et il y aura clairement les résultats de l’enquête. On espère les sortir d’ici l’été.

Les prochaines productions dépendront aussi de la volonté des gens qui nous rejoignent de s’investir dans le collectif. On va aller là où il y aura des énergies pour fonctionner, pour s’y pencher, pour travailler sur le fond, que ce soit une note ou des plus petites interpellations. Il faut que l’on puisse être flexible et on le sera sur des travaux de plus ou moins grandes ambitions. Une de nos règles est de  « fonctionner au kif ». Il faut qu’on prenne plaisir à réfléchir, en réinventant bout par bout nos services publics, en trouvant les angles pour essayer de les mettre dans le débat, pour y apporter ce qu’on a à dire de l’intérieur et remonter aux racines des problèmes. 

Toutes les énergies sont les bienvenues ! 

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Après le service public

Temps de lecture : 13 minutes

En mars, la gendarmerie nationale s’est vue remettre le « prix de la relation client », aux côtés de Toyota, Boursorama, la MAIF et Total, par le cabinet de conseil Bearing Point. Le Ministre de l’Intérieur a immédiatement salué cette distinction, par un tweet[1]. Début avril, la Direction interministérielle du numérique (DINUM) a organisé sur trois jours un événement sur le thème « l’Etat centré usager, c’est possible !», attirant plusieurs centaines d’inscrits. Sans présumer du mérite des gendarmes ni nier que le numérique public gagnerait à mieux prendre en compte ses usagers, ces deux événements nous ont interpellé : il ne va pas de soi qu’un Ministre ne trouve rien à redire à l’assimilation des citoyens à des « clients », ni qu’une direction interministérielle affiche que la vocation de l’Etat est de se centrer sur des « usagers ». 

Ce glissement apparemment anodin, à l’œuvre au moins depuis 2007, nous semble mériter discussion. 

Le décalage est fort entre la vocation de certains « services » publics et l’idée d’un service rendu à une personne – un client. Prenons les gendarmes et mettons que leur mission puisse être résumée, peu ou prou, par la préservation des conditions de la vie en commun sur certaines parties du territoire national, la protection des plus vulnérables et la participation à la « tranquillité publique ». On se moque alors un peu de savoir combien de temps on attend à l’accueil de la gendarmerie, ou si on nous y offre un café.  Nous sommes en revanche très intéressés par l’évolution du nombre de crimes et délits du territoire, au nombre d’enquêtes élucidées ou à la capacité à recueillir les plaintes de femmes victimes de violence dans un cadre sécurisant (par exemple). Autant d’objectifs qui rentrent mal dans une « relation client » calquée sur les vendeurs de téléphone ou d’assurances. 

En parlant ainsi de « relation client », on banalise le « service » public. Ce n’est pas un hasard si on trouve dans l’histoire un cabinet de conseil en stratégie et management : c’est précisément cette banalisation qui justifie leurs prestations indifférenciées entre public et privé (la technique, la gestion, le bon sens, l’optimisation, etc.) et leurs honoraires. Or, il y a bien peu de choses communes entre les missions et les principes du service public et les activités servicielles. A commencer, bien sûr, par l’universalité et l’égalité qui devrait guider le secteur public, là où un prestataire de service privé est libre de choisir ses clients. Il est plus facile de faire une appli bien jolie bien fluide bien notée quand vos utilisateurs sont 1/ solvables 2/numériquement à l’aise. 

Et puis, dans cette « relation client », quelque chose gratte l’oreille, démange la compréhension. Il est toujours utile de faire un détour par l’étymologie. « Client » vient du latin cliens (serviteur, vassal, protégé), du verbe cliere (obéir). Pas joli joli, pour parler de la relation entre l’Etat (le service public) et les citoyens. De plus, tout comme l’usage plus contemporain du terme client, qui marque la distinction entre un fournisseur et un preneur, cette étymologie brouille les pistes, cache plus qu’elle ne révèle la relation profonde (et ambivalente) qu’entretiennent les citoyen-ne-s avec l’action publique (« l’Etat, c’est moi ! »).

Est-ce si grave ? On vous épargne la citation apocryphe de Camus selon laquelle « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » (ah, tiens, non, on ne vous l’a pas épargnée, pardon.), mais il nous semble tout de même qu’il y a suffisamment de f(i)louterie dans l’air pour ne pas considérer que tout se vaut, qu’on pinaille en refusant que les mots se substituent les uns aux autres impunément et qu’un chômeur est le client de Pôle emploi ou qu’un malade du covid est client de l’hôpital. Et si tout cela était le symptôme d’une certaine confusion, plus ou moins volontaire, sur le sens de l’Etat et du « service » public ?  

Prenons, à titre d’exemple supplémentaire, le site « Résultats services publics », mis en ligne en juin 2019. Son ambition est de « refléter au mieux la qualité de service des différents services publics, tels qu’ils sont rendus ». Passons ici sur la profusion problématique d’indicateurs, dans le public comme dans le privé, dont les agents publics et leurs partenaires crèvent (parfois, littéralement).

Ce qui est mesuré et affiché sur ce site démontre une conception particulière des objectifs des « services » publics. Voyez un peu : pour juger des résultats de la police, on ne mesure pas le niveau de sécurité, de tranquillité ou de confiance d’un quartier, mais le « délai d’intervention » et le taux d’obtention d’un rendez-vous dans les 10 jours (sic). Pour l’enseignement agricole, on ne mesure pas l’adéquation entre les compétences des nouvelles générations et les défis alimentaires et environnementaux, mais…la réussite aux examens. Idem pour l’Éducation nationale. Pour l’administration pénitentiaire, on mesure le « taux de satisfaction de la qualité de service rendu » (sic) et le « taux des réservations de RDV parloirs effectuées à la borne dédiée » (re-sic).

Si certains de ces indicateurs peuvent avoir de l’intérêt, en faire l’aune à laquelle mesurer l’efficacité des services publics paraît, disons, décalé. A minima, on confond ici finalités (le site s’appelle « résultats ») et moyens. Plus encore, chercher à mesurer ainsi ministère par ministère (à peu près) empêche de penser (et donc détruit) les liens de dépendance qu’entretiennent entre eux les services publics : la sécurité et le sentiment de sécurité, par exemple, se construisent au moins autant via l’école, l’accès aux droits sociaux et les associations d’éducation populaire correctement financées, que par la police. Les « compter » séparément revient à nier la complexité du réel et à affaiblir l’action publique qui, justement, est la seule à pouvoir penser et favoriser ces liens. 

Considérant les exemples qui précèdent comme symptomatiques d’une crise sémantique qui est aussi politique[2], risquons une hypothèse de travail. Le terme de service public est abîmé par des années de réforme de l’Etat sauce « nouveau management public ». Il souffre d’une homonymie irréparable avec un secteur des services lui-même en proie à bien des tourments. Il sert de refuge un peu paresseux à la phraséologie de tract de gauche (comme de droite, parfois, au gré des équilibres politiques nationaux/locaux) – on en veut « plus », on veut y « réinvestir massivement », on n’en peut plus de la « destruction de notre patrimoine commun ». Dans ce contexte, le terme de « service » public empêche de bien penser, et donc de bien agir, à un moment où pourtant le « nouveau régime climatique » (B.Latour) devrait nous presser à imaginer les organisations publiques dont nous avons besoin[3]

Entendons-nous bien : il existe toute une littérature de qualité sur les spécificités de la « relation de service » dans la sphère publique[4], et le combat de celles et ceux (agents publics, maires ruraux, collectifs citoyens…) qui veulent « plus de service public » est parfaitement légitime.

 Mais ce dont nous avons besoin aujourd’hui, collectivement, et donc ce que nous doit la puissance publique (ce que nous nous devons à nous-mêmes), dépasse sans doute un « service », fut-il public. La violence des chocs économiques, sociaux, politiques et sanitaires qui percutent/vont percuter les territoires et les personnes les plus vulnérables, l’ampleur des changements à conduire à un rythme plus que soutenu dans notre appareil productif et nos comportements, la nouveauté et l’urgence du défi qui consiste à réinsérer l’humanité dans le vivant, l’impatience et l’ambivalence de chacun-e d’entre nous face à ce qui nous attend, le besoin d’imaginer, concevoir, faire vivre des communs de toutes natures… Rien de tout cela n’est vraiment abordable par le prisme du « service » dont on mesurerait l’efficacité via des « taux de satisfaction » (agrégés à partir d’une borne de boutons-smileys). Rien de tout cela ne sera résolu par des interfaces numériques plus user friendly (ça n’empêche pas de le faire, il faut même le faire, mais de là à « centrer l’Etat » sur cet objectif…). Rien de tout cela n’est vraiment abordé dans la modernisation/transformation publique des 15 dernières années. 

Pour faire face à ce qui est et à ce qui vient, nous ne croyons ni aux colibris, ni à la conversion du capitalisme à « l’entreprise à mission » ou à l’économie sociale et solidaire version grand groupe omnipotent. Au mieux, cela ne suffira pas, au pire, cela nous fait perdre du temps. L’action publique (au-delà du seul Etat), par ses principes fondateurs (continuité, mutabilité, égalité), par son lien consubstantiel – bien qu’affaibli – à la démocratie et, de façon plus pragmatique, par sa « puissance de feu[5] », a un rôle central à jouer pour nous faire faire les pivots historiques nécessaires en limitant au maximum les souffrances, les injustices et les externalités négatives. 

Alors, plutôt que de nous « rendre service », que pourrait faire l’action publique ? Nous proposons ici quatre responsabilités publiques, correspondant à autant de besoins sociaux et écologiques contemporains : le soin, l’institution, la ressource et l’investissement. Ces responsabilités, dans leur nombre et leur nature, sont largement à débattre. 

1. Le soin, pour reconnaître et outiller le champ d’action publique du « care », qui a pris une importance particulière avec la pandémie mais lui précédait largement, tant du fait du vieillissement de la population, que de la montée en puissance des maladies chroniques et des aspirations nouvelles de la société en matière de fin de vie, procréation, égalité des droits intimes, etc. On retrouve ici, renouvelées, les aspirations qui ont présidé aux acquis sociaux puis à la protection sociale, avec l’idée simple selon laquelle nous souhaitons collectivement prendre soin de celles et ceux qui en ont besoin : enfants, précaires, victimes de violences, exilés, personnes âgées… On peut, pour tenir compte du nouveau régime climatique dans lequel nous vivons et, plus généralement, de la crise du vivant et de la biodiversité, y intégrer le soin que nous devons aux territoires comme milieux de vie – et pas seulement comme terrain de jeu du développement de l’économie de marché (artificialisation des sols, dumping fiscal) et de la concurrence entre collectivités locales (marketing territorial). Là où le XXème siècle a plutôt vu cette responsabilité portée à un niveau national (création de la sécurité sociale, etc.), il s’agit sans doute de rapprocher aujourd’hui cette responsabilité du sol, tout en lui conservant un cadre et des ressources globales. Qu’il s’agisse de prendre soin de la forêt du Morvan, des exilés qui campent aux portes de Paris ou des professionnel-le-s qui prennent soin de nos aînés dans les EHPAD ou de nos malades à l’hôpital, on voit bien que l’Etat est – a minima – maladroit et qu’il y aurait, peut-être, une vertu, à traiter de ces sujets à des échelles plus communes – au sens où le commun y serait plus intense. En lien avec la « responsabilité publique » suivante, on peut aussi insérer ici le soin du futur, et donc des capacités de prospective démocratique et de gestion des risques distribuées.

2. L’institution, pour nous faire tenir ensemble. On entend ici, par « institution », ce qui permet de donner un sens partagé au réel, et d’organiser dans le temps tout ou partie de la société en fonction de ce sens. Il y a là un paradoxe une institution tendrait plutôt à « maintenir » un état social, à rebours de notre besoin de faire évoluer très rapidement le corps social pour à la fois limiter et être à la hauteur des changements écologiques en cours. Le paradoxe est d’ailleurs le même pour l’Etat, dont l’étymologie latine stare renvoie la permanence et à la stabilitéQu’à cela ne tienne : il reste donc à imaginer l’Etat  dont la vocation serait de changer plutôt que de demeurer (le « Devenirat » ?), et l’institution qui favoriserait la cohésion dans la transformation.

Aujourd’hui, la distinction de plus en plus radicale entre la réflexion institutionnelle (au sens constitutionnelle et démocratique) et la transformation publique est problématique, car l’une sans l’autre s’avère dysfonctionnelle. Une Convention citoyenne sur le climat qui travaille « indépendamment » des administrations et des collectivités locales voit ses recommandations détricotées a posteriori par les Ministères, dans un séquençage mortifère qui représente d’ailleurs une limite majeure aux exercices de participation citoyenne tels qu’il s’en déroule des milliers en même temps sur tout le territoire. A l’autre bout du spectre, un système scolaire (ou judiciaire ou policier ou universitaire…) qu’on essaie d’évaluer par les « résultats » (au bac ou en matière de taux de satisfaction) perd sa capacité à instituer le réel, à créer du commun et donc à tenir la société ensemble par une voie démocratique (donc faisant toute leur place aux conflits sociaux) plutôt que totalitaire (niant la légitimité et l’existence de ces conflits). La longue actualité de la pandémie révèle aussi crûment l’inadéquation des institutions actuelles de la cinquième République avec le besoin de sens partagé et d’organisation du monde. 

Cette responsabilité publique, dans laquelle entreraient notamment les enjeux de justice, de police, de démocratie et – en lien avec le « soin » – de prospective, ne vient pas par hasard en seconde position : il nous semble y avoir un besoin d’instituer le réel à un niveau infra-étatique, notamment pour mieux intégrer la question écologique et, par exemple, pour entendre et donner suite à un travail comme celui que Bruno Latour et son équipe mènent pour produire l’équivalent des « cahiers de doléances », c’est-à-dire la description par les habitants d’un territoire de leurs liens de dépendance. 

3. La ressource, pour fournir l’ingénierie et l’expertise indispensable à la résolution démocratique des problèmes contemporains par les individus et les collectifs. Bien qu’il s’agisse d’un pan de l’action publique étatique particulièrement mis à mal ces 10 dernières années, l’Etat conserve une expertise qui « est encore de haut niveau, et d’un niveau qui reste bien supérieur à celle de beaucoup de collectivités locales sur des sujets comme l’énergie, la biodiversité, les risques majeurs.[6] »

Surtout, il y a là un gisement d’utilité et de légitimité colossal pour tous les niveaux d’acteurs publics – certains l’ont d’ailleurs bien compris : la Région Bourgogne-Franche-Comté lance son propre programme « Villages du futur », pour fournir à des villages ruraux l’ingénierie pour revitaliser les centre-bourgs par les usages et par la vie (plutôt que par le BTP, comme le programme « Actions cœur de ville » de la Caisse des dépôts) ; la Métropole européenne de Lille accompagne le CHU de Lille dans sa stratégie de protection des données, le Conseil départemental du Gers qui accompagne les initiatives locales et donc les communes et EPCI via son budget participatif…

Demain, un effort pourrait être fait, par exemple, pour accompagner (réellement) les particuliers et les entreprises dans le diagnostic et la rénovation énergétique de leurs bâtiments (il est temps). Demain, un collectif mixte citoyens – collectivités locales devrait pouvoir trouver auprès des acteurs publics du soutien technique (et financier, mais c’est le point suivant) pour se doter de moyens de production d’énergies renouvelables ou reprendre collectivement la ferme d’un agriculteur partant à la retraite pour la convertir au bio et, pour partie au moins, à la satisfaction des besoins (alimentaires) et des aspirations (paysagères et écologiques) locaux. De même, l’ingénierie de base pour organiser la délibération collective sur un territoire devrait être accessible à tous les territoires et à tous les collectifs. 

Si les Pays, pour ce qu’il en reste, fonctionnent en partie selon cette logique de ressources, et si les Régions commencent à raisonner ainsi et à se doter d’une expertise qu’elles mettent au service des acteurs (publics ou non) de leur territoire, la logique est loin d’être généralisée – notamment parce qu’elle heurte autant une conception traditionnelle de l’agir public (décider/faire) que les dogmes du nouveau management public (faire faire par le privé). Il nous semble qu’il y a là, en particulier pour les Régions, les Métropoles et les Départements (voire les EPCI), matière à trouver un rôle politique vertueux dans les années qui viennent. L’Etat central, quant à lui, pourrait systématiser cette manière de faire – en germe sur certaines politiques publiques comme « l’inclusion » numérique – en actant que dans bien des domaines, son utilité est d’appuyer et d’accompagner les décisions et actions des acteurs de terrain, grâce à une expertise hors de leur portée. 

4. L’investissement, enfin, pour faire pivoter des pans entiers de notre économie à la hauteur des impératifs climatiques. Il est temps d’abandonner la chimère de « l’Etat stratège », manière des néo-libéraux d’appeler l’Etat qui finance sans limite les besoins des acteurs privés sans guère peser sur leur stratégie, pour remettre les acteurs publics – on parle ici principalement de l’Etat et des Régions, mais les autres peuvent jouer aussi – en position d’influer sur le cours des choses à la hauteur de leur puissance de feu financière et des besoins. Prenons l’exemple de la conversion du parc automobile français (38 millions de véhicules, première source d’émission de CO2) : au rythme de 500 000 conversions par an encouragées par la « prime » étatique, combien de temps faudra-t’il pour disposer d’un parc aligné avec les objectifs de l’accord de Paris ?

Ces quatre responsabilités, sans doute à affiner et compléter, ne dessinent pas des « compétences » à répartir entre chaque niveau de collectivité. Si le soin paraît devoir être fortement investi par les échelons les plus locaux, et si l’investissement à la hauteur des bouleversements nécessaires de nos modes de transports (par exemple) semble davantage à la portée de l’Etat et de l’Europe, il semble fertile de penser que l’action de chaque niveau d’acteur public devrait démontrer un sens de chacune des responsabilités, dans des proportions variables. C’est indispensable pour éviter un renforcement de la tendance actuelle de la décentralisation, de la réforme des cartes électorales et de la réduction des effectifs publics, qui éloignent les responsables publics du terrain et des problèmes. 

Il ne s’agit pas non plus de considérer que les acteurs publics doivent agir seuls en vertu de ces responsabilités. Il y a un pan entier de la transformation publique à inventer, pour que l’Etat et les collectivités locales apprennent par exemple à travailler avec la société civile – c’est de plus en plus urgent et les tentatives, jusque-là, sont soit violemment contrariées (le programme « Culture Transition » au Ministère de l’écologie au milieu des années 2010) soit marginales (la collaboration Etat/collectivités/société civile dans la lutte contre la pandémie) soit en gestation encore incertaine (le plan Gouvernement ouvert 2021-2023 de la France). 

En fait, on peut peut-être trouver dans l’ensemble constitué par ces quatre responsabilités une matrice d’aide à la décision, voire un canevas utile pour la conception[7] – le « design » ! – de politiques publiques. Quels impacts aura ce choix d’investissement massif européen ou national sur une technologie, en termes de capacité à prendre soin, en matière de cohésion sociale et en capacités d’action supplémentaires ou amoindries pour les niveaux infra ? Comment conférer aux dispositifs de soin des personnes âgées du territoire une dimension institutionnelle, au sens où ils donnent du sens au réel et resserrent les liens sociaux ? 

C’est aussi une manière d’analyser les « réformes » et d’en mesurer l’utilité. Prenons-en deux, récentes ou à venir, du Ministère du travail. La mise en place du dispositif « Transitions collectives », qui vise à identifier des emplois fragilisés dans une entreprise A dont l’activité décline (par exemple, un sous-traitant du nucléaire ou un transporteur routier) pour former les salariés qui l’occupent (l’Etat finance jusqu’à 24 mois !) à un métier dont une entreprise B du même territoire a fait savoir qu’elle était en demande (par exemple, dans le soin ou les énergies renouvelables), paraît utile en termes de soin (à double titre : on prend soin des personnes et on forme, entre autres, aux métiers du soin), d’institution (on pense à une échelle collective et territoriale), de ressource (on créé des outils à la dispositions des entreprises et des personnes) et d’investissement. Plutôt une réforme intéressante, selon nos quatre responsabilités, pour peu que les « formes de la réforme » en assurent la désirabilité et donc le recours. A contrario, le projet de réforme de l’assurance chômage, en pleine crise, paraît moins opportun si on le passe au prisme du soin, de l’institution, de la ressource et de l’investissement. 

Pour conclure, il nous semble y avoir là aussi matière à aider les agents publics, à renouer avec leur vocation individuelle et collective. On devient rarement fonctionnaire ou contractuel de la fonction publique pour être prestataire de services. On fait ce choix justement parce qu’on a le souhait de participer à quelque chose de plus grand que soi et d’indispensable – le destin d’un pays qu’on aime, l’émancipation du plus grand nombre, l’assistance à celles et ceux qui en ont besoin, et/ou tant d’autres raisons possibles. A cet égard, la dégradation des conditions de travail des professeur-e-s, policier-e-s, soignant-e-s, secrétaires de mairie, personnel d’accueil, inspecteurs en tous genres, peut aussi être lue comme l’effet d’un grand malentendu sur ce qu’est, ce que peut être et ce que doit être l’action publique aujourd’hui. 

Pour lever le malentendu, cela mériterait bien un débat national démocratique… Pourquoi pas dans le cadre des campagnes électorales de 2021 et 2022 ? Candidat-e-s, quel projet avez-vous pour l’action publique – donc pour nous tous-tes – dans les 10 ans qui viennent ? 

* * * *

A partir des enseignements tirés des dizaines de projets que mènent Vraiment Vraiment sur le terrain et des rencontres que nous faisons, l’agence va progressivement réorganiser sa réflexion et sa production autour de « fronts », ces zones grises et parfois conflictuelles où « l’intérêt général » nous semble être en tension, et où il nous paraît donc utile de porter le regard, le questionnement et l’action. Ce texte relève d’un de ces fronts, « Usager vs citoyens ». A suivre…

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[1] Le même Ministre a répondu le 29 avril 2021 à une journaliste de France Inter qui l’interrogeait sur la nécessité d’une nouvelle loi anti-terroriste, 18 mois après la précédente : « Est-ce que vous reprochez à Google de faire une nouvelle appli tous les ans ? ». C’est cohérent. 

[2] Au sens le plus noble : que les partisans de l’apartisan ne viennent pas ici nous chercher des noises

[3] Sujet abordé dans ce précédent texte collectif : « Mutation écologique, métamorphoses de l’action publique »

[4] https://www.economie.gouv.fr/igpde-editions-publications/lanalyse-comparative_n8

[5] Comme dit l’ancienne Ministre Cécile Duflot, « 15 000 agents, si ça tire dans le même sens, ça pulse ! »

[6] Cécile Duflot, https://autrementautrement.com/2020/12/03/la-ministre-lecologie-et-ladministration-entretien-avec-cecile-duflot/

[7] Pour relier ces responsabilités à des modalités d’action concrètes, on peut aussi les rapprocher du répertoire de formes de l’action publique élaboré pour la Métropole du Grand Lyon.

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Portraits Soin et attention Transformation publique

“Mettre fin au désencastrement entre numérique et politique publique”

Temps de lecture : 19 minutes

Dans le paysage complexe et parfois un peu morose des administrations centrales interministérielles, le programme Société numérique – intégré à l’Agence nationale de la cohésion des territoires depuis 2020 – occupe une place un peu à part. Doté de peu de pouvoirs et, au départ, de faibles ressources humaines et financières, il pilote aujourd’hui 250 millions d’euros du plan de relance dédiés à “l’inclusion numérique” et, surtout, il porte une vision du numérique et de la transformation publique fondée sur de nouveaux cadres de coopération entre l’Etat, les collectivités locales et la société civile, au service d’une “politique publique des communs” aux antipodes des avatars du nouveau management public. 

Repoussé à plusieurs reprises début 2021, cet entretien avec Pierre-Louis Rolle, directeur du programme SoNum, du programme Nouveaux Lieux Nouveaux liens et de la mission Incubateur des Territoires, nous tenait à cœur pour creuser un peu les recettes de cette aventure. Bonne lecture !

VV – En quelques années, la mission Société numérique est passée d’une équipe de 3 personnes avec 200 000 euros de budget annuel, à un programme de 15 personnes gérant, entre autres, 250M€ du plan de relance. Cette trajectoire “flash” est assez originale au sein de l’État. C’est quoi le secret ?

Pierre-Louis Rolle – (rires) Pas sûr qu’il y ait un secret, mais c’est intéressant de refaire le parcours et de voir ce qui a permis cette évolution, d’autant que chercher les conditions de la réplicabilité de notre expérience fait un peu partie de nos obsessions.

D’abord, nous sommes comme tous les agents publics : notre travail dépend de la volonté politique. Si on se retrouve à opérer une part aussi importante du plan de relance, c’est qu’à un moment  un ministre l’a porté et s’est battu.

Nous sommes aujourd’hui une quinzaine sur les trois programmes (Société Numérique, Nouveaux lieux, nouveaux liens et l’incubateur de services numériques, ndlr), dont une dizaine sur l’inclusion numérique, mais on a effectivement commencé tout petit. C’est ma prédécesseure, Orianne Ledroit, qui a structuré l’équipe et créé ce cadre de travail et cette méthode, qui ont généré beaucoup de confiance auprès des partenaires. 

A notre arrivée en 2016, dans une toute nouvelle agence au sein de Bercy, nous étions tous convaincus de l’intérêt du problème qu’on nous demandait de traiter. L’Agence du numérique regroupait alors plusieurs programmes plutôt gérés précédemment directement au niveau des cabinets (Plan Très Haut Débit, Mission French Tech), avec un très fort portage politique. Nous, nous arrivions pour travailler sur l’inclusion numérique, un sujet qui n’était pas encore à l’agenda public mais qui était ancré à la fois dans une forte tradition de l’éducation populaire et associative, avec des acteurs comme les FabLabs, les hackers space et toute cette culture de la bidouille, et dans plus de vingt ans d’expériences en médiation numérique. A ce moment-là, ce sont les collectivités territoriales qui commençaient à tirer la sonnette d’alarme sur un fait qui allait devenir de plus en plus prégnant, alertant sur la multiplication d’usagers mis en difficulté par la dématérialisation des services publics. 

VV – On peut dire que vous arrivez au bon moment ?

En fait, il y a eu une rencontre, un choc, entre plusieurs tendances et phénomènes : la dégradation de la qualité du service public déconcentré, des lieux qui étaient plutôt des lieux de culture numérique mais qui se retrouvaient à faire de l’action sociale avec de moins en moins de ressources, c’est à dire de subventions publiques, un plan de dématérialisation qui s’accélérait côté État, et nous, qui arrivions avec 384 000€ de budget sur une ligne de crédit de la Direction Générale des Entreprises, avec plein d’idées et de volonté. 

Toute la stratégie que nous avons mise en place a alors été de commencer par nouer des alliances, prenant la mesure de notre petitesse dans l’appareil d’Etat. C’est là que, quelque part, on a été amené à faire de l’innovation publique, par incidence et par manque de moyens : quand on ne peut pas faire, avec qui doit-on faire ? C’était une dynamique à lancer, en tenant d’ailleurs compte du fait que les GAFAM arrivaient en embuscade. De grands opérateurs de service public et des collectivités commençaient à signer avec Facebook ou Google, par exemple pour ouvrir des lieux de formation, en embarquant bien sûr au passage leurs technologies dans le bazar pédagogique qui se mettait en place. 

VV – On retrouve le lien à l’éducation populaire ? L’ambition de penser un numérique qui émancipe, un numérique de citoyens ?

En y réfléchissant rétrospectivement, on parle beaucoup de neutralité du net mais nous, notre mission, c’était de créer les conditions d’une neutralité pédagogique face à la technologie. Comment est-ce qu’on donne à chacun des clés de compréhension pour appréhender le numérique dans ses aspects les plus quotidiens comme les plus politiques ? Cela impliquait de se faire des alliés, de reconnaître le travail accompli par des acteurs historiques de la médiation numérique, et de chercher à créer une coalition avec de nouveaux acteurs. 

Ces impératifs ont notamment conduit à la création de la MedNum, la première société coopérative d’intérêt collectif avec l’Etat à son capital. C’est le premier dossier dont je me suis occupé en arrivant à SoNum. Certains acteurs historiques voyaient d’un mauvais œil que des startups ou des acteurs de l’économie numérique montent à bord. Pourtant, l’idée était bien de trouver un cadre de coopération entre l’État, les collectivités locales, des entreprises privées, les associations, qui garantisse cette neutralité pédagogique et la poursuite de l’intérêt général. La décision collective des acteurs a été très symboliquement prise lors des Assises de la Médiation Numérique qui se tenaient alors en 2016 à Mende, en plein hiver lozérien. 

VV – Concrètement, comment avez-vous réussi cette “mise à l’agenda public” du sujet de l’inclusion numérique ? 

Ça a été une des principales questions des débuts de SoNum : comment s’équiper pour préparer le terrain politique et administratif au traitement d’un problème public nouveau et le rendre intelligible pour une autorité publique ?

Il nous semblait avant tout nécessaire d’outiller les décideurs publics sur les enjeux d’inclusion numérique. Concrètement, ça signifiait soutenir les chercheurs et donner une visibilité aux travaux scientifiques menés sur ces sujets dans le domaine des sciences sociales et des études statistiques. Je pense par exemple au Baromètre du numérique que nous portons avec  l’ARCEP et le CGE (L’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse et le Conseil Général de l’Economie, ndlr) ou à l’enquête Capacity portée par le groupement d’intérêt scientifique M@rsouin sur les usages numériques des Français. Rapidement, nous avons lancé le Labo Société Numérique. J’ai bien connu le monde universitaire et cela me semblait essentiel de renforcer les ponts avec la recherche, y compris en recrutant dans l’équipe des personnes formées aux sciences sociales – nous avons d’ailleurs aujourd’hui trois docteurs dans l’équipe. 

Nous avons également adopté une démarche proche de celle du design des politiques publiques, en expérimentant d’abord à petite échelle – par exemple le Pass numérique, lancé d’abord dans quelques départements seulement – et en documentant notre action. Nous sommes un certain nombre à être des militants de l’open source, de la civic tech et de l’hacktivisme. Autant de cadres d’engagement dans lesquels nous avions le temps et l’habitude de prendre du recul sur notre action et notre méthode. Une fois arrivés aux manettes, après avoir beaucoup critiqué, nous nous sommes retrouvés dans une situation où nous avions une politique publique à imaginer et à mettre en œuvre, sans avoir le temps de réfléchir sur la méthode ni de prendre du recul, pour documenter. Au sein de l’Etat, clairement, ce n’est pas évident de faire et de documenter en même temps.

VV – Quel est le sens d’avoir le programme Société numérique, et donc cette politique publique de l’inclusion numérique, intégrée à cette grande chose qu’est l’Agence nationale de la cohésion des territoires ?

J’ai pris les rênes de cette petite équipe au moment de la création de l’ANCT par la fusion du Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET), de l’Agence du numérique et de l’EPARECA. De notre point de vue, cette fusion représente une opportunité de défendre l’inclusion numérique non pas comme la béquille de la dématérialisation, mais plutôt comme un levier de montée en compétence globale de la population sur le numérique, comme un moyen de large diffusion d’une culture numérique. Le numérique que l’on promeut est un objet politique et un levier de développement territorial, ce n’est pas un numérique subi. 

Notre intégration à l’ANCT s’est accompagnée d’un budget plus conséquent, a permis d’étoffer l’équipe, et a renforcé notre légitimité territoriale. Elle nous a permis d’avoir les moyens et la légitimité institutionnelle pour répondre présents au moment du plan de relance. À cet égard, l’ANCT est un objet intéressant. Il existe toute une littérature en sciences politiques qui décrit les effets pervers de “l’agenciarisation” de l’État – excusez l’anglicisme. Sans entrer dans les détails de ce débat, je trouve que l’ANCT est un objet qui permet de répondre à un certain nombre de ces critiques. C’est aujourd’hui une agence suffisamment souple qui constitue un bon outil pour créer des gouvernances partagées avec les collectivités et de développer des programmes souhaités par l’Etat en bonne intelligence interministérielle. Bien qu’elle reste une structure en construction, son organisation vient renforcer des administrations existantes et nous a donné de la liberté pour intervenir. C’est un objet institutionnel qui me semble adapté à la mission à laquelle nous devons répondre.

VV – Peux-tu présenter simplement la MedNum et APTIC à des gens qui ne connaissent pas bien l’écosystème de l’inclusion numérique ?

La MedNum, ce sont plein d’acteurs différents qui agissent pour la culture numérique des citoyens. Il y a les acteurs associatifs, des start-ups et des acteurs issus de la Grande École du Numérique qui arrivaient sur le secteur, des collectivités qui finançaient des actions et qui voulaient s’allier avec l’écosystème, des grands groupes notamment mutualistes, et puis l’Etat. Plutôt que de créer un énième COPIL, ou une association de la médiation numérique, nous avons créé une Société Coopérative d’Intérêt Collectif qui mélange tous ces acteurs, afin de développer des produits tech et de faire du conseil/service. L’État est sociétaire de la coopérative et il siège au Conseil d’Administration. 

Concernant APTIC, il s’agit d’un opérateur du Pass numérique. Le principe du Pass numérique reprend celui du chèque déjeuner, c’est-à-dire qu’on peut échanger des chèques contre des heures de formation au numérique. C’est à la fois un outil de consolidation économique du secteur, puisqu’on échange ces contre-marques dans des lieux qui auront été qualifiés par APTIC comme capables de mettre en œuvre ces services de formation, et à la fois un outil de ciblage des populations. Souvent, on a un double stigmate sur les lieux de formation au numérique : soit ce sont des lieux très “tech”, et on n’ose pas passer la porte, soit ce sont des lieux très sociaux et on se dit que “ce n’est pas pour moi”. Finalement, on manque toutes nos cibles. Avec le Pass Numérique, l’idée est de labelliser des lieux accessibles et non stigmatisants, où on est sûrs de la qualité de service, et de donner un titre qui a une valeur faciale de 50 à 100 euros. C’est valorisant et c’est incitatif. Il fallait un opérateur capable d’avoir des fonds publics et des fonds privés. 

VV – Ce qui frappe, quand on suit un peu l’histoire et l’action du programme Société numérique, c’est l’originalité du cadre de coopération Etat-collectivités territoriales-société civile que vous avez créé. Sans parler du reste de l’ANCT (certains élus locaux diraient que ce cadre manque à l’ancien CGET), ce n’est pas une modalité de relation courante au sein de l’Etat. Comment avez-vous fait ?

Pour nous, tout l’enjeu résidait dans deux questions majeures : “quels sont les bons cadres de coopération ?” puis “comment coder dans le dur les dépendances et les relations qui font qu’on s’auto-contraint dans une relation réciproque ?”. Signer une convention, ça ne suffit pas toujours ; donner une subvention, ça ne suffit pas non plus. Comment est-ce qu’on arrive à créer une ingénierie de la gouvernance qui permette de faire vraiment les choses, de produire du résultat ? 

Notre objectif n’était pas de créer un Rotary Club de l’inclusion numérique. Nous voulions éviter ce phénomène un peu “club”, d’où l’idée du coopérativisme, qui s’est présenté rapidement comme une solution souhaitable. La forme coopérative adoptée pour la MedNum nous paraissait intéressante pour le développement de projets numériques, notamment quand on voit comment sont produits les logiciels libres, c’est-à-dire par couches additives et avec une forme de démocratie participative interne. Nous voyions le secteur de l’économie sociale et solidaire comme un prolongement, comme un espace démocratique de discussion entre l’État, le privé et les collectivités. Il nous semblait qu’il y avait là quelque chose d’un peu nouveau à essayer. 

Bien sûr, ça n’a pas été facile. Nous avons essuyé les plâtres, par exemple avec l’Agence de Participation de l’État (APE), pour qui c’était nouveau et qui a été très bienveillante dans son accompagnement pour la structuration de la participation de l’État dans la MedNum. Il y a encore des éléments réglementaires qui créent des faiblesses, et nous continuons de travailler à leur amélioration. Et puis il ne faut pas idéaliser : cette architecture n’est pas LA solution pour tous les projets. Dans de nombreux cas, les marchés publics ou les GIP (Groupements d’Intérêt Public, ndlr) – pour ne citer qu’eux – sont des véhicules tout à fait pertinents. Il ne s’agit pas de tout basculer dans un objet entrepreneurial, même à but non lucratif. C’était en tout cas la première fois que l’Etat entrait au capital d’une SCIC.

Pour travailler avec les collectivités, la coopérative représentait selon nous une voie à explorer, et un moyen pour l’Etat de s’auto-contraindre et de poser sa propre minorité dans une gouvernance. Je le rappelle, l’objectif était de trouver le bon véhicule opérationnel pour obtenir des résultats en matière d’inclusion numérique. Comment est-ce qu’on met tout le monde d’accord ? Comment est-ce qu’on trouve le bon modèle économique ? Il fallait identifier les tiers- payeurs et les véhicules de financement agrégeant différentes sources, créer des conditions où les règles du jeu en matière de dépense sont claires, tout en respectant une logique d’intérêt général. Peut-être que sur des objets plus « tech » le véhicule SCIC s’avèrera plus pertinent, notamment dans une logique de coopérativisme de plateforme. 

VV – Est-ce que vous avez identifié soit des effets pervers, soit des faiblesses de ce nouveau mode d’action coopératif ?

Il faut particulièrement être vigilant par rapport à la commande publique, par rapport à la concurrence, ce n’est pas une solution magique… C’est difficile, aussi, de convaincre qu’il s’agit d’un objet pérenne. Encore une fois, on a essuyé les plâtres. Il faut qu’une organisation de ce type puisse s’insérer dans un écosystème ouvert, puisse dialoguer… Il ne s’agit pas de créer des monopoles d’État coopératifs. On est encore un peu sur une ligne de crête sur le montage de ces projets. Et attention, encore une fois, ce n’est pas la solution à tout. Peut-être que maintenant sur les projets plus tech comme je disais, ce serait plus simple et l’État n’aurait pas vocation à rester au sociétariat… Finalement, ce n’est pas tant la question du sociétariat de l’État qui est à mettre en avant, mais plutôt la pérennité de l’action, comme pour le maintien d’un logiciel libre par sa communauté.

Je n’ai d’ailleurs pas encore parlé de l’incubateur des territoires, qui est né au moment de l’intégration à l’ANCT et qui s’inscrit dans cette même réflexion : comment est-ce qu’on construit, sous maîtrise publique, des services numériques innovants, open source, de qualité, avec l’appui des collectivités ? Et qu’est-ce que ça veut dire pour la gouvernance d’un produit tech ensuite ? C’est là que notre réflexion rejoint celle du coopérativisme de plateforme, comme dans le cas de Mobicoop sur des questions de mobilité ou comme dans le cas, différent, de Railcoop sur une ligne de train. Ça interroge le rôle de la puissance publique dans ces coopératives. Je n’ai pas encore la réponse. On lance la réflexion sur certains produits tech portés dans le cadre de l’incubateur des territoires. On verra ! Aujourd’hui, l’incubateur des territoires opère sa propre ligne du plan de relance, dotée de 30M€ et dédiée à l’outillage numérique des collectivités.

VV – Vous mobilisez dans votre action des leviers très différents :  appels à projets, animation de communautés, investissement, incubation de services numériques, labellisation d’événements… Le tout, souvent, en lien avec les collectivités locales et les acteurs de l’économie sociale et solidaire. Vous êtes un labo du futur de l’Etat ?

Comme je le disais, nous faisons de l’innovation comme M. Jourdain. Il y a eu des contraintes, des volontés de faire, des rencontres, qui ont fait qu’on a dû prendre des chemins de traverse, en situation de rareté, pour arriver à nos fins. Au-delà, il y a toujours cette réflexion un peu continue sur la manière de garder une maîtrise publique dans la gouvernance d’un projet, sur la manière dont on ouvre sans diluer et sur la manière de créer l’irréversabilité des actions. Ces questionnements, ce sont nos moteurs. Nous avons pour cela plusieurs cordes à notre arc : le levier coopératif, j’en ai parlé, le levier collaboratif, quand nous organisons des grandes concertations comme pour l’élaboration du rapport sur la stratégie nationale pour un numérique inclusif, l’incubation, l’animation de communautés avec notamment Numérique En Commun[s] (NEC). 

NEC, c’est à la fois une communauté de pratique et une série d’événements. Un événement national, des déclinaisons locales. L’objectif est de croiser les mondes de la médiation et des cultures numériques, avec ceux de l’action sociale, des élus locaux, de l’open data, des agents territoriaux, de l’innovation sociale… Et d’organiser des évènements où, au-delà de la satisfaction de se retrouver, on travaille et on documente, on essaie de partager dans la durée. On crée du commun. La vraie ambition de notre travail, ce qui relie Société Numérique à l’incubateur des territoires en passant par Nouveaux Lieux, Nouveaux Liens, c’est de participer de l’émergence d’une politique publique des communs. Le chantier juridique, politique, administratif est énorme. Et on souhaite y prendre toute notre part. 

Pour revenir au cœur de la question sur le “futur” de l’Etat dans le sens administrativo-administratif du concept, je pense que la question RH n’est pas anodine, d’autant en cette période où le Président de la République vient d’annoncer la création de l’Institut du Service Public. C’est un sujet qui me taraude d’autant plus qu’on a pas mal recruté durant l’année écoulée. C’est aussi quelque chose que ma prédécesseure a su faire : savoir faire confiance à des profils atypiques – sinon je ne serais d’ailleurs pas là. Aujourd’hui, dans l’équipe, on a des docteurs en sociologie, des profils issus des médias, des profils tech, des profils venus de collectivités, même de giga-collectivités de l’étranger… On a su créer une force d’attraction et donc recruter ces profils un peu différents au sein de l’État, des têtes bien faites qui n’ont pas forcément d’expérience dans le numérique ou le public mais qui ont des compétences diverses. Il s’agit aussi d’arriver à créer une culture de l’intérêt général et un sens de l’État au sein de l’équipe, donc il faut trouver des profils qui ont ce sens de l’État, et le faire prospérer. La question suivante est “comment est-ce qu’on garde ces profils ?”. Ça devient plus compliqué, même si tout le monde aime la bière. Travailler au sein de SoNUm, ça a été un travail abattu sans compter les heures ou les week-ends travaillés parce qu’on y croit, ce sont les salaires qui ne suivent pas forcément et c’est la valse des contrats de droits publics. Le problème ne se pose pas uniquement chez nous. C’est un problème qui se pose dans toutes les administrations qui ont été dites “innovantes” ou “atypiques” à un moment donné au sein de l’État. Par exemple, c’est le cas d’une partie du CGDD ou de la DITP, à Etalab, à beta.gouv… L’État investit beaucoup pour former des gens venus d’ailleurs, qui hybrident le meilleur des deux cultures, et on n’est pas capables de garder ces personnes. Je veux bien qu’on parle de la réforme du concours de l’ENA mais ça me paraît tout aussi important de réfléchir à comment-est ce qu’on garde ce vivier de contractuels hyper qualifiés.

Personnellement, il m’a fallu des années pour dépasser mon syndrome de l’imposteur et me retrouver à négocier à très haut niveau ou à piloter des grosses équipes sur des projets complexes. J’ai énormément appris, nous avons énormément appris. C’est la chance qu’on a tous eu dans notre équipe. Cette question RH se pose donc à la fois en termes de formation avant, de formation pendant et de rétention ensuite.

À cela s’ajoute le besoin de créer une culture commune, car il ne s’agit pas de créer des utopies socialistes où chacun a son petit projet, où tout le monde vit sa meilleure vie entre agents innovants et autres rentiers de l’innovation publique dans son coin. L’idée, l’ambition, c’est plutôt de s’interroger sur comment est-ce qu’on peut faire tâche d’huile sur toute l’administration sans avoir une équipe bling bling sur son petit piédestal. C’est une critique qui a pu être faite aux Startups d’État des incubateurs, et à beta.gouv. On se dit : “c’est formidable, on va créer des petits îlots avec des gros moyens, une équipe de prestataires aux ordres d’un agent public, on va faire un super truc”. Attention, il y a effectivement des projets supers qui sont sortis de là, et paradoxalement, ça a créé une culture publique, un véritable sens de l’Etat, forts, y compris chez des prestataires freelance. Mais ce sont des conditions de travail uniques au sein de l’Etat. 

Dès lors, je pense qu’il faut chercher les moyens de sécuriser tout le monde et de mener une réflexion plus globale sur les cadres de la fonction publique, sur la diffusion d’une posture compréhensive, sur la diffusion d’une culture commune.. On a un problème de rétention des talents au sein de l’État. Au-delà, la vraie réflexion, ce n’est pas la réforme de la fonction publique, c’est comment on fait prospérer le sens du service public, et le sens du travail que l’on y effectue en servant. Et il peut y avoir plusieurs formes.

VV – Tu décris des profils nouveaux plutôt jeunes, plutôt pas titulaires… Ça laisse quelle place aux fonctionnaires, et à ceux qui sont là depuis longtemps ?

Sans eux, on n’y arrive pas ! Il ne suffit pas d’avoir des idées, de vouloir faire des coopératives ou des objets institutionnels innovants… Il y a toujours besoin d’une technicité, d’un savoir-faire de navigation dans les arcanes de l’État, d’une expertise sur tout un tas de points réglementaires, légistiques… Selon moi, c’est plutôt l’occasion d’offrir un nouveau positionnement professionnel à tous les agents publics : avoir des coudées franches et mettre toute son expertise technique et son expérience au service de projets expérimentaux. 

Il ne s’agit pas d’opposer les anciens contre les modernes ou les contractuels contre les fonc’ (fonctionnaires, ndlr). Au contraire, toutes ces expertises, tous ces savoir-faire sont très complémentaires. C’était quelque part le sens de ma remarque tout à l’heure sur la création de poches d’utopies. Créer des poches d’utopies, ce n’est pas le but. Au contraire, il faut que nous arrivions à diffuser, à infuser, à produire de meilleures synergies. Sans oublier l’importance, essentielle, du statut. 

VV – L’incantation du « 100% dématérialisation » n’a pas survécu aux Gilets jaunes et aux confinements. Qu’est ce qu’il y a garder dans le numérique pour l’action publique ? À quelles conditions ?

À mon sens, il y a deux problèmes qui mériteraient une réflexion plus poussée. Il y a d’abord la question de la relation à l’usager : on ne peut pas se contenter de dématérialiser, encore moins sans étude d’impact sur les effets que cette dématérialisation va produire. Le plan “Préfecture nouvelle génération” en est un excellent exemple. La fermeture des guichets en préfecture a eu pour conséquence la création de grandes chaînes de garages automobiles qui proposent de faire votre carte grise – un document essentiel, obligatoire – pour 50€, avec option de paiement en trois fois sans frais. Cela en dit long sur les publics qui sont affectés. Des initiatives comme France Services offrent un premier niveau de réponse : remettre l’État partout dans le territoire, avec une logique de guichet unique polyservices. Tout le nœud est là. Il peut y avoir dématérialisation des services publics si on met le paquet sur un accueil physique de qualité qui accompagne les gens.

Cela rejoint un problème plus large : la séparation entre les politiques publiques et le numérique. Dans la tête des décideurs publics, cette séparation est très présente. D’abord on décide, puis on demande aux cabinets de conseil et aux SSII de produire ce qu’on a décidé. Pour la dématérialisation, c’est le même principe. On prend une démarche administrative existante, et on la dématérialise. C’est un classique de la science politique : entre la décision et l’application, il y a mille strates qui vont créer une différence entre les deux. Je pense qu’on sous-estime le numérique. Il y a cette impression qu’une fois qu’on aura exprimé le besoin, le jouet numérique qui va en sortir va servir tout de suite. De la même façon, beaucoup trop de décideurs publics pensent que de simples solutions numériques vont apporter des solutions à des problèmes sociaux complexes, pour reprendre la thèse du livre de Daniel Greene, The Promise of Access. La martingale, la killer app, fusse-t-elle connectée ou artificiellement intelligente, qui va apporter une solution exogène à l’administration, n’existe pas. Il faut privilégier le numérique instrumental au service de la politique publique. C’est une approche en continu qui intègre une réflexion à la fois sur les effets pervers potentiels et sur l’accompagnement des utilisateurs finaux, qu’ils soient internes à l’État ou externes, une approche qui doit être intégrée dès la première phase de conception et à tous les niveaux de décision. 

Mon combat, c’est de mettre fin au désencastrement entre le numérique et la politique publique. Aujourd’hui, quand on met en place une politique publique, il y a toujours une déclinaison numérique à un moment et à un endroit. De la cathédrale algorithmique complexe, au simple formulaire que devra remplir l’usager. Si on ne garde pas une maîtrise et une compétence publiques, le décideur public, qu’il soit ministre ou chef de service, va se retrouver dépossédé de sa capacité de décision, tout comme l’usager va se retrouver dépossédé de sa capacité d’appropriation de son parcours. Il faut aussi bien accompagner l’usager à faire sa démarche qu’il faut garder une maîtrise publique du numérique. Et il faut systématiquement penser la politique publique dans les plis numériques qu’elle va prendre, et qui vont contraindre son application. 

L’action publique pâtit de la métaphore de l’État-plateforme. D’abord nécessaire, pour extraire l’Etat de son approche délégataire et distante du numérique, c’est une métaphore aujourd’hui assez dysfonctionnelle. La plateforme, dans son sens étymologique, pure et parfaite n’existe pas, on ne passe pas du train à la plateforme sans obstacles. Je reprends là une analogie du sociologue Tarleton Gillespie qui liste 4 impensés de la plateforme qui la rendent inopérante dans notre cas : « la plateforme n’est pas responsable du passager ». Et derrière chaque plateforme, son lot de travailleurs du clic, de biais de conception, de coupe-fils… Il faut qu’on arrive à montrer tous les chemins de traverse qu’on prend quand on fait du numérique. Ce n’est pas grave de prendre ces chemins, c’est même très bien puisque c’est l’occasion de poser nos règles, nos conditions et de poser un modèle pour le numérique qui soit éthique et républicain. Cette métaphore a été très utile dans la transformation numérique de l’État et dans la façon de conduire et d’aborder des projets numériques. Il est néanmoins temps d’entrer dans un nouveau paradigme beaucoup plus encastré, avec une vision politique du numérique et avec l’intention du politique et de l’administration intégrée au cœur de la conception des objets numériques.

VV – En 2021, la France élabore son nouveau « plan d’action pour un gouvernement ouvert », dont les principes fondamentaux sont la transparence, l’ouverture et la collaboration avec la société civile dans la conception, la production et l’évaluation des politiques publiques. Ça donne quoi, chez SoNum ?

À titre personnel, c’est une de mes marottes, car je viens du milieu de la civic tech. Aux côtés d’autres personnes engagées, je me suis longtemps battu, de Taïwan jusqu’à Paris, pour pousser les sujets de la transparence budgétaire et de l’open data. 

Quand on est de l’autre côté de la barrière, ce n’est pas si simple. Cela demande énormément de travail, et l’application à soi-même des principes que l’on prêche pour les autres. En cohérence avec l’ensemble de nos collègues et de notre hiérarchie, nous cherchons à être plus transparents avec les données publiques et l’utilisation des fonds publics. 

Le Président de la République s’est d’ailleurs engagé sur la publication des données du plan de relance. Maintenant, c’est à nous de réfléchir à la manière de rendre ces données intelligibles, et de chercher les alliés capables de nous aider dans cette démarche. À côté de cela, si on revient sur la question de la réplicabilité, nous réfléchissons à la manière de rendre les documents administratifs (cahiers des charges, conventions, etc.) ouverts et publics dans une sorte de centre de documentation, pour qu’ils puissent être utiles à d’autres acteurs. 

Par ailleurs, l’OGP ne concerne pas uniquement la transparence et l’open data. C’est aussi associer des partenaires et rendre pérenne des gouvernances partagées, au-delà de la comitologie. Il faut inclure ces méthodes de concertation dans notre droit commun. Numérique En Commun[s] ne doit pas uniquement être un lieu de réflexion commune, il doit permettre d’aller plus loin en nourrissant la manière de prendre des décisions. 

VV – Il paraît que tu es intarissable, y compris tard dans la nuit, sur Decidim, le projet open source de plateforme de consultation citoyenne  de la mairie de Barcelone. Même s’il fait jour, un petit mot dessus ? 

(Rires) Il fallait me dire qu’on repartait pour une heure ! Je suis un très grand fan de Decidim. Je les ai rencontrés très tôt dans la conception du projet, avec mes complices de Code for France et Democracy Now. Dans le cadre des réflexions menées par le Labo Société Numérique, nous avons écrit de longs articles sur le modèle économique et la gouvernance de Decidim. C’est un exemple de projet très inspirant pour nous. Il part d’une volonté publique de créer un logiciel de participation citoyenne, avec un investissement plutôt sobre d’1M€. La mairie a choisi de confier la gouvernance du commun numérique à une fondation, et d’intégrer plein de petites entreprises locales dans le développement du logiciel. 

Ensuite, Decidim a pris son essor à l’échelle européenne. La fondation dispose d’une gouvernance qui lui permet de décider quelles modifications de code développées dans des pays partout en Europe sera intégrée à la brique principale, à savoir le dépôt de code initial. De nombreux acteurs publics locaux participent à l’investissement en R&D de ce projet, ce qui en fait un commun numérique qui grossit à l’échelle européenne. L’investissement public est vertueux car il est cumulatif – c’est mieux que d’acheter plein de licences d’un logiciel propriétaire, chacun dans son coin. 

C’est tout de même un projet qui a été créé par des universitaires avec une logique qui essaie de contraindre la transparence et l’équité au sein même du code. Il y a une vraie réflexion sur les valeurs du logiciel et les processus de démocratie citoyenne. C’est un peu le wordpress de la démocratie citoyenne, avec des modules très fins. Ainsi, à la fois dans la philosophie de la conception et dans le modèle économique mis en place, c’est très vertueux, notamment pour concilier des acteurs très différents. Un véritable commun, qui accompagne nos réflexions. 

D’ailleurs, nous utilisons Decidim pour le budget participatif qui vise à répartir l’enveloppe du plan de relance dédiée à l’outillage numérique des collectivités opérée par l’Incubateur des Territoires.

VV – Ça donne des idées pour un numérique à l’européenne, tout ça, non ?

C’est effectivement ce type de projet qui nous permettrait de changer de braquet et de penser et agir à l’échelle européenne. J’ai beaucoup échangé avec le directeur numérique de l’État fédéral belge, qui met à disposition Decidim pour les collectivités belges et qui a beaucoup investi dans le projet. Nous échangions au sujet de la gouvernance avec les Espagnols en s’interrogeant sur l’intérêt de créer une structure européenne pour la gouvernance de ce commun numérique, pour maximiser l’investissement, la R&D et le partage d’évolutions technologiques.

Très schématiquement, la branche principale du logiciel Decidim est maintenue par une fondation à Barcelone. Les parties prenantes votent pour les modifications du code sources faites par les différents acteurs publics et privés qui modifient le logiciel pour leurs usages, issues de leurs différents forks. Celles-ci sont ensuite intégrées à la version commune. Transposer cette logique à un niveau européen, avec plusieurs acteurs publics qui investissent dans un commun qui s’améliore de façon continue, avec une vraie gouvernance qui concilie les évolutions du logiciel, plutôt que chacun achète dans son coin une licence ou fasse développer telle fonctionnalité additionnelle, ce sera un vrai atout 

Si on veut créer un numérique à l’européenne, il va falloir qu’on passe par ce niveau de coopération : créer des communs numériques avec une gouvernance à l’échelle de l’Union Européenne. 

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Agir avec Bruno Latour (1) – Ré-apprendre à faire territoire

Temps de lecture : 8 minutes

Pour réfléchir aux « métamorphoses de l’action publique », un petit groupe d’agents publics, designers, chercheurs et praticiens politiques se réunit régulièrement à l’invitation de Vraiment Vraiment. Le 9 mars, ce groupe a eu le plaisir d’échanger avec Bruno Latour, Maÿlis Dupont et Baptiste Perrissin-Fabert pour chercher les ponts et le commun entre la pensée et les actions de Bruno Latour et de ses complices, et celles du groupe et de ses membres. Nicolas Rio et Mathilde François, de Partie Prenante, en ont tiré ce texte, peut-être le premier d’une série « Agir avec Bruno Latour ».

Mardi dernier, à l’invitation de Romain Beaucher et de Vraiment Vraiment, nous avons eu la chance d’engager la discussion avec Bruno Latour sur les nécessaires transformations de l’action publique face à ce qu’il appelle le « Nouveau Régime Climatique ». Les échanges ont ouvert l’appétit, tant la pensée de Latour interpelle notre lecture habituelle de l’Etat, de la société et de la transition écologique. Mais ils laissent aussi sur sa faim. Deux heures d’échanges à batons rompus, c’est bien peu pour passer de la théorie à la pratique !

C’est pourtant l’objectif.  En s’impliquant dans le débat public, Bruno Latour ne se contente pas de renouveler nos grilles de lecture théoriques ; avec ses deux derniers livres, il entend nous aider à s’orienter. Et si on poursuivait la réflexion à l’écrit, pour imaginer ce que voudrait dire « agir avec Bruno Latour » (en écho à la publication Le cri de Gaïa, penser avec Bruno Latour) ? 

Nous nous sommes prêté au jeu, en essayant de clarifier comment la pensée de Latour constitue une ressource pour l’action (publique) et esquisser d’autres questionnements (plus ou moins) opérationnels. Il s’agit d’une lecture subjective, ancrée dans une pratique professionnelle de conseils en coopérations territoriales auprès des collectivités locales et alimentée par les échanges du groupe réuni par VV sur les métamorphoses de l’action publique. Ce papier est à prendre comme un work in progress, écrit à tâtons (c’est le problème des grands penseurs, on n’est jamais sûr de bien les comprendre). Comme une invitation à poursuivre la série : et vous, comment vous agissez / agiriez après avoir lu Bruno Latour ?  

Déplier nos liens de subsistance pour éviter le piège du hors-sol… et du localisme

« Territoire de subsistance » : c’est cette formule qui résumerait le mieux en quoi la pensée de Latour constitue une ressource pour notre travail de consultants et le dialogue qu’on tisse avec les collectivités. Elle nous aide à penser la juste place du local et des territoires, sans tomber dans le piège de croire à leur autonomie totale.

A travers cette formule, Latour élargit notre compréhension des territoires en passent d’une définition cartographique et administrative (« fait territoire tout ce qu’on peut localiser sur une carte en l’entourant d’un trait ») à une définition « éthologique : dites-moi de quoi vous vivez, et je vous dirai jusqu’où s’étend votre terrain de vie » (Où suis-je ?, p. 95). Ce renversement devrait inspirer les nombreux diagnostics que lancent les collectivités au moment d’élaborer leur projet de territoire. Le but n’est pas d’avoir une photographie la plus objective possible de ce qu’il y a à l’intérieur d’un périmètre, mais de dresser la « liste des interactions avec ceux dont on dépend », quels qu’ils soient et où qu’ils soient. Latour souligne l’importance de ce travail de description lent et difficile, au croisement entre l’individuel et le collectif, pour tirer l’ensemble des fils qui participent à notre (sur)vie et observer la géographie en réseau qui s’en dégage. Il l’a d’ailleurs testé, sous forme d’ateliers expérimentaux à Saint-Junien et à la Châtre, au croisement entre les arts vivants et l’éducation populaire. Ou comment la théorie de l’acteur-réseau devient une boussole à mettre dans le main de tout élu local  !

Cette définition a le mérite de montrer qu’il est impossible de réduire un territoire à un périmètre géographique, avec une démarcation nette entre un dedans et un dehors. Latour n’est pas le seul à l’affirmer, d’autres l’ont dit avant lui (on pense aux travaux de Daniel Béhar, Philippe Estèbe et Martin Vanier, ou Laurent Davezies et Magali Talandier sur les systèmes territoriaux, ou encore ceux de Sabine Barles sur les métabolismes urbains). En introduisant la notion de « subsistance » en lien avec la question climatique, Latour rend cette vision encore plus actuelle, et plus tangible à l’échelle individuelle. Il souligne aussi que l’attention au sol et à la terre ne peut se réduire à une certaine fascination pour le local : « Atterrir ce n’est pas devenir local – au sens de la métrique usuelle – mais capable de rencontrer les êtres dont nous dépendons, aussi loin qu’ils soient en kilomètres. » (Où suis-je ? p. 96). Comme tout organisme vivant, les territoires sont une entité « hétérotrophes » nous dit Latour, c’est-à-dire qu’ « ils dépendent d’autres formes de vie pour exister ». Il serait donc vain d’en rechercher l’autonomie complète.

Un autre apport de Latour pour les politiques territoriales consiste à dépasser la notion « d’environnement », qui conduirait à dissocier le territoire comme réalité physique (« naturelle ») et le territoire comme réalité humaine (« artificielle »). La notion de « zone critique » souligne au contraire leur imbrication… et sa fragilité. Les territoires sont une composition entre une multiplicité de vivant qui doivent cohabiter au sein d’une zone critique (cette fine couche allant du sous-sol à l’atmosphère, qui rend la vie possible). Les humains ne sont qu’un des occupants parmi d’autres de cet écosystème vivant et fragile, en permenante recomposition. Et ils sont comme les autres, confrontés à la nécessité de maintenir l’habitabilité de cette zone critique de plus en plus mise à mal, pour permettre à la vie de perdurer. « On ne peut plus s’échapper, mais on peut habiter d’une autre façon le même lieu, ce qui fait reposer toute l’acrobatie sur les nouvelles manières de se situer autrement au même endroit » (Ou suis-je ? p71)

Reprendre la carte en main pour réussir à se repérer

Pour résumer, on pourrait retenir trois principes d’action à partager avec les collectivités locales pour engager ce travail d’auto-description collective :

  • Accepter de se laisser désorienter pour regarder dans toutes les directions et y rechercher des indices. Avant de sortir la boussole proposée par Latour, il faut d’abord assumer d’être un peu perdu. « Où sommes-nous ? » : la question n’est plus une évidence, quand la globalisation est venue brouiller notre géographie de subsistance et que l’anthropocène fait que la terre s’effrite sous nos pieds en remettant en cause les conditions d’habitabilité de chaque morceau de territoire. En somme, Bruno Latour nous invite à éteindre notre GPS (qui nous dit où aller sans nous permettre de savoir où on se trouve : dans 300m, prenez à droite et restez sur la voie de gauche) et à reprendre une bonne vieille carte IGN (quels sont les éléments du territoire environnant qui pourraient nous aider à savoir où nous nous trouvons ?). 
  • Partir de notre quotidien pour suivre les relations de subsistance sur lesquelles il repose, pour voir ensuite les géographies que cela dessine. Pour tracer nos territoires, il nous faut donc repartir de nos besoins primaires (se nourrir, se loger, se vêtir…) puis remonter progressivement (« de proche en proche ») leurs chaînes d’approvisionnement. D’où viennent les boites de conserves que j’achète dans mon supermarché ? Qui a fabriqué la laine de mon pull et qui l’a mélangé à du polyesther ? Un travail d’enquête qui peut emmener loin du territoire de départ, qui n’est pas sans rappeler le film Louise-Michel de Kervern et Delépine, quand une ouvrière du textile cherche désespérement à mettre la main sur le responsable de la fermeture de son usine. La notion d’empreinte carbone comme celle de métabolisme urbain aident à outiller ce travail, en donnant à voir le poids des émissions importées et l’ampleur des connexions que la globalisation a longtemps cherché à invisibiliser. Le confinement du printemps dernier en a donné un premier aperçu, tout comme l’incendie du serveur OVH au moment où j’écris ces lignes : je ne pensais pas que ma vie numérique dépendait d’un entrepôt strasbourgeois). 
  • Prendre conscience de la diversité des acteurs dont on dépend, et la rendre visible. Voilà l’enjeu de tout diagnostic territorial, quel que soit le sujet abordé. Le but n’est plus de construire des agrégats statistiques et d’en mesurer les variations, mais de déplier une chaîne de subsistance composée de plusieurs maillons (qui peuvent être plus ou moins nombreux, et plus ou moins distants). Cette description redonne toute sa force politique au travail de diagnostic. D’une part, elle suppose d’assumer une certaine fragilité : mon territoire dépend des autres, tout comme ceux qui l’occupent. D’autre part, elle crée des obligations nouvelles : « Si vous avez enregistré avec peine ces formes de vie, c’est qu’elles mordent sur la description et qu’elles vous engagent à les prendre en considération. (…) Plus votre description devient précise, plus elle vous oblige » (Où suis-je ?, p. 96).

Décrire nos territoires de subsistance. Et après ? 

Ces principes posés, trois questions demeurent comme autant de difficultés pour passer à l’action. La première porte sur les consignes proposées par Latour pour décrire le territoire de subsistance. Latour invite chacun à faire la liste de ce dont il dépend, c’est-à-dire ce qui lui permet de subsister. Ne faudrait-il pas aussi effectuer la réciproque : quels sont les vivants qui dépendent pour subsister du territoire que j’occupe au quotidien ? Cette question nous semble encore plus forte dans sa capacité d’interpellation des collectivités et de la population d’un territoire. Elle montre que ce n’est pas qu’une question de vulnérabilités (« je dépends des autres ») mais aussi de responsabilités (« d’autres dépendent de mon territoire, et de ma capacité à en prendre soin »). Elle invite à élargir les acteurs en présence aux autres vivants avec qui nous devons (ré)apprendre à cohabiter sur la zone critique. Cela renvoie à la notion d’inter-dépendances mise en avant par Baptiste Morizot, pour souligner l’importance d’inventer de nouvelles pratiques diplomatiques inter-espèces… et inter-territoires !

La deuxième question est d’ordre pratique, et nous accompagne dans nombre de nos missions auprès des collectivités. Supposons qu’on arrive à cartographier nos territoires de subsistance : que faire de cette cartographie ? Comment la gouverner collectivement ? Et là les écrits de Latour apportent peu de réponses (les chercheurs sont surtout là pour nous poser des questions, nous direz-vous). Ca donne pourtant envie de savoir comment cette notion de subsistance apporte un cap à la gouvernance inter-territoriale défendue par Martin Vanier depuis une décennie (reprise par les collectivités avec les contrats de réciprocité et le mot d’ordre « alliance des territires »). Peut-on reprendre prise sur nos relations de subsistance pour en faire « des liens qui libèrent » ? L’exemple des Associations pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne apporte une piste intéressante pour le passage à l’action. L’objectif des AMAP consiste en effet à assumer l’interdépendance entre un paysan et des consommateurs dans leur subsistance réciproque, et à la contractualiser en s’engageant sur l’année pour partager les risques de récoltes aléatoires. Les AMAP ne cherchent pas à revenir à une agriculture vivrière, elles assument le partage des rôles entre des « mangeurs » et des paysans. Elles ne visent pas non plus l’autonomie territoriale : de nombreuses AMAP ont des partenariats avec des paysans situés à plusieurs centaines de kilomètres. L’intérêt des circuits courts repose moins sur la proximité géographique, que sur la suppression des intermédiaires pour rendre (à nouveau) tangible ces situations d’interdépendances. Une AMAP contribue à relier deux lieux distincts pour montrer qu’ils forment un même territoire de subsistance. Et voilà que des citadins parisiens deviennent préoccupés par les conditions météo du sud de la Seine-et-Marne et de ses conditions d’habitabilité pour la faune et la flore. Crue de la Seine, gel tardif, invasion des altises du fait de la sécheresse…

La troisième question est plus problématique, dans le passage de l’individuel au collectif. Car à la question posée par Latour (« de quels acteurs / quels territoires dépendez-vous pour subsister ? »), chaque habitant risque d’apporter une réponse différente. On peut être voisins tout en ayant des modes de consommation opposées : entre le retraité qui cultive son potager, le cadre d’industrie qui fait ses courses sur Amazon et le jeune couple qui fréquente le drive fermier tout en renouvelant son smartphone chaque année, ces trois géographies se recoupent peu. Que reste-t-il de commun dans la cohabitation de « terrains de vie » aussi différenciés ? Quelle est la capacité du (pouvoir) local à organiser l’alignement de ces géographies de subsistance ? La question explique peut-être la préoccupation croissante à créer du commun à l’échelle locale. Elle apporte en tout cas un nouveau regard sur le « projet de territoire », en montrant que « faire territoire » est une quête sans cesse recommencée. Là aussi, les AMAP constituent un exemple éclairant. Au-delà du lien avec les paysans, ces associations contribue aussi à structurer une « communauté de subsistance » entre une diversité d’habitants d’un quartier qui partagent la même (inter)dépendance auprès d’une ferme et de son maraîcher. Cet exemple pourrait être transposé à d’autres sujets : on voit des initiatives similaires émerger sur la question de l’eau, de l’énergie ou des forêts. De la même façon, les fermetures de commerces, restaurants et équipements durant le confinement ont révélé l’existence de ces communautés de subsistance qui existent à l’état latent autour de chaque point d’approvisionnement. Ces exemples rappellent que le sentiment d’appartenance à un territoire commun n’est pas une affaire de marketing territorial ou de communication institutionnelle (comme le pratiquent nombre de collectivité), mais un enjeu beaucoup plus prosaïque qui passe par la capacité à mutualiser nos interdépendances.