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Agir avec Bruno Latour (2) – Ré-apprendre à faire politique

Temps de lecture : 9 minutes

Pour réfléchir aux “métamorphoses de l’action publique”, un petit groupe d’agents publics, designers, chercheurs et praticiens politiques se réunit régulièrement à l’invitation de Vraiment Vraiment. Le 9 mars 2021, ce groupe a eu le plaisir d’échanger avec Bruno Latour, Maÿlis Dupont et Baptiste Perrissin-Fabert pour chercher les ponts et le commun entre la pensée et les actions de Bruno Latour et de ses complices, et celles du groupe et de ses membres. Après un premier texte publié dans la foulée avec Mathilde François, Nicolas Rio, de Partie Prenante, propose ici une deuxième volet pour “agir avec Bruno Latour”.

En mars dernier, nous avions publié un article avec Mathilde François intitulé « Agir avec Bruno Latour » dans la foulée de la rencontre organisée par Vraiment Vraiment sur les métamorphoses de l’action publique. On y partageait la conviction que la pensée de Latour peut nous aider à s’orienter et à agir dans le nouveau régime climatique.

Neuf mois plus tard, deuxième volet de la série pour passer de la théorie à la pratique, en espérant qu’il donne l’envie à d’autres de prendre la plume. Après les territoires, la démocratie. Car les écrits de Latour encouragent à dépasser les constats fatalistes sur la crise de la démocratie représentative, autant qu’ils mettent en garde sur les limites de la démocratie participative. Ce que je comprends en lisant Latour, c’est qu’il nous faut ré-apprendre à faire politique, au local comme au national, élu.e.s comme citoyen.ne.s. 

Comme le précédent, ce papier est à prendre comme une réflexion en cours et une invitation à engager la discussion. Je ne suis pas un spécialiste de Latour, mais un praticien de l’action publique qui essaie, à tâtons, de voir comment on peut transformer la théorie en pratiques. 

Trouver les maux d’une démocratie mal-entendante

Des muets parlent à des sourds : voilà comment Bruno Latour résume les dysfonctionnements de notre démocratie. Écrit pendant le Grand Débat organisé au lendemain de la crise des Gilets Jaunes, son article dans la revue Esprit explique l’impossibilité du dialogue entre élu.e.s et citoyen.ne.s, du fait de la dépolitisation du débat public.

La formule a le mérite de ne pas pointer un coupable unique, en mettant en vis-à-vis les difficultés de l’État (ou des collectivités) avec celles de la société. Nous l’avions vu avec Manon Loisel lors de notre travail sur les élu.e.s locaux.ales : lorsqu’on parle de crise démocratique, chacun.e est tenté.e de rejeter la faute sur l’autre. Les citoyen.ne.s reprochent à leurs élu.e.s de ne pas les représenter, et d’être en décalage avec leurs aspirations. Et les élu.e.s reprochent aux citoyen.ne.s leur individualisme consumériste et leur désintérêt pour la chose publique (« la preuve, ils ne viennent même plus voter ! »). Latour dépasse cette opposition en montrant que le blocage est double « à l’émission comme à la réception. (…) Ni le « peuple » ne semble capable d’articuler des positions politiques compréhensibles par le gouvernement ; ni le « gouvernement » ne semble capable de se mettre à l’écoute d’une revendication quelconque. » 

Le deuxième intérêt de cette formule consiste à souligner les limites de la démocratie participative, pour compenser les travers du modèle représentatif. Il ne suffit pas d’inverser la logique : que « des muets tentent de s’adresser à des sourds », pas sûr que la discussion en devienne plus audible ! Si le dialogue apparaît impossible, ce n’est pas (seulement) parce qu’il manque des espaces d’échange, mais parce qu’on ne parvient plus à construire une parole politique. « Qu’est-ce qu’une parole engagée ou engageante par opposition à des paroles qui ressemblent à des clics sur un réseau social ? Pourquoi le prix à payer pour les premières est-il si lourd au point qu’elles semblent s’être tout à fait raréfiées ? Mais parce qu’elles ne proviennent aucunement d’un « moi, je pense avec conviction que ». Loin de venir des profondeurs de l’individu, (une parole politique) doit continuer d’aller à la pêche de ce que les autres, plus loin dans la chaîne, en feront. » Parler politique ne peut être qu’un geste collectif : ce qui transforme une prise de parole en acte politique, c’est sa volonté de faire exister un acteur collectif capable d’en faire quelque chose. C’est sa capacité à élargir le « nous » à des personnes qui ne sont pas de la même opinion mais qui appartiennent au même tissu d’interdépendances.

Et c’est là le troisième apport de la réflexion de Latour : faire le lien entre crise de la démocratie et nouveau régime climatique. Si le dialogue entre le peuple et son gouvernement devient si peu audible, c’est que plus personne n’est en mesure de qualifier notre monde commun. Plus que la démocratie, ce qui est en crise selon Latour, c’est la notion même de « société » tant elle est associée au projet moderne : distinction nature-culture qui exclut les non-humains de la (vie en) société, frontières des États-Nations (et des collectivités) structurellement en décalage avec nos territoires de subsistance, construction d’un « appareil d’État » conçu comme un super-ingénieur en charge de la modernisation du pays… Il nous faut donc trouver d’autres moyens de définir ce qui nous unit, et ce qui justifie qu’on se dote d’une puissance publique pour veiller à l’habitabilité de nos territoires.

La formule présente un quatrième intérêt, autour de la place des non-humains dans la question démocratique. Les travaux de Latour nous encouragent à élargir notre repérage des inaudibles. Les muets désignent aussi bien les précaires et les migrant.e.s, que les arbres et les abeilles. Et la COP 2026 nous rappelle que les gouvernements sont aussi sourds pour entendre la colère sociale que les soulèvements de la terre. Inutile donc d’opposer les ami.e.s des bêtes et les défenseurs.ses des humains, car il s’agit du même problème : comment réussir à (faire) entendre toutes celles et ceux qui sont aujourd’hui réduits au silence ? 

Latour ne se contente pas de dresser le constat d’un dialogue démocratique impossible, il explore des outils (presque) opérationnels qui pourraient permettre d’en sortir. Je voudrais ici attirer l’attention sur deux d’entre eux : la cartographie des controverses et les cahiers de doléances

Les controverses pour remettre en mouvement la vie démocratique

Dans un monde de l’action publique structurée par l’injonction au consensus, l’approche par les controverses proposée par Latour apporte une bouffée d’air. Et si, au lieu de formuler des orientations générales, les projets de territoire se focalisaient sur la cartographie des controverses et leur mise en débat ? Cartographier une controverse, c’est partir de chaque point de friction de notre vie collective pour en repérer la diversité des parties prenantes, décrypter les arguments et les instruments qu’elles mobilisent, suivre les coalitions qui se forment (et se déforment) au gré des débats. C’est replacer l’incertitude au cœur de la démocratie, en sortant de la dissociation artificielle entre la science (qui serait en charge de dire le vrai) et la politique (qui serait en charge de dire le bon).

C’est surtout prendre conscience que la ligne de compromis ne cesse d’évoluer, en fonction notamment de la façon dont on formule le problème. C’est ce travail qu’on entreprend chaque printemps avec des étudiant.e.s de Sciences Po dans le séminaire « les mots d’ordre de l’action publique locale » animé avec Manon Loisel. Attractivité, lutte contre l’étalement urbain, revitalisation des villes moyennes… À chaque fois, on tente de déplier toutes les divergences qu’il y a derrière des mots d’ordre apparemment consensuels, pour tracer la transformation des politiques publiques et la recomposition des acteurs en présence. 

De la régulation des pesticides à la densification urbaine en passant par la décarbonation de l’économie ou la gestion des pénuries d’eau : l’action publique est pleine de controverses ! Mais le plus souvent, celles-ci échappent à la vie démocratique. Soit les controverses sont cantonnées à un débat d’experts dans des espaces feutrés, soit elles virent au conflit dans lequel la délibération peine à trouver sa place. Et quand les citoyen.ne.s sont saisi.e.s, ils.elles le sont sur des questions à la fois très générales et très cadrées, en faisant comme si la controverse n’existait pas. Le Grand Débat initié par Emmanuel Macron est l’archétype de cet art de l’esquive. La Convention Citoyenne sur le Climat aurait pu à l’inverse être un bon espace de mise en débat démocratique de la controverse sur la taxe carbone (reformulée en « Atteindre une baisse d’au moins 40% des émissions de carbone dans un esprit de justice sociale »). Mais les productions de la CCC ne nous disent rien (ou si peu) des désaccords qui ont agité ses membres et de la recomposition des lignes de clivage en son sein. Pourtant, comme le dit Pierre Charbonnier, l’écologie ne nous rassemble pas, elle nous divise. Ou plutôt, elle fait les deux en même temps ! Et c’est tout l’intérêt de la cartographie des controverses que de rappeler que les parties prenantes ont beau défendre des positions divergentes, elles appartiennent toutes au même problème. C’est le problème qui fait le public, ne cesse de répéter Latour en citant John Dewey.

Dans nos missions auprès des collectivités, c’est par la technique du débat mouvant qu’on parvient à réintroduire (un peu) de controverses. Le principe est simple : soumettre une proposition potentiellement clivante, en invitant les participant.e.s à prendre position physiquement (d’un côté les pour, de l’autre les contre) puis à échanger des arguments en laissant chaque personne libre de changer de position au fil du débat. Au-delà du contenu des échanges, le débat mouvant oblige les organisateurs à identifier les sujets de controverses et à en trouver la bonne formulation. On retrouve cette logique dans le format « tribunal des générations futures » initié par la revue Usbek et Rica, qui reprend les codes de la Justice pour structurer la controverse.

Des cahiers de doléances aux États Généraux

Pour repolitiser notre vie démocratique, Latour propose un second outil : l’élaboration des cahiers de doléances. Si Latour fait référence à cet exercice qui a précédé les États Généraux de 1789, c’est qu’il y voit un processus de construction de la chose publique (et donc un préalable indispensable à la République). Ce qui compte, c’est le travail d’écriture collective mené dans chaque canton pour définir des revendications communes à partir d’une description du territoire de subsistance. Au fond, on en revient au principe de l’éducation populaire (qu’elle se fasse sur les ronds-points ou au sein d’associations). En transformant des difficultés individuelles en indignations collectives, la discussion crée un lien politique entre les personnes qu’elle implique. « L’étrange propriété des énoncés politiques » nous dit Latour, « c’est qu’ils ont pour tâche –éminemment provisoire, risquée, fragile – de produire ceux qui les énoncent ! ». 

Ce lien politique ne s’arrête pas là, car tout l’enjeu de l’éducation populaire consiste à rendre possible la rencontre des personnes confrontées à un même problème avec d’autres personnes/institutions potentiellement en capacité de modifier cette situation, pour montrer qu’en dépit de leurs intérêts divergents, elles appartiennent à un même collectif. D’une certaine manière, on peut considérer que les rapports du GIEC et de l’IPBES sont l’équivalent des cahiers de doléances du nouveau régime climatique. En mobilisant les instruments scientifiques pour se mettre à l’écoute des non-humains, ils s’attachent à décrire leurs conditions d’existence et à qualifier leurs besoins d’action publique. En ce sens, ils contribuent à introduire les écosystèmes vivants à la table des négociations et à en faire des « citoyen.ne.s-capables-d’expression ».

C’est là qu’on aurait envie de pousser la proposition de Latour un cran plus loin, en essayant d’imaginer à quoi ressembleraient les États Généraux du nouveau régime climatique. Il avait bien essayé en 2015, avec la simulation de la COP21 intitulée « Make it work », où les délégations de l’Amazonie, des pôles ou des peuples aborigènes côtoyaient celles du Brésil, de la France ou des États-Unis. Mais le ton très policé de ce « théâtre des négociations » apparaissait bien pâle face à l’atmosphère des États Généraux de 1789, si bien restituée par Joël Pommerat dans sa pièce Ça ira, fin de Louis. Qui pour convoquer les États Généraux du nouveau régime climatique et qui pour y siéger ? Quel est aujourd’hui l’équivalent du Tiers États qui n’est rien mais qui aspire à devenir quelque chose ? La pièce de Pommerat rappelle que la tension des États Généraux ne fonctionne que parce qu’on ne connaît pas la fin : impossible d’écrire l’histoire si l’issue est donnée d’avance. 

Rendre la parole aux muets… et rendre l’ouïe aux sourds ?

La proposition des cahiers de doléances amène une seconde réserve. Lorsqu’on parle de crise démocratique, la plupart des propositions visent à « donner la parole aux muets » en favorisant l’expression citoyenne. Mais qu’en est-il des sourds ? Travailler la capacité d’écoute des élu.e.s et des institutions publiques apparaît pourtant comme une condition sine qua non pour rendre le dialogue possible. On peut même faire l’hypothèse que faire parler les muets sans rendre l’ouïe aux sourds ne ferait qu’accentuer la défiance dans la démocratie (hypothèse confirmée par la plupart des démarches participatives laissées sans suite).

Rendre les sourds entendant : plus facile à dire qu’à faire ! Sans avoir de solution miracle, je vois trois pistes à explorer :

  • La première porte sur l’importance des témoignages dans la vie démocratique, et la nécessité de renforcer leur place dans l’action politique. Le mouvement #metoo illustre la puissance politique du témoignage vécu, quand le récit à la première personne entre en résonance avec d’autres. La Commission Sauvé sur les violences sexuelles dans l’Église a montré que la méthode pouvait être répliquée dans un cadre plus institutionnel. C’est par sa capacité à combiner écoute des victimes et analyse quantitative que la CIASE est parvenue à rendre incontestable la dimension systémique du problème. Reprise par la Commission sur l’inceste, cette attention au témoignage des victimes permet de déplacer la responsabilité du problème. « On dit beaucoup qu’il faut parler, aller porter plainte… On le fait ! Mais le problème, c’est que personne n’écoute » relate une des personnes auditionnées. Et si on transposait cette méthode sur d’autres sujets, de l’état des services publics à la lutte contre les pesticides ? Et si on remplaçait les auditions d’expert.e.s par des témoignages d’expériences, quels en seraient les effets sur le débat politique et l’action publique ?
  • Une deuxième piste concerne le rôle des instances de médiations pour fluidifier le dialogue entre les citoyen.ne.s et la puissance publique (qu’elle soit incarnée par ses élu.e.s ou ses administrations), face à la saturation des guichets. La montée en puissance du Défenseur des Droits souligne la nécessité d’avoir des tiers pour faire entendre les protestations légitimes de citoyen.ne.s confronté.e.s à la surdité des institutions. Elle démontre aussi l’enjeu de combiner travail d’objectivation et prise en compte des ressentis subjectifs pour parvenir à créer une qualité d’écoute. C’est en tout cas l’enseignement qu’on tire du travail mené sur les sentiments d’injustice avec la Métropole de Lyon
  • La troisième piste consiste à transformer le fonctionnement des instances démocratiques. Des Conseils municipaux aux séances de l’Assemblée Nationale, les espaces délibératifs officiels sont souvent réduits à une fonction de caisse enregistreuse. Si les « représentants du peuple » continuent de s’exprimer dans ces Parlements, cela donne surtout le sentiment que nos élu.e.s sont condamné.e.s à s’écouter parler (parfois à leur corps défendant). Transformer l’expression politique en parole d’écoute, voilà sans doute le principal défi de notre démocratie. Ré-apprendre à faire politique vous disiez ?

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Après le service public

Temps de lecture : 13 minutes

En mars, la gendarmerie nationale s’est vue remettre le « prix de la relation client », aux côtés de Toyota, Boursorama, la MAIF et Total, par le cabinet de conseil Bearing Point. Le Ministre de l’Intérieur a immédiatement salué cette distinction, par un tweet[1]. Début avril, la Direction interministérielle du numérique (DINUM) a organisé sur trois jours un événement sur le thème « l’Etat centré usager, c’est possible !», attirant plusieurs centaines d’inscrits. Sans présumer du mérite des gendarmes ni nier que le numérique public gagnerait à mieux prendre en compte ses usagers, ces deux événements nous ont interpellé : il ne va pas de soi qu’un Ministre ne trouve rien à redire à l’assimilation des citoyens à des « clients », ni qu’une direction interministérielle affiche que la vocation de l’Etat est de se centrer sur des « usagers ». 

Ce glissement apparemment anodin, à l’œuvre au moins depuis 2007, nous semble mériter discussion. 

Le décalage est fort entre la vocation de certains « services » publics et l’idée d’un service rendu à une personne – un client. Prenons les gendarmes et mettons que leur mission puisse être résumée, peu ou prou, par la préservation des conditions de la vie en commun sur certaines parties du territoire national, la protection des plus vulnérables et la participation à la « tranquillité publique ». On se moque alors un peu de savoir combien de temps on attend à l’accueil de la gendarmerie, ou si on nous y offre un café.  Nous sommes en revanche très intéressés par l’évolution du nombre de crimes et délits du territoire, au nombre d’enquêtes élucidées ou à la capacité à recueillir les plaintes de femmes victimes de violence dans un cadre sécurisant (par exemple). Autant d’objectifs qui rentrent mal dans une « relation client » calquée sur les vendeurs de téléphone ou d’assurances. 

En parlant ainsi de « relation client », on banalise le « service » public. Ce n’est pas un hasard si on trouve dans l’histoire un cabinet de conseil en stratégie et management : c’est précisément cette banalisation qui justifie leurs prestations indifférenciées entre public et privé (la technique, la gestion, le bon sens, l’optimisation, etc.) et leurs honoraires. Or, il y a bien peu de choses communes entre les missions et les principes du service public et les activités servicielles. A commencer, bien sûr, par l’universalité et l’égalité qui devrait guider le secteur public, là où un prestataire de service privé est libre de choisir ses clients. Il est plus facile de faire une appli bien jolie bien fluide bien notée quand vos utilisateurs sont 1/ solvables 2/numériquement à l’aise. 

Et puis, dans cette « relation client », quelque chose gratte l’oreille, démange la compréhension. Il est toujours utile de faire un détour par l’étymologie. « Client » vient du latin cliens (serviteur, vassal, protégé), du verbe cliere (obéir). Pas joli joli, pour parler de la relation entre l’Etat (le service public) et les citoyens. De plus, tout comme l’usage plus contemporain du terme client, qui marque la distinction entre un fournisseur et un preneur, cette étymologie brouille les pistes, cache plus qu’elle ne révèle la relation profonde (et ambivalente) qu’entretiennent les citoyen-ne-s avec l’action publique (« l’Etat, c’est moi ! »).

Est-ce si grave ? On vous épargne la citation apocryphe de Camus selon laquelle « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » (ah, tiens, non, on ne vous l’a pas épargnée, pardon.), mais il nous semble tout de même qu’il y a suffisamment de f(i)louterie dans l’air pour ne pas considérer que tout se vaut, qu’on pinaille en refusant que les mots se substituent les uns aux autres impunément et qu’un chômeur est le client de Pôle emploi ou qu’un malade du covid est client de l’hôpital. Et si tout cela était le symptôme d’une certaine confusion, plus ou moins volontaire, sur le sens de l’Etat et du « service » public ?  

Prenons, à titre d’exemple supplémentaire, le site « Résultats services publics », mis en ligne en juin 2019. Son ambition est de « refléter au mieux la qualité de service des différents services publics, tels qu’ils sont rendus ». Passons ici sur la profusion problématique d’indicateurs, dans le public comme dans le privé, dont les agents publics et leurs partenaires crèvent (parfois, littéralement).

Ce qui est mesuré et affiché sur ce site démontre une conception particulière des objectifs des « services » publics. Voyez un peu : pour juger des résultats de la police, on ne mesure pas le niveau de sécurité, de tranquillité ou de confiance d’un quartier, mais le « délai d’intervention » et le taux d’obtention d’un rendez-vous dans les 10 jours (sic). Pour l’enseignement agricole, on ne mesure pas l’adéquation entre les compétences des nouvelles générations et les défis alimentaires et environnementaux, mais…la réussite aux examens. Idem pour l’Éducation nationale. Pour l’administration pénitentiaire, on mesure le « taux de satisfaction de la qualité de service rendu » (sic) et le « taux des réservations de RDV parloirs effectuées à la borne dédiée » (re-sic).

Si certains de ces indicateurs peuvent avoir de l’intérêt, en faire l’aune à laquelle mesurer l’efficacité des services publics paraît, disons, décalé. A minima, on confond ici finalités (le site s’appelle « résultats ») et moyens. Plus encore, chercher à mesurer ainsi ministère par ministère (à peu près) empêche de penser (et donc détruit) les liens de dépendance qu’entretiennent entre eux les services publics : la sécurité et le sentiment de sécurité, par exemple, se construisent au moins autant via l’école, l’accès aux droits sociaux et les associations d’éducation populaire correctement financées, que par la police. Les « compter » séparément revient à nier la complexité du réel et à affaiblir l’action publique qui, justement, est la seule à pouvoir penser et favoriser ces liens. 

Considérant les exemples qui précèdent comme symptomatiques d’une crise sémantique qui est aussi politique[2], risquons une hypothèse de travail. Le terme de service public est abîmé par des années de réforme de l’Etat sauce « nouveau management public ». Il souffre d’une homonymie irréparable avec un secteur des services lui-même en proie à bien des tourments. Il sert de refuge un peu paresseux à la phraséologie de tract de gauche (comme de droite, parfois, au gré des équilibres politiques nationaux/locaux) – on en veut « plus », on veut y « réinvestir massivement », on n’en peut plus de la « destruction de notre patrimoine commun ». Dans ce contexte, le terme de « service » public empêche de bien penser, et donc de bien agir, à un moment où pourtant le « nouveau régime climatique » (B.Latour) devrait nous presser à imaginer les organisations publiques dont nous avons besoin[3]

Entendons-nous bien : il existe toute une littérature de qualité sur les spécificités de la « relation de service » dans la sphère publique[4], et le combat de celles et ceux (agents publics, maires ruraux, collectifs citoyens…) qui veulent « plus de service public » est parfaitement légitime.

 Mais ce dont nous avons besoin aujourd’hui, collectivement, et donc ce que nous doit la puissance publique (ce que nous nous devons à nous-mêmes), dépasse sans doute un « service », fut-il public. La violence des chocs économiques, sociaux, politiques et sanitaires qui percutent/vont percuter les territoires et les personnes les plus vulnérables, l’ampleur des changements à conduire à un rythme plus que soutenu dans notre appareil productif et nos comportements, la nouveauté et l’urgence du défi qui consiste à réinsérer l’humanité dans le vivant, l’impatience et l’ambivalence de chacun-e d’entre nous face à ce qui nous attend, le besoin d’imaginer, concevoir, faire vivre des communs de toutes natures… Rien de tout cela n’est vraiment abordable par le prisme du « service » dont on mesurerait l’efficacité via des « taux de satisfaction » (agrégés à partir d’une borne de boutons-smileys). Rien de tout cela ne sera résolu par des interfaces numériques plus user friendly (ça n’empêche pas de le faire, il faut même le faire, mais de là à « centrer l’Etat » sur cet objectif…). Rien de tout cela n’est vraiment abordé dans la modernisation/transformation publique des 15 dernières années. 

Pour faire face à ce qui est et à ce qui vient, nous ne croyons ni aux colibris, ni à la conversion du capitalisme à « l’entreprise à mission » ou à l’économie sociale et solidaire version grand groupe omnipotent. Au mieux, cela ne suffira pas, au pire, cela nous fait perdre du temps. L’action publique (au-delà du seul Etat), par ses principes fondateurs (continuité, mutabilité, égalité), par son lien consubstantiel – bien qu’affaibli – à la démocratie et, de façon plus pragmatique, par sa « puissance de feu[5] », a un rôle central à jouer pour nous faire faire les pivots historiques nécessaires en limitant au maximum les souffrances, les injustices et les externalités négatives. 

Alors, plutôt que de nous « rendre service », que pourrait faire l’action publique ? Nous proposons ici quatre responsabilités publiques, correspondant à autant de besoins sociaux et écologiques contemporains : le soin, l’institution, la ressource et l’investissement. Ces responsabilités, dans leur nombre et leur nature, sont largement à débattre. 

1. Le soin, pour reconnaître et outiller le champ d’action publique du « care », qui a pris une importance particulière avec la pandémie mais lui précédait largement, tant du fait du vieillissement de la population, que de la montée en puissance des maladies chroniques et des aspirations nouvelles de la société en matière de fin de vie, procréation, égalité des droits intimes, etc. On retrouve ici, renouvelées, les aspirations qui ont présidé aux acquis sociaux puis à la protection sociale, avec l’idée simple selon laquelle nous souhaitons collectivement prendre soin de celles et ceux qui en ont besoin : enfants, précaires, victimes de violences, exilés, personnes âgées… On peut, pour tenir compte du nouveau régime climatique dans lequel nous vivons et, plus généralement, de la crise du vivant et de la biodiversité, y intégrer le soin que nous devons aux territoires comme milieux de vie – et pas seulement comme terrain de jeu du développement de l’économie de marché (artificialisation des sols, dumping fiscal) et de la concurrence entre collectivités locales (marketing territorial). Là où le XXème siècle a plutôt vu cette responsabilité portée à un niveau national (création de la sécurité sociale, etc.), il s’agit sans doute de rapprocher aujourd’hui cette responsabilité du sol, tout en lui conservant un cadre et des ressources globales. Qu’il s’agisse de prendre soin de la forêt du Morvan, des exilés qui campent aux portes de Paris ou des professionnel-le-s qui prennent soin de nos aînés dans les EHPAD ou de nos malades à l’hôpital, on voit bien que l’Etat est – a minima – maladroit et qu’il y aurait, peut-être, une vertu, à traiter de ces sujets à des échelles plus communes – au sens où le commun y serait plus intense. En lien avec la « responsabilité publique » suivante, on peut aussi insérer ici le soin du futur, et donc des capacités de prospective démocratique et de gestion des risques distribuées.

2. L’institution, pour nous faire tenir ensemble. On entend ici, par « institution », ce qui permet de donner un sens partagé au réel, et d’organiser dans le temps tout ou partie de la société en fonction de ce sens. Il y a là un paradoxe une institution tendrait plutôt à « maintenir » un état social, à rebours de notre besoin de faire évoluer très rapidement le corps social pour à la fois limiter et être à la hauteur des changements écologiques en cours. Le paradoxe est d’ailleurs le même pour l’Etat, dont l’étymologie latine stare renvoie la permanence et à la stabilitéQu’à cela ne tienne : il reste donc à imaginer l’Etat  dont la vocation serait de changer plutôt que de demeurer (le « Devenirat » ?), et l’institution qui favoriserait la cohésion dans la transformation.

Aujourd’hui, la distinction de plus en plus radicale entre la réflexion institutionnelle (au sens constitutionnelle et démocratique) et la transformation publique est problématique, car l’une sans l’autre s’avère dysfonctionnelle. Une Convention citoyenne sur le climat qui travaille « indépendamment » des administrations et des collectivités locales voit ses recommandations détricotées a posteriori par les Ministères, dans un séquençage mortifère qui représente d’ailleurs une limite majeure aux exercices de participation citoyenne tels qu’il s’en déroule des milliers en même temps sur tout le territoire. A l’autre bout du spectre, un système scolaire (ou judiciaire ou policier ou universitaire…) qu’on essaie d’évaluer par les « résultats » (au bac ou en matière de taux de satisfaction) perd sa capacité à instituer le réel, à créer du commun et donc à tenir la société ensemble par une voie démocratique (donc faisant toute leur place aux conflits sociaux) plutôt que totalitaire (niant la légitimité et l’existence de ces conflits). La longue actualité de la pandémie révèle aussi crûment l’inadéquation des institutions actuelles de la cinquième République avec le besoin de sens partagé et d’organisation du monde. 

Cette responsabilité publique, dans laquelle entreraient notamment les enjeux de justice, de police, de démocratie et – en lien avec le « soin » – de prospective, ne vient pas par hasard en seconde position : il nous semble y avoir un besoin d’instituer le réel à un niveau infra-étatique, notamment pour mieux intégrer la question écologique et, par exemple, pour entendre et donner suite à un travail comme celui que Bruno Latour et son équipe mènent pour produire l’équivalent des « cahiers de doléances », c’est-à-dire la description par les habitants d’un territoire de leurs liens de dépendance. 

3. La ressource, pour fournir l’ingénierie et l’expertise indispensable à la résolution démocratique des problèmes contemporains par les individus et les collectifs. Bien qu’il s’agisse d’un pan de l’action publique étatique particulièrement mis à mal ces 10 dernières années, l’Etat conserve une expertise qui « est encore de haut niveau, et d’un niveau qui reste bien supérieur à celle de beaucoup de collectivités locales sur des sujets comme l’énergie, la biodiversité, les risques majeurs.[6] »

Surtout, il y a là un gisement d’utilité et de légitimité colossal pour tous les niveaux d’acteurs publics – certains l’ont d’ailleurs bien compris : la Région Bourgogne-Franche-Comté lance son propre programme « Villages du futur », pour fournir à des villages ruraux l’ingénierie pour revitaliser les centre-bourgs par les usages et par la vie (plutôt que par le BTP, comme le programme « Actions cœur de ville » de la Caisse des dépôts) ; la Métropole européenne de Lille accompagne le CHU de Lille dans sa stratégie de protection des données, le Conseil départemental du Gers qui accompagne les initiatives locales et donc les communes et EPCI via son budget participatif…

Demain, un effort pourrait être fait, par exemple, pour accompagner (réellement) les particuliers et les entreprises dans le diagnostic et la rénovation énergétique de leurs bâtiments (il est temps). Demain, un collectif mixte citoyens – collectivités locales devrait pouvoir trouver auprès des acteurs publics du soutien technique (et financier, mais c’est le point suivant) pour se doter de moyens de production d’énergies renouvelables ou reprendre collectivement la ferme d’un agriculteur partant à la retraite pour la convertir au bio et, pour partie au moins, à la satisfaction des besoins (alimentaires) et des aspirations (paysagères et écologiques) locaux. De même, l’ingénierie de base pour organiser la délibération collective sur un territoire devrait être accessible à tous les territoires et à tous les collectifs. 

Si les Pays, pour ce qu’il en reste, fonctionnent en partie selon cette logique de ressources, et si les Régions commencent à raisonner ainsi et à se doter d’une expertise qu’elles mettent au service des acteurs (publics ou non) de leur territoire, la logique est loin d’être généralisée – notamment parce qu’elle heurte autant une conception traditionnelle de l’agir public (décider/faire) que les dogmes du nouveau management public (faire faire par le privé). Il nous semble qu’il y a là, en particulier pour les Régions, les Métropoles et les Départements (voire les EPCI), matière à trouver un rôle politique vertueux dans les années qui viennent. L’Etat central, quant à lui, pourrait systématiser cette manière de faire – en germe sur certaines politiques publiques comme « l’inclusion » numérique – en actant que dans bien des domaines, son utilité est d’appuyer et d’accompagner les décisions et actions des acteurs de terrain, grâce à une expertise hors de leur portée. 

4. L’investissement, enfin, pour faire pivoter des pans entiers de notre économie à la hauteur des impératifs climatiques. Il est temps d’abandonner la chimère de « l’Etat stratège », manière des néo-libéraux d’appeler l’Etat qui finance sans limite les besoins des acteurs privés sans guère peser sur leur stratégie, pour remettre les acteurs publics – on parle ici principalement de l’Etat et des Régions, mais les autres peuvent jouer aussi – en position d’influer sur le cours des choses à la hauteur de leur puissance de feu financière et des besoins. Prenons l’exemple de la conversion du parc automobile français (38 millions de véhicules, première source d’émission de CO2) : au rythme de 500 000 conversions par an encouragées par la « prime » étatique, combien de temps faudra-t’il pour disposer d’un parc aligné avec les objectifs de l’accord de Paris ?

Ces quatre responsabilités, sans doute à affiner et compléter, ne dessinent pas des « compétences » à répartir entre chaque niveau de collectivité. Si le soin paraît devoir être fortement investi par les échelons les plus locaux, et si l’investissement à la hauteur des bouleversements nécessaires de nos modes de transports (par exemple) semble davantage à la portée de l’Etat et de l’Europe, il semble fertile de penser que l’action de chaque niveau d’acteur public devrait démontrer un sens de chacune des responsabilités, dans des proportions variables. C’est indispensable pour éviter un renforcement de la tendance actuelle de la décentralisation, de la réforme des cartes électorales et de la réduction des effectifs publics, qui éloignent les responsables publics du terrain et des problèmes. 

Il ne s’agit pas non plus de considérer que les acteurs publics doivent agir seuls en vertu de ces responsabilités. Il y a un pan entier de la transformation publique à inventer, pour que l’Etat et les collectivités locales apprennent par exemple à travailler avec la société civile – c’est de plus en plus urgent et les tentatives, jusque-là, sont soit violemment contrariées (le programme « Culture Transition » au Ministère de l’écologie au milieu des années 2010) soit marginales (la collaboration Etat/collectivités/société civile dans la lutte contre la pandémie) soit en gestation encore incertaine (le plan Gouvernement ouvert 2021-2023 de la France). 

En fait, on peut peut-être trouver dans l’ensemble constitué par ces quatre responsabilités une matrice d’aide à la décision, voire un canevas utile pour la conception[7] – le « design » ! – de politiques publiques. Quels impacts aura ce choix d’investissement massif européen ou national sur une technologie, en termes de capacité à prendre soin, en matière de cohésion sociale et en capacités d’action supplémentaires ou amoindries pour les niveaux infra ? Comment conférer aux dispositifs de soin des personnes âgées du territoire une dimension institutionnelle, au sens où ils donnent du sens au réel et resserrent les liens sociaux ? 

C’est aussi une manière d’analyser les « réformes » et d’en mesurer l’utilité. Prenons-en deux, récentes ou à venir, du Ministère du travail. La mise en place du dispositif « Transitions collectives », qui vise à identifier des emplois fragilisés dans une entreprise A dont l’activité décline (par exemple, un sous-traitant du nucléaire ou un transporteur routier) pour former les salariés qui l’occupent (l’Etat finance jusqu’à 24 mois !) à un métier dont une entreprise B du même territoire a fait savoir qu’elle était en demande (par exemple, dans le soin ou les énergies renouvelables), paraît utile en termes de soin (à double titre : on prend soin des personnes et on forme, entre autres, aux métiers du soin), d’institution (on pense à une échelle collective et territoriale), de ressource (on créé des outils à la dispositions des entreprises et des personnes) et d’investissement. Plutôt une réforme intéressante, selon nos quatre responsabilités, pour peu que les « formes de la réforme » en assurent la désirabilité et donc le recours. A contrario, le projet de réforme de l’assurance chômage, en pleine crise, paraît moins opportun si on le passe au prisme du soin, de l’institution, de la ressource et de l’investissement. 

Pour conclure, il nous semble y avoir là aussi matière à aider les agents publics, à renouer avec leur vocation individuelle et collective. On devient rarement fonctionnaire ou contractuel de la fonction publique pour être prestataire de services. On fait ce choix justement parce qu’on a le souhait de participer à quelque chose de plus grand que soi et d’indispensable – le destin d’un pays qu’on aime, l’émancipation du plus grand nombre, l’assistance à celles et ceux qui en ont besoin, et/ou tant d’autres raisons possibles. A cet égard, la dégradation des conditions de travail des professeur-e-s, policier-e-s, soignant-e-s, secrétaires de mairie, personnel d’accueil, inspecteurs en tous genres, peut aussi être lue comme l’effet d’un grand malentendu sur ce qu’est, ce que peut être et ce que doit être l’action publique aujourd’hui. 

Pour lever le malentendu, cela mériterait bien un débat national démocratique… Pourquoi pas dans le cadre des campagnes électorales de 2021 et 2022 ? Candidat-e-s, quel projet avez-vous pour l’action publique – donc pour nous tous-tes – dans les 10 ans qui viennent ? 

* * * *

A partir des enseignements tirés des dizaines de projets que mènent Vraiment Vraiment sur le terrain et des rencontres que nous faisons, l’agence va progressivement réorganiser sa réflexion et sa production autour de “fronts”, ces zones grises et parfois conflictuelles où “l’intérêt général” nous semble être en tension, et où il nous paraît donc utile de porter le regard, le questionnement et l’action. Ce texte relève d’un de ces fronts, “Usager vs citoyens”. A suivre…

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[1] Le même Ministre a répondu le 29 avril 2021 à une journaliste de France Inter qui l’interrogeait sur la nécessité d’une nouvelle loi anti-terroriste, 18 mois après la précédente : « Est-ce que vous reprochez à Google de faire une nouvelle appli tous les ans ? ». C’est cohérent. 

[2] Au sens le plus noble : que les partisans de l’apartisan ne viennent pas ici nous chercher des noises

[3] Sujet abordé dans ce précédent texte collectif : « Mutation écologique, métamorphoses de l’action publique »

[4] https://www.economie.gouv.fr/igpde-editions-publications/lanalyse-comparative_n8

[5] Comme dit l’ancienne Ministre Cécile Duflot, « 15 000 agents, si ça tire dans le même sens, ça pulse ! »

[6] Cécile Duflot, https://autrementautrement.com/2020/12/03/la-ministre-lecologie-et-ladministration-entretien-avec-cecile-duflot/

[7] Pour relier ces responsabilités à des modalités d’action concrètes, on peut aussi les rapprocher du répertoire de formes de l’action publique élaboré pour la Métropole du Grand Lyon.

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Collectivités territoriales Culture Humeur Urbanités

L’émancipation, au fond de la raquette de retournement.

Temps de lecture : 5 minutes

Un article d’Architecture Aujourd’hui n°441 au sujet des zones péri-urbaines qui abritent les films de Kervern et Delpine comme “Effacer l’historique”, a fait réagir Maxence De Block, architecte et urbaniste chez Vraiment Vraiment qui a grandi pas loin du lieu de tournage. La revue lui ayant proposé un droit de réponse, il a écrit ce texte, que nous publions simultanément avec le site larchitecturedaujourdhui.fr.

“Funeste et pitoyable cadre de vie”, dune “nullité” qui “vomit l’architecture”, peuplé par des “benêts” forcément “racistes” voire carrément “fascistes” ; “des paysages qui fascinent” (mais au grand jamais ne façonnent) “des philosophes, des écrivains, des musiciens”... Les zones pavillonnaires ainsi racontées par Christophe Le Gac dans le numéro de l’Architecture d’Aujourd’hui’ n°441 sont le cadre de vie de 30% des Français-es, et le décor principal des films de Gustave Kervern et Benoît Delépine (Louise-MichelLe grand soir et, plus récemment, Effacer l’historique) qu’analyse l’architecte et critique d’art dans son article. Sous couvert de parler cinéma, le dédain de l’architecte vis-à-vis de ce mode de vie et de ses habitants est ce qui reste une fois la lecture achevée : “la ville moche comme matière artistique, d’accord, mais tant qu’elle reste dans le domaine de la fiction” – quelle conclusion !

Je suis né à Arras. J’ai vécu 19 ans à Achicourt, banlieue pavillonnaire à 10 minutes en voiture de Saint-Laurent Blangy – là où, précisément, prend place le récit du film Effacer l’historique. Et, Christophe, je vous assure que ma vie a peu à voir avec le domaine de votre fiction.

La “France moche”, c’est chez moi. J’ai fêté pas mal d’anniversaires à Buffalo Grill, j’ai été habillé à la Halle O Chaussures, j’ai été élevé au rayon bande dessinée d’Auchan et aux DVD de Vidéo Futur. Aussi, je me sens un peu insulté par cet énième article faussement bienveillant mais vraiment méprisant sur ces lieux, écrit par quelqu’un qui ne les connaît qu’à travers les fenêtres de son TGV (ou de google map). La “ville sans qualité” que vous décrivez est très certainement à réinventer – quel morceau de territoire français ne l’est pas, du plus rural au plus métropolitain ? Mais, à vous lire, on peut se demander si vous, les experts de la ville, êtes les mieux à même de comprendre les enjeux et à vous saisir du sujet. 10 ans après le fameux titre de Télérama, “Halte à la France moche”, toujours le même mépris d’ambiance, mais pas l’ombre d’un début de perspective utile. Bien sûr, ce n’était pas l’objet de votre article de critique d’art que de faire des propositions, mais pour avancer, il faudrait déjà changer de vision. Faire un pas de côté. Alors, même en parlant cinéma, il me semble que vous avez la responsabilité d’essayer de changer de regard. 

Il y a tant à voir, dans cet “environnement suburbain, optimisé pour circuler, consommer et dormir” ! Tellement plus d’usages et de pratiques d’émancipation que votre mépris d’architecte ne vous laissera jamais voir.

Commençons par les maisons. Toutes identiques, elles suffisent à vos yeux à disqualifier cette façon d’habiter. Cette maison, ma maison, a été et reste le rêve de mes parents. De millions de parents, en fait, qui y voient le havre idéal pour élever leurs enfants. Un jardin pour recevoir les amis, et chacun sa chambre. De quoi vivre ”volontairement” ici. Toutes identiques ? Au début, très certainement, mais nous nous les sommes appropriées au fil des années à grands coups d’autoconstruction et de coups de main entre voisins. Nous avons construit des ateliers au bout du jardin, agrandi le garage, refait la cuisine et la salle de bain. Notre nouvelle véranda doit faire le double de la surface de votre petit appartement métropolitain – sans rancune. Tout ça malgré les “normes” écrites par vos copains urbanistes, que nous avons bien entendu contournées. Parce que les “normes” vous comprenez, c’est seulement quand ça nous arrange. 

A vrai dire, on s’est plutôt bien démerdé sans vous. 

Quittons la véranda, pour pénétrer dans le jardin. Le jardin ? Parce qu’il pourrait être question, dans cette ville moche, d’autre chose que d’artificialisation des sols ? Vous et ceux qui nous regardez de loin parlez d’ici comme si des millions de mètres carrés de béton avaient coulé sur une nature intacte, préservée. Une parcelle, c’est 70% de jardin. Des centaines et des centaines de jardins – et autant de jardiniers – qui ont remplacé des champs où la fière agriculture française productiviste épandait des pesticides toxiques. Au fond de notre jardin, mon père a construit une fontaine. Il fut imité rapidement par plusieurs voisins : de nombreux bassins ont ainsi fait leur apparition dans le quartier, faisant le bonheur d’une faune et d’une flore qui ont repeuplé ce bout de terre. Un véritable écosystème, en fait, qui est venu trouver un refuge calme dans le jardin de mes parents. 

Mon père est écologue, sans écologue.

Et quand nous sortons de chez nous, donc, c’est pour nous “approvisionner”, dans des centres commerciaux dédiés “au repli sur soi et à la surconsommation”  “des milliers de gens viennent tous les jours”. Dormir, manger, circuler. Ces “nullités construites” ont été mon univers. Un univers joyeux fait d’après-midi au rayon roller de Décathlon, de flirts au cinéma Gaumont et d’initiation au dérapage contrôlé sur neige, là-bas, au fond du parking de Leclerc. Vous êtes-vous penché une seule fois sur les autres formes de sociabilité, les autres espaces de rencontre, qui émergent de ces formes singulières détournées de leur conception et de leurs usages initiaux ? 

Nous avons suscité une belle intensification des usages, sans designer.

Pour mon 6ème anniversaire, j’ai tout fait pour qu’on m’offre l’île des pirates LEGO. Assis dans le caddy de mes parents, j’ai imaginé comment je la monterais et la démonterais. Une fois rentré, j’ai passé la nuit, seul dans ma chambre, à la construire. Et la nuit suivante, à la transformer en dinosaure. Celle d’après, en vaisseau spatial. Chaque métamorphose me rendait fou, complètement dingue, jusqu’à la transformation d’après. Cette folie là, elle n’était pas vendue dans l’emballage, elle n’apparaissait pas sur la notice. Cette folie-là aurait aussi bien pu venir d’un match de foot organisé sur la raquette de retournement derrière chez moi, d’une belle fleur près du barbecue de mes voisins ou d’un morceau de musique entendu sur RTL à l’arrière de la 106 de ma mère. Elle venait, en tout cas, de cet univers. Elle a fait ce que je suis aujourd’hui. Et c’est là que vous passez, je crois, très à côté du message bienveillant des films de Kervern et Delépine : il y a dans tout ça un pouvoir émancipateur que vous ne soupçonnez pas. 

C’est la nuance qui vous manque. Toujours.

Je m’arrête ici, on m’a demandé de faire court. Vous pouvez continuer à vous “amuser à planter le petit bonhomme jaune de google street view” sur des territoires que vous ne comprenez pas. Vous pouvez aussi descendre sous les nuages, et venir les voir à hauteur d’humain, à hauteur d’architecte. Un million d’histoires et de récits de vie existent derrière les haies bien taillées et les murs en enduit. Tant de leviers de changement, de métamorphoses en cours et d’inventions magnifiques. De rond-point-agora, de salle des fêtes-atrium, de commun urbain-franchisé ou d’île aux pirates spatialisée. La ville moche se réinvente, et ses habitants ne vous ont pas attendu pour commencer le travail. Il est temps que les experts de la vue aérienne sortent, eux-aussi, du domaine de leur fiction. 

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Collectivités territoriales Design d'intérêt général Espaces publics Urbanités

La place

Temps de lecture : 3 minutes

Marthe Pommié nous fait le plaisir de nous confier ce texte court, écrit bien avant son arrivée, il ya quelques jours, à la tête du programme “Nouveaux lieux, nouveaux liens” de l’ANCT, sur la place dont on semble manquer partout et sur les places qui attendent qu’on les prenne, dans un nouveau geste d’aménagement du territoire à hauteur de citoyens.

Il manque toujours de la place. De la place pour circuler, de la place pour se loger, des places en crèche, en hébergement d’urgence, en maison de retraite, des places à l’hôpital, parfois à l’école.

Nous nous sentons à l’étroit, dans nos appartements, sur nos trottoirs, dans nos bus, sur nos routes, sur les plages l’été, partout. À l’étroit dans nos vies : la terre promise du salariat débouche sur la dépression professionnelle ou le chômage, l’avenir de l’entreprenariat débouche sur uber et deliveroo, et ainsi de suite. À l’étroit dans nos têtes : qu’est-ce qui est bien ou mal, pour qui voter, tel ou tel complot est-il vrai, quel avenir suis-je en train de construire pour mes enfants ?

Il n’y a plus de place, nous sommes trop nombreux, la réponse malthusienne coule de source. Migrants, vieux, pauvres, chacun sa cible, chacun son excédent.

Certains répondront : il y a de la place, elle n’est simplement pas au bon endroit. À la campagne, il y a des maisons en ruine, des écoles qui ferment, des villages qui s’éteignent. La métropolisation : la concentration sur de petits territoires d’une intense activité économique qui attire une population nombreuse. Le manque de place serait dû à une sous-utilisation de l’espace, elle-même due au capitalisme mondial, aux choix politiques d’aménagement territorial, à l’évolution de la production de biens et de services. 

Et s’il y avait en fait, aussi, de la place qu’on ne voyait pas ? Des places dont la puissance publique est même parfois propriétaire, y compris en plein cœur de ces endroits saturés d’humains à l’étroit ? Si nous nous saisissions de ces espaces vides, pour proposer des places aux habitants ?

L’action publique, c’est d’abord une question de maîtrise foncière, c’est d’abord la question de la terre. Ressource première, nécessaire, nous avons tous les pieds posés quelque part. Toutes les politiques publiques convergent vers la fabrication d’espaces, qu’elles le veuillent ou non. Elles polarisent les habitats, encouragent ou découragent les constructions, concentrent ou déconcentrent les pouvoirs, les activités, facilitent ou complexifient le télétravail, l’installation d’entreprises, l’ouverture de services publics. En d’autres temps on appelait ça l’aménagement du territoire, aujourd’hui reléguée au rang de politique publique parmi d’autres. 

Aménager un territoire depuis Paris, c’était bon pour Robespierre. Et encore : quand on observe la carte des départements, on se dit qu’il devait bien le connaître, le territoire de France, pour le découper ainsi. L’idéal aujourd’hui, dans notre société de masse, c’est le sur-mesure pour tous. Chacun doit avoir son idée, au niveau « local », de ce qui convient le mieux là où il est. Mais quel niveau local ? La région, le département, la commune ? Le quartier ? L’îlot ? La question reste posée depuis Paris. 

Si on partait des espaces vides, de ces dents creuses étrangement invisibles alors que la place est devenue une ressource rare de nos sociétés contemporaines ? L’échelle c’est l’homme. Il s’agit alors de créer des espaces dans lesquels les gens fabriquent leur propre place. L’humain passe son temps à reconquérir inlassablement les mêmes sommets. L’action publique doit reconquérir l’aménagement du territoire, et cette reconquête passera par ces vides pour en faire des tremplins. 

À chaque lieu son programme, à chaque habitant son idée : la fameuse co-construction de la politique publique trouve là matière à vivre. Un lieu idéal pourrait articuler service public (là une crèche, ici une maison de santé, quel service manque le plus cruellement pour vous, voisins ?) et une part d’initiative citoyenne. Oui, c’est un peu un gros mot, initiative citoyenne. Les gens qui vivent à l’étroit ont peur les uns des autres… Ouvrir des espaces qui favorisent et nourrissent les conditions des échanges entre humains – pour qu’ils aient vraiment lieu. Pousser les murs et pousser les consciences.

Bâtiments, terrains, champs, usines… Vides aujourd’hui, ouverts demain. Nouvelles pierres angulaires de l’aménagement du territoire, pour offrir de l’espace, un espace public, une place, un lieu de ralliement, de soutien, un lieu où chacun a les moyens, et donc la liberté, d’inventer sa place. 

A Marseille, un essai de mise en pratique

 A Marseille, l’Etat met à disposition pendant trois ans un bâtiment dont il est propriétaire, temporairement inoccupé, en plein cœur du centre de la ville. Sans donner les clés, sans décider de l’usage de chaque mètre carré, le projet d’occupation s’est construit dans un dialogue entre les différents partenaires, grâce à l’intermédiation d’un laboratoire d’innovation publique qui a porté cette nouvelle façon de travailler. D’une verrue urbaine, le lieu – Cocovelten – est devenu à la fois un espace dont tous les habitants peuvent se saisir, un lieu d’hébergement pour personnes sans-abris, un lieu de bureaux pour entreprises et associations, un lieu de convivialité et de restauration accessible. Prochaine étape pour une posture définitivement différente des pouvoirs publics : associer dès le départ les habitants à la programmation de l’usage du lieu, en fonction ce qu’ils identifient être leurs besoins ; devenir partie prenante de l’aménagement de leur lieu de vie, décider, construire.

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Collectivités territoriales Espaces publics Transformation publique

Agir avec Bruno Latour (1) – Ré-apprendre à faire territoire

Temps de lecture : 8 minutes

Pour réfléchir aux “métamorphoses de l’action publique”, un petit groupe d’agents publics, designers, chercheurs et praticiens politiques se réunit régulièrement à l’invitation de Vraiment Vraiment. Le 9 mars, ce groupe a eu le plaisir d’échanger avec Bruno Latour, Maÿlis Dupont et Baptiste Perrissin-Fabert pour chercher les ponts et le commun entre la pensée et les actions de Bruno Latour et de ses complices, et celles du groupe et de ses membres. Nicolas Rio et Mathilde François, de Partie Prenante, en ont tiré ce texte, peut-être le premier d’une série “Agir avec Bruno Latour”.

Mardi dernier, à l’invitation de Romain Beaucher et de Vraiment Vraiment, nous avons eu la chance d’engager la discussion avec Bruno Latour sur les nécessaires transformations de l’action publique face à ce qu’il appelle le « Nouveau Régime Climatique ». Les échanges ont ouvert l’appétit, tant la pensée de Latour interpelle notre lecture habituelle de l’Etat, de la société et de la transition écologique. Mais ils laissent aussi sur sa faim. Deux heures d’échanges à batons rompus, c’est bien peu pour passer de la théorie à la pratique !

C’est pourtant l’objectif.  En s’impliquant dans le débat public, Bruno Latour ne se contente pas de renouveler nos grilles de lecture théoriques ; avec ses deux derniers livres, il entend nous aider à s’orienter. Et si on poursuivait la réflexion à l’écrit, pour imaginer ce que voudrait dire « agir avec Bruno Latour » (en écho à la publication Le cri de Gaïa, penser avec Bruno Latour) ? 

Nous nous sommes prêté au jeu, en essayant de clarifier comment la pensée de Latour constitue une ressource pour l’action (publique) et esquisser d’autres questionnements (plus ou moins) opérationnels. Il s’agit d’une lecture subjective, ancrée dans une pratique professionnelle de conseils en coopérations territoriales auprès des collectivités locales et alimentée par les échanges du groupe réuni par VV sur les métamorphoses de l’action publique. Ce papier est à prendre comme un work in progress, écrit à tâtons (c’est le problème des grands penseurs, on n’est jamais sûr de bien les comprendre). Comme une invitation à poursuivre la série : et vous, comment vous agissez / agiriez après avoir lu Bruno Latour ?  

Déplier nos liens de subsistance pour éviter le piège du hors-sol… et du localisme

« Territoire de subsistance » : c’est cette formule qui résumerait le mieux en quoi la pensée de Latour constitue une ressource pour notre travail de consultants et le dialogue qu’on tisse avec les collectivités. Elle nous aide à penser la juste place du local et des territoires, sans tomber dans le piège de croire à leur autonomie totale.

A travers cette formule, Latour élargit notre compréhension des territoires en passent d’une définition cartographique et administrative (« fait territoire tout ce qu’on peut localiser sur une carte en l’entourant d’un trait ») à une définition « éthologique : dites-moi de quoi vous vivez, et je vous dirai jusqu’où s’étend votre terrain de vie » (Où suis-je ?, p. 95). Ce renversement devrait inspirer les nombreux diagnostics que lancent les collectivités au moment d’élaborer leur projet de territoire. Le but n’est pas d’avoir une photographie la plus objective possible de ce qu’il y a à l’intérieur d’un périmètre, mais de dresser la « liste des interactions avec ceux dont on dépend », quels qu’ils soient et où qu’ils soient. Latour souligne l’importance de ce travail de description lent et difficile, au croisement entre l’individuel et le collectif, pour tirer l’ensemble des fils qui participent à notre (sur)vie et observer la géographie en réseau qui s’en dégage. Il l’a d’ailleurs testé, sous forme d’ateliers expérimentaux à Saint-Junien et à la Châtre, au croisement entre les arts vivants et l’éducation populaire. Ou comment la théorie de l’acteur-réseau devient une boussole à mettre dans le main de tout élu local  !

Cette définition a le mérite de montrer qu’il est impossible de réduire un territoire à un périmètre géographique, avec une démarcation nette entre un dedans et un dehors. Latour n’est pas le seul à l’affirmer, d’autres l’ont dit avant lui (on pense aux travaux de Daniel Béhar, Philippe Estèbe et Martin Vanier, ou Laurent Davezies et Magali Talandier sur les systèmes territoriaux, ou encore ceux de Sabine Barles sur les métabolismes urbains). En introduisant la notion de « subsistance » en lien avec la question climatique, Latour rend cette vision encore plus actuelle, et plus tangible à l’échelle individuelle. Il souligne aussi que l’attention au sol et à la terre ne peut se réduire à une certaine fascination pour le local : « Atterrir ce n’est pas devenir local – au sens de la métrique usuelle – mais capable de rencontrer les êtres dont nous dépendons, aussi loin qu’ils soient en kilomètres. » (Où suis-je ? p. 96). Comme tout organisme vivant, les territoires sont une entité « hétérotrophes » nous dit Latour, c’est-à-dire qu’ « ils dépendent d’autres formes de vie pour exister ». Il serait donc vain d’en rechercher l’autonomie complète.

Un autre apport de Latour pour les politiques territoriales consiste à dépasser la notion « d’environnement », qui conduirait à dissocier le territoire comme réalité physique (« naturelle ») et le territoire comme réalité humaine (« artificielle »). La notion de « zone critique » souligne au contraire leur imbrication… et sa fragilité. Les territoires sont une composition entre une multiplicité de vivant qui doivent cohabiter au sein d’une zone critique (cette fine couche allant du sous-sol à l’atmosphère, qui rend la vie possible). Les humains ne sont qu’un des occupants parmi d’autres de cet écosystème vivant et fragile, en permenante recomposition. Et ils sont comme les autres, confrontés à la nécessité de maintenir l’habitabilité de cette zone critique de plus en plus mise à mal, pour permettre à la vie de perdurer. « On ne peut plus s’échapper, mais on peut habiter d’une autre façon le même lieu, ce qui fait reposer toute l’acrobatie sur les nouvelles manières de se situer autrement au même endroit » (Ou suis-je ? p71)

Reprendre la carte en main pour réussir à se repérer

Pour résumer, on pourrait retenir trois principes d’action à partager avec les collectivités locales pour engager ce travail d’auto-description collective :

  • Accepter de se laisser désorienter pour regarder dans toutes les directions et y rechercher des indices. Avant de sortir la boussole proposée par Latour, il faut d’abord assumer d’être un peu perdu. « Où sommes-nous ? » : la question n’est plus une évidence, quand la globalisation est venue brouiller notre géographie de subsistance et que l’anthropocène fait que la terre s’effrite sous nos pieds en remettant en cause les conditions d’habitabilité de chaque morceau de territoire. En somme, Bruno Latour nous invite à éteindre notre GPS (qui nous dit où aller sans nous permettre de savoir où on se trouve : dans 300m, prenez à droite et restez sur la voie de gauche) et à reprendre une bonne vieille carte IGN (quels sont les éléments du territoire environnant qui pourraient nous aider à savoir où nous nous trouvons ?). 
  • Partir de notre quotidien pour suivre les relations de subsistance sur lesquelles il repose, pour voir ensuite les géographies que cela dessine. Pour tracer nos territoires, il nous faut donc repartir de nos besoins primaires (se nourrir, se loger, se vêtir…) puis remonter progressivement (« de proche en proche ») leurs chaînes d’approvisionnement. D’où viennent les boites de conserves que j’achète dans mon supermarché ? Qui a fabriqué la laine de mon pull et qui l’a mélangé à du polyesther ? Un travail d’enquête qui peut emmener loin du territoire de départ, qui n’est pas sans rappeler le film Louise-Michel de Kervern et Delépine, quand une ouvrière du textile cherche désespérement à mettre la main sur le responsable de la fermeture de son usine. La notion d’empreinte carbone comme celle de métabolisme urbain aident à outiller ce travail, en donnant à voir le poids des émissions importées et l’ampleur des connexions que la globalisation a longtemps cherché à invisibiliser. Le confinement du printemps dernier en a donné un premier aperçu, tout comme l’incendie du serveur OVH au moment où j’écris ces lignes : je ne pensais pas que ma vie numérique dépendait d’un entrepôt strasbourgeois). 
  • Prendre conscience de la diversité des acteurs dont on dépend, et la rendre visible. Voilà l’enjeu de tout diagnostic territorial, quel que soit le sujet abordé. Le but n’est plus de construire des agrégats statistiques et d’en mesurer les variations, mais de déplier une chaîne de subsistance composée de plusieurs maillons (qui peuvent être plus ou moins nombreux, et plus ou moins distants). Cette description redonne toute sa force politique au travail de diagnostic. D’une part, elle suppose d’assumer une certaine fragilité : mon territoire dépend des autres, tout comme ceux qui l’occupent. D’autre part, elle crée des obligations nouvelles : « Si vous avez enregistré avec peine ces formes de vie, c’est qu’elles mordent sur la description et qu’elles vous engagent à les prendre en considération. (…) Plus votre description devient précise, plus elle vous oblige » (Où suis-je ?, p. 96).

Décrire nos territoires de subsistance. Et après ? 

Ces principes posés, trois questions demeurent comme autant de difficultés pour passer à l’action. La première porte sur les consignes proposées par Latour pour décrire le territoire de subsistance. Latour invite chacun à faire la liste de ce dont il dépend, c’est-à-dire ce qui lui permet de subsister. Ne faudrait-il pas aussi effectuer la réciproque : quels sont les vivants qui dépendent pour subsister du territoire que j’occupe au quotidien ? Cette question nous semble encore plus forte dans sa capacité d’interpellation des collectivités et de la population d’un territoire. Elle montre que ce n’est pas qu’une question de vulnérabilités (« je dépends des autres ») mais aussi de responsabilités (« d’autres dépendent de mon territoire, et de ma capacité à en prendre soin »). Elle invite à élargir les acteurs en présence aux autres vivants avec qui nous devons (ré)apprendre à cohabiter sur la zone critique. Cela renvoie à la notion d’inter-dépendances mise en avant par Baptiste Morizot, pour souligner l’importance d’inventer de nouvelles pratiques diplomatiques inter-espèces… et inter-territoires !

La deuxième question est d’ordre pratique, et nous accompagne dans nombre de nos missions auprès des collectivités. Supposons qu’on arrive à cartographier nos territoires de subsistance : que faire de cette cartographie ? Comment la gouverner collectivement ? Et là les écrits de Latour apportent peu de réponses (les chercheurs sont surtout là pour nous poser des questions, nous direz-vous). Ca donne pourtant envie de savoir comment cette notion de subsistance apporte un cap à la gouvernance inter-territoriale défendue par Martin Vanier depuis une décennie (reprise par les collectivités avec les contrats de réciprocité et le mot d’ordre « alliance des territires »). Peut-on reprendre prise sur nos relations de subsistance pour en faire « des liens qui libèrent » ? L’exemple des Associations pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne apporte une piste intéressante pour le passage à l’action. L’objectif des AMAP consiste en effet à assumer l’interdépendance entre un paysan et des consommateurs dans leur subsistance réciproque, et à la contractualiser en s’engageant sur l’année pour partager les risques de récoltes aléatoires. Les AMAP ne cherchent pas à revenir à une agriculture vivrière, elles assument le partage des rôles entre des « mangeurs » et des paysans. Elles ne visent pas non plus l’autonomie territoriale : de nombreuses AMAP ont des partenariats avec des paysans situés à plusieurs centaines de kilomètres. L’intérêt des circuits courts repose moins sur la proximité géographique, que sur la suppression des intermédiaires pour rendre (à nouveau) tangible ces situations d’interdépendances. Une AMAP contribue à relier deux lieux distincts pour montrer qu’ils forment un même territoire de subsistance. Et voilà que des citadins parisiens deviennent préoccupés par les conditions météo du sud de la Seine-et-Marne et de ses conditions d’habitabilité pour la faune et la flore. Crue de la Seine, gel tardif, invasion des altises du fait de la sécheresse…

La troisième question est plus problématique, dans le passage de l’individuel au collectif. Car à la question posée par Latour (« de quels acteurs / quels territoires dépendez-vous pour subsister ? »), chaque habitant risque d’apporter une réponse différente. On peut être voisins tout en ayant des modes de consommation opposées : entre le retraité qui cultive son potager, le cadre d’industrie qui fait ses courses sur Amazon et le jeune couple qui fréquente le drive fermier tout en renouvelant son smartphone chaque année, ces trois géographies se recoupent peu. Que reste-t-il de commun dans la cohabitation de « terrains de vie » aussi différenciés ? Quelle est la capacité du (pouvoir) local à organiser l’alignement de ces géographies de subsistance ? La question explique peut-être la préoccupation croissante à créer du commun à l’échelle locale. Elle apporte en tout cas un nouveau regard sur le « projet de territoire », en montrant que « faire territoire » est une quête sans cesse recommencée. Là aussi, les AMAP constituent un exemple éclairant. Au-delà du lien avec les paysans, ces associations contribue aussi à structurer une « communauté de subsistance » entre une diversité d’habitants d’un quartier qui partagent la même (inter)dépendance auprès d’une ferme et de son maraîcher. Cet exemple pourrait être transposé à d’autres sujets : on voit des initiatives similaires émerger sur la question de l’eau, de l’énergie ou des forêts. De la même façon, les fermetures de commerces, restaurants et équipements durant le confinement ont révélé l’existence de ces communautés de subsistance qui existent à l’état latent autour de chaque point d’approvisionnement. Ces exemples rappellent que le sentiment d’appartenance à un territoire commun n’est pas une affaire de marketing territorial ou de communication institutionnelle (comme le pratiquent nombre de collectivité), mais un enjeu beaucoup plus prosaïque qui passe par la capacité à mutualiser nos interdépendances.

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Collectivités territoriales Portraits Transformation publique

La Ministre, l’écologie et l’administration. Entretien avec Cécile Duflot.

Temps de lecture : 15 minutes

Après la publication du texte collectif “Mutation écologique, métamorphoses de l’action publique“, qui mettait l’accent sur quelques transformations nécessaires de l’administration pour faire face aux défis écologiques, nous avons voulu chercher à éclairer un autre aspect : la relation entre le politique et l’administration dans l’État (et au-delà). 

Nous avons le plaisir de publier aujourd’hui un long entretien avec l’ancienne Ministre de l’égalité du territoire et du logement, Cécile Duflot, réalisé en novembre 2020.

Une femme politique, écologiste, ayant dirigé un Ministère sans être issue de la fonction publique, et qui a porté une loi importante du quinquennat de François Hollande (la loi ALUR) : de quoi, espérions-nous, avancer dans notre réflexion sur les liens entre transformation publique et mutations écologiques. Nous n’avons pas été déçus…

Mai 2012 : suite à l’élection de François Hollande, vous devenez Ministre de l’égalité du territoire et du logement. Qu’est-ce qui surprend quand on arrive avec des convictions écologistes à la tête d’un Ministère ? 

Un des éléments que j’ai le plus aimé, dans mon activité de Ministre, a été le travail avec l’administration, avec cette puissance de feu qu’elle représente. 

Je n’avais jamais été membre de cabinet ministériel et j’ai plutôt une culture du privé. Mes expériences professionnelles, c’était dans le privé. La plus longue a duré dix ans en tout, c’était dans un groupe immobilier à vocation sociale mais avec les règles de travail du privé, les contrats de travail du privé, les primes, etc. J’y avais un peu côtoyé l’administration déconcentrée de l’Etat, mais c’était ma seule expérience de l’administration.

En arrivant, tous les spécialistes du logement me disent que la première chose à faire est de virer le directeur de l’urbanisme (le DHUP), qu’il est sarkozyste, etc. Ca va très vite, du coup je réfléchis toute seule, sans en parler avec mon cabinetet je me dis que virer un mec qui va avoir trois mois de préavis et avec qui je vais donc devoir travailler trois mois, parce qu’un cadre, c’est trois mois de préavis, ça ne va pas être pratique ! Je me dis que je vais tenter la franchise. Et sans le vouloir je fais à peu près le contraire de ce que l’on recommande dans les manuels du bon ministre : un ministre ça dit au type qu’il est formidable, et dès qu’il a passé la porte du bureau, on signe le papier et il est viré (avec les nominations il n’y a pas de préavis). A ce moment-là, je ne savais même pas que c’était possible. Donc ce directeur est venu, s’est assis en face de moi, dans ce fameux canapé bleu, on parle un peu je lui dis très directement :  “je suis ravie de faire votre connaissance, pour vous dire la vérité, on m’a dit que la première chose que je devais faire c’était de vous faire partir, car vous portez le projet précédent, mais moi je ne vous connais pas donc je n’ai pas d’avis négatif sur vous a priori, aussi, ce que je vous propose, c’est qu’on essaie de travailler ensemble et on voit comment ça se passe. Je ne vous demande pas d’être convaincu par ce que je fais, je vous demande d’être loyal.” Il est devenu blême ! Il est sorti de mon bureau, et de fait, il est resté, et ça a été un des artisans du succès de la loi ALUR. Même s’il n’était pas convaincu au début, il l’a été ensuite. C’est lui qui a eu cette très belle formule au sujet de l’encadrement des loyers et de la garantie universelle : “on passe d’une logique actionnariale à une logique obligataire de la question du logement”, un investissement moins rentable mais beaucoup moins risqué. C’est surtout lui qui, au bout de deux semaines, m’a dit “écoutez, si vous voulez faire l’encadrement des loyers dès cet été, il y a une disposition de la loi de 1989 qu’on peut mettre en œuvre”. C’est lui qui me l’a dit, c’était d’ailleurs un des meilleurs connaisseurs de la loi de 1989. On l’a fait et cette disposition a été très efficace. 

La deuxième chose que j’ai faite est d’aller à l’Arche de la Défense, où se trouve l’administration centrale du ministère. J’ai bien senti que tout le monde était curieux de voir à quoi ça pouvait ressembler, une ministre écolo, et ça m’a permis de poser les bases d’une relation différente avec les directeurs, les sous-directeurs – en tous cas pas la relation qu’on conseille habituellement aux ministres. Est-ce qu’on leur conseille d’être plus distants de l’administration par habitude ou par intérêt ? L’administration, en limitant au maximum les liens directs, se protège et s’auto-gère. Et c’est aussi qu’on a peur que les ministres disent des conneries à l’administration. 

Vous dites que vous avez particulièrement aimé diriger cette “puissance de feu” de l’administration. C’est quelque chose dont vous aviez conscience en acceptant de devenir Ministre ? 

J’avais conscience d’une chose : 15 000 agents. Dans ma vie, j’ai travaillé avec 10 personnes, 100 personnes, 150 personnes. Mais plus de 15 000 … quand même ! Si ça tire dans le même sens, ça pulse !

Dans quel état trouvez-vous l’administration en arrivant ?

Je trouve une administration qui a été extrêmement malmenée. En particulier l’administration déconcentrée, qui n’avait pas vraiment de pilote et à qui on demandait de faire des choses sans lui en donner les moyens. Ça, je crois que c’est la pire chose. Je pense qu’il y a une maltraitance de l’administration d’État et des agents publics qui, à certains égards, ne serait pas tolérée dans le privé. Ça n’existerait pas de faire ça à ce point-là, de filer des objectifs sans les moyens.

Un exemple : les missions ADS[1] et ATESAT[2], des missions d’ingénierie publique de l’Etat à destination des collectivités, dont l’extinction avait été décidée. C’est pareil, on m’a dit en gros : expliquez leur que leur travail est super mais  on va diminuer le nombre de postes. Moi, ça, je ne le fais pas. Soit, on dit aux gens “vous faites un métier important et on va vous donner les moyens, on va chercher de l’argent et des postes”. Soit on leur dit, “en fait, 30 ans après la loi de décentralisation, ce n’est plus possible que vous assumiez ces missions pour les collectivités qui doivent se doter d’expertise technique, donc vous allez arrêter et on va vous accompagner vers d’autres missions.

Vous décrivez une relation “habituelle” entre le politique et l’administration qui n’est pas très reluisante… C’est inéluctable ?

Il y a une question de sincérité et de capacité à porter des rôles distincts. J’étais ministre et femme politique. C’est moi qui devais rendre des comptes et c’est moi qui devais donner le cap. Je n’avais pas à micro-manager, à appeler les agents du ministère directement. Il y a un mode d’organisation de l’administration qui doit aussi être respecté. En revanche, il faut donner des indications claires et une des manières d’éviter que ces indications soient déformées, diluées, transformées, c’est de les donner à tout le monde. Il y a un équilibre à trouver entre respect de l’organisation et choix de moments lors desquels il faut parler à d’autres, au-delà du cercle du cabinet et des directeurs généraux, pour que tout le monde soit au courant de la direction à prendre. Je ne l’ai pas fait souvent, mais quelques fois. Je suis allée moi-même au comité technique paritaire.

Quand on est sûr de ses positions politiques, on peut les expliquer. C’est un mantra donné par un ami au tout début de ma carrière politique : “il faut toujours savoir justifier son vote”. Là c’est la même chose : dans la relation à l’administration, il faut savoir justifier ses décisions. Et même quelqu’un qui est fondamentalement en désaccord avec vous, il peut comprendre pourquoi vous prenez ce genre de décision. Et c’est ça qu’il faut faire. Et assumer. Pour moi, le pire pire exemple, ou le meilleur contre-exemple, c’est Ségolène Royal qui se défausse sur son administration en disant que l’interdiction des feux de cheminées, ce n’est pas de sa faute. C’est vraiment… ça, ce n’est pas possible. On ne peut pas faire une chose pareille. Il faut dire : j’assume. Et dire à l’administration que si elle fait des conneries, c’est la ministre qui va devoir assumer. Donc vous ne faites pas de conneries. Mais si vous faites des conneries, c’est moi qui devrai assumer. 

Si vous essayez de préciser, vous diriez que ça a permis quoi cette relation que vous avez cherché à construire entre le politique et l’administration ?

Ma découverte, c’est la grande qualité de l’administration. Mais aussi parfois, comment dire… C’est comme le ski de fond. L’administration, elle skie dans les rails, et ça fait vingt ans qu’on fait la piste bleue. Si tu leur dis “allez, venez, on fait un peu de hors piste dans les épiceas, vous allez voir, c’est sympa !”, au début, ils répondent, “bof, non, on a toujours fait la piste bleue”, et puis, “allez, chiche on essaie”. Après, plus personne n’a envie de retourner sur la piste bleue d’ailleurs.

Sans cette administration, il n’y aurait pas de loi ALUR. Il faut dire les choses telles qu’elles sont. Non seulement ils ont travaillé pour la fabriquer, mais en plus, quand ils ont vu qu’il y avait une écoute politique de ma part, ils ont sorti des tiroirs des dossiers dont personne n’avait rien à faire. 

Je vais donner un exemple : les règles de vote en copropriété. Le principal facteur de  blocage des travaux de rénovation dans les immeubles n’était pas forcément l’argent, mais par exemple les servitudes de cours communes : quand deux immeubles ont une cour partagée,  pour pouvoir faire des travaux de rénovation énergétique sur le mur de l’immeuble  A, il fallait l’unanimité des copropriétaires de l’immeuble B. Même sans mauvaise volonté particulière de la part de l’immeuble B, c’était quasi-impossible d’avoir tous les copropriétaires. Ce sujet très précis, pour être traité, nécessitait une coordination entre les ministères du Logement et de la Justice puisqu’on touche au code de la copropriété. Or, jusque-là, les ministres de la Justice étaient plus occupés à faire loi pénale sur loi pénale, alors la question des copro, ils n’en avaient rien à carrer. Je suis donc allée voir Christiane (Taubira, ndlr) et je lui ai dit : “Écoute, j’ai un sujet.Ton administration s’en fout, c’est vraiment pas un sujet crucial pour toi mais c’est important . Donc est-ce que tu peux juste leur dire que là-dessus c’est Duflot qui pilote  et qu’il faut qu’ils travaillent avec le ministère du logement ?” Elle m’a dit d’accord,  et ensuite, une fois que cette discussion politique est passée, ça a déroulé. C’est une des choses les plus utiles quand on est ministre : dépasser par le politique des antagonismes ou des ronronnements institutionnalisés. Mais sur un coup comme ça, personne n’a rien vu, personne n’en a rien eu à faire. 

Les écologistes sont souvent perçus comme penchant traditionnellement davantage du côté des “territoires”, des collectivités locales, que de l’État central. Cela ne vous a pas mise en porte-à-faux, une fois à la tête d’un Ministère ?

En matière de relation entre l’Etat et les collectivités, il y a des choses absurdes. Le truc le plus dingue que j’ai vu en tant que ministre, c’est une réunion en préfecture, à laquelle les élus régionaux n’étaient pas conviés, de présentation d’un plan stratégique régional élaboré par l’administration déconcentrée de l’Etat au niveau régional, sur lequel les élus locaux n’avaient pas été consultés. Faire mouliner des gens pour travailler sur un plan régional sans les élus locaux, ça ne va pas. J’ai donc informé que je ne viendrais pas à cette réunion, et puis finalement on a réussi à débloquer les choses. 

Cette anecdote est édifiante : on a laissé tremper une partie de l’administration de l’Etat dans l’illusion de ses anciennes prérogatives, qu’elle n’a plus. Il faut l’aider à se détacher et à sortir de la “culture du tampon”, celle où l’administration d’Etat ordonne et valide. Je pense que, notamment sur les sujets d’urbanisme, d’aménagement, l’administration de l’Etat a une vocation de conseil. Par exemple, ce n’est pas une petite commune de 1600 habitants en bord de mer qui peut avoir l’expertise nécessaire pour gérer les risques de submersion marine. Il y a besoin de compétences techniques mutualisées et financées, dont les petites communes n’auront jamais les moyens de se doter. C’est à la solidarité nationale et à l’Etat d’assurer la gestion de ces risques. 

Il y a donc matière à redéfinir le rôle technique et de conseil des administrations d’Etat au sein d’une culture de la solidarité, sur des enjeux importants, et il me semble que pour des agents publics, c’est intéressant professionnellement. C’est aussi de cela dont j’ai essayé de les convaincre.

Est-ce qu’il n’est pas trop tard ? Après la RGPP, après la MAP, est-ce qu’il reste une expertise technique de qualité au sein de l’Etat ?

L’expertise au sein de l’Etat est encore de haut niveau, et d’un niveau qui reste bien supérieur à celle de beaucoup de collectivités locales sur des sujets comme l’énergie, la biodiversité, les risques majeurs. Sur les questions d’aménagement, c’est différent, il y a des agences d’urbanisme aux niveaux local et régional qui travaillent très bien. 

J’ai l’impression qu’au sein de l’Etat, les gens ont baissé les bras. On a moins de monde, on a moins de budget, on n’a pas donné de cap, et les gens ont baissé les bras. Quand je suis arrivée au Ministère, il y avait encore la DATAR. Il était question d’organiser son anniversaire, de célébrer sa glorieuse époque, et de l’éteindre petit-à-petit. Ils considéraient que j’étais là pour les achever. Mais je voulais les sauver ! Et pour les sauver, il fallait qu’ils se transforment, d’où la question de l’égalité des territoires, remise au cœur de la nouvelle structure (le CGET, ndlr). Je reste convaincue qu’il y a un enjeu à éviter que la France ne devienne un territoire où co-existent des petites principautés, la grande taille des nouvelles régions accentuant d’ailleurs le phénomène. En matière de transport, chaque région fait des super tarifs pour les jeunes mais si tu veux aller de Limoges à Roanne, qui sont dans deux régions différentes, tu es foutu, ça n’existe pas. Ce parcours n’existe pas. Il faut que l’Etat garde un œil sur ces enjeux. De même, moi qui ai été élue régionale de l’Ile-de-France, ça ne me va pas que l’Ile-de-France utilise ses milliards d’euros pour aller piquer les entreprises installées en Normandie. Ça, c’est pas permis non plus. 

Après la 2ème guerre mondiale, l’Etat a porté et accompagné la reconstruction et la “grande accélération”, en bâtissant des infrastructures, en extrayant pétrole et charbon, en intensifiant et en artificialisant l’agriculture. Est-ce qu’il n’est pas illusoire de vouloir lui faire faire une mue écologique, à grande vitesse ? 

C’est pour ça que les écolos n’aiment pas le pouvoir. La pensée écologiste des années 70 s’est constituée contre la logique d’intérêt général telle qu’elle était défendue par l’Etat, une logique qui conduisait à faire passer une ligne TGV tout droit pour qu’elle soit la plus rapide possible, quelles que soient la fragilité ou la valeur des territoires traversés. Les écologistes se sont construits contre la notion de progrès telle qu’envisagée au XXe siècle, soit un absolu technique et l’écrasement de tout ce qui faisait obstacle à l’intérêt général tel que défini par l’Etat. Donc ils se sont construits contre le pouvoir et contre l’administration de l’Etat. Un des traumatismes les plus profonds pour le mouvement écologiste vient de la mort en 1977 de Vital Michalon, lors de la mobilisation contre le réacteur nucléaire Superphénix, alors qu’il y avait eu de toute évidence des instructions d’extrême fermeté pour les forces de l’ordre. Le même genre d’instructions que celles qui ont causées la mort de Rémi Fraisse en octobre 2014, militant contre le barrage de Sivens. On retrouve la même logique de “progrès” avec ce barrage. Est-ce qu’il a un sens écologique ? C’est sans doute un des pires projets que j’ai vu. Absurde. Absurde à tous niveaux. Mais on ne sait pas faire autrement.

Donc effectivement, il y a une extrême prudence des écologistes vis-à-vis du pouvoir en général, et vis-à-vis de l’Etat et donc du niveau national en particulier, à cause de cette vision du progrès et de cette vision techniciste portées par les grands corps. D’ailleurs, je me souviens de quelque chose que Dominique Voynet m’a dit dans les années 2000  “les pires, ce sont les (membres des corps des, ndlr) Mines et les Ponts. Eux, il ne faut jamais leur parler. Ils sont contre nous.” Ce qui était peut-être vrai mais devient faux. Aujourd’hui, on trouve parmi les Polytechniciens, parmi les Ingénieurs des ponts, des gens très écolos. Fin 2019, les étudiants de Polytechnique ont voté à 61% contre l’installation au sein de leur école d’un centre de recherche Total. Il y a une nouvelle génération. Ils sont intelligents, ils lisent. Et quand on lit et qu’on est intelligent, aujourd’hui, on devient écolo. Je ne sais pas comment on fait autrement. C’est pour ça je suis toujours étonnée de la grande intelligence que l’on prête au président de la République, qui est plus jeune que moi. Son insensibilité aux questions écologiques, je ne comprends pas. 

Vous comptez sur un mouvement mécanique, quasi-automatique, de renouvellement générationnel du personnel de l’Etat, qui conduit à sa transformation ?

Oui. Sauf à un endroit, et pour moi c’est le nœud que je n’ai pas encore résolu : Bercy. Pour moi, le nœud gordien d’une transformation radicale de l’action publique, capable de préparer un futur conforme à l’Accord de Paris, c’est Bercy. Le Trésor, notamment. Là, entre les modèles utilisés et les règles de promotion qui évacuent les éléments qui ne sont pas dans la norme, favorisant la reproduction jusqu’à l’absurde, c’est un vrai verrou, puissant. 

La direction du Budget, c’est quelque chose, aussi, mais ils sont, comment dire, moins fins, donc moins nocifs. Je me souviens d’une discussion avec Jérôme Cahuzac (alors ministre du Budget, ndlr) sur les aides à la pierre. Jean-Marc Ayrault (alors Premier ministre, ndlr) s’était engagé à les doubler. Cahuzac me dit “Oui oui, bien sûr. Moi je vois des gens qui me disent, “le Premier ministre a dit”, le “Président a dit”… Mais moi qu’est-ce que j’en ai à foutre ? Rien. Voilà.” Il m’a dit ça, texto. Je lui ai demandé si l’efficacité des aides à la pierre était évaluée. Elle l’était, par ses services : de mémoire 1€ investi, 1,58€ de retour sur investissement sur 3 ans. Est-ce que tu connais une entreprise qui refuserait un investissement de 58% sur trois ans ? Et bien eux, au nom de la norme de dépense, ils refusent. Les réactions de cette administration sont idiotes. Son seul objectif, c’est de faire passer ses marottes, souvent idiotes. Tiens, la baisse au rabot des APL, moi aussi, on me l’a vendue. C’est toujours les mêmes trucs. C’est court-termiste et pas malin.

Bref, au Trésor, il y a l’idéologie des anciens modèles, et des liens de proximité et d’intérêts très forts avec un certain monde économique. A la Direction du Budget, ça vole moins haut. Résultat, à part dans les rendez-vous avec Cazeneuve qui était plus politiques je ne les ai jamais calculés, en fait. Je faisais les rendez-vous avec eux parce qu’il fallait les faire, puis j’allais gagner les arbitrages en faisant autrement. Et oui, c’est vrai, avec les APL par exemple, j’ai utilisé la technique des fuites dans la presse, du rapport de force politique…

Comment faire sauter ces verrous de Bercy ?

Avec un premier ministre ou une présidente de la République qui décide que ça suffit. C’est une administration donc si tu arrives à lui tordre le bras au début, hop, ça change de direction et pompompompom ça roule. Mais il faut qu’il y ait quelqu’un prêt à se prendre des paquets de merde pendant un moment. Faut juste pas avoir peur, et tenir. 

Bruno Latour, dans un article intéressant paru dans Esprit, invite à s’intéresser aux pratiques, outils, équipements, dimensionnement concret de l’Etat. Cela va bien au-delà d’une phraséologie de tracts qu’on trouve habituellement à gauche, où on se contente d’un “plan de réinvestissement massif” (dans l’hôpital, dans l’école…). A quoi ressemble l’agent public de demain ? Quels sont ses outils, ses pratiques, son quotidien ?

Nous devons résoudre des problèmes qui ne se sont jamais posés. Utiliser les méthodes anciennes et les cadres de pensée anciens, ça ne marchera pas. Ma conviction, c’est qu’il faut être clair sur l’orientation puis laisser faire les agents sur le terrain. Un exemple : une fois qu’on a dit qu’on arrêtait de désherber chimiquement, on laisse le mec dont c’est le boulot essayer et décider si c’est mieux d’utiliser des machine à vapeur ou, par exemple, de passer la balayette qui sert normalement à ramasser les feuilles dans les caniveaux. Ils la relèvent et la passent sur le rebord du trottoir où il y a des petites herbes qui poussent. Et la balayette, réglée à une certaine vitesse, enlève les plantes ! Ça, c’est le gars de la balayette qui LE sait, parce qu’il l’a déjà fait. Ça ne sert à rien que des A+ (cadres de la fonction publique, ndlr) s’en mêlent. Leur travail, c’est de dire qu’il faut que ce soit à peu près clean, que les herbes doivent être en deçà de telle hauteur, sinon les gens râlent, et voilà. 

Sur la loi ALUR, j’ai dit que je voulais plus de régulation sur les questions immobilières, que je voulais qu’on engage la transition écologique sur les territoires grâce aux règles d’urbanisme, et qu’on essaie de simplifier les endroits où ça bloquait. Et j’ai laissé l’administration faire la loi avec ces orientations.

Je pense que ce qu’il manque aujourd’hui, c’est des politiques. On critique souvent les politiques publiques en disant que ce n’est géré que par des énarques. Pourquoi pas, à la limite, moi je m’en fous qu’ils soient énarques. Mais le problème, c’est qu’ils n’ont pas de vision politique. Ils ont une vision technique, et parfois un peu de mépris pour l’administration et pour leurs concitoyens. 

Dans le même article, Bruno Latour dit que l’action de l’administration se nourrit de ce que la société civile fixe comme cap, et qu’aujourd’hui la société civile ne sait pas quelle “feuille de route” donner à l’administration, d’où le marasme actuel. 

C’est assez vrai cette question du cap parce que l’urgence peut inhiber aussi. Il y a une étude que j’aime beaucoup qui s’appelle Destin Commun. Selon cette étude, les gens sont d’accord pour devenir écolos mais ils pensent que ce n’est pas possible. Et bien, c’est ça le rôle du politique puis de l’administration : passer de l’horizon à l’action. J’interprète cette étude comme une demande d’administration. 

Sur les questions environnementales, il y a aussi un lien très fort entre la société civile constituée – les ONG – et l’administration. Avec Oxfam, on est en fight avec Bercy, mais un fight constructif, on peut les convaincre aussi. Je crois que j’ai essayé d’apporter à Oxfam la culture du rapport de force en connaissant l’autre rive, celle des politiques. On a par exemple boycotté le déjeuner avec Macron la veille du G7, car il avait posé des lapins plusieurs fois à toutes les rencontres de discussions qu’il avait lui-même initiées avec les ONG, et ce n’était pas correct. L’Elysée n’était pas du tout content. Pas du tout mais ce qu’on a fait était justifié. Au départ les ONG n’osaient pas car en fait la société civile a plutôt l’habitude d’être respectée, et du coup, elle ne sait pas faire quand on la maltraite. Moi, je n’ai pas eu l’habitude d’être respectée, donc je sais faire. En ce moment, le Réseau Action Climat a décidé de ne plus participer aux ateliers de préparation de la loi “post convention citoyenne”, par exemple. C’est regrettable mais c’est ce qu’il fallait faire. SI les discussions sont de pure forme mais ne permettent pas de bouger quoi que ce soit et si les engagements ne sont pas tenus il ne faut pas jouer un rôle de potiche. 

Qu’est-ce que vous aimeriez dire à toutes celles et tous ceux qui veulent être président-e de la République mais ne semblent pas vraiment se préparer à être chef-fe-s de l’Etat ?

Les gens pensent que le seul sujet c’est l’incarnation, et leur capacité à être président de la République. Ça a donné François Hollande, ce genre de pensée. Je lui ai dit, un jour : “en fait, tu voulais être élu président de la République, mais pas présider.” Macron, c’est différent, il aime bien faire le chef, avec une logique de banquier d’affaires. Il fait des deals. Il a fait des deals pour être élu, et maintenant il rembourse ses deals. Il n’y a rien d’étonnant là-dedans, mais je trouve que c’est catastrophique pour le pays. 

Donc, qu’est-ce que je leur dirais ? Je ne sais pas, je leur dirais peut-être que c’est bien d’avoir un poil de modestie. Surtout après Macron. Après Sarkozy, les gens avaient envie de calme, d’arrêter le truc du mec qui s’agite dans tous les sens. Après Macron, qui décide en personne si on a le droit de s’acheter des tampons hygiéniques et à quelle heure, les gens vont peut-être avoir envie de quelqu’un qui est capable d’avoir une approche plus collective. Et en plus, je pense que tu prends des décisions plus robustes quand elles sont partagées. J’en suis convaincue. Et, par ailleurs, je pense qu’il faut changer nos institutions. Peut-être pas par une sixième République, là-dessus c’est un grand historien qui m’a convaincue : les changements de République ne se font que dans des périodes de guerres civiles ou de grande crise. Et je n’ai pas envie de ça pour la France. Donc il faut de nouveau « patcher » la 5ème, comme les logiciels qui ont des défauts, notamment en enlevant  des pouvoirs au président.

Ce que je garde de cette expérience, et pour répondre à votre questionnement plus général sur le rôle de l’administration, c’est qu’il y a des règles de « bon gouvernement » comme dirait Montaigne où chacun doit bien jouer son rôle, sans empiéter sur les autres mais en assumant bien ses fonctions.

Mais je voudrais ajouter, même si l’on n’y pense pas spontanément, que c’est aussi très important, c’est même essentiel de ne pas se prendre trop au sérieux, et ça l’était à l’époque où j’étais ministre. On meurt aussi de donneurs de leçons sans humour, sûrs de leur bon droit parce qu’ils ont un titre. On peut faire les choses sérieusement sans se prendre au sérieux. Montaigne l’a parfaitement écrit : « la plupart de nos occupations sont farcesques. Il faut jouer notre rôle comme il faut, mais comme le rôle d’un personnage emprunté. Du masque et de l’apparence, il ne faut pas faire une essence réelle. »

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[1] Application du droit des sols

[2] Assistance technique fournie par l’État pour des raisons de solidarité et d’aménagement du territoire

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Du droit aux portes qui claquent dans les EHPAD

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Dans le cadre d’un projet Vraiment Vraiment / Conseil départemental de la Nièvre / CNSA, Camille Billon-Pierron a exploré un monde jusque-là inconnu pour elle : l’EHPAD de Lormes, dans le Morvan. L’Atelier Java lui a demandé de raconter dans le tout premier numéro de la très belle revue L’épopée. Nous publions ici son texte, écrit en mai 2020 et qui résonne particulièrement en cette période de re-confinement des personnes en EHPAD.

A priori, à 25 ans, aucune autre raison que la visite d’un proche, ou le travail, ne m’aurait amené à pousser les portes d’une maison de retraite. Et c’est bien là le coeur du problème. Aujourd’hui, les maisons de retraite ne sont plus, dans notre imaginaire bien plus que dans la réalité des choses, des lieux de vie. Elles sont pour nous tous synonymes de “dernière étape”,  “d’hôpital pour vieux”, “de mouroir”. On en parle comme de la dernière option, du choix par défaut. Ne surtout pas sous-estimer la puissance des imaginaires sur les représentations que nous avons des choses. Dans notre entourage et dans les médias, les raisons d’entrer en ehpad communément citées ne sont souvent pas les plus positives : parce que nos enfants et petits-enfants sont loins et inquiets, parce que l’on a perdu son compagnon de vie et que l’on a peur de ne pas s’en sortir tout seul. Il serait faux de dire que ce n’est pas le cas pour beaucoup de personnes âgées qui sont résident.e.s de maison de retraites françaises aujourd’hui. Mais il serait faux d’oublier “les bienheureux”, ceux qui sont venus par choix, pour la tranquillité d’esprit (parce qu’à un âge avancé il est parfois très agréable d’être assisté) ou tout simplement parce que le temps était devenu long tout seul. C’est vrai que si l’on dédramatise un peu la chose et qu’on force l’analogie avec nos habitats de jeunes  : qu’est-ce qu’une maison de retraite si ce n’est une colocation géante de 90 personnes ? 

Lorsque j’ai rejoint Vraiment Vraiment l’année dernière, l’objet de mon premier projet était celui-ci : améliorer la qualité de vie sociale des résidents d’une maison de retraite en reconnectant leur quotidien à celui de la vie locale, “en ouvrant les portes sur l’extérieur”. Ca restera probablement le projet qui, humainement, m’a le plus marqué. Pour m’imprégner du sujet, et essayer de comprendre ce que c’est que d’être une personne âgée dépendante en France en 2020 : j’ai lu, écouté, regardé, débattu, épluché des témoignages venus de toute part. J’ai pris conscience de l’importance du sujet et de son universalité. C’est certain : nous vivrons de plus en plus vieux et la question du logement se posera un jour ou l’autre à chacun d’entre nous, que nous soyons riche, pauvre, petit, grand, rural, urbain. En mars 2019, nous sommes partis pour la première fois “sur le terrain” pour capter les ambiances, écouter les récits, questionner les vécus de ceux qui vivent la maison de retraite : les résidents, le personnel, les visiteurs (proches et moins proches).

Ce que j’ai découvert en passant les portes de cette maison de retraite, c’est un monde que je ne connaissais pas, une vieillesse que je n’avais jamais vu ni côtoyé. Une vieillesse diverse, dont la dépendance était singulière, propre à chacun. Au fil de nos visites dans cette maison de retraite du Morvan, j’ai fait des rencontres marquantes : celle de Mme Lafont, entre autres, centenaire et doyenne de l’ehpad, qui nous a raconté le Paris des années 50, le marché de Saint-Quentin et la place du tertre avant le tourisme de masse. Petit à petit, anxiété et tristesse qui m’habitaient les première fois se sont transformées en chaleur et profonde tendresse. Je me suis rendue compte que l’anxiété que j’avais pu ressentir trouvait sa source dans l’appréhension que l’on peut parfois avoir à l’égard de l’inconnu, inconnu qui était en l’occurrence nos aînés. Elle était aussi intimement liée à ma culture occidentale et à ce qu’elle me renvoie de la vieillesse, à mon éducation dans une société qui n’a plus le temps pour ceux qui en ont à revendre. Plus j’en passais les portes, plus c’était normal de les passer, plus on me reconnaissait (bon, certes, pas à tous les coups), plus je me sentais là-bas comme ailleurs. Je sentais que notre jeunesse apportait avec elle son lot d’envie, de motivation, de nouveauté chez les résidents. On était accueillies comme des reines.

Il s’en est passé des choses depuis : on a tagué les abords de la maison, avec Patricia qui nous regardait en fumant sa cigarette et ne nous a pas épargné de ses commentaires d’une franchise détonante. On a partagé des repas d’anniversaire, on a aidé à l’animation d’un loto qui a tourné au pugilat parce que Mme X qui n’entendait rien criait à voix haute des numéros qui n’étaient absolument pas sortis. On a chanté aussi. On a assisté à des engueulades, à des fou-rires, à des moments de complicité entre équipes et résidents. On a réfléchi, beaucoup, avec les acteurs de la culture locale, les associations, les acteurs institutionnels et les citoyens pour imaginer et concrétiser cette nouvelle programmation de la vie locale au sein de la maison de retraite : est-ce qu’on relocaliserait pas les répétitions de la troupe de théâtre ? pourquoi pas en faire le point relai de paniers paysans ? et si le cinéma itinérant posait ses valises dans la salle d’animation ?

Tout cela a permis de rendre à nouveau visible un lieu et des habitants, en les percevant sous un nouveau jour. Tout cela a permis de s’autoriser à prendre part au quotidien de nos aînés, avec toutes les joies et tous les problèmes que cela implique. Tout cela a permis de se rappeler qu’un ehpad, avant d’être un acronyme et une ligne de dépense publique, c’est une maison commune qui a le droit de vivre comme toutes les autres maisons : de ses passages, de ses portes qui claquent, des souvenirs que l’on y crée, des moments que l’on partage, dans chaque pièce, et pas seulement dans sa chambre. C’est un lieu qui concentre une richesse inestimable d’histoire, d’humour, d’amour, de haine, de ragots, au même titre que tous les lieux qui ont vu passer des vies en communauté. C’est un lieu qui a le droit de vieillir avec son temps, de tester, de se tromper en ouvrant ses portes à la découverte, à la fête et à tous les autres plaisirs qui font que la vie est plus douce. 

Le projet a donné naissance à Open Ehpad, avec des ressources pour faire des Maisons de retraite des lieux de vie et des acteurs territoriaux à part entière.

Retrouvez le témoignage de Camille dans le n°1 de L’épopée, à commander ici.

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Précarités et confinement : “il a fallu faire vite, sans prétention d’excellence”

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Dans la continuité du projet Réflexes Publics initié par les agences Vraiment Vraiment et Partie prenante avec la 27ème Région, cet article revient sur l’expérience déployée pendant la crise par la Métropole d’Aix Marseille Provence. Il s’agit d’une contribution de deux agents du Lab de la Métropole, pour alimenter le débat sur les capabilités publiques créées au sein d’une jeune collectivité territoriale. Elle nous apparaît d’autant plus précieuse et utile que le second confinement et ses conséquences sociales génère des problèmes comparables à ceux abordés ici, partout.

L’initiative partie d’une petite équipe regroupant des agents de quelques directions préoccupés par l’urgence sociale dans les quartiers prioritaires de la Politique de la Ville pourrait s’apparenter à « une prise d’initiative frugale sans permission » évoquée dans un précédent article[1]. Pourtant, la démarche reposant sur des principes de renouveau de l’action publique et de résilience avait été pensée quelques mois auparavant. L’explosion des précarités à partir de mars 2020 a déclenché de façon spontanée la mise en application d’un nouveau modèle de penser et faire inclusion – la Métropole des Possibles – ainsi que la mise en mouvement de son Lab et de sa communauté.

Des réponses hors normes

Alors que le 16 Mars 2020, la France est plongée dans un confinement généralisé, la Région Sud, la Ville de Marseille et la Métropole d’Aix-Marseille Provence subissent une violente cyberattaque qui paralyse une partie des systèmes informatiques. Pourtant, des réponses rapides s’imposent face à l’urgence, notamment alimentaire, qui se manifeste dans les quartiers les plus fragilisés de la Métropole. S’appuyant sur ses compétences en matières de cohésion sociale et de Politique de la Ville, les actions qui se mettent en place sont dictées par une approche pragmatique des besoins :

  • Mise en place de mesures d’urgence et de subsistance mobilisables, dématérialisées et réactives dès le 24 mars via le Fonds d’Aide aux Jeunes pour les 18/25 ans de la Métropole (dérogation réglementaire pour les étudiants en situation de précarité, boursiers ou non),
  • Développement d’une aide exceptionnelle dans le cadre du Fonds de Solidarités Logement pour lutter contre l’endettement locatif lié au confinement pour les mois d’avril et mai (dérogation au quotient familial)
  • Déploiement d’un Plan d’urgence numérique – continuité pédagogique pour « reformer » une passerelle entre le système éducatif et les familles avec enfants scolarisés en école élémentaire (CP au CM2). Cette démarche s’est appuyée sur un appel aux dons auprès des entreprises du territoire pour du matériel informatique (ordinateurs, tablettes, imprimantes voire smartphone) déclassé mais de bonne qualité. En une semaine, cette action a permis de rassembler plus de 200 appareils à destination des familles précarisées
  • Élaboration d’une stratégie d’urgence alimentaire en direction des familles les plus précaires sur l’ensemble des QPV à l’échelle du territoire métropolitain durant les 4 semaines de la période de confinement, et croisant les problématiques des agriculteurs locaux quant à l’écoulement de leurs stocks

Cette réponse illustre toute la force de ce nouveau modèle qui suppose que l’administration et ses agents raccrochent l’ensemble des initiatives et viennent s’associer aux énergies focalisées sur un même enjeu. En quelques semaines, il a ainsi été possible de mobiliser plus de 200 acteurs associatifs et institutionnels (Centres sociaux, Banques alimentaires, URIOPS, écoles, associations de proximité, CCAS, CD13, …) pour construire un réseau de distribution sur 180 sites différents (16 villes). Au final, près de 7700 paniers de fruits et légumes ont été distribués chaque semaine durant un mois, soit 70 tonnes de denrées. Entre 21 000 et 30 000 personnes par semaine ont pu être aidées.

Un nouveau modèle d’action publique territoriale

Tout ceci n’aurait pas été possible sans l’implication sans faille des agents et de leurs partenaires qui ont bien souvent dépassé le cadre de leur fonction et de leur travail. Les réflexes de solidarité en interne et en externe ont joué à plein pour arriver à répondre de façon ciblée à la précarité alimentaire dans les quartiers de la Metropole. Ce sont près de 11 DGA (DUST, Agriculture, Eco emploi, Administrative, Juridique, DRH, Finance, Moyen généraux, Communication, INSI, Projet Métropolitain…) qui ont œuvré à la réussite de ces opérations, avec une transversalité et une agilité inhabituelles.

Localement, les premières mesures d’urgence mises en œuvre sur la question alimentaire par les services de l’Etat et les collectivités locales ont fait l’objet de ciblage moins fins, s’appuyant sur les équipements d’action sociale sans engager de démarche d’aller vers. En complémentarité à cette première offre, la Métropole d’Aix – Marseille Provence a eu un rôle moteur dans l’écosystème public et privé local par :

  • L’élaboration d’un modèle de supply chain inter-acteurs (associatif, institution, citoyen) sur laquelle se sont appuyées d’autres institutions comme la Ville de Marseille ou le Conseil départemental des Bouches du Rhône pour la distribution de couches pour enfants ou de denrées sèches,
  • L’émergence d’alliances nouvelles public – privé dans la dynamique métropolitaine comme la Fondation de France, et la Fondation de Marseille impliquées dans la logistique de distribution assurée par l’association Bou’Sol, Pain et partage.

Par certains aspects – coordination et logistique– les opérations ont pu s’apparenter à de l’action humanitaire directe prenant appui sur l’ingénierie de la Politique de la Ville. Coordonné par le service Cohésion sociale pleinement mobilisé, le maillage territorial et les partenariat tissés ont permis de toucher les territoires les plus « éloignés », impliquant une grande agilité dans les modes de penser et d’agir.

Dès le début de la crise, la MAMP s’est positionnée comme un ensemblier à l’échelle des Quartiers Politique de la Ville du territoire métropolitain, en complémentarité des actions déployées par ailleurs. Le travail inter-partenarial durant la période a été très engagé, les agents de la Métropole s’étant mis au service des objectifs à atteindre et des autres partenaires parmi lesquels des collectifs citoyens (boucle whatsapp de 67 contacts créée par Marseille Solutions, à l’intersections de plusieurs réseaux).

Une brique du Plan de relance et renouveau

Le besoin a dicté l’action et la façon de faire. Il a fallu faire vite, sans prétention d’excellence mais avec une rapidité imposée par la situation sanitaire et sociale. Alors que des critiques acerbes fustigent la réactivité des acteurs publics, quelques exemples comme celui-ci permettent d’entrevoir de nouvelles conceptions de politiques publiques. Leur caractère résilient s’est exprimé dans l’urgence du faire. Les solidarités variées et multiples qui se sont exprimées durant la crise sont autant de points d’appui pour demain. Mais le défi reste devant nous. A la crise économique va succéder une grave crise sociale dont les solutions sont à imaginer dès aujourd’hui

La Métropole des Possibles figure aujourd’hui comme l’une des briques du Plan de relance et renouveau (AMP 2R) voté en Conseil métropolitain le 31 juillet 2020. Elle porte un enjeu de « Retisser le lien social, résorber les fractures (sociales, territoriales, numériques), et agir par l’éducation et l’insertion pour donner à chacun sa chance ». La cohésion sociale devra être une préoccupation des politiques d’aménagement et d’urbanisme dans la construction même de la ville.

Cet exercice d’anticipation né quelques mois avant la crise sanitaire illustre le changement de vision que nécessite aujourd’hui l’action dans les sites de la Politique de la Ville. Son plan d’actions, évolutif et contributif, représente le catalyseur de la démarche en identifiant 7 axes de développement pour lesquels l’inclusion apparaît comme un moteur : d’emploi, d’attractivité, de sécurité, de Ville durable, de participation, de financement, et d’efficacité.

Pour chaque item, il s’agit de comprendre les raisons qui doivent nous pousser à agir (les enjeux), ce qui se fait déjà ici et ailleurs (inspirations), les projets à inventer (trous dans la raquette) et les partenariats à mettre en place pour le faire. L’ensemble des actions sont tournées vers la recherche d’impacts dans une dynamique collective et ouverte. Chacun peut s’inscrire à son échelle dans un défi où chacun dispose d’un bout de la solution. Quelques projets phares résultant des ateliers présentent un caractère rassembleur et démonstrateur autour de quelques idées fortes :

  • [L’inclusion comme moteur d’emploi] un appel à manifestations d’intérêt sur « Les chAMPions de l’inclusion », afin d’identifier un Top 20 d’associations en capacité d’apporter des réponses à l’échelle sur la question de l’emploi soutenues par le Top20 des entreprises
  • [L’inclusion moteur d’attractivité] un projet ambitieux de Street Art monumental (galerie à ciel ouvert) dans les quartiers populaires métropolitain, impliquant un large partenariat 
  • [L’inclusion moteur de sécurité] l’expérimentation d’une approche de rupture radicale sur la question des réseaux de stupéfiants, impliquant des chercheurs spécialistes du sujet, la Police nationale, les Polices municipales, la Protection judiciaire de la Jeunesse
  • [L’inclusion moteur de ville durable] les QPVerts, idée très porteuse par l’imaginaire qu’elle appelle et qui doit passer à la phase de projet-cadre mettant mettre en cohérence toutes les ressources disponibles sur une approche de transition écologique dans les QPV (recycleries, éducation à l’environnement (place de la nature), agriculture urbaine et alimentation en circuits-courts, emplois « verts » …
  • [L’inclusion moteur d’efficacité] le lancement d’un anti appel à projets destiné à accompagner des talents et des projets du territoire sur la base d’un appui sur mesure, ou encore une étude sur les coûts évités à l’image du travail fait dans le cadre de l’opération Impact Jeunes / Ansa (600 K€ économisés pour la puissance publique)
  • [L’inclusion moteur de financement] la recherche de financements spécifiques auprès de Fondations internationales à l’image de JP Morgan (30 millions de dollars pour l’inclusion sous l’angle emploi / formation)
  • [L’inclusion moteur de participation] le budget participatif de fonctionnement et les appels à solutions mettant les habitants-usagers au cœur des réponses à leurs problèmes quotidiens.

Le Lab des Possibles, s’appuyant sur une équipe pluridisciplinaire composée d’agents territoriaux (DGA DUST et DGA Projet Métropolitain) mais également de personnalités extérieures (Cité Ressources, Fabrique du Nous, Agence d’urbanisme…), représente la fabrique permanente de la Métropole des Possibles. La méthode de travail s’appuie sur des techniques de design de service et prône une posture de facilitation caractérisée par la logique des « 5 C » (créativité, culot, coopération, confiance, convivialité).

L’ensemble de ces ingrédients ont fait recette durant le confinement sur le territoire métropolitain d’Aix Marseille. Ils sont plus que jamais indispensable pour relever les défis qui nous attendent et dont on ne connait pas encore l’ampleur exacte. Les réponses seront à construire à partir de nos ressources territoriales et dans le respect de nos natures. La recherche d’impacts positifs doit guider plus que jamais l’action publique, à toutes les échelles, et en embarquant le plus grand nombre.

Un article écrit par Rehda CALIFANO, Chef de service Cohésion sociale, et José DA SILVA, animateur du Lab des Possibles, avec le soutien de Nathalie N’DOUMBE, DGA en charge Développement urbain et Stratégie Territoriale et Christine BRUN, Directrice de la Politique de la Ville du Conseil de Territoire Marseille Provence.


[1] « Six pistes prospectives pour bâtir les capacités publiques post-covid » disponible en suivant le lien : http://www.la27eregion.fr/reflexes-publics-six-pistes-prospectives-pour-batir-les-capacites-publiques-post-covid/

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Sans forcer les choses

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Par Emmanuel Bodinier.

En septembre 2020 à Paris, à l’invitation de l’agence de design Vraiment Vraiment, une soirée rassemble une vingtaine de personnes travaillant autour des politiques publiques. La conversation s’engage sur les liens entre action publique et écologie. A un moment, Nicolas Rio rapporte une conversation que nous avons eu il y a quelques années sur le non-agir. Dans quelle mesure « ne pas agir » correspond-il à une forme d’action pour préserver la planète ? Comment sortir du dilemme politique où celui qui propose la construction d’un aéroport « agit » tandis que celui qui propose de préserver les terres agricoles « ne fait rien » ? Comment inciter à ne pas nuire alors que l’on attire des ressources fiscales uniquement en attirant habitants et entreprises ? Comment envisager que se taire pour laisser s’exprimer celles et ceux qui prennent moins la parole puisse être une forme d’action ?

La discussion collective a dévié sur le laisser-faire – position qui n’était défendue par personne autour de la table.  Aucun d’entre nous ne souhaite baisser les bras face à la destruction du vivant. A un autre moment, une personne a réinterprétée le non-agir comme un lâcher-prise face au besoin de contrôler, une notion proche mais qui ne recouvre pourtant pas la première.

L’expression non-agir vient du chinois « wu wei » composé de deux idéogrammes :

  • 無 wu: le dépouillement, le vide, l’indifférencié, il-n’y-a-pas
  • 為 wei : agir volontairement, agir-qui-force[1]

On trouve l’expression wu-wei chez Kong Fuzi – qu’on nomme souvent Confucius. Le parangon du Prince est celui qui, placé au centre, n’a plus à bouger pour que le monde soit gouverné.

Le Maître dit : « Qui, mieux que Shun, sut gouverner par le non-agir ? Que lui était l’action ? Il lui suffisait, pour faire régner la paix, de siéger en toute dignité face au plein sud »

Qui gouverne par sa seule puissance morale est comparable à l’étoile polaire, immuable sur son axe, mais centre d’attraction de toute planète[2].

Wu-wei est aussi une notion est centrale chez LaoZi [3]. Celui-ci compare cette forme d’action à un essieu, condition d’avancée de la roue. Le vide est le lieu de l’action.

Nous joignons des rayons pour en faire une roue, 
mais c’est le vide du moyeu
qui permet au chariot d’avancer.

Nous modelons de l’argile pour en faire un vase, 
mais c’est le vide au-dedans
qui retient ce que nous y versons.

Nous clouons du bois pour en faire une maison, 
mais c’est l’espace intérieur 
qui la rend habitable.

Nous travaillons avec l’être, 
mais c’est du non-être (wu) dont nous avons l’usage
[4]

Agir avec le vide. Comme si les mouvements du corps épousaient les courants d’un fleuve qui nous emportait. Sans perdre ses forces à résister aux tumultes ou à tenter de remonter à contre-courant. « Agir dans le non-agir » suppose d’arrêter de croire à notre toute-puissance, à notre maîtrise de situations dont nous ne sommes que l’un des éléments. Cela suppose d’arrêter de découper le réel en cases, d’arrêter de donner une primauté au calcul, à la volonté, à la rationalisation, d’arrêter de vouloir « forcer le cours des choses » comme le traduisent certains auteurs[5].

Wu Wei est une forme d’agir plus subtile que la maîtrise et le contrôle par l’action directe. C’est une action qui accepte les détours, en résonance avec les conditions présentes et en attention aux conséquences incertaines qui pourraient en découler. Ce qui demande un réajustement permanent. Combien de réunions où tout est décidé à l’avance, où tout est déjà rempli ? Combien de décisions publiques où l’urgence d’agir aggrave le problème ? Où l’intention d’un seul cherche à forcer les choses en s’activant vite et sans conscience de ses interdépendances ? La violence créant un sentiment de retrait, d’adhésion soumise ou au contraire de révolte inattendue.

On pourrait utiliser le terme quand on lit le portrait du général Koutouzov dans La guerre et la paix de Léon Tolstoï. Face à la Grande Armée de Napoléon, il reste immobile alors que tous autour de lui veulent entrer dans dans la bataille. Au cœur même de la guerre, il ne cherche pas l’affrontement mais attend que « les événements soient mûrs » et cherche à agir en suivant le « cours inéluctable des événements[6] ».

[Koutouzov] se mit à parler de la campagne de Turquie. – Que de reproches ne m’a-ton pas faits et sur la conduite de la guerre et sur la conclusion de la paix ! Pourtant l’affaire s’est bien terminée et fort à propos. Tout vient à point à qui sait attendre. Sais-tu que là-bas, il n’y avait pas moins de conseilleurs qu’ici, poursuivit-il, en insistant sur un sujet qui paraissait lui tenir à cœur. Ah ! Les conseilleurs, les conseilleurs ! Si on les avait tous écoutés, nous n’aurions ni fait la paix ni mis fin à la guerre. A les en croire, il fallait aller vite, mais aller vite c’est souvent traîner en longueur. Si Kamenski n’était pas mort, il aurait été perdu. Il lui fallait trente mille hommes pour emporter les forteresses. La belle affaire que de prendre une forteresse ! Ce qui est difficile c’est de gagner la campagne. Et pour cela point n’est besoin d’attaquer ni d’emporter d’assaut, ce qu’il faut c’est la patience et le temps. Kamenski a lancé ses soldats contre Roustchouk, mais moi en ne me servant que de la patience et du temps, j’ai pris plus de forteresses que Kamenski et j’ai fait manger aux Turcs de la viande de cheval. – Il hocha la tête. – Et crois-moi, j’en ferai manger aussi aux Français, conclut-il avec animation en se frappant la poitrine. Et, de nouveau, des larmes brillèrent dans ses yeux.

– Il faudra bien pourtant accepter la bataille ? dit André.

– Sans doute, si tout le monde le désire… Mais crois-moi, mon cher, il n’y a rien qui vaille ces deux soldats, la patience et le temps ; ce sont ceux qui feront tout. Mais les conseilleurs n’entendent pas de cette oreille-là, voilà le mal. Les uns veulent, les autres ne veulent pas. Alors, que faut-il faire ? – Il s’arrêta, dans l’attente d’une réponse. – Voyons, qu’est-ce que tu ferais, toi ? Insista-t-il, et une expression intelligente, profonde, brilla dans ses yeux. – Eh bien, je te dirai, ce qu’il faut faire, continua-t-il comme André ne répondait toujours pas. Je vais te dire ce qu’il faut faire et ce que je fais. Dans le doute, mon cher, abstiens-toi, prononça-t-il en espaçant ses mots. […]

Sans qu’il sût  au juste pourquoi, André, après cet entretien, retourna à son régiment absolument rassuré sur la marche générale des affaires et confiant en celui qui la dirigeait. Ce vieillard ne gardait pour ainsi dire que des habitudes passionnelle ; l’intelligence, qui a tendance à grouper les faits pour en tirer les conséquences, était remplacée chez lui par la simple capacité de contempler les événements en toute sérénité. Plus André constatait cette absence de personnalité, plus il était convaincu que tout irait pour le mieux. « Il n’inventera ni entreprendra rien, se disait-il ; mais il écoutera et se rappellera tout, mettra tout à sa place, n’empêchera rien d’utile, ne permettra rien de nuisible. Il comprend que sa volonté personnelle, à savoir le cours inéluctable des événements ; il a le don de les voir, d’en saisir l’importance, et sait en conséquence faire abstraction de sa propre volonté, la diriger, pour ne point intervenir, vers un autre objet. »

Comme Laozi, Tolstoï n’envisage pas le pouvoir à travers la volonté consciente d’un archer qui, dans un contexte donné, tendrait l’arc et lancerait sa flèche sur une cible fixe. Agir sans forcer les choses correspond plutôt à une personne qui se rend attentive et distante au vent, aux émotions intérieures, à la texture du bois, à la lumière du jour, au paysage odorant, à ceux qui s’agitent à ses côtés… Un archer qui tient la corde tendue, sans forcer, faisant le vide avec sourire et sachant lâcher la corde au bon moment[7]. Sans fuite face à l’adversité, sans abaisser son arc face à la violence du réel. Une autre forme de courage.

Encore une fois : agir sans forcer les choses ne consiste pas à se tourner les pouces. Face au Covid-19, il fallait et il faut encore agir sans faiblesse. Mais il y a plusieurs manières de le faire. Pourquoi ne pas s’être appuyé sur les capacités d’initiatives des collectivités locales et des associations en partageant décisions et responsabilités ? Fallait-il tout miser sur des sanctions financières et des certificats de sortie que l’on se signait à soi-même par peur de l’amende ? Agir par la force produit des résultats de court terme mais ceux-ci épuisés, l’impuissance gagne et on se trouve désemparé. Agir autrement suppose d’imaginer des systèmes d’irrigation durables plutôt que d’arroser de manière intensive à partir d’un seul puit[8]. Chacun de nos gestes contient déjà en germe le long terme. Ne pas bouger peut être déjà porteur d’une efficacité parfois plus grande que l’agitation éperdue face aux tourments qui nous traversent.

Je ne sais pas comment la notion de wu-wei peut enrichir l’avenir de l’action publique. Elle provoque souvent incompréhensions et mésinterprétations. A nous de trouver pas à pas une autre manière d’agir qu’un volontarisme étriqué et stérile. A nous de trouver une manière de vivre, de produire, de penser, de nous gouverner sans forcer les choses.


[1]Cf Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Points Seuil, p.133 et p.190-191

[2]Confucius, Entretiens, XV, 4 et II, 1

[3]La notion apparaît dans 57 des 81 poèmes de Laozi

[4]LaoZi, Tao Te King. Un voyage illustré, Synchronique éditions, poème n°11. Un autre auteur dit taoïste, ZhuangZi comprend lui wu wei comme un principe visant à se désengager du politique, à refuser de participer aux affaires humaines. LaoZi a inspiré le plus grand théoricien légiste chinois Han Feizi qui a interprété wu wei comme un principe de non-interférence mais aussi sur un ordre fondé sur l’ignorance des gouvernés.

[5]Jean-François Billeter, Contre François Jullien, Paris, Allia, 27 avril 2006.

[6]J’emprunte la formule à Tolstoï dans La guerre et la paix, NRF, La Pléiade, 1951, Trad. Henri Mongault, p.973. Extrait p.972-973

[7]Le vide est pris en compte dans les arts martiaux. Voir par exemple Traité des cinq roues de Musashi Myamoto (1645)

[8]Baptiste Morizot, Manières d’être vivant: enquêtes sur la vie à travers nous, Arles, Actes sud, coll.« Mondes sauvages, pour une nouvelle alliance », 2020.

Illustration : Lille, Friche saint sauveur. Photo par Velvet. Licence Creative Commons.

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Julie Meyniel (FP21) : “de la fatigue, de la lassitude, de la fierté parfois” chez les agents publics

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L’association FP21 a lancé avant l’été une enquête auprès des agents publics pour sonder l’état des troupes après un printemps 2020 extra-ordinaire, qui a placé certains métiers de l’action publique en pleine lumière, en a obligé d’autres à se réinventer complètement, et n’a été neutre pour personne. Dans un contexte “impensable” quelques mois plus tôt, comment ça s’est passé ? Une grosse centaine d’agents ont répondu – trop peu pour des prétentions scientifiques mais assez pour en tirer quelques enseignements et questions pour le “monde d’après”. Julie Meyniel, de FP21, nous répond. 

Comment vont les agents publics, après ce début d’année extraordinaire ? 

D’abord, merci de poser la question – c’est assez rare qu’on s’y intéresse. Ensuite, c’est évidemment compliqué de résumer. Il y a de la fatigue, de la lassitude, de la fierté parfois que “ça ait tenu”. L’enquête montre un fort investissement des répondants pendant la période, qui conduit en partie à une usure et à des questionnements lourds sur le sens des missions des agents publics. 80% des répondant-e-s – essentiellement des cadres de la fonction publique  – ne se voient pas travailler au même poste dans 3 ans, soulignant un manque d’intérêt, de visibilité et de perspectives. 

Il me semble que nous sommes dans un moment de clair-obscur pour la fonction publique, un moment de transition qui à certains égards est motivant – le confinement et ses conséquences ayant ouvert des espaces à investir, dégagé des petites marges de manoeuvre à exploiter – mais avec un nouveau monde qui tarde à apparaître, ce qui peut être décourageant. 

Le secteur public était largement récalcitrant au télétravail et le confinement y a massivement contraint les employeurs et les agents publics. Quel bilan peut-on en tirer ?

L’enquête montre un plébiscite du télétravail…avec des limites très fortes immédiatement soulignées, mais qui peuvent en partie être levées si un véritable chantier est ouvert sur le sujet.

L’enthousiasme des agents tient à la découverte d’une forme de souplesse du cadre de travail, auquel on n’est pas habitués dans la fonction publique. Le télétravail a permis de décentrer l’attention, de la présence et des horaires, vers le travail effectivement réalisé. Certains métiers et certaines politiques ont dû imaginer de nouvelles manières de faire, par exemple pour continuer à aller au-devant des publics vulnérables. 

Cependant, les agents qui ont répondu à notre enquête mentionnent la perte des temps et pratiques informelles, qui nuit à l’efficacité collective, et l’atteinte portée au lien social – entre agents avec les usagers. Bien entendu, la capacité à “déconnecter” et l’articulation vie privée/vie professionnelle se sont avérées des enjeux de taille, comme pour tous les télé-travailleurs. La qualité des outils et équipements numériques a beaucoup été mise en cause. 

Cela doit conduire à une réflexion de fond sur les cadres de la fonction publique, ses postures, ses outils – y compris en mode “présentiel”. On peut utiliser des questions et problèmes soulevés par le télé-travail pour améliorer l’action publique en général. Encore faut-il qu’il y ait un cadre de discussion et de travail pour cela. 

3/ Est-ce qu’il y a des choses qui ont été expérimentées, de gré ou sous la contrainte, pendant le confinement, qui mériteraient de perdurer ?

A la lecture des réponses à l’enquête, il est frappant de voir à quel point on a peu l’habitude, dans la fonction publique, de nommer quelque chose comme ayant été “expérimenté”. Il manque une dimension réflexive systématique, qui serait précieuse pour avancer. 

Cela dit, les répondants ont partagé des manières de sortir du cadre habituel jugées vertueuses, soit qu’elles aient permis une collaboration ou une communication à un niveau inédit entre agents d’administrations différentes, soit qu’elles aient permis de mieux comprendre les différents métiers d’un site – particulièrement à l’hôpital, où les rapports administration/soignants ont été bouleversés. Certains agents soulignent aussi les possibilités qu’a créé le confinement de “se mettre à la place de” : les parents se sont retrouvés professeurs, par exemple. 

Est-ce qu’il va y avoir un “monde d’après” dans la fonction publique ?

Avant de se projeter, il est indispensable d’avoir une vision claire et étayée sur l’état du monde public et des agents. Comment vont-ils ? Que voient-ils ? Comment est-ce qu’ils se projettent ? On ne peut pas avancer sans ces informations, et notre enquête artisanale est évidemment très loin du compte. La DGAFP pourrait lancer un travail d’ampleur, rapide et sortant des sentiers battus – nous serions ravis, chez FP21, d’y contribuer. 

Du côté de nos répondants, sans que le confinement soit idéalisé, comme on l’a vu, on sent une vraie crainte d’un “retour à la normale”, qui serait très démotivant. Ayant vécu “l’impensable”, comme a dit le Président, un travail mériterait d’être conduit pour repenser les cadres, les métiers, les outils de la fonction publique, justement en envisageant ce qui n’a jusque-là pas été envisagé. Si c’est fait avec les agents, y compris de terrain, c’est stimulant !