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Le vélo, la campagne et le quotidien : trouple impossible ?

Temps de lecture : 25 minutes

A la campagne, les alternatives au trajet automobile à 90km/h paraissent bien rares, même pour quelques centaines de mètres. Par les chemins de traverse, cet article veut contribuer aux tentatives de moins polluer et moins dépenser. En se faisant plaisir.

Il existe plusieurs unités pour mesurer l’absurdité qu’il y a à déplacer une tonne de métal pour aller chercher le pain, déposer un enfant à l’école ou rendre visite à un voisin. En euros, bien sûr – ceux qui restent dans les porte-monnaies à la fin du mois une fois les deux ou trois pleins mensuels soldés. En émissions de gaz à effet de serre – celles qu’on peut se permettre avant la fin d’un monde habitable. En silences dans les sommets internationaux – tous ces petits et grands arrangements avec les exportateurs et producteurs de pétrole ou de terres rares, rarement à la pointe des droits humains. En hectares d’espaces naturels ou agricoles – ceux qui sont artificialisés par le bitume qu’on continue de vouloir dérouler, partout.

En ville, cette absurdité est particulièrement criante et l’idée commence à infuser plus ou moins sérieusement les politiques publiques. A la campagne, où le souvenir des transports en commun s’est estompé depuis longtemps (quand il y en a eu un jour !), on est loin d’avoir commencé à attaquer le problème de la réduction de la part des déplacements réalisés en voiture à la hauteur des besoins. 

Historiquement, les promoteurs de la mobilité à vélo prônent le doublement de toutes les départementales par des voies cyclables sécurisées. Quel pied ce serait ! Nous sommes infiniment pour, bien sûr. On peut néanmoins considérer que la prise en compte d’un certain principe de réalité impose de réfléchir à quelques voies complémentaires – sinon alternatives – en attendant que cet investissement à 20 milliards d’euros inonde notre vie quotidienne de joie. A l’instar de la FUB, qui vient de produire une note passionnante sur la sécurité des cyclistes en milieu rural

Notre hypothèse ici est que, si la majorité des trajets de moins de trois kilomètres hors agglomération se fait en voiture, ce n’est pas tant par paresse que parce que toute autre expérience y est insoutenable. Cet article illustré a l’ambition de contribuer à inverser la tendance à court terme, dans des équations budgétaires et culturelles réalistes. On se permettra, pour y parvenir, quelques détours historiques et techniques – parce qu’on a la place, le temps et qu’on aime ça. 

Bien entendu, le changement vers des mobilités durables à la campagne ne se limite pas à ces courts trajets et de nombreux autres leviers que le vélo et la marche sont à mobiliser : en témoigne la très riche et concrète boîte à outils du Céréma pour la mobilité en zone peu dense.

L’impasse du tout-voiture à la campagne, fruit d’une culture et de choix publics 

Les déplacements ruraux ont été confisqués par la voiture après des siècles pendant lesquelles les voies furent partagées – entre piéton·ne·s et chariots, chevaux et, plus tardivement, vélos. 

Il ne s’agit pas de verser dans la nostalgie de ces époques laborieuses mais de chercher à comprendre comment nous en sommes arrivé·e·s à une situation dans laquelle aller rendre visite à la voisine à pied est, au mieux, une expérience pénible, au pire, une inconsciente prise de risque – dans les deux cas, quelque chose que l’on ne fait pas, pour peu qu’elle habite à quelques centaines de mètres de route. 

Le tissu rural, la compacité de ses bourgs, la distance des fermes aux lieux de distribution – le marché puis l’épicier du village – en bref, toute la géométrie compacte et dense (oui !) des formes rurales, ont explosé au 20ème siècle sous l’effet de la victoire sans partage de la voiture, qui s’est arrogée l’exclusivité des déplacements, distendant artificiellement le territoire.

Mon fils : “Pourquoi les gens ils marchent ici?”. L’automobiliste qui arrivera après confirmera l’incongruité de la chose avec d’insistants appels de phare. Tout le monde est d’accord pour admettre que les voies rurales ne sont faites pour rien d’autres que des voitures qui roulent à 80km/h.

Qui a ainsi façonné et entretient ce système viaire rural, et avec quels objectifs ? La ligne de partage des rôles en matière de routes est houleuse depuis la fin du 18ème siècle, écartelée entre centralisme – incarné, entre autres, par l’experte élite des Ponts et Chaussées – et velléités décentralisatrices, sous la pression d’acteurs locaux qui se sentent mal accompagnés par les ingénieurs parisiens ignorants des spécificités locales. Au-delà des questions d’expertise, les routes représentent une patate chaude que se refilent les acteurs publics depuis 40 ans, et on les comprend : une fois qu’elles sont construites, elles coûtent très cher à l’ entretien et elles souffrent de cette malédiction partagée par presque tous les dispositifs publics, qui veut que si la construction et l’inauguration sont politiquement rentables, la maintenance, elle, est ingrate.

Si l’on exclut les autoroutes, coûteuses mais marginales tant en longueur (10 000 Km d’autoroute pour respectivement 400 000 et 600 000 de “route” et de “rues”) que dans les usages quotidiens, les rôles en matière de routes tendent vers une répartition entre les “rues” aux communes et intercommunalités, et les “routes” aux départements (même si sur certains territoires, la domanialité communale reste forte). Ces derniers ont notamment hérité d’une grande part des voies rapides nationales et gèrent 380 000 kilomètres de routes départementales – un chiffre à peu près stable depuis 30 ans.

L’échelon communal (ou intercommunal) ramifie et “tire des rues” jusqu’aux adresses, ce réseau grandissant de façon inquiétante du fait de l’étalement urbain (de presque 1% par an depuis le début du siècle). Les communes, la plupart du temps en quête de nouvelles·eaux habitant·e·s, n’ont pas d’autres choix que de desservir les nouvelles adresses, tout en cherchant à contenir le linéaire de voies pour des raisons économiques : le kilomètre de rue et sa promesse d’aménités minimums – éclairage, trottoir, plantations, accotements, évacuation des eaux enterrées – coûtent beaucoup plus cher que la route.

Parlons, justement, des routes. L’effort des départements – leur énorme et 1er budget d’investissement – se concentre sur la gestion du stock, un réseau “contenu” avec peu d’ouverture de nouvelles voies (qui, pourtant, permettraient de raccourcir les trajets). Avec l’avènement de la voiture et d’une mobilité sans effort, l’attention publique ne porte plus sur une ramification de « raccourcis » mais sur l’augmentation de la vitesse moyenne et du débit, dans une perspective strictement motorisée de la mobilité. La vitesse a vocation à faire oublier aux automobilistes les distances physiques réelles.

La recette de ce “confort de conduite” des automobilistes est faite d’une grande diversité d’ingrédients. Caractéristiques de voirie, rayons de virage, dévers de voies, largeurs des accotements, respect des clothoides (sorte de spirale de Fibonacci du confort de la conduite)… Ensemble, ils constituent les référentiels de construction et d’amélioration des routes. Normalisés, ils incitent à rouler vite. Or, on le sait, le partage de la voie tolère mal les différentiels de vitesse trop importants.

C’est implacable : plus la vitesse d’un véhicule est importante au moment de la collision avec une piétonne, plus la probabilité de causer le décès de la piétonne est grande. A 40km/h, elle est déjà de 50%, à partir de 55km/h, on est au-dessus de 90%. (Etude IBSR)

Or, sur ce réseau de routes, la “sécurité routière” est réduite à la sécurité des usagers qui se déplacent au sein d’un habitacle motorisé. En s’assurant que les automobiles peuvent rouler en tout point à plus de 60 km/h, on crée une insécurité qui exclut de fait les autres usagers possibles de la route – et ce n’est pas une ligne blanche continue ou quelques potelets de plastiques qui y changent quoi que ce soit. L’augmentation de la mortalité des cyclistes en 2022, bien plus importante dans les territoires ruraux qu’en ville, en témoigne.

Alors que seule une petite fraction des ménages possède une voiture à l’époque, les constructeurs (ici Berliet) ont très tôt été des prescripteurs de voies exclusivement consacrées à l’automobile. Sur ces illustrations, pas une seule piétonne ou cycliste (alors qu’il y a deux fois plus de cyclistes que de voitures à l’époque !).

On en arrive alors, pour développer les mobilités douces à la campagne, à ne pas voir d’alternatives à la construction de pistes cyclables tout au long des routes. Chantier titanesque ! On aime trop rouler en vélo pour ne pas en rêver et ne pas regretter que cela n’ait pas été rendu obligatoire il y a 40 ans, comme aux Pays-Bas via les “Masterplan Fiets”.

Mais soyons aussi des cyclistes réalistes : le coût comme la faisabilité technique et écologique d’une telle opération en font une chimère. Des portions gigantesques nécessiteraient de dispendieux ouvrages d’élargissement et de terrassement, l’arrachage de haies qu’on a déjà assez de mal à protéger, l’abattage d’arbres qui ont assez de problèmes par ailleurs. Sans parler des zones de montagne, petites ou grandes, où les routes sont jetées en travers des pentes.

Alors, que faire ? Nous faisons l’hypothèse que le binôme rue/route représente un appauvrissement par rapport à la diversité des formes de voies roulables et marchables, y compris au quotidien.

Nous avons perdu un répertoire viaire varié au profit d’options qui coûtent cher en elles-mêmes et qui sont faites pour convoyer des véhicules motorisés eux-mêmes chers et polluants. Focalisées sur ces deux rôles voyers, l’un se dédiant principalement à la vitesse des voitures, et l’autre ayant bien assez à faire avec ses rues coûteuses et les multiples plaintes qui viennent avec, les politiques publiques ont abandonné l’idée qu’il serait envisageable de se déplacer autrement qu’en voiture sur un “bassin de vie”. Et pourtant.

La possibilité d’autres voies, par les chemins de traverse 

“Ça va où, par là ?”

Les chemins pourraient représenter une alternative au tête-à-tête mortifère entre rue et route, pour le grand bonheur des cyclistes et, dans une certaine mesure, des piétons. 

Avec 1 millions de kilomètres linéaires, les chemins tissent le premier réseau de France et ont une qualité fondamentale pour une infrastructure viaire : un maillage sans pareil, avec une ramification qui est gage de distances courtes.

Mauvaise nouvelle, néanmoins : ces sentiers et chemins, agricoles ou ancestraux, ces routes déclassées, ont été largement oubliés, et rares sont celles et ceux qui connaissent leurs viabilités. 

Pour la plupart de ces chemins, en effet, personne ne sait plus dire où ils mènent et rien ne vous indiquera leur état – condition de leur cyclabilité et de leur marchabilité – avant que vous n’en fassiez l’expérience plus ou moins heureuse. Hormis chez quelques personnes âgées qui auraient pratiqué ce tissu rural à pied avant l’effondrement de la marche depuis les années 60, la connaissance collective de ce réseau dans toutes ses caractéristiques s’est nettement appauvrie.

Même la connaissance publique de ces chemins s’étiole : là où les spécifications des routes sont scrupuleusement consignées avec précision, le mot d’ordre sur les nouvelles bases de données – notamment BDTopo qui devient le référentiel des métiers de l’aménagement  – est de ne consigner que les tracésdont la fréquentation ou l’entretien ne fait aucun doute” et d’oublier en creux tout autre tracé qui présente un doute ou est en cours d’enfrichement. Si l’objectif de fiabilité est louable, les conditions de l’oubli sont bien là. Les chemins à vocation touristique et naturelle font exception et sont repertoriés, à commencer par les GR (chemins de grande randonnée), qui représentent moins de 3 à 4% des chemins, ainsi qu’une partie des chemins à vocation touristique ou sportive consignée dans les plans départementaux des espaces, sites et itinéraires (CDESI). Localement, on peut aussi noter quelques belles – mais relativement limitées – initiatives de communautés d’IGNRANDO ou des Offices du tourisme. De toute façon, ces itinéraires de “loisir” sont par essence faiblement intéressants pour la mobilité quotidienne : ils sont essentiellement sélectionnés pour leur éloignement des centralités, lorsqu’ils ont un objectif de découverte de la nature, pour leur dénivelé, lorsqu’ils s’agit d’itinéraires sportifs, ou pour leur sinuosités, bucoliques mais éloignés de l’efficacité que requièrent nos déplacements quotidiens.

Afin d’illustrer l’hétérogénéité et les lacunes de la connaissance des chemins, nous avons produit une carte de France sur la base de données OpenStreetMap. Cette carte recense l’ensemble des chemins et sentiers de la France hexagonale, en différenciant d’une part ceux qui ne sont pas qualifiés et d’autre part ceux qui semblent être propices à la circulation cyclable.

Ces derniers ont été identifiés sur la base des “tags” utilisés pour les qualifier et qui nous semblent caractéristiques de chemins cyclables : 

  • les différents tag décrivant l’état des sols (smoothness=good / tracktype=grade (1, 2,3 surface  = compacted ou surface  = fine_gravel.  Nous avons exclu surface=sand et surface = mud ). 
  • Les différents tag liés au vélo : cycleway=track , bicycle=yes ainsi que les chemins de VTT de niveau 0 et 1 (sur 6 niveaux mtb:scale) qui ne présentent aucune difficulté et pas de dénivelé important (mtb:scale:uphill=0).

Cette carte n’est donc pas en l’état un référentiel solide. Elle a pour objectif de mettre en avant l’hétérogénéité de la connaissance des chemins et les différentes communautés qui les pratiquent, et elle démontre l’ampleur du potentiel de desserte des chemins.

A défaut d’une connaissance collective et/ou publique des chemins, les applications de navigation routière font la loi en matière de trajets et, sans surprise, elles projettent un monde vue d’un habitacle qui roule sur du bitume : les processus de cartographie partent d’imagerie aérienne ou les algorithmes décèlent mal les fins et discontinus chemins puis ces données sont confirmées et qualifiées par les Google/Apple Cars qui parcourent et inventorient les voies, les vitesses, le stationnement, les commerces et même les bordures de trottoir. C’est donc un monde “depuis la voiture” qui nous est livré, dans lequel tout espace qui n’est pas carrossable est invisibilisé.

C’est aussi un trajet “contractualisé” qui nous est proposé par les applis : on sait non seulement que le tracé est adapté mais aussi combien de temps cela va nous prendre. Or, nous choisissons un parcours de mobilité en fonction du temps de trajet, du sentiment de sécurité et de la quasi-certitude qu’on ne devra pas “rebrousser chemin” du fait d’un obstacle ou de la mauvaise qualité de la voie. Ces choix se sédimentent et se routinisent. Et aujourd’hui, être piéton ou cycliste, même sans passer par des chemins de traverse, c’est nécessairement s’exposer à un trottoir qui disparaît ou à une magnifique piste cyclable interrompue sitôt une limite administrative franchie entre deux communes. Sur les chemins, c’est pire encore : à tout moment, le chemin s’arrête – propriété privée, arbre en travers, affaissement, végétation surabondante, mauvais drainage, ornières géantes d’engins d’exploitation forestière ou agricoles. 

Perte de connaissance collective et publique, dépendance aux applis des GAFAM pour nous déplacer : le cercle vicieux s’enclenche. La fiabilité des chemins est inégale et nous est inconnue, nous les empruntons donc de moins en moins, ce qui fait sortir leur état et leur continuité des préoccupations des collectivités locales, ce qui dégrade la fiabilité des chemins et leur connaissance. Une fois enherbé, le chemin est davantage sujet au grignotage par les riverains, souvent agricoles, et les communes se délestent sans y penser de ce trésor –  200 000 km de chemins publics auraient ainsi disparu en 40 ans

Un réseau de chemins qui possède des qualités intrinsèques

La disparition progressive des chemins de notre quotidien et de notre connaissance collective sont d’autant plus dommageables que ce patrimoine présente des qualités intrinsèques particulièrement précieuses pour en faire des alliés de la transition en matière de mobilité.

L’intelligence du sol et des usages séculaires pour mailler un territoire

Des décennies – plus souvent des siècles – ont façonné le tracé des sentiers et chemins sur la base de leur confort d’usage et de la moindre friction avec les éléments naturels. Les tracés les plus sinueux ont été poncés génération après génération, pour se tendre jusqu’à atteindre le meilleur rapport entre distance, dénivelé et qualité du sol. Telle que la raconte ce podcast, la façon dont les sentiers américains se forment et s’entretiennent illustre ce propos. La résilience physique des tracés a progressivement été optimisée, là en les appuyant sur une ligne d’enrochement particulièrement stable, ailleurs en les faisant passer par des sols et sous-sols naturellement bien drainés toute l’année. Ces qualités nous intéressent particulièrement en termes de cyclabilité et de marchabilité, offrant une bonne base de confort de circulation, notamment grâce à l’évitement de dénivelés inutiles. 

Par ailleurs, les chemins ont été façonnés par des usages multiples (agricoles, forestiers, commerciaux…), dont la reconnaissance d’une certaine efficacité à desservir des destinations populaires, aménités ou lieux de sociabilité. 

Or, même si la métropolisation et la croissance des aires urbaines ont redistribué les polarités du territoire, une partie des centralités historiques sont restées des destinations fortes ou ont vocation à le redevenir – comme l’incarnent les grands programmes publics “Action Coeur de Ville”, “Petites villes de demain” ou “Villages d’avenir”. 

A ce titre, une partie des chemins représente encore des trajectoires optimales vers des destinations du quotidien et offre ainsi des alternatives aux routes, qui peuvent se permettre de faire de longs détours en offrant l’illusion aux motorisé·e·s de s’affranchir tant des reliefs que des distances – un luxe que ni le cycliste, ni le marcheur, ni la planète ne peuvent s’offrir.

Si ce constat est sans doute moins spectaculaire dans les régions où le relief est un peu plus accidenté et où les routes principales ont davantage été tracées sur les chemins, précisément pour leurs qualités citées, il est particulièrement pertinent dans toutes les zones relativement plates où les routes ont été tracées au cordeau sans égard pour les contraintes topographiques. 

Herbes, petits cailloux et nids de poule : des filtres modaux frugaux

Les chemins et sentiers offrent “by design” des filtres modaux et des régulateurs de vitesse intransigeants (petites ornières, mottes d’herbe centrales qui frottent les bas de caisse…). Ceux-ci contrastent avec l’échec patent à réguler la vitesse sur route ou rue (35% à 75% d’infraction d’après le dernier Observatoire des Vitesses de l’ONISR), où toutes les coûteuses innovations (radars fixes, voitures radars, ralentisseurs divers…) semblent vaines.

La tolérance sur les petits excès de vitesse récemment annoncée par le Ministre de l’intérieur, avec la fin du retrait de point pour les excès inférieurs à 5km/h, perpétue l’idée que l’interprétation des limites de vitesse est largement à la discrétion des automobilistes. C’est particulièrement le cas dans les zones rurales, où les contrôles sont rares, vite signalés sur Waze, et où l’emplacement des quelques radars fixes est bien connu.

Ainsi, le chemin devient potentiellement de facto le seul espace en zone rurale où il est possible de marcher ou de rouler en vélo en desserrant les dents. 

Un support de biodiversité plutôt qu’une frontière

Si, du plus gros gibier aux plus petits insectes en passant par les batraciens et les rongeurs, les routes sont de notoires mouroirs pour la faune, elles génèrent également un appauvrissement de la diversité végétale et dégradent les sols. En effet, les gestionnaires s’accommodent mal de la grande diversité d’essences qui peuple les abords des routes et y préfèrent des peuplements homogènes, choisis pour ne jamais devenir trop grands ni déborder au-dessus de la route. Plus généralement, en quadrillant densément le territoire, les routes empêchent la continuité des bassins et des corridors écologiques, dont les travaux scientifiques soulignent le caractère stratégique dans la préservation de la biodiversité. C’est un des arguments des opposantes aux nouvelles autoroutes comme l’A69, et l’enjeu est tout aussi grand sur les réseaux routiers ordinaires (50-80-90 kmh) dont le linéaire est bien plus important. A l’inverse, non seulement les chemins ont un impact limité sur la mortalité de la faune ou la réduction de la diversité végétale, mais ils représentent même des refuges de biodiversité dans les paysages les plus anthropisés (monocultures, zone d’activités aux pelouses bien tondues, etc.) et, dans une certaine mesure, ils opèrent comme corridors entre espaces écologiques. Avec un entretien limité ou raisonné, les bords de chemins sont accueillants pour la micro-faune et les pollinisateurs qui sont également utiles aux activités agricoles adjacentes.

Une viabilité des chemins à reconsidérer à l’aune du numérique et de l’évolution technique des vélos

L’histoire du vélo précède celle des routes : le premier âge d’or du vélo (1890-1910) a lieu alors que seule une toute petite partie du réseau est couverte par des enrobés. En 1905, on compte 36 022 km de route empierrées et 2 144 pavées et seuls quelques lieux emblématiques comme Versailles, l’avenue Victoria ou Montecarlo bénéficient de “bitume”. 

Le vélo a donc été massivement utilisé à une époque faite avant tout de chemins aux revêtements variés, allant de la terre compactée à des roches plus ou moins grossièrement concassées.

Après un siècle de bitumage, deux évolutions techniques nous permettent de considérer la possibilité de remettre les chemins au cœur de nos mobilités quotidiennes à vélo : l’avènement des outils numériques au service de notre connaissance des tracés d’une part, et notre capacité effective à (bien) rouler grâce aux évolutions techniques du matériel à notre disposition d’autre part. 

Ne plus se perdre à vélo grâce à l’avènement de la cartographie numérique

Il s’agit là, en fait, de deux évolutions majeures : d’abord, la qualité des bases de données, ensuite, l’ergonomie des applications .

Grâce à une variété d’intérêts (cyclisme et randonnée pédestre notamment) qui ont poussé les contributrices à mieux qualifier les chemins, OpenStreetMap a réussi à dépoussiérer et établir un socle minimal de connaissances des chemins – même si cette connaissance demeure inégale. 

Par ailleurs, les efforts d’ergonomie des applications géolocalisées (Geovelo, Komoot, GMaps) mettent à la portée de chacun, ce que les cartes et GPS d’hier réservaient seulement aux randonneurs ayant des notions cartographiques et un sens de l’orientation. L’interface “turn by turn” rend n’importe quel smartphone très efficace dans un guidage qui prend par la main même les néophytes peu dotés en sens de l’orientation ou qui découvrent une nouvelle région.

Les interfaces des applis de guidages (Google Maps, Apple Plans, Komoot, Geovelo…) ont rendu accessible à tou·te·s la découverte des sentiers. Ici, il s’agit d’écrans de Komoot. 

Une nouvelle offre et une grande variété de vélos réellement “tous chemins”

La R&D dans le domaine du VTT de compétition des années 1990 a permis une meilleure maîtrise des plastiques et l’apparition de confortables pneus “ballons”, moins sujets aux crevaisons, légers et au rendement correct avec une grande variété de références maintenant déployées sur toutes les gammes de vélos.

Depuis 2010, les diamètres de sections de pneus ont doublé. Aujourd’hui, la plupart des vélos – du gravel aux électriques en passant par les cargos – roule avec des pneus de plus de 40mm de section qui étaient jadis l’apanage des VTT. Les faiblesses des premiers “vélos tous chemins” (les “VTC” des années 2000), qui n’allaient jamais bien loin sortis des voies bitumées, se trouvent ainsi compensées. La grande variété des postures et formes cyclistes (gravel, vélos-cargos, longtails, randonneuses et même une partie des vélos pliants), et sur une grande gamme de budgets, a en commun de rouler en pneus “confort”, ce qui ouvre de nouveaux horizons pour la mobilité quotidienne. 

Bien entendu, la démocratisation de l’assistance électrique ouvre également de nouvelles perspectives : elle permet d’aplanir l’expérience des micro-dénivelés ou les plus longues pentes, et d’accompagner la poussée quand le sol est légèrement meuble ou fait de gravier non consolidé. Sauf en haute montagne, le vélo à assistance électrique met à portée de tou·te·s le sentier rural moyen de 3 à 10 kilomètres et une batterie moyenne de 500wh vous poussera sur presque 1000 mètres de dénivelé positif.

A la faveur de ces évolutions matérielles, on voit d’ailleurs apparaître sur les chemins des cyclistes “non sportifs”. Certes, cela donne des trajets où l’on roule plutôt autour de 20 km/h qu’entre 25 et 30km/h mais la qualité du trajet en fait une alternative sérieuse aux routes : même si le trajet est plus long de quelques minutes, on préfère rouler sur un chemin où l’on ne se fait pas frôler par des voitures et des camions lancés à 80 km/h.

Propositions pour faire rouler au quotidien des vélos loin des routes 

La partie qui suit s’adresse aux acteurs publics, pour proposer des premières pistes d’action et de coopération en faveur du vélo du quotidien à la campagne.

Si vous n’êtes ni élu·e·s ni agent·e·s publics, mais que vous êtes convaincu, vous pouvez faire suivre tout ou partie de cet article auprès de vos décideurs locaux : peut-être que cela leur donnera des idées. 

Si vous voulez vous lancer dans la mobilité cyclable sans attendre leur mobilisation, vous pouvez pratiquer l’arpentage de votre bassin de vie en suivant les principes et les étapes très bien décrites dans ce thread twitter de Zerf

Enfin, si vous travaillez dans une collectivité rurale, une Région, un Département, à l’IGN, au Cérema ou au Ministère de la cohésion des territoires ou des transports, nous espérons que ce qui suit vous intéressera.  

Faire l’inventaire, ensemble, pour connaître les chemins et les itinéraires utiles 

On se prend ici à rêver d’une belle coopération entre différents acteurs publics, la société civile organisée, les professionnelles et les particuliers volontaires – un beau travail de transfo publique et de gouvernement ouvert, comme on en voit peu. Elle est techniquement possible, reste à la mettre en musique. L’IGN avec le soutien du CEREMA (dans son rôle d’intégrateur et fort de sa nouvelle gouvernance associant mieux les collectivités locales), pourraient être les orchestrateurs nationaux, pour créer les conditions d’un structuration homogène de la donnée orientée navigation et pour mettre à disposition des acteurs locaux des outils simples leur permettant de documenter et de qualifier l’état des chemins. 

Les collectivités locales auraient tout intérêt à se mobiliser, en confiant à leurs services techniques une mission et des outils leur permettant de participer à l’effort de cartographie fine ou même simplement en ouvrant des données existantes. On pense par exemple aux pistes DFCI (ou voies de défense des forêts contre l’incendie) des pompiers, qui font l’objet d’importantes campagnes de mise à jour et qualifient très finement la viabilité des chemins pour leurs différents véhicules (largeurs de voies, pentes, points noirs etc.), et dont on pourrait très simplement déduire des informations de cyclabilité.

Les collectivités locales pourraient également donner mandat (et soutien financier) aux associations locales pour qu’elles arpentent, jalonnent et qualifient la cyclabilité et la marchabilité des chemins. Un des défis ici est de décloisonner et dé-spécialiser la qualification des chemins par pratique sportive (le VTT, la randonnée, le trail…), au profit d’une mise en commun des critères et des données. Les subventions devraient bien entendu être conditionnées à l’ouverture et au partage des données produites (à l’opposé de certaines pratiques qui penchent vers des formats de données propriétaire).

La mise à disposition et la formation des bénévoles – membres d’associations ou non – à des outils numériques simples de cartographie permettraient de mobiliser la multitude pour construire une connaissance harmonisée de l’état des chemins et hiérarchiser les itinéraires au regard des usages possibles. Une révolution s’opère sur des outils simplifiés de saisie géolocalisée qui permettent à tou·te·s, sans connaissance cartographique, de qualifier le revêtement de sol, la largeur d’un chemin ou son interruption à un endroit précis. 

Installez StreetComplete ou OsmAnd sur votre smartphone, et voilà : vous êtes cartographe et vous nourrissez OpenStreetMap en qualifiant les chemins !

Du coté de l’IGN, fort de sa très haute technicité cartographique, il y a autant un enjeu à dépoussiérer des vieux fonds cartographiques SCAN25 qu’à créer une nouvelle génération de données (notamment, mais pas que, à partir de du programme 3D Lidar) sur les tracés, l’état et la micro-topographie des chemins, ainsi que sur l’intensité des maillages et la “connectivité” des tronçons, la desserte de destinations, et la clarté sur les domanialités. 

Plus généralement en matière de données, on ne peut que saluer les dynamiques de standardisation de la donnée du récent Schéma de données d’aménagements cyclables (et son ingénieuse interopérabilité avec OpenStreetMaps) ou le plus ancien Geostandard des véloroutes et voies vertes qui vise à homogénéiser la qualification des voies vélo en site propre. Mais retenons que ce sont essentiellement des référentiels qui qualifient des aménagements cyclables “lourds”. Cela a le mérite de forcer les collectivités de départager le grain des « aménagements de peinture » que pratiquent encore beaucoup de collectivités. Il faudrait basculer sur un Schéma de données de la cyclabilité des voies : route, chemins, sentiers. Subtile nuance, qui demanderait d’agréger un peu plus de données (nombre de véhicules motorisés par heure, vitesse maximum et vitesse réelle, topographie, largeurs)

On devrait pouvoir y retrouver les largeurs de voies (peut-on y passer en vélo cargo, une remorque enfant ou même un vélo adapté?) la présence d’un enherbement central, l’état de surface du chemin. Et pourquoi pas des données dynamiques sur le drainage du sol, s’il est boueux en hiver ou comme nous en font la démonstration les helvètes qui intègrent en temps réel les fermetures de chemins sur l’appli nationale Swisstopo.

Hiérarchiser, choisir, investir dans les chemins et dans leur maintenance

Une fois l’inventaire fait au plus près des chemins, on pourrait prendre un pas de recul, à l’échelle des communes ou des vieux cantons (on n’a pas fini de les regretter, ceux-là, qui souvent correspondaient à des vrais bassins de vie), avec le soutien méthodologique des intercommunalités, des Pays et/ou des Régions (en fonction de qui se sent concerné par les mobilités douces à la campagne) et du Cerema, pour imaginer des plans de circulation territoriaux, au sens politique du terme. La récente et passionnante note “Assurer la sécurité des cyclistes en milieu rural” de la Fédération des usagers de la bicyclette (FUB) est à cet égard passionnante et très utile. 

Il s’agit de hiérarchiser les voies, peut-être d’accepter de déclasser certaines routes communales pour en réserver l’accès motorisé aux seuls riverains et agriculteurs, et de formaliser des cheminements pratiques (et non pas seulement touristiques) et sécurisés pour les cyclistes. Dans la Manche, des petites routes départementales seront bientôt réservées aux piétons et aux cyclistes, avec bien entendu les riverains. Au-delà de l’immense progrès et du confort ainsi offert aux mobilités douces, y compris pour des enfants ou des débutants, cette logique permettrait sans doute des économies substantielles aux collectivités locales en termes d’entretien du linéaire bitumé. 

Aux côtés de ces routes déclassées, les chemins identifiés comme stratégiques auraient un rôle majeur à jouer pour ramifier le réseau et atteindre une myriades d’adresses, y compris les plus éloignées des centralités. On est à rebours des annonces sur l’élargissement d’une route qui permettrait d’aller plus vite plus loin mais ne desservirait que très peu d’adresses et aurait l’inconvénient d’accélérer l’aspiration “par le haut” des éléments qui font la vie du territoire. Ici, on re-vitaliserait réellement les campagnes et leurs petites centralités commerciales, culturelles et administratives. 

Au fond, il s’agit d’inventer une politique publique des chemins bien distincte de celle – modeste – qui est adossée aux politiques touristiques. En effet, si les itinéraires touristiques et sportifs font l’objet d’une certaine attention (voir par exemple le programme de crowdsourcing des traces Outdoor Vision) et d’investissements des collectivités locales (et de 10 millions d’euros de l’État et du Céréma en 2023), on a vu qu’ils ne correspondaient pas aux critères d’un réseau de la mobilité quotidienne. Une fois les chemins à fort potentiel d’usage quotidien identifiés, il s’agit donc de construire des politiques locales d’aménagement et d’entretien. 

Les sommes en jeu sont sans commune mesure avec celles consenties pour les routes, mais elles ne sont pas nulles. Au-delà des enjeux financiers, il y a un savoir-faire local à reconstruire, d’entretien des chemins, avec des déclinaisons très matérielles : si on conçoit et dimensionne les voies selon les dimensions des véhicules et engins qui sont appelés à les construire puis à les entretenir, le parc automobile et machine des services techniques a pris du poids en retour et pourrait être bien en peine d’aller du jour au lendemain travailler sur les chemins, avec un usage des matériaux présents sur place autant que possible. Ici, des partenariats sont à construire avec les agriculteurs, posant avec toujours plus d’acuité la (juste) rémunération de ceux-ci pour les services écologiques rendus. 

Rendre accessible l’information pour des usages quotidiens 

Pour les acteurs publics, il ne s’agit pas seulement de garantir dans la durée les conditions de la production, de la structuration et de l’entretien de la connaissance sur les chemins : il s’agit aussi d’assurer les conditions de la médiation de cette connaissance auprès de toutes et tous. Pour cela, il nous semble important que la puissance publique réinvestisse le champ des rendus cartographiques afin de rendre lisible les informations, de les sélectionner et de les hiérarchiser, de donner à la lectrice les moyens de choisir les informations qu’elle souhaite ou non lire. 

Le travail de cartographe, souvent vu à tort comme une sorte d’agrégateur boulimique de données localisées, porte précisément sur ce travail de hiérarchie de l’information et de soin porté au rendu, en cohérence avec les usages souhaités et le niveau d’acculturation cartographique des usagers. Ce savoir-faire, qui n’existe ni au sein des collectivités locales ni au sein de la plupart des acteurs associatifs, porte autant sur l’extrême rigueur graphique des cartes papier que sur les styles graphiques des outils cartographiques numériques, qui doivent relever le défis de la cohérence et de la lisibilité dans un contexte de mouvements de zoom/dézoom continus. Google Maps et Apple Plans investissent d’ailleurs de grands moyens dans ces qualités graphiques et interactives et s’approchent maintenant d’une granularité de représentations proche du 1/1000e, notamment pour la navigation piétonne urbaine (on surveille avec Julien de Labaca le partenariat entre Londres et Google Maps sur la cyclabilité), loin devant l’ancien fleuron de l’IGN au 1/25000e.

Ce n’est pas d’hier que, chez Vraiment Vraiment, nous invitons les acteurs publics à résister à la douce tentation de déléguer aux GAFAM les usages cartographiques populaires (cf l’article “Espace public : Google a les moyens de tout gâcher — et pas qu’à Toronto”). Il nous semble a minima indispensable que les opérateurs publics, IGN en tête, investissent les usages peu solvables. Si Google Maps investit autant la cartographie de la ville et la cyclabilité urbaine, c’est pour mieux vendre la mise en relation des usagères avec des opérateurs de transport urbain (trottinettes, uber etc.) ou pour mettre en valeur des destinations marchandes. Rien d’aussi solvable dans nos mobilités rurales ! Aussi, au-delà de son rôle de producteur et grossiste de données, il nous semble important que l’IGN se positionne sur le “dernier kilomètre cartographique” à l’ère numérique, pour apporter dans les mains et le quotidien des gens des cartes et des rendus utiles (et beaux !) comme à la grande époque des cartes papier. 

Cela implique de relever deux défis. D’une part, tenir compte de la grande diversité des besoins des usagers potentiels en matière de rendus cartographiques numériques, avec des acteurs qui ont des enjeux techniques et sémantiques très variés. Cela implique aussi de gérer des rendus multi-scalaires, qui font le succès de Maps (on passe son temps à zoomer et dézoomer une carte numérique). 

D’autre part, il s’agirait de ne pas oublier la carte physique, papier, celle qu’on garde en souvenir d’une rando mythique, celle qu’on accroche à un mur chez soi ou dans une école, celle qu’on distribue dans le carnet de correspondance, celle sur la grille de l’entreprise… On accorde trop peu d’attention à l’accessibilité de ces objets, tant pour celles et ceux qui ne savent ou ne veulent pas installer une énième appli que pour celles et ceux qui sont mal à l’aise avec la navigation tactile. 

Carte artisanale des chemins cyclables réalisée “à la main” par Zerf 51 à destination de ses collègues de l’usine. On ne sait pas pourquoi cela ne fait pas partie des affichages obligatoires des entreprises. Surtout lorsqu’on connaît le coût par employée du foncier de parking.

L’actualité de l’IGN, et notamment les projets cartes.gouv.fr et MaCarte.ign.fr, semblent prometteurs – reste bien entendu à voir si les promesses sont tenues au-delà de la mutualisation d’hébergement et du re-branding. 

Un exemple de service public cartographique qui fait rêver : Swisstopo. Très accessible, avec une courbe d’apprentissage progressive, de magnifiques rendus du relief alpin, des outils hyper performants de planification d’itinéraire …et la fermeture des chemins vélo et piétons en temps réel. 

Pour conclure, rien de tel qu’un peu de mise en pratique participative ! N’’hésitez pas à arpenter vos contrées pour y repérer les chemins et sentiers qui mériteraient d’être mieux considérés dans les plans de mobilité des vos collectivités. A titre d’exemple, nous l’avons fait sur deux territoires ruraux : la Côte des Isles, dans la Manche, et le territoire au nord de Montpellier. 

Sur la Côtes des Isles – et comme dans beaucoup de régions littorales. Trois infrastructures routières desservent les centralités littorales. La très roulante D650 où les 80km/h ne sont jamais respectée. La D124 escarpée et aux virages aveugles dans le bocage ou le “chemin de Carteret”, route à peine transformée en mauvais chaucidou de peinture (tel qu’il est recommandé de ne plus les faire). Or, plusieurs chemins traversent l’arrière dune et les havres. Ils permettraient de relier de façon quasi-rectiligne toutes les communes de bord de mer (depuis Denneville en passant par Portbail jusque Carteret). Les chemins sont assez mal qualifiés par les cartes IGN et n’apparaissent pas dans les itinéraires touristiques. Certains tronçons mériteraient de petits aménagements (restauration du petit pont piéton, gestion du sable sur quelques tronçons etc.), mais globalement pour une fraction du budget d’une piste cyclable le tracé permettrait de relier 10 km de côtes et une demi-douzaine de bourgs/petite-villes.

Au nord de Montpellier, la nationale 109 et son prolongement dans l’autoroute A750 constituent la porte d’entrée de la métropole pour un large ensemble de communes péri-urbaines (Montarnaud, Vailhauquès, Murles, Saint-Paul-et-Valmalle, etc.). Trait d’union quotidien de travailleur·euses et lycéen·nes, cette infrastructure routière catalyse l’urbanisation (croissante) de ces villages et tend à canibaliser chemins et infrastructures secondaires. Or d’autres modes de déplacement sont possibles dans ce secteur. La départementale DE14 qui longe la nationale pourrait, par exemple, être requalifiée en voie cyclable pour sécuriser près de la moitié du trajet pour les usagers qui se rendent ou reviennent de Montpellier. Par ailleurs, les chemins qui traversent la garrigue – relativement bien entretenus – apparaissent comme des opportunités à la mobilité cyclable. L’Ancien Chemin de Fer Montpellier-Rabieux ou encore les cheminements qui sillonnent Bel Air – en particulier l’Ancien Chemin de Vailhauquès à Montpellier forment un réseau secondaire sous exploité. La toponymie de ces voies cachées ou oubliées ouvre la voie à une ré-appropriation d’un passé qui peut inspirer quelques leçons utiles à nos politiques actuelles de mobilité.

État de la connaissance des chemins sur OpenStreetMap

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Chemin probablement cyclable

Chemin sans qualification de la cyclabilité

Voie cyclable

Carte réalisée par Vraiment Vraiment avec tilemaker et mapboxgl.js, données OSM Novembre 2022

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«L’urgence : redistribuer l’attention de l’action publique» – Entretien avec Manon Loisel et Nicolas Rio

Temps de lecture : 13 minutes

A l’occasion de la sortie de leur livre « Pour en finir avec la démocratie participative » aux éditions Textuel, nous nous sommes entretenus avec Manon Loisel et Nicolas Rio, chercheurs en science politique et praticiens de la démocratie locale au sein de leur agence Partie prenante. Une discussion qui pétille et qui invite à prendre des mesures radicales – à commencer par un « moratoire sur les démarches de participation citoyenne ».

Vous voulez en finir avec la démocratie participative. Que lui reprochez-vous ?

Nicolas Rio – Ce que nous mettons en cause, c’est la fausse promesse de renouveau démocratique.  C’est souvent la manière dont la démocratie participative est présentée : une solution à notre démocratie en crise. Ce que nous observons sur le terrain, c’est que non seulement les démarches de participation se montrent impuissantes à transformer les institutions et le contenu des politiques publiques mais que bien souvent elles contribuent à accentuer les travers de la démocratie représentative, tant en termes de défiance et de distance entre citoyens et élus qu’en matière d’inégalités d’accès au débat démocratique. 

Manon Loisel – Cela fait 10 ans que nous travaillons sur ces questions et il y a eu un moment de bascule avec l’organisation du « grand débat » à la suite du mouvement des gilets jaunes. Ce passage des gilets jaunes au débat institutionnalisé a entraîné un changement de casting très important : là où les rassemblements sur les ronds-points avaient eu le mérite de faire émerger des paroles assez peu entendues dans le débat public, de personnes assez variées, éloignées de l’action publique et des élections, les personnes qui ont participé aux rencontres du grand débat n’étaient plus du tout les mêmes. Elles correspondaient davantage aux citoyens qui font entendre leur voix par les urnes. Les fameux « toujours les mêmes » des démarches participatives. 

L’autre moment important pour nous, c’est la Convention citoyenne pour le climat, qu’on a vu arriver en se disant « ça y est, il se passe quelque chose! ». Parmi les professionnels de la participation citoyenne, c’était plutôt un moment d’enthousiasme, fondé sur l’impression qu’on allait prendre le temps de mener un processus qualitatif, d’avoir un panel représentatif, etc. Quelle gueule de bois, quand on voit ce qui reste aujourd’hui des propositions faites par les 150 ! Force est de constater que la déception est plus grande que l’espoir que cela avait pu susciter.

Nicolas – L’objet du bouquin est d’utiliser ces deux expériences comme un miroir grossissant de ce qu’on observe et de ce qu’on accompagne en tant que praticiens au niveau local, pour nous inviter à être plus lucides et critiques sur ces dispositifs qui se multiplient dans toutes les strates de l’action publique. 

Pour être précis, est-ce que vous considérez que la démocratie participative a été dévoyée, et peut être réparée, ou est-ce que fondamentalement il faut passer à autre chose ?

Manon – C’est moins un problème de dévoiement ou d’insincérité des acteurs qu’un problème fondamental qui conduit à saucissonner notre démocratie entre une démocratie représentative d’un côté et participative ou contributive de l’autre, alors qu’il n’y a qu’une démocratie. Accoler les termes « démocratie » et « participative » est en soi problématique car cela en fait un espace isolé, sans prise sur la transformation de l’action publique. Pour nous, la quête est avant tout celle de la démocratisation de l’action publique.  

Nicolas – On n’aurait sans doute pas choisi ce titre-là il y a 10 ans ou 15 ans. Ce qui était un combat pour transformer les institutions et donner plus de place aux citoyens dans la fabrique de l’action publique est devenu une injonction bureaucratique à la limite de l’absurde. C’est avec cette injonction que l’on aimerait en finir. Commençons par appuyer sur « pause », sortons de cette fuite en avant qui conduit à multiplier les dispositifs de démocratie participative. 

Manon – Une des premières propositions de l’ouvrage est de décréter un moratoire sur les démarches de participation citoyenne, pour prendre le temps de regarder de la manière la plus lucide possible ce que ça produit. 

Vous écrivez que plus de participation aboutit à moins de démocratie. N’est-ce pas paradoxal ?

Nicolas – Il y a plusieurs aspects qui nous amènent à écrire cela. Le premier porte sur la question de l’égalité démocratique et du principe « une personne une voix ». Les dispositifs participatifs ont plutôt tendance à renforcer les inégalités démocratiques qu’à les réduire. La sociologie des participants à ce type de dispositif est bien connue et elle est assez homogène. En moyenne, ce sont des personnes les plus diplômées et les plus âgées, parce qu’il faut être à la fois disponible et se sentir légitime pour s’exprimer. Ce qui est problématique c’est que non seulement ce public est peu représentatif de la diversité dans la société mais qu’en plus il se superpose au profil de ceux qui votent. Il redouble ainsi le problème de l’abstention. Il est aussi superposé au profil sociologique de ceux qui sont élus ou a minima de celles et ceux qui se présentent aux élections et vient donc aussi accentuer le déficit de représentativité de nos assemblées politiques et alimenter leur biais de confirmation. Ce qu’on observe dans les réunions publiques, les conventions citoyennes ou les consultations en ligne, c’est que les institutions (que ce soit les élus ou les administrations) ont tendance à ne retenir que ce qu’elles étaient prêtes à entendre au départ. 

Manon – Pour reprendre l’exemple des gilets jaunes, le mouvement peut être lu avec du recul comme une expérience d’expression démocratique assez intéressante. Et le moment où la « participation citoyenne » vient institutionnaliser l’expérience, via le grand débat, conduit à perdre des gens, nombreux, qui ne participent plus. 

Nicolas – La mise en avant de la parole citoyenne à travers ces dispositifs participatifs contribue à invisibiliser un certain nombre de citoyens et notamment les plus précaires. On peut aussi bien prendre les exemples des conseils de quartier ou des budgets participatifs : ceux qui se saisissent de ces dispositifs sont les personnes les plus en contact avec les institutions publiques, les plus inscrites dans la vie démocratique locale et nationale. Ça se joue donc souvent à leur profit, et aux dépens de celles et ceux qu’on ne retrouve pas dans ces dispositifs.

L’enjeu est-il de faire davantage parler les citoyen·nes, ou d’apprendre à mieux les écouter ?

Manon – Dans le livre on reprend une citation de Bruno Latour, qui écrivait que le problème de notre démocratie, c’est qu’on a des muets qui tentent de s’adresser à des sourds. On a l’impression que la démocratie participative se focalise sur l’expression des citoyens et donc sur le fait de rendre la parole à des « muets ». Mais si on rend la parole à des muets alors que les sourds le demeurent, il nous semble que ça va plutôt augmenter la frustration, la défiance et la colère.

Selon nous, un des enjeux centraux est donc l’amélioration de la capacité d’écoute des institutions publiques – autant des élus que de l’administration. Ce n’est pas rien, de travailler cela dans des routines qui sont très bureaucratiques, techniques. Dans l’ouvrage, nous proposons plusieurs pistes pour y parvenir. 

Nicolas – Au début de l’écriture du livre, on avait une formule en tête : « Faire parler n’engage à rien alors que l’écoute oblige ». Nous nous sommes beaucoup questionnés, pour chercher en quoi l’écoute oblige, et comment faire pour rendre l’écoute opposable. Notre conclusion c’est que finalement, ce qui rend l’écoute des citoyens opposable, c’est l’existence de contre-pouvoirs pour forcer les institutions à dépasser leur biais de confirmation qui les conduit à n’écouter que ce qu’elles sont prêtes à entendre. D’où l’importance, par exemple, d’une presse libre et indépendante (qui manque cruellement à l’action publique locale), d’où l’importance aussi du mouvement social mis en péril par la répression du droit à manifester.

Manon – L’écoute à construire n’est pas « tous azimuts », c’est une écoute redistributive : il faut que les institutions prennent conscience qu’elles ont ce biais de confirmation et qu’elles ont tendance à écouter et à sur-représenter une partie des usagers. Nous avons été très marqués par une mission que l’on avait faite avec Vraiment Vraiment autour de Caen, au cours de laquelle nous avions réalisé un jeu pour explorer la vision qu’avaient les élus des habitants de leur territoire péri-urbain : il y avait toute une partie des habitants du territoire qui était totalement ignorée, c’est à dire que les élus n’avaient pas conscience qu’ils vivaient là et ne les représentaient donc pas. 

L’écoute n’est donc pas seulement un changement de posture, une porte ouverte. C’est une transformation profonde de l’administration et du travail des élus via le développement d’une attention redistributive. Il s’agit pour les administrations d’identifier les usagers qu’elles entendent le moins, de se donner les capacités d’avoir accès à leur parole pour faire entrer leurs vécus dans la construction de l’action publique. 

Vous citez le Défenseur des droits comme un exemple intéressant de ce dispositif d’écoute des citoyen·nes. Pouvez-vous décrire son originalité dans le paysage institutionnel français ?

Nicolas – L’écoute telle qu’organisée par le Défenseur des droits (DDD) intervient à partir d’une situation de conflit, de tension entre les citoyens et une institution, un service public. Cette écoute passe soit via un canal numérique, par le site du DDD, soit via des délégués bénévoles qui sont présents sur tout le territoire. C’est avant tout des personnes qui prennent le temps d’écouter, de manière inconditionnelle et sans jugement a priori, le sentiment d’injustice exprimé par un citoyen ou une citoyenne.  Le DDD aide ainsi à passer d’un vécu subjectif  à une analyse juridique, qui permet d’engager une médiation avec l’administration mise en cause et de transformer les situations. Au-delà des situations personnelles, il y a un travail de consolidation à l’échelle collective, qui permet d’interpeller les pouvoirs publics sur des phénomènes qui ne sont pas suffisamment pris en compte. C’est ce qui a conduit le DDD à produire des interpellations fortes sur des aspects peu reconnus par ailleurs par les institutions, qu’il s’agisse des conséquences de la dématérialisation des services publics en matière d’accès au droit, des violences policières ou des discriminations. 

En donnant du poids à la parole des citoyens, le Défenseur des droits nous semble une piste plus transformatrice de l’action publique qu’une consultation citoyenne, aussi large soit-elle. Même si nous sommes conscients que cette autorité indépendante ne suffit pas, à elle seule, à rendre l’écoute opposable.

Un·e élu·e ou une institution qui se lance dans une démarche de concertation citoyenne va avoir tendance à le raconter comme une prise de risque ou comme une preuve d’ouverture, y compris à la critique. Pourtant, vous démontrez le caractère assez inoffensif de ces démarches.

Manon – Ce que nous constatons, c’est que l’accent est mis par les commanditaires des démarches de concertation sur leur qualité méthodologique. Cela conduit les élus à endosser un rôle de « super chef de projet » pour vérifier que le calendrier est tenu, que le protocole et la méthode sont respectés, que les outils conviennent, qu’il y a « assez de monde » à la réunion citoyenne, etc. On a plutôt l’impression qu’il y a une bureaucratisation de ces démarches, davantage qu’une véritable prise de risque politique. Les élus se retrouvent à administrer la démocratie participative alors qu’on attend plutôt d’eux qu’ils démocratisent l’action publique. 

Nicolas – Cette bureaucratisation que décrit Manon nous interpelle en tant que professionnels de l’innovation démocratique : dans quelle mesure notre fonction d’accompagnement de ces démarches consiste à réduire la prise de risque, à faire en sorte que ces démarches soient les plus balisées possibles ? Alors que ce qui fait le fondement de la démocratie, c’est qu’on ne peut pas écrire à l’avance ce qui va sortir de la discussion ou du vote. 

On ne fait pas un procès d’intention aux élus ou aux services qui pilotent ces démarches. Même quand les intentions sont bonnes, on reste dans une forme de recherche de maîtrise de ces dispositifs, ce qui fait qu’ils ne sont pas des contre-pouvoirs. Ce qu’on montre dans le livre, c’est que ces dispositifs ne peuvent pas être des contre-pouvoirs car ils trouvent leur légitimité dans l’institution qui en est à l’initiative. La Convention citoyenne sans la lettre de commande du Premier ministre, ce n’est rien d’autre que 150 citoyens réunis dans une salle. Et, sans surprise, la capacité de 150 citoyens réunis dans une salle à engager un rapport de force avec des administrations ou des lobbies est assez limitée. 

Cela nous interroge aussi dans notre posture de prestataires qui accompagnons ces démarches : quand on cherche à s’autonomiser du cadre institutionnel du commanditaire pour être les plus fidèles possibles à ce qu’on a entendu dans les espaces d’expression citoyenne, on est vite rappelé à l’ordre et renvoyé à notre positionnement de prestataires et à ses limites. Ce sont précisément ces rappels à l’ordre qui nous ont donné envie d’écrire ce livre. Le bouquin n’est pas un guide des bonnes pratiques que nous aurions inventées mais plutôt le récit de nos frustrations et de nos échecs face au plafond de verre auquel on se retrouve confrontés comme consultants. 

Si la participation citoyenne ne représente pas un contre-pouvoir, son essor intervient à un moment où les corps intermédiaires, eux, sont plutôt malmenés, par la baisse des subventions, la mise à distance voire parfois la pénalisation de leur action. 

Manon – En effet, ce qui nous pose problème c’est que le succès de la démocratie participative cohabite avec un mouvement de régression voire de répression des mouvements sociaux. On pense à la fin de l’agrément pour une association comme Anticor, aux difficultés rencontrées par la Ligue des droits de l’homme, aux interdictions de manifester en soutien au peuple palestinien… Nous craignons que la démocratie participative ne serve de diversion pour faire oublier le sort qui est fait à ces mouvements, qui sont de véritables contre-pouvoirs nécessaires à la démocratie. 

Vous parlez de « faire entrer l’administration en démocratie ». Que voulez-vous dire ?

Manon – Nous faisons l’hypothèse que s’il y a un dialogue de sourds entre citoyens et institutions, c’est qu’il manque un acteur central dans la discussion : l’administration. On a tendance à surestimer le poids du politique et à sous-estimer le poids stratégique de l’administration dans le fonctionnement démocratique. La plupart des gens connaissent leur maire mais n’ont aucune idée du nom du DGS (directeur général de services, ndlr) de leur collectivité. Il y a 4,5 millions d’agents publics, dont 2 millions dans les collectivités locales. On sait que ce sont des acteurs centraux dans l’exercice démocratique du quotidien mais ils sont totalement invisibilisés dans le dialogue entre les citoyens et les élus. 

Nous travaillons par exemple en ce moment dans un territoire périurbain dans lequel on a une équipe technique très dynamique faite d’agents très motivés mais un peu déprimés d’avoir face à eux des élus qu’ils considèrent pas assez impliqués par leur mandat. Au quotidien, on se rend compte là-bas que ce sont les agents et les services techniques qui décident des principales orientations. Parce que ce sont eux qui répondent aux appels à projet de l’État, qu’ils connaissent les ficelles des principaux financements, etc. 

Nous considérons donc que les agents publics ont un poids énorme dans la construction de l’action publique au quotidien et qu’il est donc temps de les intégrer dans le dialogue citoyen. 

Nicolas – Ça me rappelle le papier publié il y a longtemps sur Autrement Autrement au sujet des RIM, les réunions interministérielles. C’est aussi dans ces enceintes que se joue notre démocratie. C’est le malaise que nous avons avec tous les débats sur la 6ème République : oui, il faut trouver le moyen de démocratiser le Parlement mais il faut aussi trouver les moyens de démocratiser Bercy. Le ministère des finances et son administration continuent de fonctionner comme une forteresse. Souvent, cette démocratisation de l’administration demeure l’angle mort de toutes les discussions sur les réformes institutionnelles. La question de la décentralisation et du fonctionnement des collectivités locales revient à l’agenda, on verra si la question de la démocratisation des administrations est abordée aussi. 

Manon – Cette question conduit aussi à poser celle de la contre-expertise au sein de la fabrique de l’action publique. Quand on voit les débats sur l’A69 et les prises de position en off de certains agents haut placés… C’est presque impossible d’assumer et de faire entendre en interne – ou en tant que prestataire – des voix techniques discordantes. 

Le design des politiques publiques cherche à contourner ou dépasser plusieurs limites de la participation citoyenne  (participation des inaudibles, lien entre la démocratie et l’action publique/l’administration, attachement à produire « quelque chose » à l’issue d’une discussion, etc.). À quelles conditions est-ce que le design des politiques publiques, et plus généralement les acteurs de l’innovation publique, peuvent être utiles dans la réponse aux problèmes que vous pointez ?

Nicolas – Il y a deux conditions, ou inflexions, qui nous semblent importantes. La première est de se mettre au service de la redistribution de l’attention portée par les institutions en faveur des inaudibles, comme ça avait été le cas lors de la mission dont Manon parlait, près de Caen, qui avait donné lieu à la conception d’un “Qui est-ce ?” pour donner à voir aux élus les habitants qu’ils ne voyaient pas.

La deuxième est de faire porter les efforts au « cœur du réacteur » et sur le fonctionnement interne des institutions, pour transformer le fonctionnement des lieux de pouvoir – les exécutifs, les assemblées, les « copil »…

Manon – Oui, il faut mettre les efforts aux endroits où il y a des capacités de transformation et donc là où il y a du pouvoir. Pas seulement à la marge. 

Nicolas – En résumé, soit on travaille à renforcer les contre-pouvoirs, mais dans ce cas on travaille réellement pour eux, parce que travailler pour un contre-pouvoir avec un financement du pouvoir, ça atteint vite ses limites. Soit on assume de travailler pour les institutions, à la condition de faire passer le message « Transformez-vous vous-mêmes ! » et d’y travailler vraiment. 

Un passage très juste du livre porte sur l’aridité des enceintes politiques, qui ne sont plus du tout des lieux de délibération, mais des chambres d’enregistrement, où l’on vote au pas de course – et en faisant autre chose – des délibérations préparées d’avance. Est-ce que la désignation et la participation des élus sont à réinventer, elles aussi ?

Manon – L’innovation démocratique s’intéresse aujourd’hui beaucoup au tirage au sort mais plutôt pour constituer des panels dans des démarches participatives à la marge des espaces de décision. Nous considérons que c’est une modalité intéressante à condition de permettre de renouveler les assemblées délibératives et décisionnaires. Nous proposons donc, après chaque élection, de conduire un tirage au sort doublement correctif : sociologiquement, du profil des personnes élues au suffrage universel (si on a élu des personnes âgées et diplômées, on devra aller chercher des personnes plus jeunes et moins diplômées via le tirage au sort), et politiquement, de l’abstention. On ne peut plus considérer que l’abstention n’est un problème que le soir de l’élection, puis dès le lendemain on fait comme si tout le monde s’était exprimé dans les urnes. Tirer au sort à proportion de l’abstention est une bonne manière de faire de nouveau exister les abstentionnistes dans le débat. C’est aussi une manière de faire monter en qualité les campagnes électorales en disant aux candidats « il faut que vous soyez à la hauteur, parce qu’il si vous ne l’êtes pas, il y aura de l’abstention, et donc il y aura davantage de place pour des personnes tirées au sort que vous ne connaissez pas dans l’assemblée ». 

Nicolas – Notre livre est davantage un livre sur la démocratie représentative que sur la démocratie participative, parce que nous pensons que le combat pour la démocratisation de l’action publique se fait aussi et avant tout sur la question de la représentation. 

Merci pour cet échange. Il va falloir qu’on vous laisse, on a un comité de pilotage à préparer pour demain. Vous en pensez quoi, des copil, vous ?

Nicolas – L’objet COPIL illustre bien le décalage entre l’ingénierie des dispositifs de participation et l’absence de réflexion sur le fonctionnement interne des institutions. Le COPIL est omniprésent dans la fabrique de l’action publique mais c’est un impensé en termes de démocratie. Il incarne le flou sur le partage des rôles entre le technique et le politique. On compte sur les élus pour démocratiser l’administration et ils viennent plutôt administrer la démocratie, en questionnant sur des points méthode ou de process. Ils passent ainsi à côté de la fonction qui est la leur, de politiser l’action publique en donnant à voir les espaces de choix et les controverses qui s’expriment au sein de leur population. 

Manon – On propose de remplacer les « copil » par des « copol », des comités de politisation, pour en faire des espaces de débat entre les élus, entre les élus et les agents, sur les marges de manœuvre technique. On prend l’exemple de la gestion de l’eau dans le livre comme sujet perçu comme technique alors qu’il est éminemment politique. Remplacer le pilotage par la politisation, on pense que ça fait partie des petites propositions du livre qui peuvent être mises en œuvre assez rapidement par l’ingénierie interne aux administrations. On n’attend pas le grand soir institutionnel, on peut faire des choses dès maintenant !

*************

Pour aller plus loin, Manon Loisel et Nicolas Rio proposent aux membres de la communauté de l’innovation et de la transformation publiques (d’autres moments sont prévus pour d’autres communautés professionnelles) un moment de présentation et d’échange autour du livre, en visio, le 23 janvier de 13h30 à 14h30. Pour vous inscrire (et recevoir le lien), c’est par ici.

Le prochain édito de l’infolettre de Vraiment Vraiment sera consacré au sujet, avec le point de vue d’une agence de design des politiques publiques. Pour ne pas rater ça et vous abonner, c’est par là.

État de la connaissance des chemins sur OpenStreetMap

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Chemin probablement cyclable

Chemin sans qualification de la cyclabilité

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Carte réalisée par Vraiment Vraiment avec tilemaker et mapboxgl.js, données OSM Novembre 2022

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Agir avec Bruno Latour (2) – Ré-apprendre à faire politique

Temps de lecture : 9 minutes

Pour réfléchir aux “métamorphoses de l’action publique”, un petit groupe d’agents publics, designers, chercheurs et praticiens politiques se réunit régulièrement à l’invitation de Vraiment Vraiment. Le 9 mars 2021, ce groupe a eu le plaisir d’échanger avec Bruno Latour, Maÿlis Dupont et Baptiste Perrissin-Fabert pour chercher les ponts et le commun entre la pensée et les actions de Bruno Latour et de ses complices, et celles du groupe et de ses membres. Après un premier texte publié dans la foulée avec Mathilde François, Nicolas Rio, de Partie Prenante, propose ici une deuxième volet pour « agir avec Bruno Latour ».

En mars dernier, nous avions publié un article avec Mathilde François intitulé « Agir avec Bruno Latour » dans la foulée de la rencontre organisée par Vraiment Vraiment sur les métamorphoses de l’action publique. On y partageait la conviction que la pensée de Latour peut nous aider à s’orienter et à agir dans le nouveau régime climatique.

Neuf mois plus tard, deuxième volet de la série pour passer de la théorie à la pratique, en espérant qu’il donne l’envie à d’autres de prendre la plume. Après les territoires, la démocratie. Car les écrits de Latour encouragent à dépasser les constats fatalistes sur la crise de la démocratie représentative, autant qu’ils mettent en garde sur les limites de la démocratie participative. Ce que je comprends en lisant Latour, c’est qu’il nous faut ré-apprendre à faire politique, au local comme au national, élu.e.s comme citoyen.ne.s. 

Comme le précédent, ce papier est à prendre comme une réflexion en cours et une invitation à engager la discussion. Je ne suis pas un spécialiste de Latour, mais un praticien de l’action publique qui essaie, à tâtons, de voir comment on peut transformer la théorie en pratiques. 

Trouver les maux d’une démocratie mal-entendante

Des muets parlent à des sourds : voilà comment Bruno Latour résume les dysfonctionnements de notre démocratie. Écrit pendant le Grand Débat organisé au lendemain de la crise des Gilets Jaunes, son article dans la revue Esprit explique l’impossibilité du dialogue entre élu.e.s et citoyen.ne.s, du fait de la dépolitisation du débat public.

La formule a le mérite de ne pas pointer un coupable unique, en mettant en vis-à-vis les difficultés de l’État (ou des collectivités) avec celles de la société. Nous l’avions vu avec Manon Loisel lors de notre travail sur les élu.e.s locaux.ales : lorsqu’on parle de crise démocratique, chacun.e est tenté.e de rejeter la faute sur l’autre. Les citoyen.ne.s reprochent à leurs élu.e.s de ne pas les représenter, et d’être en décalage avec leurs aspirations. Et les élu.e.s reprochent aux citoyen.ne.s leur individualisme consumériste et leur désintérêt pour la chose publique (« la preuve, ils ne viennent même plus voter ! »). Latour dépasse cette opposition en montrant que le blocage est double « à l’émission comme à la réception. (…) Ni le « peuple » ne semble capable d’articuler des positions politiques compréhensibles par le gouvernement ; ni le « gouvernement » ne semble capable de se mettre à l’écoute d’une revendication quelconque. » 

Le deuxième intérêt de cette formule consiste à souligner les limites de la démocratie participative, pour compenser les travers du modèle représentatif. Il ne suffit pas d’inverser la logique : que « des muets tentent de s’adresser à des sourds », pas sûr que la discussion en devienne plus audible ! Si le dialogue apparaît impossible, ce n’est pas (seulement) parce qu’il manque des espaces d’échange, mais parce qu’on ne parvient plus à construire une parole politique. « Qu’est-ce qu’une parole engagée ou engageante par opposition à des paroles qui ressemblent à des clics sur un réseau social ? Pourquoi le prix à payer pour les premières est-il si lourd au point qu’elles semblent s’être tout à fait raréfiées ? Mais parce qu’elles ne proviennent aucunement d’un « moi, je pense avec conviction que ». Loin de venir des profondeurs de l’individu, (une parole politique) doit continuer d’aller à la pêche de ce que les autres, plus loin dans la chaîne, en feront. » Parler politique ne peut être qu’un geste collectif : ce qui transforme une prise de parole en acte politique, c’est sa volonté de faire exister un acteur collectif capable d’en faire quelque chose. C’est sa capacité à élargir le « nous » à des personnes qui ne sont pas de la même opinion mais qui appartiennent au même tissu d’interdépendances.

Et c’est là le troisième apport de la réflexion de Latour : faire le lien entre crise de la démocratie et nouveau régime climatique. Si le dialogue entre le peuple et son gouvernement devient si peu audible, c’est que plus personne n’est en mesure de qualifier notre monde commun. Plus que la démocratie, ce qui est en crise selon Latour, c’est la notion même de « société » tant elle est associée au projet moderne : distinction nature-culture qui exclut les non-humains de la (vie en) société, frontières des États-Nations (et des collectivités) structurellement en décalage avec nos territoires de subsistance, construction d’un « appareil d’État » conçu comme un super-ingénieur en charge de la modernisation du pays… Il nous faut donc trouver d’autres moyens de définir ce qui nous unit, et ce qui justifie qu’on se dote d’une puissance publique pour veiller à l’habitabilité de nos territoires.

La formule présente un quatrième intérêt, autour de la place des non-humains dans la question démocratique. Les travaux de Latour nous encouragent à élargir notre repérage des inaudibles. Les muets désignent aussi bien les précaires et les migrant.e.s, que les arbres et les abeilles. Et la COP 2026 nous rappelle que les gouvernements sont aussi sourds pour entendre la colère sociale que les soulèvements de la terre. Inutile donc d’opposer les ami.e.s des bêtes et les défenseurs.ses des humains, car il s’agit du même problème : comment réussir à (faire) entendre toutes celles et ceux qui sont aujourd’hui réduits au silence ? 

Latour ne se contente pas de dresser le constat d’un dialogue démocratique impossible, il explore des outils (presque) opérationnels qui pourraient permettre d’en sortir. Je voudrais ici attirer l’attention sur deux d’entre eux : la cartographie des controverses et les cahiers de doléances

Les controverses pour remettre en mouvement la vie démocratique

Dans un monde de l’action publique structurée par l’injonction au consensus, l’approche par les controverses proposée par Latour apporte une bouffée d’air. Et si, au lieu de formuler des orientations générales, les projets de territoire se focalisaient sur la cartographie des controverses et leur mise en débat ? Cartographier une controverse, c’est partir de chaque point de friction de notre vie collective pour en repérer la diversité des parties prenantes, décrypter les arguments et les instruments qu’elles mobilisent, suivre les coalitions qui se forment (et se déforment) au gré des débats. C’est replacer l’incertitude au cœur de la démocratie, en sortant de la dissociation artificielle entre la science (qui serait en charge de dire le vrai) et la politique (qui serait en charge de dire le bon).

C’est surtout prendre conscience que la ligne de compromis ne cesse d’évoluer, en fonction notamment de la façon dont on formule le problème. C’est ce travail qu’on entreprend chaque printemps avec des étudiant.e.s de Sciences Po dans le séminaire « les mots d’ordre de l’action publique locale » animé avec Manon Loisel. Attractivité, lutte contre l’étalement urbain, revitalisation des villes moyennes… À chaque fois, on tente de déplier toutes les divergences qu’il y a derrière des mots d’ordre apparemment consensuels, pour tracer la transformation des politiques publiques et la recomposition des acteurs en présence. 

De la régulation des pesticides à la densification urbaine en passant par la décarbonation de l’économie ou la gestion des pénuries d’eau : l’action publique est pleine de controverses ! Mais le plus souvent, celles-ci échappent à la vie démocratique. Soit les controverses sont cantonnées à un débat d’experts dans des espaces feutrés, soit elles virent au conflit dans lequel la délibération peine à trouver sa place. Et quand les citoyen.ne.s sont saisi.e.s, ils.elles le sont sur des questions à la fois très générales et très cadrées, en faisant comme si la controverse n’existait pas. Le Grand Débat initié par Emmanuel Macron est l’archétype de cet art de l’esquive. La Convention Citoyenne sur le Climat aurait pu à l’inverse être un bon espace de mise en débat démocratique de la controverse sur la taxe carbone (reformulée en « Atteindre une baisse d’au moins 40% des émissions de carbone dans un esprit de justice sociale »). Mais les productions de la CCC ne nous disent rien (ou si peu) des désaccords qui ont agité ses membres et de la recomposition des lignes de clivage en son sein. Pourtant, comme le dit Pierre Charbonnier, l’écologie ne nous rassemble pas, elle nous divise. Ou plutôt, elle fait les deux en même temps ! Et c’est tout l’intérêt de la cartographie des controverses que de rappeler que les parties prenantes ont beau défendre des positions divergentes, elles appartiennent toutes au même problème. C’est le problème qui fait le public, ne cesse de répéter Latour en citant John Dewey.

Dans nos missions auprès des collectivités, c’est par la technique du débat mouvant qu’on parvient à réintroduire (un peu) de controverses. Le principe est simple : soumettre une proposition potentiellement clivante, en invitant les participant.e.s à prendre position physiquement (d’un côté les pour, de l’autre les contre) puis à échanger des arguments en laissant chaque personne libre de changer de position au fil du débat. Au-delà du contenu des échanges, le débat mouvant oblige les organisateurs à identifier les sujets de controverses et à en trouver la bonne formulation. On retrouve cette logique dans le format « tribunal des générations futures » initié par la revue Usbek et Rica, qui reprend les codes de la Justice pour structurer la controverse.

Des cahiers de doléances aux États Généraux

Pour repolitiser notre vie démocratique, Latour propose un second outil : l’élaboration des cahiers de doléances. Si Latour fait référence à cet exercice qui a précédé les États Généraux de 1789, c’est qu’il y voit un processus de construction de la chose publique (et donc un préalable indispensable à la République). Ce qui compte, c’est le travail d’écriture collective mené dans chaque canton pour définir des revendications communes à partir d’une description du territoire de subsistance. Au fond, on en revient au principe de l’éducation populaire (qu’elle se fasse sur les ronds-points ou au sein d’associations). En transformant des difficultés individuelles en indignations collectives, la discussion crée un lien politique entre les personnes qu’elle implique. « L’étrange propriété des énoncés politiques » nous dit Latour, « c’est qu’ils ont pour tâche –éminemment provisoire, risquée, fragile – de produire ceux qui les énoncent ! ». 

Ce lien politique ne s’arrête pas là, car tout l’enjeu de l’éducation populaire consiste à rendre possible la rencontre des personnes confrontées à un même problème avec d’autres personnes/institutions potentiellement en capacité de modifier cette situation, pour montrer qu’en dépit de leurs intérêts divergents, elles appartiennent à un même collectif. D’une certaine manière, on peut considérer que les rapports du GIEC et de l’IPBES sont l’équivalent des cahiers de doléances du nouveau régime climatique. En mobilisant les instruments scientifiques pour se mettre à l’écoute des non-humains, ils s’attachent à décrire leurs conditions d’existence et à qualifier leurs besoins d’action publique. En ce sens, ils contribuent à introduire les écosystèmes vivants à la table des négociations et à en faire des « citoyen.ne.s-capables-d’expression ».

C’est là qu’on aurait envie de pousser la proposition de Latour un cran plus loin, en essayant d’imaginer à quoi ressembleraient les États Généraux du nouveau régime climatique. Il avait bien essayé en 2015, avec la simulation de la COP21 intitulée « Make it work », où les délégations de l’Amazonie, des pôles ou des peuples aborigènes côtoyaient celles du Brésil, de la France ou des États-Unis. Mais le ton très policé de ce « théâtre des négociations » apparaissait bien pâle face à l’atmosphère des États Généraux de 1789, si bien restituée par Joël Pommerat dans sa pièce Ça ira, fin de Louis. Qui pour convoquer les États Généraux du nouveau régime climatique et qui pour y siéger ? Quel est aujourd’hui l’équivalent du Tiers États qui n’est rien mais qui aspire à devenir quelque chose ? La pièce de Pommerat rappelle que la tension des États Généraux ne fonctionne que parce qu’on ne connaît pas la fin : impossible d’écrire l’histoire si l’issue est donnée d’avance. 

Rendre la parole aux muets… et rendre l’ouïe aux sourds ?

La proposition des cahiers de doléances amène une seconde réserve. Lorsqu’on parle de crise démocratique, la plupart des propositions visent à « donner la parole aux muets » en favorisant l’expression citoyenne. Mais qu’en est-il des sourds ? Travailler la capacité d’écoute des élu.e.s et des institutions publiques apparaît pourtant comme une condition sine qua non pour rendre le dialogue possible. On peut même faire l’hypothèse que faire parler les muets sans rendre l’ouïe aux sourds ne ferait qu’accentuer la défiance dans la démocratie (hypothèse confirmée par la plupart des démarches participatives laissées sans suite).

Rendre les sourds entendant : plus facile à dire qu’à faire ! Sans avoir de solution miracle, je vois trois pistes à explorer :

  • La première porte sur l’importance des témoignages dans la vie démocratique, et la nécessité de renforcer leur place dans l’action politique. Le mouvement #metoo illustre la puissance politique du témoignage vécu, quand le récit à la première personne entre en résonance avec d’autres. La Commission Sauvé sur les violences sexuelles dans l’Église a montré que la méthode pouvait être répliquée dans un cadre plus institutionnel. C’est par sa capacité à combiner écoute des victimes et analyse quantitative que la CIASE est parvenue à rendre incontestable la dimension systémique du problème. Reprise par la Commission sur l’inceste, cette attention au témoignage des victimes permet de déplacer la responsabilité du problème. « On dit beaucoup qu’il faut parler, aller porter plainte… On le fait ! Mais le problème, c’est que personne n’écoute » relate une des personnes auditionnées. Et si on transposait cette méthode sur d’autres sujets, de l’état des services publics à la lutte contre les pesticides ? Et si on remplaçait les auditions d’expert.e.s par des témoignages d’expériences, quels en seraient les effets sur le débat politique et l’action publique ?
  • Une deuxième piste concerne le rôle des instances de médiations pour fluidifier le dialogue entre les citoyen.ne.s et la puissance publique (qu’elle soit incarnée par ses élu.e.s ou ses administrations), face à la saturation des guichets. La montée en puissance du Défenseur des Droits souligne la nécessité d’avoir des tiers pour faire entendre les protestations légitimes de citoyen.ne.s confronté.e.s à la surdité des institutions. Elle démontre aussi l’enjeu de combiner travail d’objectivation et prise en compte des ressentis subjectifs pour parvenir à créer une qualité d’écoute. C’est en tout cas l’enseignement qu’on tire du travail mené sur les sentiments d’injustice avec la Métropole de Lyon
  • La troisième piste consiste à transformer le fonctionnement des instances démocratiques. Des Conseils municipaux aux séances de l’Assemblée Nationale, les espaces délibératifs officiels sont souvent réduits à une fonction de caisse enregistreuse. Si les « représentants du peuple » continuent de s’exprimer dans ces Parlements, cela donne surtout le sentiment que nos élu.e.s sont condamné.e.s à s’écouter parler (parfois à leur corps défendant). Transformer l’expression politique en parole d’écoute, voilà sans doute le principal défi de notre démocratie. Ré-apprendre à faire politique vous disiez ?

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Après le service public

Temps de lecture : 13 minutes

En mars, la gendarmerie nationale s’est vue remettre le « prix de la relation client », aux côtés de Toyota, Boursorama, la MAIF et Total, par le cabinet de conseil Bearing Point. Le Ministre de l’Intérieur a immédiatement salué cette distinction, par un tweet[1]. Début avril, la Direction interministérielle du numérique (DINUM) a organisé sur trois jours un événement sur le thème « l’Etat centré usager, c’est possible !», attirant plusieurs centaines d’inscrits. Sans présumer du mérite des gendarmes ni nier que le numérique public gagnerait à mieux prendre en compte ses usagers, ces deux événements nous ont interpellé : il ne va pas de soi qu’un Ministre ne trouve rien à redire à l’assimilation des citoyens à des « clients », ni qu’une direction interministérielle affiche que la vocation de l’Etat est de se centrer sur des « usagers ». 

Ce glissement apparemment anodin, à l’œuvre au moins depuis 2007, nous semble mériter discussion. 

Le décalage est fort entre la vocation de certains « services » publics et l’idée d’un service rendu à une personne – un client. Prenons les gendarmes et mettons que leur mission puisse être résumée, peu ou prou, par la préservation des conditions de la vie en commun sur certaines parties du territoire national, la protection des plus vulnérables et la participation à la « tranquillité publique ». On se moque alors un peu de savoir combien de temps on attend à l’accueil de la gendarmerie, ou si on nous y offre un café.  Nous sommes en revanche très intéressés par l’évolution du nombre de crimes et délits du territoire, au nombre d’enquêtes élucidées ou à la capacité à recueillir les plaintes de femmes victimes de violence dans un cadre sécurisant (par exemple). Autant d’objectifs qui rentrent mal dans une « relation client » calquée sur les vendeurs de téléphone ou d’assurances. 

En parlant ainsi de « relation client », on banalise le « service » public. Ce n’est pas un hasard si on trouve dans l’histoire un cabinet de conseil en stratégie et management : c’est précisément cette banalisation qui justifie leurs prestations indifférenciées entre public et privé (la technique, la gestion, le bon sens, l’optimisation, etc.) et leurs honoraires. Or, il y a bien peu de choses communes entre les missions et les principes du service public et les activités servicielles. A commencer, bien sûr, par l’universalité et l’égalité qui devrait guider le secteur public, là où un prestataire de service privé est libre de choisir ses clients. Il est plus facile de faire une appli bien jolie bien fluide bien notée quand vos utilisateurs sont 1/ solvables 2/numériquement à l’aise. 

Et puis, dans cette « relation client », quelque chose gratte l’oreille, démange la compréhension. Il est toujours utile de faire un détour par l’étymologie. « Client » vient du latin cliens (serviteur, vassal, protégé), du verbe cliere (obéir). Pas joli joli, pour parler de la relation entre l’Etat (le service public) et les citoyens. De plus, tout comme l’usage plus contemporain du terme client, qui marque la distinction entre un fournisseur et un preneur, cette étymologie brouille les pistes, cache plus qu’elle ne révèle la relation profonde (et ambivalente) qu’entretiennent les citoyen-ne-s avec l’action publique (« l’Etat, c’est moi ! »).

Est-ce si grave ? On vous épargne la citation apocryphe de Camus selon laquelle « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » (ah, tiens, non, on ne vous l’a pas épargnée, pardon.), mais il nous semble tout de même qu’il y a suffisamment de f(i)louterie dans l’air pour ne pas considérer que tout se vaut, qu’on pinaille en refusant que les mots se substituent les uns aux autres impunément et qu’un chômeur est le client de Pôle emploi ou qu’un malade du covid est client de l’hôpital. Et si tout cela était le symptôme d’une certaine confusion, plus ou moins volontaire, sur le sens de l’Etat et du « service » public ?  

Prenons, à titre d’exemple supplémentaire, le site « Résultats services publics », mis en ligne en juin 2019. Son ambition est de « refléter au mieux la qualité de service des différents services publics, tels qu’ils sont rendus ». Passons ici sur la profusion problématique d’indicateurs, dans le public comme dans le privé, dont les agents publics et leurs partenaires crèvent (parfois, littéralement).

Ce qui est mesuré et affiché sur ce site démontre une conception particulière des objectifs des « services » publics. Voyez un peu : pour juger des résultats de la police, on ne mesure pas le niveau de sécurité, de tranquillité ou de confiance d’un quartier, mais le « délai d’intervention » et le taux d’obtention d’un rendez-vous dans les 10 jours (sic). Pour l’enseignement agricole, on ne mesure pas l’adéquation entre les compétences des nouvelles générations et les défis alimentaires et environnementaux, mais…la réussite aux examens. Idem pour l’Éducation nationale. Pour l’administration pénitentiaire, on mesure le « taux de satisfaction de la qualité de service rendu » (sic) et le « taux des réservations de RDV parloirs effectuées à la borne dédiée » (re-sic).

Si certains de ces indicateurs peuvent avoir de l’intérêt, en faire l’aune à laquelle mesurer l’efficacité des services publics paraît, disons, décalé. A minima, on confond ici finalités (le site s’appelle « résultats ») et moyens. Plus encore, chercher à mesurer ainsi ministère par ministère (à peu près) empêche de penser (et donc détruit) les liens de dépendance qu’entretiennent entre eux les services publics : la sécurité et le sentiment de sécurité, par exemple, se construisent au moins autant via l’école, l’accès aux droits sociaux et les associations d’éducation populaire correctement financées, que par la police. Les « compter » séparément revient à nier la complexité du réel et à affaiblir l’action publique qui, justement, est la seule à pouvoir penser et favoriser ces liens. 

Considérant les exemples qui précèdent comme symptomatiques d’une crise sémantique qui est aussi politique[2], risquons une hypothèse de travail. Le terme de service public est abîmé par des années de réforme de l’Etat sauce « nouveau management public ». Il souffre d’une homonymie irréparable avec un secteur des services lui-même en proie à bien des tourments. Il sert de refuge un peu paresseux à la phraséologie de tract de gauche (comme de droite, parfois, au gré des équilibres politiques nationaux/locaux) – on en veut « plus », on veut y « réinvestir massivement », on n’en peut plus de la « destruction de notre patrimoine commun ». Dans ce contexte, le terme de « service » public empêche de bien penser, et donc de bien agir, à un moment où pourtant le « nouveau régime climatique » (B.Latour) devrait nous presser à imaginer les organisations publiques dont nous avons besoin[3]

Entendons-nous bien : il existe toute une littérature de qualité sur les spécificités de la « relation de service » dans la sphère publique[4], et le combat de celles et ceux (agents publics, maires ruraux, collectifs citoyens…) qui veulent « plus de service public » est parfaitement légitime.

 Mais ce dont nous avons besoin aujourd’hui, collectivement, et donc ce que nous doit la puissance publique (ce que nous nous devons à nous-mêmes), dépasse sans doute un « service », fut-il public. La violence des chocs économiques, sociaux, politiques et sanitaires qui percutent/vont percuter les territoires et les personnes les plus vulnérables, l’ampleur des changements à conduire à un rythme plus que soutenu dans notre appareil productif et nos comportements, la nouveauté et l’urgence du défi qui consiste à réinsérer l’humanité dans le vivant, l’impatience et l’ambivalence de chacun-e d’entre nous face à ce qui nous attend, le besoin d’imaginer, concevoir, faire vivre des communs de toutes natures… Rien de tout cela n’est vraiment abordable par le prisme du « service » dont on mesurerait l’efficacité via des « taux de satisfaction » (agrégés à partir d’une borne de boutons-smileys). Rien de tout cela ne sera résolu par des interfaces numériques plus user friendly (ça n’empêche pas de le faire, il faut même le faire, mais de là à « centrer l’Etat » sur cet objectif…). Rien de tout cela n’est vraiment abordé dans la modernisation/transformation publique des 15 dernières années. 

Pour faire face à ce qui est et à ce qui vient, nous ne croyons ni aux colibris, ni à la conversion du capitalisme à « l’entreprise à mission » ou à l’économie sociale et solidaire version grand groupe omnipotent. Au mieux, cela ne suffira pas, au pire, cela nous fait perdre du temps. L’action publique (au-delà du seul Etat), par ses principes fondateurs (continuité, mutabilité, égalité), par son lien consubstantiel – bien qu’affaibli – à la démocratie et, de façon plus pragmatique, par sa « puissance de feu[5] », a un rôle central à jouer pour nous faire faire les pivots historiques nécessaires en limitant au maximum les souffrances, les injustices et les externalités négatives. 

Alors, plutôt que de nous « rendre service », que pourrait faire l’action publique ? Nous proposons ici quatre responsabilités publiques, correspondant à autant de besoins sociaux et écologiques contemporains : le soin, l’institution, la ressource et l’investissement. Ces responsabilités, dans leur nombre et leur nature, sont largement à débattre. 

1. Le soin, pour reconnaître et outiller le champ d’action publique du « care », qui a pris une importance particulière avec la pandémie mais lui précédait largement, tant du fait du vieillissement de la population, que de la montée en puissance des maladies chroniques et des aspirations nouvelles de la société en matière de fin de vie, procréation, égalité des droits intimes, etc. On retrouve ici, renouvelées, les aspirations qui ont présidé aux acquis sociaux puis à la protection sociale, avec l’idée simple selon laquelle nous souhaitons collectivement prendre soin de celles et ceux qui en ont besoin : enfants, précaires, victimes de violences, exilés, personnes âgées… On peut, pour tenir compte du nouveau régime climatique dans lequel nous vivons et, plus généralement, de la crise du vivant et de la biodiversité, y intégrer le soin que nous devons aux territoires comme milieux de vie – et pas seulement comme terrain de jeu du développement de l’économie de marché (artificialisation des sols, dumping fiscal) et de la concurrence entre collectivités locales (marketing territorial). Là où le XXème siècle a plutôt vu cette responsabilité portée à un niveau national (création de la sécurité sociale, etc.), il s’agit sans doute de rapprocher aujourd’hui cette responsabilité du sol, tout en lui conservant un cadre et des ressources globales. Qu’il s’agisse de prendre soin de la forêt du Morvan, des exilés qui campent aux portes de Paris ou des professionnel-le-s qui prennent soin de nos aînés dans les EHPAD ou de nos malades à l’hôpital, on voit bien que l’Etat est – a minima – maladroit et qu’il y aurait, peut-être, une vertu, à traiter de ces sujets à des échelles plus communes – au sens où le commun y serait plus intense. En lien avec la « responsabilité publique » suivante, on peut aussi insérer ici le soin du futur, et donc des capacités de prospective démocratique et de gestion des risques distribuées.

2. L’institution, pour nous faire tenir ensemble. On entend ici, par « institution », ce qui permet de donner un sens partagé au réel, et d’organiser dans le temps tout ou partie de la société en fonction de ce sens. Il y a là un paradoxe une institution tendrait plutôt à « maintenir » un état social, à rebours de notre besoin de faire évoluer très rapidement le corps social pour à la fois limiter et être à la hauteur des changements écologiques en cours. Le paradoxe est d’ailleurs le même pour l’Etat, dont l’étymologie latine stare renvoie la permanence et à la stabilitéQu’à cela ne tienne : il reste donc à imaginer l’Etat  dont la vocation serait de changer plutôt que de demeurer (le « Devenirat » ?), et l’institution qui favoriserait la cohésion dans la transformation.

Aujourd’hui, la distinction de plus en plus radicale entre la réflexion institutionnelle (au sens constitutionnelle et démocratique) et la transformation publique est problématique, car l’une sans l’autre s’avère dysfonctionnelle. Une Convention citoyenne sur le climat qui travaille « indépendamment » des administrations et des collectivités locales voit ses recommandations détricotées a posteriori par les Ministères, dans un séquençage mortifère qui représente d’ailleurs une limite majeure aux exercices de participation citoyenne tels qu’il s’en déroule des milliers en même temps sur tout le territoire. A l’autre bout du spectre, un système scolaire (ou judiciaire ou policier ou universitaire…) qu’on essaie d’évaluer par les « résultats » (au bac ou en matière de taux de satisfaction) perd sa capacité à instituer le réel, à créer du commun et donc à tenir la société ensemble par une voie démocratique (donc faisant toute leur place aux conflits sociaux) plutôt que totalitaire (niant la légitimité et l’existence de ces conflits). La longue actualité de la pandémie révèle aussi crûment l’inadéquation des institutions actuelles de la cinquième République avec le besoin de sens partagé et d’organisation du monde. 

Cette responsabilité publique, dans laquelle entreraient notamment les enjeux de justice, de police, de démocratie et – en lien avec le « soin » – de prospective, ne vient pas par hasard en seconde position : il nous semble y avoir un besoin d’instituer le réel à un niveau infra-étatique, notamment pour mieux intégrer la question écologique et, par exemple, pour entendre et donner suite à un travail comme celui que Bruno Latour et son équipe mènent pour produire l’équivalent des « cahiers de doléances », c’est-à-dire la description par les habitants d’un territoire de leurs liens de dépendance. 

3. La ressource, pour fournir l’ingénierie et l’expertise indispensable à la résolution démocratique des problèmes contemporains par les individus et les collectifs. Bien qu’il s’agisse d’un pan de l’action publique étatique particulièrement mis à mal ces 10 dernières années, l’Etat conserve une expertise qui « est encore de haut niveau, et d’un niveau qui reste bien supérieur à celle de beaucoup de collectivités locales sur des sujets comme l’énergie, la biodiversité, les risques majeurs.[6] »

Surtout, il y a là un gisement d’utilité et de légitimité colossal pour tous les niveaux d’acteurs publics – certains l’ont d’ailleurs bien compris : la Région Bourgogne-Franche-Comté lance son propre programme « Villages du futur », pour fournir à des villages ruraux l’ingénierie pour revitaliser les centre-bourgs par les usages et par la vie (plutôt que par le BTP, comme le programme « Actions cœur de ville » de la Caisse des dépôts) ; la Métropole européenne de Lille accompagne le CHU de Lille dans sa stratégie de protection des données, le Conseil départemental du Gers qui accompagne les initiatives locales et donc les communes et EPCI via son budget participatif…

Demain, un effort pourrait être fait, par exemple, pour accompagner (réellement) les particuliers et les entreprises dans le diagnostic et la rénovation énergétique de leurs bâtiments (il est temps). Demain, un collectif mixte citoyens – collectivités locales devrait pouvoir trouver auprès des acteurs publics du soutien technique (et financier, mais c’est le point suivant) pour se doter de moyens de production d’énergies renouvelables ou reprendre collectivement la ferme d’un agriculteur partant à la retraite pour la convertir au bio et, pour partie au moins, à la satisfaction des besoins (alimentaires) et des aspirations (paysagères et écologiques) locaux. De même, l’ingénierie de base pour organiser la délibération collective sur un territoire devrait être accessible à tous les territoires et à tous les collectifs. 

Si les Pays, pour ce qu’il en reste, fonctionnent en partie selon cette logique de ressources, et si les Régions commencent à raisonner ainsi et à se doter d’une expertise qu’elles mettent au service des acteurs (publics ou non) de leur territoire, la logique est loin d’être généralisée – notamment parce qu’elle heurte autant une conception traditionnelle de l’agir public (décider/faire) que les dogmes du nouveau management public (faire faire par le privé). Il nous semble qu’il y a là, en particulier pour les Régions, les Métropoles et les Départements (voire les EPCI), matière à trouver un rôle politique vertueux dans les années qui viennent. L’Etat central, quant à lui, pourrait systématiser cette manière de faire – en germe sur certaines politiques publiques comme « l’inclusion » numérique – en actant que dans bien des domaines, son utilité est d’appuyer et d’accompagner les décisions et actions des acteurs de terrain, grâce à une expertise hors de leur portée. 

4. L’investissement, enfin, pour faire pivoter des pans entiers de notre économie à la hauteur des impératifs climatiques. Il est temps d’abandonner la chimère de « l’Etat stratège », manière des néo-libéraux d’appeler l’Etat qui finance sans limite les besoins des acteurs privés sans guère peser sur leur stratégie, pour remettre les acteurs publics – on parle ici principalement de l’Etat et des Régions, mais les autres peuvent jouer aussi – en position d’influer sur le cours des choses à la hauteur de leur puissance de feu financière et des besoins. Prenons l’exemple de la conversion du parc automobile français (38 millions de véhicules, première source d’émission de CO2) : au rythme de 500 000 conversions par an encouragées par la « prime » étatique, combien de temps faudra-t’il pour disposer d’un parc aligné avec les objectifs de l’accord de Paris ?

Ces quatre responsabilités, sans doute à affiner et compléter, ne dessinent pas des « compétences » à répartir entre chaque niveau de collectivité. Si le soin paraît devoir être fortement investi par les échelons les plus locaux, et si l’investissement à la hauteur des bouleversements nécessaires de nos modes de transports (par exemple) semble davantage à la portée de l’Etat et de l’Europe, il semble fertile de penser que l’action de chaque niveau d’acteur public devrait démontrer un sens de chacune des responsabilités, dans des proportions variables. C’est indispensable pour éviter un renforcement de la tendance actuelle de la décentralisation, de la réforme des cartes électorales et de la réduction des effectifs publics, qui éloignent les responsables publics du terrain et des problèmes. 

Il ne s’agit pas non plus de considérer que les acteurs publics doivent agir seuls en vertu de ces responsabilités. Il y a un pan entier de la transformation publique à inventer, pour que l’Etat et les collectivités locales apprennent par exemple à travailler avec la société civile – c’est de plus en plus urgent et les tentatives, jusque-là, sont soit violemment contrariées (le programme « Culture Transition » au Ministère de l’écologie au milieu des années 2010) soit marginales (la collaboration Etat/collectivités/société civile dans la lutte contre la pandémie) soit en gestation encore incertaine (le plan Gouvernement ouvert 2021-2023 de la France). 

En fait, on peut peut-être trouver dans l’ensemble constitué par ces quatre responsabilités une matrice d’aide à la décision, voire un canevas utile pour la conception[7] – le « design » ! – de politiques publiques. Quels impacts aura ce choix d’investissement massif européen ou national sur une technologie, en termes de capacité à prendre soin, en matière de cohésion sociale et en capacités d’action supplémentaires ou amoindries pour les niveaux infra ? Comment conférer aux dispositifs de soin des personnes âgées du territoire une dimension institutionnelle, au sens où ils donnent du sens au réel et resserrent les liens sociaux ? 

C’est aussi une manière d’analyser les « réformes » et d’en mesurer l’utilité. Prenons-en deux, récentes ou à venir, du Ministère du travail. La mise en place du dispositif « Transitions collectives », qui vise à identifier des emplois fragilisés dans une entreprise A dont l’activité décline (par exemple, un sous-traitant du nucléaire ou un transporteur routier) pour former les salariés qui l’occupent (l’Etat finance jusqu’à 24 mois !) à un métier dont une entreprise B du même territoire a fait savoir qu’elle était en demande (par exemple, dans le soin ou les énergies renouvelables), paraît utile en termes de soin (à double titre : on prend soin des personnes et on forme, entre autres, aux métiers du soin), d’institution (on pense à une échelle collective et territoriale), de ressource (on créé des outils à la dispositions des entreprises et des personnes) et d’investissement. Plutôt une réforme intéressante, selon nos quatre responsabilités, pour peu que les « formes de la réforme » en assurent la désirabilité et donc le recours. A contrario, le projet de réforme de l’assurance chômage, en pleine crise, paraît moins opportun si on le passe au prisme du soin, de l’institution, de la ressource et de l’investissement. 

Pour conclure, il nous semble y avoir là aussi matière à aider les agents publics, à renouer avec leur vocation individuelle et collective. On devient rarement fonctionnaire ou contractuel de la fonction publique pour être prestataire de services. On fait ce choix justement parce qu’on a le souhait de participer à quelque chose de plus grand que soi et d’indispensable – le destin d’un pays qu’on aime, l’émancipation du plus grand nombre, l’assistance à celles et ceux qui en ont besoin, et/ou tant d’autres raisons possibles. A cet égard, la dégradation des conditions de travail des professeur-e-s, policier-e-s, soignant-e-s, secrétaires de mairie, personnel d’accueil, inspecteurs en tous genres, peut aussi être lue comme l’effet d’un grand malentendu sur ce qu’est, ce que peut être et ce que doit être l’action publique aujourd’hui. 

Pour lever le malentendu, cela mériterait bien un débat national démocratique… Pourquoi pas dans le cadre des campagnes électorales de 2021 et 2022 ? Candidat-e-s, quel projet avez-vous pour l’action publique – donc pour nous tous-tes – dans les 10 ans qui viennent ? 

* * * *

A partir des enseignements tirés des dizaines de projets que mènent Vraiment Vraiment sur le terrain et des rencontres que nous faisons, l’agence va progressivement réorganiser sa réflexion et sa production autour de « fronts », ces zones grises et parfois conflictuelles où « l’intérêt général » nous semble être en tension, et où il nous paraît donc utile de porter le regard, le questionnement et l’action. Ce texte relève d’un de ces fronts, « Usager vs citoyens ». A suivre…

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[1] Le même Ministre a répondu le 29 avril 2021 à une journaliste de France Inter qui l’interrogeait sur la nécessité d’une nouvelle loi anti-terroriste, 18 mois après la précédente : « Est-ce que vous reprochez à Google de faire une nouvelle appli tous les ans ? ». C’est cohérent. 

[2] Au sens le plus noble : que les partisans de l’apartisan ne viennent pas ici nous chercher des noises

[3] Sujet abordé dans ce précédent texte collectif : « Mutation écologique, métamorphoses de l’action publique »

[4] https://www.economie.gouv.fr/igpde-editions-publications/lanalyse-comparative_n8

[5] Comme dit l’ancienne Ministre Cécile Duflot, « 15 000 agents, si ça tire dans le même sens, ça pulse ! »

[6] Cécile Duflot, https://autrementautrement.com/2020/12/03/la-ministre-lecologie-et-ladministration-entretien-avec-cecile-duflot/

[7] Pour relier ces responsabilités à des modalités d’action concrètes, on peut aussi les rapprocher du répertoire de formes de l’action publique élaboré pour la Métropole du Grand Lyon.

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Collectivités territoriales Culture Humeur Urbanités

L’émancipation, au fond de la raquette de retournement.

Temps de lecture : 5 minutes

Un article d’Architecture Aujourd’hui n°441 au sujet des zones péri-urbaines qui abritent les films de Kervern et Delpine comme « Effacer l’historique », a fait réagir Maxence De Block, architecte et urbaniste chez Vraiment Vraiment qui a grandi pas loin du lieu de tournage. La revue lui ayant proposé un droit de réponse, il a écrit ce texte, que nous publions simultanément avec le site larchitecturedaujourdhui.fr.

« Funeste et pitoyable cadre de vie”, dune “nullité” qui “vomit l’architecture”, peuplé par des “benêts” forcément “racistes” voire carrément “fascistes” ; “des paysages qui fascinent” (mais au grand jamais ne façonnent) “des philosophes, des écrivains, des musiciens”... Les zones pavillonnaires ainsi racontées par Christophe Le Gac dans le numéro de l’Architecture d’Aujourd’hui’ n°441 sont le cadre de vie de 30% des Français-es, et le décor principal des films de Gustave Kervern et Benoît Delépine (Louise-MichelLe grand soir et, plus récemment, Effacer l’historique) qu’analyse l’architecte et critique d’art dans son article. Sous couvert de parler cinéma, le dédain de l’architecte vis-à-vis de ce mode de vie et de ses habitants est ce qui reste une fois la lecture achevée : “la ville moche comme matière artistique, d’accord, mais tant qu’elle reste dans le domaine de la fiction” – quelle conclusion !

Je suis né à Arras. J’ai vécu 19 ans à Achicourt, banlieue pavillonnaire à 10 minutes en voiture de Saint-Laurent Blangy – là où, précisément, prend place le récit du film Effacer l’historique. Et, Christophe, je vous assure que ma vie a peu à voir avec le domaine de votre fiction.

La “France moche”, c’est chez moi. J’ai fêté pas mal d’anniversaires à Buffalo Grill, j’ai été habillé à la Halle O Chaussures, j’ai été élevé au rayon bande dessinée d’Auchan et aux DVD de Vidéo Futur. Aussi, je me sens un peu insulté par cet énième article faussement bienveillant mais vraiment méprisant sur ces lieux, écrit par quelqu’un qui ne les connaît qu’à travers les fenêtres de son TGV (ou de google map). La “ville sans qualité” que vous décrivez est très certainement à réinventer – quel morceau de territoire français ne l’est pas, du plus rural au plus métropolitain ? Mais, à vous lire, on peut se demander si vous, les experts de la ville, êtes les mieux à même de comprendre les enjeux et à vous saisir du sujet. 10 ans après le fameux titre de Télérama, “Halte à la France moche”, toujours le même mépris d’ambiance, mais pas l’ombre d’un début de perspective utile. Bien sûr, ce n’était pas l’objet de votre article de critique d’art que de faire des propositions, mais pour avancer, il faudrait déjà changer de vision. Faire un pas de côté. Alors, même en parlant cinéma, il me semble que vous avez la responsabilité d’essayer de changer de regard. 

Il y a tant à voir, dans cet “environnement suburbain, optimisé pour circuler, consommer et dormir” ! Tellement plus d’usages et de pratiques d’émancipation que votre mépris d’architecte ne vous laissera jamais voir.

Commençons par les maisons. Toutes identiques, elles suffisent à vos yeux à disqualifier cette façon d’habiter. Cette maison, ma maison, a été et reste le rêve de mes parents. De millions de parents, en fait, qui y voient le havre idéal pour élever leurs enfants. Un jardin pour recevoir les amis, et chacun sa chambre. De quoi vivre ”volontairement” ici. Toutes identiques ? Au début, très certainement, mais nous nous les sommes appropriées au fil des années à grands coups d’autoconstruction et de coups de main entre voisins. Nous avons construit des ateliers au bout du jardin, agrandi le garage, refait la cuisine et la salle de bain. Notre nouvelle véranda doit faire le double de la surface de votre petit appartement métropolitain – sans rancune. Tout ça malgré les “normes” écrites par vos copains urbanistes, que nous avons bien entendu contournées. Parce que les “normes” vous comprenez, c’est seulement quand ça nous arrange. 

A vrai dire, on s’est plutôt bien démerdé sans vous. 

Quittons la véranda, pour pénétrer dans le jardin. Le jardin ? Parce qu’il pourrait être question, dans cette ville moche, d’autre chose que d’artificialisation des sols ? Vous et ceux qui nous regardez de loin parlez d’ici comme si des millions de mètres carrés de béton avaient coulé sur une nature intacte, préservée. Une parcelle, c’est 70% de jardin. Des centaines et des centaines de jardins – et autant de jardiniers – qui ont remplacé des champs où la fière agriculture française productiviste épandait des pesticides toxiques. Au fond de notre jardin, mon père a construit une fontaine. Il fut imité rapidement par plusieurs voisins : de nombreux bassins ont ainsi fait leur apparition dans le quartier, faisant le bonheur d’une faune et d’une flore qui ont repeuplé ce bout de terre. Un véritable écosystème, en fait, qui est venu trouver un refuge calme dans le jardin de mes parents. 

Mon père est écologue, sans écologue.

Et quand nous sortons de chez nous, donc, c’est pour nous “approvisionner”, dans des centres commerciaux dédiés “au repli sur soi et à la surconsommation »  “des milliers de gens viennent tous les jours”. Dormir, manger, circuler. Ces “nullités construites” ont été mon univers. Un univers joyeux fait d’après-midi au rayon roller de Décathlon, de flirts au cinéma Gaumont et d’initiation au dérapage contrôlé sur neige, là-bas, au fond du parking de Leclerc. Vous êtes-vous penché une seule fois sur les autres formes de sociabilité, les autres espaces de rencontre, qui émergent de ces formes singulières détournées de leur conception et de leurs usages initiaux ? 

Nous avons suscité une belle intensification des usages, sans designer.

Pour mon 6ème anniversaire, j’ai tout fait pour qu’on m’offre l’île des pirates LEGO. Assis dans le caddy de mes parents, j’ai imaginé comment je la monterais et la démonterais. Une fois rentré, j’ai passé la nuit, seul dans ma chambre, à la construire. Et la nuit suivante, à la transformer en dinosaure. Celle d’après, en vaisseau spatial. Chaque métamorphose me rendait fou, complètement dingue, jusqu’à la transformation d’après. Cette folie là, elle n’était pas vendue dans l’emballage, elle n’apparaissait pas sur la notice. Cette folie-là aurait aussi bien pu venir d’un match de foot organisé sur la raquette de retournement derrière chez moi, d’une belle fleur près du barbecue de mes voisins ou d’un morceau de musique entendu sur RTL à l’arrière de la 106 de ma mère. Elle venait, en tout cas, de cet univers. Elle a fait ce que je suis aujourd’hui. Et c’est là que vous passez, je crois, très à côté du message bienveillant des films de Kervern et Delépine : il y a dans tout ça un pouvoir émancipateur que vous ne soupçonnez pas. 

C’est la nuance qui vous manque. Toujours.

Je m’arrête ici, on m’a demandé de faire court. Vous pouvez continuer à vous “amuser à planter le petit bonhomme jaune de google street view” sur des territoires que vous ne comprenez pas. Vous pouvez aussi descendre sous les nuages, et venir les voir à hauteur d’humain, à hauteur d’architecte. Un million d’histoires et de récits de vie existent derrière les haies bien taillées et les murs en enduit. Tant de leviers de changement, de métamorphoses en cours et d’inventions magnifiques. De rond-point-agora, de salle des fêtes-atrium, de commun urbain-franchisé ou d’île aux pirates spatialisée. La ville moche se réinvente, et ses habitants ne vous ont pas attendu pour commencer le travail. Il est temps que les experts de la vue aérienne sortent, eux-aussi, du domaine de leur fiction. 

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Collectivités territoriales Design d'intérêt général Espaces publics Urbanités

La place

Temps de lecture : 3 minutes

Marthe Pommié nous fait le plaisir de nous confier ce texte court, écrit bien avant son arrivée, il ya quelques jours, à la tête du programme « Nouveaux lieux, nouveaux liens » de l’ANCT, sur la place dont on semble manquer partout et sur les places qui attendent qu’on les prenne, dans un nouveau geste d’aménagement du territoire à hauteur de citoyens.

Il manque toujours de la place. De la place pour circuler, de la place pour se loger, des places en crèche, en hébergement d’urgence, en maison de retraite, des places à l’hôpital, parfois à l’école.

Nous nous sentons à l’étroit, dans nos appartements, sur nos trottoirs, dans nos bus, sur nos routes, sur les plages l’été, partout. À l’étroit dans nos vies : la terre promise du salariat débouche sur la dépression professionnelle ou le chômage, l’avenir de l’entreprenariat débouche sur uber et deliveroo, et ainsi de suite. À l’étroit dans nos têtes : qu’est-ce qui est bien ou mal, pour qui voter, tel ou tel complot est-il vrai, quel avenir suis-je en train de construire pour mes enfants ?

Il n’y a plus de place, nous sommes trop nombreux, la réponse malthusienne coule de source. Migrants, vieux, pauvres, chacun sa cible, chacun son excédent.

Certains répondront : il y a de la place, elle n’est simplement pas au bon endroit. À la campagne, il y a des maisons en ruine, des écoles qui ferment, des villages qui s’éteignent. La métropolisation : la concentration sur de petits territoires d’une intense activité économique qui attire une population nombreuse. Le manque de place serait dû à une sous-utilisation de l’espace, elle-même due au capitalisme mondial, aux choix politiques d’aménagement territorial, à l’évolution de la production de biens et de services. 

Et s’il y avait en fait, aussi, de la place qu’on ne voyait pas ? Des places dont la puissance publique est même parfois propriétaire, y compris en plein cœur de ces endroits saturés d’humains à l’étroit ? Si nous nous saisissions de ces espaces vides, pour proposer des places aux habitants ?

L’action publique, c’est d’abord une question de maîtrise foncière, c’est d’abord la question de la terre. Ressource première, nécessaire, nous avons tous les pieds posés quelque part. Toutes les politiques publiques convergent vers la fabrication d’espaces, qu’elles le veuillent ou non. Elles polarisent les habitats, encouragent ou découragent les constructions, concentrent ou déconcentrent les pouvoirs, les activités, facilitent ou complexifient le télétravail, l’installation d’entreprises, l’ouverture de services publics. En d’autres temps on appelait ça l’aménagement du territoire, aujourd’hui reléguée au rang de politique publique parmi d’autres. 

Aménager un territoire depuis Paris, c’était bon pour Robespierre. Et encore : quand on observe la carte des départements, on se dit qu’il devait bien le connaître, le territoire de France, pour le découper ainsi. L’idéal aujourd’hui, dans notre société de masse, c’est le sur-mesure pour tous. Chacun doit avoir son idée, au niveau « local », de ce qui convient le mieux là où il est. Mais quel niveau local ? La région, le département, la commune ? Le quartier ? L’îlot ? La question reste posée depuis Paris. 

Si on partait des espaces vides, de ces dents creuses étrangement invisibles alors que la place est devenue une ressource rare de nos sociétés contemporaines ? L’échelle c’est l’homme. Il s’agit alors de créer des espaces dans lesquels les gens fabriquent leur propre place. L’humain passe son temps à reconquérir inlassablement les mêmes sommets. L’action publique doit reconquérir l’aménagement du territoire, et cette reconquête passera par ces vides pour en faire des tremplins. 

À chaque lieu son programme, à chaque habitant son idée : la fameuse co-construction de la politique publique trouve là matière à vivre. Un lieu idéal pourrait articuler service public (là une crèche, ici une maison de santé, quel service manque le plus cruellement pour vous, voisins ?) et une part d’initiative citoyenne. Oui, c’est un peu un gros mot, initiative citoyenne. Les gens qui vivent à l’étroit ont peur les uns des autres… Ouvrir des espaces qui favorisent et nourrissent les conditions des échanges entre humains – pour qu’ils aient vraiment lieu. Pousser les murs et pousser les consciences.

Bâtiments, terrains, champs, usines… Vides aujourd’hui, ouverts demain. Nouvelles pierres angulaires de l’aménagement du territoire, pour offrir de l’espace, un espace public, une place, un lieu de ralliement, de soutien, un lieu où chacun a les moyens, et donc la liberté, d’inventer sa place. 

A Marseille, un essai de mise en pratique

 A Marseille, l’Etat met à disposition pendant trois ans un bâtiment dont il est propriétaire, temporairement inoccupé, en plein cœur du centre de la ville. Sans donner les clés, sans décider de l’usage de chaque mètre carré, le projet d’occupation s’est construit dans un dialogue entre les différents partenaires, grâce à l’intermédiation d’un laboratoire d’innovation publique qui a porté cette nouvelle façon de travailler. D’une verrue urbaine, le lieu – Cocovelten – est devenu à la fois un espace dont tous les habitants peuvent se saisir, un lieu d’hébergement pour personnes sans-abris, un lieu de bureaux pour entreprises et associations, un lieu de convivialité et de restauration accessible. Prochaine étape pour une posture définitivement différente des pouvoirs publics : associer dès le départ les habitants à la programmation de l’usage du lieu, en fonction ce qu’ils identifient être leurs besoins ; devenir partie prenante de l’aménagement de leur lieu de vie, décider, construire.

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Collectivités territoriales Espaces publics Transformation publique

Agir avec Bruno Latour (1) – Ré-apprendre à faire territoire

Temps de lecture : 8 minutes

Pour réfléchir aux « métamorphoses de l’action publique », un petit groupe d’agents publics, designers, chercheurs et praticiens politiques se réunit régulièrement à l’invitation de Vraiment Vraiment. Le 9 mars, ce groupe a eu le plaisir d’échanger avec Bruno Latour, Maÿlis Dupont et Baptiste Perrissin-Fabert pour chercher les ponts et le commun entre la pensée et les actions de Bruno Latour et de ses complices, et celles du groupe et de ses membres. Nicolas Rio et Mathilde François, de Partie Prenante, en ont tiré ce texte, peut-être le premier d’une série « Agir avec Bruno Latour ».

Mardi dernier, à l’invitation de Romain Beaucher et de Vraiment Vraiment, nous avons eu la chance d’engager la discussion avec Bruno Latour sur les nécessaires transformations de l’action publique face à ce qu’il appelle le « Nouveau Régime Climatique ». Les échanges ont ouvert l’appétit, tant la pensée de Latour interpelle notre lecture habituelle de l’Etat, de la société et de la transition écologique. Mais ils laissent aussi sur sa faim. Deux heures d’échanges à batons rompus, c’est bien peu pour passer de la théorie à la pratique !

C’est pourtant l’objectif.  En s’impliquant dans le débat public, Bruno Latour ne se contente pas de renouveler nos grilles de lecture théoriques ; avec ses deux derniers livres, il entend nous aider à s’orienter. Et si on poursuivait la réflexion à l’écrit, pour imaginer ce que voudrait dire « agir avec Bruno Latour » (en écho à la publication Le cri de Gaïa, penser avec Bruno Latour) ? 

Nous nous sommes prêté au jeu, en essayant de clarifier comment la pensée de Latour constitue une ressource pour l’action (publique) et esquisser d’autres questionnements (plus ou moins) opérationnels. Il s’agit d’une lecture subjective, ancrée dans une pratique professionnelle de conseils en coopérations territoriales auprès des collectivités locales et alimentée par les échanges du groupe réuni par VV sur les métamorphoses de l’action publique. Ce papier est à prendre comme un work in progress, écrit à tâtons (c’est le problème des grands penseurs, on n’est jamais sûr de bien les comprendre). Comme une invitation à poursuivre la série : et vous, comment vous agissez / agiriez après avoir lu Bruno Latour ?  

Déplier nos liens de subsistance pour éviter le piège du hors-sol… et du localisme

« Territoire de subsistance » : c’est cette formule qui résumerait le mieux en quoi la pensée de Latour constitue une ressource pour notre travail de consultants et le dialogue qu’on tisse avec les collectivités. Elle nous aide à penser la juste place du local et des territoires, sans tomber dans le piège de croire à leur autonomie totale.

A travers cette formule, Latour élargit notre compréhension des territoires en passent d’une définition cartographique et administrative (« fait territoire tout ce qu’on peut localiser sur une carte en l’entourant d’un trait ») à une définition « éthologique : dites-moi de quoi vous vivez, et je vous dirai jusqu’où s’étend votre terrain de vie » (Où suis-je ?, p. 95). Ce renversement devrait inspirer les nombreux diagnostics que lancent les collectivités au moment d’élaborer leur projet de territoire. Le but n’est pas d’avoir une photographie la plus objective possible de ce qu’il y a à l’intérieur d’un périmètre, mais de dresser la « liste des interactions avec ceux dont on dépend », quels qu’ils soient et où qu’ils soient. Latour souligne l’importance de ce travail de description lent et difficile, au croisement entre l’individuel et le collectif, pour tirer l’ensemble des fils qui participent à notre (sur)vie et observer la géographie en réseau qui s’en dégage. Il l’a d’ailleurs testé, sous forme d’ateliers expérimentaux à Saint-Junien et à la Châtre, au croisement entre les arts vivants et l’éducation populaire. Ou comment la théorie de l’acteur-réseau devient une boussole à mettre dans le main de tout élu local  !

Cette définition a le mérite de montrer qu’il est impossible de réduire un territoire à un périmètre géographique, avec une démarcation nette entre un dedans et un dehors. Latour n’est pas le seul à l’affirmer, d’autres l’ont dit avant lui (on pense aux travaux de Daniel Béhar, Philippe Estèbe et Martin Vanier, ou Laurent Davezies et Magali Talandier sur les systèmes territoriaux, ou encore ceux de Sabine Barles sur les métabolismes urbains). En introduisant la notion de « subsistance » en lien avec la question climatique, Latour rend cette vision encore plus actuelle, et plus tangible à l’échelle individuelle. Il souligne aussi que l’attention au sol et à la terre ne peut se réduire à une certaine fascination pour le local : « Atterrir ce n’est pas devenir local – au sens de la métrique usuelle – mais capable de rencontrer les êtres dont nous dépendons, aussi loin qu’ils soient en kilomètres. » (Où suis-je ? p. 96). Comme tout organisme vivant, les territoires sont une entité « hétérotrophes » nous dit Latour, c’est-à-dire qu’ « ils dépendent d’autres formes de vie pour exister ». Il serait donc vain d’en rechercher l’autonomie complète.

Un autre apport de Latour pour les politiques territoriales consiste à dépasser la notion « d’environnement », qui conduirait à dissocier le territoire comme réalité physique (« naturelle ») et le territoire comme réalité humaine (« artificielle »). La notion de « zone critique » souligne au contraire leur imbrication… et sa fragilité. Les territoires sont une composition entre une multiplicité de vivant qui doivent cohabiter au sein d’une zone critique (cette fine couche allant du sous-sol à l’atmosphère, qui rend la vie possible). Les humains ne sont qu’un des occupants parmi d’autres de cet écosystème vivant et fragile, en permenante recomposition. Et ils sont comme les autres, confrontés à la nécessité de maintenir l’habitabilité de cette zone critique de plus en plus mise à mal, pour permettre à la vie de perdurer. « On ne peut plus s’échapper, mais on peut habiter d’une autre façon le même lieu, ce qui fait reposer toute l’acrobatie sur les nouvelles manières de se situer autrement au même endroit » (Ou suis-je ? p71)

Reprendre la carte en main pour réussir à se repérer

Pour résumer, on pourrait retenir trois principes d’action à partager avec les collectivités locales pour engager ce travail d’auto-description collective :

  • Accepter de se laisser désorienter pour regarder dans toutes les directions et y rechercher des indices. Avant de sortir la boussole proposée par Latour, il faut d’abord assumer d’être un peu perdu. « Où sommes-nous ? » : la question n’est plus une évidence, quand la globalisation est venue brouiller notre géographie de subsistance et que l’anthropocène fait que la terre s’effrite sous nos pieds en remettant en cause les conditions d’habitabilité de chaque morceau de territoire. En somme, Bruno Latour nous invite à éteindre notre GPS (qui nous dit où aller sans nous permettre de savoir où on se trouve : dans 300m, prenez à droite et restez sur la voie de gauche) et à reprendre une bonne vieille carte IGN (quels sont les éléments du territoire environnant qui pourraient nous aider à savoir où nous nous trouvons ?). 
  • Partir de notre quotidien pour suivre les relations de subsistance sur lesquelles il repose, pour voir ensuite les géographies que cela dessine. Pour tracer nos territoires, il nous faut donc repartir de nos besoins primaires (se nourrir, se loger, se vêtir…) puis remonter progressivement (« de proche en proche ») leurs chaînes d’approvisionnement. D’où viennent les boites de conserves que j’achète dans mon supermarché ? Qui a fabriqué la laine de mon pull et qui l’a mélangé à du polyesther ? Un travail d’enquête qui peut emmener loin du territoire de départ, qui n’est pas sans rappeler le film Louise-Michel de Kervern et Delépine, quand une ouvrière du textile cherche désespérement à mettre la main sur le responsable de la fermeture de son usine. La notion d’empreinte carbone comme celle de métabolisme urbain aident à outiller ce travail, en donnant à voir le poids des émissions importées et l’ampleur des connexions que la globalisation a longtemps cherché à invisibiliser. Le confinement du printemps dernier en a donné un premier aperçu, tout comme l’incendie du serveur OVH au moment où j’écris ces lignes : je ne pensais pas que ma vie numérique dépendait d’un entrepôt strasbourgeois). 
  • Prendre conscience de la diversité des acteurs dont on dépend, et la rendre visible. Voilà l’enjeu de tout diagnostic territorial, quel que soit le sujet abordé. Le but n’est plus de construire des agrégats statistiques et d’en mesurer les variations, mais de déplier une chaîne de subsistance composée de plusieurs maillons (qui peuvent être plus ou moins nombreux, et plus ou moins distants). Cette description redonne toute sa force politique au travail de diagnostic. D’une part, elle suppose d’assumer une certaine fragilité : mon territoire dépend des autres, tout comme ceux qui l’occupent. D’autre part, elle crée des obligations nouvelles : « Si vous avez enregistré avec peine ces formes de vie, c’est qu’elles mordent sur la description et qu’elles vous engagent à les prendre en considération. (…) Plus votre description devient précise, plus elle vous oblige » (Où suis-je ?, p. 96).

Décrire nos territoires de subsistance. Et après ? 

Ces principes posés, trois questions demeurent comme autant de difficultés pour passer à l’action. La première porte sur les consignes proposées par Latour pour décrire le territoire de subsistance. Latour invite chacun à faire la liste de ce dont il dépend, c’est-à-dire ce qui lui permet de subsister. Ne faudrait-il pas aussi effectuer la réciproque : quels sont les vivants qui dépendent pour subsister du territoire que j’occupe au quotidien ? Cette question nous semble encore plus forte dans sa capacité d’interpellation des collectivités et de la population d’un territoire. Elle montre que ce n’est pas qu’une question de vulnérabilités (« je dépends des autres ») mais aussi de responsabilités (« d’autres dépendent de mon territoire, et de ma capacité à en prendre soin »). Elle invite à élargir les acteurs en présence aux autres vivants avec qui nous devons (ré)apprendre à cohabiter sur la zone critique. Cela renvoie à la notion d’inter-dépendances mise en avant par Baptiste Morizot, pour souligner l’importance d’inventer de nouvelles pratiques diplomatiques inter-espèces… et inter-territoires !

La deuxième question est d’ordre pratique, et nous accompagne dans nombre de nos missions auprès des collectivités. Supposons qu’on arrive à cartographier nos territoires de subsistance : que faire de cette cartographie ? Comment la gouverner collectivement ? Et là les écrits de Latour apportent peu de réponses (les chercheurs sont surtout là pour nous poser des questions, nous direz-vous). Ca donne pourtant envie de savoir comment cette notion de subsistance apporte un cap à la gouvernance inter-territoriale défendue par Martin Vanier depuis une décennie (reprise par les collectivités avec les contrats de réciprocité et le mot d’ordre « alliance des territires »). Peut-on reprendre prise sur nos relations de subsistance pour en faire « des liens qui libèrent » ? L’exemple des Associations pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne apporte une piste intéressante pour le passage à l’action. L’objectif des AMAP consiste en effet à assumer l’interdépendance entre un paysan et des consommateurs dans leur subsistance réciproque, et à la contractualiser en s’engageant sur l’année pour partager les risques de récoltes aléatoires. Les AMAP ne cherchent pas à revenir à une agriculture vivrière, elles assument le partage des rôles entre des « mangeurs » et des paysans. Elles ne visent pas non plus l’autonomie territoriale : de nombreuses AMAP ont des partenariats avec des paysans situés à plusieurs centaines de kilomètres. L’intérêt des circuits courts repose moins sur la proximité géographique, que sur la suppression des intermédiaires pour rendre (à nouveau) tangible ces situations d’interdépendances. Une AMAP contribue à relier deux lieux distincts pour montrer qu’ils forment un même territoire de subsistance. Et voilà que des citadins parisiens deviennent préoccupés par les conditions météo du sud de la Seine-et-Marne et de ses conditions d’habitabilité pour la faune et la flore. Crue de la Seine, gel tardif, invasion des altises du fait de la sécheresse…

La troisième question est plus problématique, dans le passage de l’individuel au collectif. Car à la question posée par Latour (« de quels acteurs / quels territoires dépendez-vous pour subsister ? »), chaque habitant risque d’apporter une réponse différente. On peut être voisins tout en ayant des modes de consommation opposées : entre le retraité qui cultive son potager, le cadre d’industrie qui fait ses courses sur Amazon et le jeune couple qui fréquente le drive fermier tout en renouvelant son smartphone chaque année, ces trois géographies se recoupent peu. Que reste-t-il de commun dans la cohabitation de « terrains de vie » aussi différenciés ? Quelle est la capacité du (pouvoir) local à organiser l’alignement de ces géographies de subsistance ? La question explique peut-être la préoccupation croissante à créer du commun à l’échelle locale. Elle apporte en tout cas un nouveau regard sur le « projet de territoire », en montrant que « faire territoire » est une quête sans cesse recommencée. Là aussi, les AMAP constituent un exemple éclairant. Au-delà du lien avec les paysans, ces associations contribue aussi à structurer une « communauté de subsistance » entre une diversité d’habitants d’un quartier qui partagent la même (inter)dépendance auprès d’une ferme et de son maraîcher. Cet exemple pourrait être transposé à d’autres sujets : on voit des initiatives similaires émerger sur la question de l’eau, de l’énergie ou des forêts. De la même façon, les fermetures de commerces, restaurants et équipements durant le confinement ont révélé l’existence de ces communautés de subsistance qui existent à l’état latent autour de chaque point d’approvisionnement. Ces exemples rappellent que le sentiment d’appartenance à un territoire commun n’est pas une affaire de marketing territorial ou de communication institutionnelle (comme le pratiquent nombre de collectivité), mais un enjeu beaucoup plus prosaïque qui passe par la capacité à mutualiser nos interdépendances.

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Collectivités territoriales Portraits Transformation publique

La Ministre, l’écologie et l’administration. Entretien avec Cécile Duflot.

Temps de lecture : 15 minutes

Après la publication du texte collectif “Mutation écologique, métamorphoses de l’action publique« , qui mettait l’accent sur quelques transformations nécessaires de l’administration pour faire face aux défis écologiques, nous avons voulu chercher à éclairer un autre aspect : la relation entre le politique et l’administration dans l’État (et au-delà). 

Nous avons le plaisir de publier aujourd’hui un long entretien avec l’ancienne Ministre de l’égalité du territoire et du logement, Cécile Duflot, réalisé en novembre 2020.

Une femme politique, écologiste, ayant dirigé un Ministère sans être issue de la fonction publique, et qui a porté une loi importante du quinquennat de François Hollande (la loi ALUR) : de quoi, espérions-nous, avancer dans notre réflexion sur les liens entre transformation publique et mutations écologiques. Nous n’avons pas été déçus…

Mai 2012 : suite à l’élection de François Hollande, vous devenez Ministre de l’égalité du territoire et du logement. Qu’est-ce qui surprend quand on arrive avec des convictions écologistes à la tête d’un Ministère ? 

Un des éléments que j’ai le plus aimé, dans mon activité de Ministre, a été le travail avec l’administration, avec cette puissance de feu qu’elle représente. 

Je n’avais jamais été membre de cabinet ministériel et j’ai plutôt une culture du privé. Mes expériences professionnelles, c’était dans le privé. La plus longue a duré dix ans en tout, c’était dans un groupe immobilier à vocation sociale mais avec les règles de travail du privé, les contrats de travail du privé, les primes, etc. J’y avais un peu côtoyé l’administration déconcentrée de l’Etat, mais c’était ma seule expérience de l’administration.

En arrivant, tous les spécialistes du logement me disent que la première chose à faire est de virer le directeur de l’urbanisme (le DHUP), qu’il est sarkozyste, etc. Ca va très vite, du coup je réfléchis toute seule, sans en parler avec mon cabinetet je me dis que virer un mec qui va avoir trois mois de préavis et avec qui je vais donc devoir travailler trois mois, parce qu’un cadre, c’est trois mois de préavis, ça ne va pas être pratique ! Je me dis que je vais tenter la franchise. Et sans le vouloir je fais à peu près le contraire de ce que l’on recommande dans les manuels du bon ministre : un ministre ça dit au type qu’il est formidable, et dès qu’il a passé la porte du bureau, on signe le papier et il est viré (avec les nominations il n’y a pas de préavis). A ce moment-là, je ne savais même pas que c’était possible. Donc ce directeur est venu, s’est assis en face de moi, dans ce fameux canapé bleu, on parle un peu je lui dis très directement :  “je suis ravie de faire votre connaissance, pour vous dire la vérité, on m’a dit que la première chose que je devais faire c’était de vous faire partir, car vous portez le projet précédent, mais moi je ne vous connais pas donc je n’ai pas d’avis négatif sur vous a priori, aussi, ce que je vous propose, c’est qu’on essaie de travailler ensemble et on voit comment ça se passe. Je ne vous demande pas d’être convaincu par ce que je fais, je vous demande d’être loyal.” Il est devenu blême ! Il est sorti de mon bureau, et de fait, il est resté, et ça a été un des artisans du succès de la loi ALUR. Même s’il n’était pas convaincu au début, il l’a été ensuite. C’est lui qui a eu cette très belle formule au sujet de l’encadrement des loyers et de la garantie universelle : “on passe d’une logique actionnariale à une logique obligataire de la question du logement”, un investissement moins rentable mais beaucoup moins risqué. C’est surtout lui qui, au bout de deux semaines, m’a dit “écoutez, si vous voulez faire l’encadrement des loyers dès cet été, il y a une disposition de la loi de 1989 qu’on peut mettre en œuvre”. C’est lui qui me l’a dit, c’était d’ailleurs un des meilleurs connaisseurs de la loi de 1989. On l’a fait et cette disposition a été très efficace. 

La deuxième chose que j’ai faite est d’aller à l’Arche de la Défense, où se trouve l’administration centrale du ministère. J’ai bien senti que tout le monde était curieux de voir à quoi ça pouvait ressembler, une ministre écolo, et ça m’a permis de poser les bases d’une relation différente avec les directeurs, les sous-directeurs – en tous cas pas la relation qu’on conseille habituellement aux ministres. Est-ce qu’on leur conseille d’être plus distants de l’administration par habitude ou par intérêt ? L’administration, en limitant au maximum les liens directs, se protège et s’auto-gère. Et c’est aussi qu’on a peur que les ministres disent des conneries à l’administration. 

Vous dites que vous avez particulièrement aimé diriger cette “puissance de feu” de l’administration. C’est quelque chose dont vous aviez conscience en acceptant de devenir Ministre ? 

J’avais conscience d’une chose : 15 000 agents. Dans ma vie, j’ai travaillé avec 10 personnes, 100 personnes, 150 personnes. Mais plus de 15 000 … quand même ! Si ça tire dans le même sens, ça pulse !

Dans quel état trouvez-vous l’administration en arrivant ?

Je trouve une administration qui a été extrêmement malmenée. En particulier l’administration déconcentrée, qui n’avait pas vraiment de pilote et à qui on demandait de faire des choses sans lui en donner les moyens. Ça, je crois que c’est la pire chose. Je pense qu’il y a une maltraitance de l’administration d’État et des agents publics qui, à certains égards, ne serait pas tolérée dans le privé. Ça n’existerait pas de faire ça à ce point-là, de filer des objectifs sans les moyens.

Un exemple : les missions ADS[1] et ATESAT[2], des missions d’ingénierie publique de l’Etat à destination des collectivités, dont l’extinction avait été décidée. C’est pareil, on m’a dit en gros : expliquez leur que leur travail est super mais  on va diminuer le nombre de postes. Moi, ça, je ne le fais pas. Soit, on dit aux gens “vous faites un métier important et on va vous donner les moyens, on va chercher de l’argent et des postes”. Soit on leur dit, “en fait, 30 ans après la loi de décentralisation, ce n’est plus possible que vous assumiez ces missions pour les collectivités qui doivent se doter d’expertise technique, donc vous allez arrêter et on va vous accompagner vers d’autres missions.

Vous décrivez une relation “habituelle” entre le politique et l’administration qui n’est pas très reluisante… C’est inéluctable ?

Il y a une question de sincérité et de capacité à porter des rôles distincts. J’étais ministre et femme politique. C’est moi qui devais rendre des comptes et c’est moi qui devais donner le cap. Je n’avais pas à micro-manager, à appeler les agents du ministère directement. Il y a un mode d’organisation de l’administration qui doit aussi être respecté. En revanche, il faut donner des indications claires et une des manières d’éviter que ces indications soient déformées, diluées, transformées, c’est de les donner à tout le monde. Il y a un équilibre à trouver entre respect de l’organisation et choix de moments lors desquels il faut parler à d’autres, au-delà du cercle du cabinet et des directeurs généraux, pour que tout le monde soit au courant de la direction à prendre. Je ne l’ai pas fait souvent, mais quelques fois. Je suis allée moi-même au comité technique paritaire.

Quand on est sûr de ses positions politiques, on peut les expliquer. C’est un mantra donné par un ami au tout début de ma carrière politique : “il faut toujours savoir justifier son vote”. Là c’est la même chose : dans la relation à l’administration, il faut savoir justifier ses décisions. Et même quelqu’un qui est fondamentalement en désaccord avec vous, il peut comprendre pourquoi vous prenez ce genre de décision. Et c’est ça qu’il faut faire. Et assumer. Pour moi, le pire pire exemple, ou le meilleur contre-exemple, c’est Ségolène Royal qui se défausse sur son administration en disant que l’interdiction des feux de cheminées, ce n’est pas de sa faute. C’est vraiment… ça, ce n’est pas possible. On ne peut pas faire une chose pareille. Il faut dire : j’assume. Et dire à l’administration que si elle fait des conneries, c’est la ministre qui va devoir assumer. Donc vous ne faites pas de conneries. Mais si vous faites des conneries, c’est moi qui devrai assumer. 

Si vous essayez de préciser, vous diriez que ça a permis quoi cette relation que vous avez cherché à construire entre le politique et l’administration ?

Ma découverte, c’est la grande qualité de l’administration. Mais aussi parfois, comment dire… C’est comme le ski de fond. L’administration, elle skie dans les rails, et ça fait vingt ans qu’on fait la piste bleue. Si tu leur dis “allez, venez, on fait un peu de hors piste dans les épiceas, vous allez voir, c’est sympa !”, au début, ils répondent, “bof, non, on a toujours fait la piste bleue”, et puis, “allez, chiche on essaie”. Après, plus personne n’a envie de retourner sur la piste bleue d’ailleurs.

Sans cette administration, il n’y aurait pas de loi ALUR. Il faut dire les choses telles qu’elles sont. Non seulement ils ont travaillé pour la fabriquer, mais en plus, quand ils ont vu qu’il y avait une écoute politique de ma part, ils ont sorti des tiroirs des dossiers dont personne n’avait rien à faire. 

Je vais donner un exemple : les règles de vote en copropriété. Le principal facteur de  blocage des travaux de rénovation dans les immeubles n’était pas forcément l’argent, mais par exemple les servitudes de cours communes : quand deux immeubles ont une cour partagée,  pour pouvoir faire des travaux de rénovation énergétique sur le mur de l’immeuble  A, il fallait l’unanimité des copropriétaires de l’immeuble B. Même sans mauvaise volonté particulière de la part de l’immeuble B, c’était quasi-impossible d’avoir tous les copropriétaires. Ce sujet très précis, pour être traité, nécessitait une coordination entre les ministères du Logement et de la Justice puisqu’on touche au code de la copropriété. Or, jusque-là, les ministres de la Justice étaient plus occupés à faire loi pénale sur loi pénale, alors la question des copro, ils n’en avaient rien à carrer. Je suis donc allée voir Christiane (Taubira, ndlr) et je lui ai dit : “Écoute, j’ai un sujet.Ton administration s’en fout, c’est vraiment pas un sujet crucial pour toi mais c’est important . Donc est-ce que tu peux juste leur dire que là-dessus c’est Duflot qui pilote  et qu’il faut qu’ils travaillent avec le ministère du logement ?” Elle m’a dit d’accord,  et ensuite, une fois que cette discussion politique est passée, ça a déroulé. C’est une des choses les plus utiles quand on est ministre : dépasser par le politique des antagonismes ou des ronronnements institutionnalisés. Mais sur un coup comme ça, personne n’a rien vu, personne n’en a rien eu à faire. 

Les écologistes sont souvent perçus comme penchant traditionnellement davantage du côté des “territoires”, des collectivités locales, que de l’État central. Cela ne vous a pas mise en porte-à-faux, une fois à la tête d’un Ministère ?

En matière de relation entre l’Etat et les collectivités, il y a des choses absurdes. Le truc le plus dingue que j’ai vu en tant que ministre, c’est une réunion en préfecture, à laquelle les élus régionaux n’étaient pas conviés, de présentation d’un plan stratégique régional élaboré par l’administration déconcentrée de l’Etat au niveau régional, sur lequel les élus locaux n’avaient pas été consultés. Faire mouliner des gens pour travailler sur un plan régional sans les élus locaux, ça ne va pas. J’ai donc informé que je ne viendrais pas à cette réunion, et puis finalement on a réussi à débloquer les choses. 

Cette anecdote est édifiante : on a laissé tremper une partie de l’administration de l’Etat dans l’illusion de ses anciennes prérogatives, qu’elle n’a plus. Il faut l’aider à se détacher et à sortir de la “culture du tampon”, celle où l’administration d’Etat ordonne et valide. Je pense que, notamment sur les sujets d’urbanisme, d’aménagement, l’administration de l’Etat a une vocation de conseil. Par exemple, ce n’est pas une petite commune de 1600 habitants en bord de mer qui peut avoir l’expertise nécessaire pour gérer les risques de submersion marine. Il y a besoin de compétences techniques mutualisées et financées, dont les petites communes n’auront jamais les moyens de se doter. C’est à la solidarité nationale et à l’Etat d’assurer la gestion de ces risques. 

Il y a donc matière à redéfinir le rôle technique et de conseil des administrations d’Etat au sein d’une culture de la solidarité, sur des enjeux importants, et il me semble que pour des agents publics, c’est intéressant professionnellement. C’est aussi de cela dont j’ai essayé de les convaincre.

Est-ce qu’il n’est pas trop tard ? Après la RGPP, après la MAP, est-ce qu’il reste une expertise technique de qualité au sein de l’Etat ?

L’expertise au sein de l’Etat est encore de haut niveau, et d’un niveau qui reste bien supérieur à celle de beaucoup de collectivités locales sur des sujets comme l’énergie, la biodiversité, les risques majeurs. Sur les questions d’aménagement, c’est différent, il y a des agences d’urbanisme aux niveaux local et régional qui travaillent très bien. 

J’ai l’impression qu’au sein de l’Etat, les gens ont baissé les bras. On a moins de monde, on a moins de budget, on n’a pas donné de cap, et les gens ont baissé les bras. Quand je suis arrivée au Ministère, il y avait encore la DATAR. Il était question d’organiser son anniversaire, de célébrer sa glorieuse époque, et de l’éteindre petit-à-petit. Ils considéraient que j’étais là pour les achever. Mais je voulais les sauver ! Et pour les sauver, il fallait qu’ils se transforment, d’où la question de l’égalité des territoires, remise au cœur de la nouvelle structure (le CGET, ndlr). Je reste convaincue qu’il y a un enjeu à éviter que la France ne devienne un territoire où co-existent des petites principautés, la grande taille des nouvelles régions accentuant d’ailleurs le phénomène. En matière de transport, chaque région fait des super tarifs pour les jeunes mais si tu veux aller de Limoges à Roanne, qui sont dans deux régions différentes, tu es foutu, ça n’existe pas. Ce parcours n’existe pas. Il faut que l’Etat garde un œil sur ces enjeux. De même, moi qui ai été élue régionale de l’Ile-de-France, ça ne me va pas que l’Ile-de-France utilise ses milliards d’euros pour aller piquer les entreprises installées en Normandie. Ça, c’est pas permis non plus. 

Après la 2ème guerre mondiale, l’Etat a porté et accompagné la reconstruction et la “grande accélération”, en bâtissant des infrastructures, en extrayant pétrole et charbon, en intensifiant et en artificialisant l’agriculture. Est-ce qu’il n’est pas illusoire de vouloir lui faire faire une mue écologique, à grande vitesse ? 

C’est pour ça que les écolos n’aiment pas le pouvoir. La pensée écologiste des années 70 s’est constituée contre la logique d’intérêt général telle qu’elle était défendue par l’Etat, une logique qui conduisait à faire passer une ligne TGV tout droit pour qu’elle soit la plus rapide possible, quelles que soient la fragilité ou la valeur des territoires traversés. Les écologistes se sont construits contre la notion de progrès telle qu’envisagée au XXe siècle, soit un absolu technique et l’écrasement de tout ce qui faisait obstacle à l’intérêt général tel que défini par l’Etat. Donc ils se sont construits contre le pouvoir et contre l’administration de l’Etat. Un des traumatismes les plus profonds pour le mouvement écologiste vient de la mort en 1977 de Vital Michalon, lors de la mobilisation contre le réacteur nucléaire Superphénix, alors qu’il y avait eu de toute évidence des instructions d’extrême fermeté pour les forces de l’ordre. Le même genre d’instructions que celles qui ont causées la mort de Rémi Fraisse en octobre 2014, militant contre le barrage de Sivens. On retrouve la même logique de “progrès” avec ce barrage. Est-ce qu’il a un sens écologique ? C’est sans doute un des pires projets que j’ai vu. Absurde. Absurde à tous niveaux. Mais on ne sait pas faire autrement.

Donc effectivement, il y a une extrême prudence des écologistes vis-à-vis du pouvoir en général, et vis-à-vis de l’Etat et donc du niveau national en particulier, à cause de cette vision du progrès et de cette vision techniciste portées par les grands corps. D’ailleurs, je me souviens de quelque chose que Dominique Voynet m’a dit dans les années 2000  “les pires, ce sont les (membres des corps des, ndlr) Mines et les Ponts. Eux, il ne faut jamais leur parler. Ils sont contre nous.” Ce qui était peut-être vrai mais devient faux. Aujourd’hui, on trouve parmi les Polytechniciens, parmi les Ingénieurs des ponts, des gens très écolos. Fin 2019, les étudiants de Polytechnique ont voté à 61% contre l’installation au sein de leur école d’un centre de recherche Total. Il y a une nouvelle génération. Ils sont intelligents, ils lisent. Et quand on lit et qu’on est intelligent, aujourd’hui, on devient écolo. Je ne sais pas comment on fait autrement. C’est pour ça je suis toujours étonnée de la grande intelligence que l’on prête au président de la République, qui est plus jeune que moi. Son insensibilité aux questions écologiques, je ne comprends pas. 

Vous comptez sur un mouvement mécanique, quasi-automatique, de renouvellement générationnel du personnel de l’Etat, qui conduit à sa transformation ?

Oui. Sauf à un endroit, et pour moi c’est le nœud que je n’ai pas encore résolu : Bercy. Pour moi, le nœud gordien d’une transformation radicale de l’action publique, capable de préparer un futur conforme à l’Accord de Paris, c’est Bercy. Le Trésor, notamment. Là, entre les modèles utilisés et les règles de promotion qui évacuent les éléments qui ne sont pas dans la norme, favorisant la reproduction jusqu’à l’absurde, c’est un vrai verrou, puissant. 

La direction du Budget, c’est quelque chose, aussi, mais ils sont, comment dire, moins fins, donc moins nocifs. Je me souviens d’une discussion avec Jérôme Cahuzac (alors ministre du Budget, ndlr) sur les aides à la pierre. Jean-Marc Ayrault (alors Premier ministre, ndlr) s’était engagé à les doubler. Cahuzac me dit “Oui oui, bien sûr. Moi je vois des gens qui me disent, “le Premier ministre a dit”, le “Président a dit”… Mais moi qu’est-ce que j’en ai à foutre ? Rien. Voilà.” Il m’a dit ça, texto. Je lui ai demandé si l’efficacité des aides à la pierre était évaluée. Elle l’était, par ses services : de mémoire 1€ investi, 1,58€ de retour sur investissement sur 3 ans. Est-ce que tu connais une entreprise qui refuserait un investissement de 58% sur trois ans ? Et bien eux, au nom de la norme de dépense, ils refusent. Les réactions de cette administration sont idiotes. Son seul objectif, c’est de faire passer ses marottes, souvent idiotes. Tiens, la baisse au rabot des APL, moi aussi, on me l’a vendue. C’est toujours les mêmes trucs. C’est court-termiste et pas malin.

Bref, au Trésor, il y a l’idéologie des anciens modèles, et des liens de proximité et d’intérêts très forts avec un certain monde économique. A la Direction du Budget, ça vole moins haut. Résultat, à part dans les rendez-vous avec Cazeneuve qui était plus politiques je ne les ai jamais calculés, en fait. Je faisais les rendez-vous avec eux parce qu’il fallait les faire, puis j’allais gagner les arbitrages en faisant autrement. Et oui, c’est vrai, avec les APL par exemple, j’ai utilisé la technique des fuites dans la presse, du rapport de force politique…

Comment faire sauter ces verrous de Bercy ?

Avec un premier ministre ou une présidente de la République qui décide que ça suffit. C’est une administration donc si tu arrives à lui tordre le bras au début, hop, ça change de direction et pompompompom ça roule. Mais il faut qu’il y ait quelqu’un prêt à se prendre des paquets de merde pendant un moment. Faut juste pas avoir peur, et tenir. 

Bruno Latour, dans un article intéressant paru dans Esprit, invite à s’intéresser aux pratiques, outils, équipements, dimensionnement concret de l’Etat. Cela va bien au-delà d’une phraséologie de tracts qu’on trouve habituellement à gauche, où on se contente d’un « plan de réinvestissement massif » (dans l’hôpital, dans l’école…). A quoi ressemble l’agent public de demain ? Quels sont ses outils, ses pratiques, son quotidien ?

Nous devons résoudre des problèmes qui ne se sont jamais posés. Utiliser les méthodes anciennes et les cadres de pensée anciens, ça ne marchera pas. Ma conviction, c’est qu’il faut être clair sur l’orientation puis laisser faire les agents sur le terrain. Un exemple : une fois qu’on a dit qu’on arrêtait de désherber chimiquement, on laisse le mec dont c’est le boulot essayer et décider si c’est mieux d’utiliser des machine à vapeur ou, par exemple, de passer la balayette qui sert normalement à ramasser les feuilles dans les caniveaux. Ils la relèvent et la passent sur le rebord du trottoir où il y a des petites herbes qui poussent. Et la balayette, réglée à une certaine vitesse, enlève les plantes ! Ça, c’est le gars de la balayette qui LE sait, parce qu’il l’a déjà fait. Ça ne sert à rien que des A+ (cadres de la fonction publique, ndlr) s’en mêlent. Leur travail, c’est de dire qu’il faut que ce soit à peu près clean, que les herbes doivent être en deçà de telle hauteur, sinon les gens râlent, et voilà. 

Sur la loi ALUR, j’ai dit que je voulais plus de régulation sur les questions immobilières, que je voulais qu’on engage la transition écologique sur les territoires grâce aux règles d’urbanisme, et qu’on essaie de simplifier les endroits où ça bloquait. Et j’ai laissé l’administration faire la loi avec ces orientations.

Je pense que ce qu’il manque aujourd’hui, c’est des politiques. On critique souvent les politiques publiques en disant que ce n’est géré que par des énarques. Pourquoi pas, à la limite, moi je m’en fous qu’ils soient énarques. Mais le problème, c’est qu’ils n’ont pas de vision politique. Ils ont une vision technique, et parfois un peu de mépris pour l’administration et pour leurs concitoyens. 

Dans le même article, Bruno Latour dit que l’action de l’administration se nourrit de ce que la société civile fixe comme cap, et qu’aujourd’hui la société civile ne sait pas quelle “feuille de route” donner à l’administration, d’où le marasme actuel. 

C’est assez vrai cette question du cap parce que l’urgence peut inhiber aussi. Il y a une étude que j’aime beaucoup qui s’appelle Destin Commun. Selon cette étude, les gens sont d’accord pour devenir écolos mais ils pensent que ce n’est pas possible. Et bien, c’est ça le rôle du politique puis de l’administration : passer de l’horizon à l’action. J’interprète cette étude comme une demande d’administration. 

Sur les questions environnementales, il y a aussi un lien très fort entre la société civile constituée – les ONG – et l’administration. Avec Oxfam, on est en fight avec Bercy, mais un fight constructif, on peut les convaincre aussi. Je crois que j’ai essayé d’apporter à Oxfam la culture du rapport de force en connaissant l’autre rive, celle des politiques. On a par exemple boycotté le déjeuner avec Macron la veille du G7, car il avait posé des lapins plusieurs fois à toutes les rencontres de discussions qu’il avait lui-même initiées avec les ONG, et ce n’était pas correct. L’Elysée n’était pas du tout content. Pas du tout mais ce qu’on a fait était justifié. Au départ les ONG n’osaient pas car en fait la société civile a plutôt l’habitude d’être respectée, et du coup, elle ne sait pas faire quand on la maltraite. Moi, je n’ai pas eu l’habitude d’être respectée, donc je sais faire. En ce moment, le Réseau Action Climat a décidé de ne plus participer aux ateliers de préparation de la loi “post convention citoyenne”, par exemple. C’est regrettable mais c’est ce qu’il fallait faire. SI les discussions sont de pure forme mais ne permettent pas de bouger quoi que ce soit et si les engagements ne sont pas tenus il ne faut pas jouer un rôle de potiche. 

Qu’est-ce que vous aimeriez dire à toutes celles et tous ceux qui veulent être président-e de la République mais ne semblent pas vraiment se préparer à être chef-fe-s de l’Etat ?

Les gens pensent que le seul sujet c’est l’incarnation, et leur capacité à être président de la République. Ça a donné François Hollande, ce genre de pensée. Je lui ai dit, un jour : “en fait, tu voulais être élu président de la République, mais pas présider.” Macron, c’est différent, il aime bien faire le chef, avec une logique de banquier d’affaires. Il fait des deals. Il a fait des deals pour être élu, et maintenant il rembourse ses deals. Il n’y a rien d’étonnant là-dedans, mais je trouve que c’est catastrophique pour le pays. 

Donc, qu’est-ce que je leur dirais ? Je ne sais pas, je leur dirais peut-être que c’est bien d’avoir un poil de modestie. Surtout après Macron. Après Sarkozy, les gens avaient envie de calme, d’arrêter le truc du mec qui s’agite dans tous les sens. Après Macron, qui décide en personne si on a le droit de s’acheter des tampons hygiéniques et à quelle heure, les gens vont peut-être avoir envie de quelqu’un qui est capable d’avoir une approche plus collective. Et en plus, je pense que tu prends des décisions plus robustes quand elles sont partagées. J’en suis convaincue. Et, par ailleurs, je pense qu’il faut changer nos institutions. Peut-être pas par une sixième République, là-dessus c’est un grand historien qui m’a convaincue : les changements de République ne se font que dans des périodes de guerres civiles ou de grande crise. Et je n’ai pas envie de ça pour la France. Donc il faut de nouveau « patcher » la 5ème, comme les logiciels qui ont des défauts, notamment en enlevant  des pouvoirs au président.

Ce que je garde de cette expérience, et pour répondre à votre questionnement plus général sur le rôle de l’administration, c’est qu’il y a des règles de « bon gouvernement » comme dirait Montaigne où chacun doit bien jouer son rôle, sans empiéter sur les autres mais en assumant bien ses fonctions.

Mais je voudrais ajouter, même si l’on n’y pense pas spontanément, que c’est aussi très important, c’est même essentiel de ne pas se prendre trop au sérieux, et ça l’était à l’époque où j’étais ministre. On meurt aussi de donneurs de leçons sans humour, sûrs de leur bon droit parce qu’ils ont un titre. On peut faire les choses sérieusement sans se prendre au sérieux. Montaigne l’a parfaitement écrit : « la plupart de nos occupations sont farcesques. Il faut jouer notre rôle comme il faut, mais comme le rôle d’un personnage emprunté. Du masque et de l’apparence, il ne faut pas faire une essence réelle. »

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[1] Application du droit des sols

[2] Assistance technique fournie par l’État pour des raisons de solidarité et d’aménagement du territoire

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Du droit aux portes qui claquent dans les EHPAD

Temps de lecture : 4 minutes

Dans le cadre d’un projet Vraiment Vraiment / Conseil départemental de la Nièvre / CNSA, Camille Billon-Pierron a exploré un monde jusque-là inconnu pour elle : l’EHPAD de Lormes, dans le Morvan. L’Atelier Java lui a demandé de raconter dans le tout premier numéro de la très belle revue L’épopée. Nous publions ici son texte, écrit en mai 2020 et qui résonne particulièrement en cette période de re-confinement des personnes en EHPAD.

A priori, à 25 ans, aucune autre raison que la visite d’un proche, ou le travail, ne m’aurait amené à pousser les portes d’une maison de retraite. Et c’est bien là le coeur du problème. Aujourd’hui, les maisons de retraite ne sont plus, dans notre imaginaire bien plus que dans la réalité des choses, des lieux de vie. Elles sont pour nous tous synonymes de “dernière étape”,  “d’hôpital pour vieux”, “de mouroir”. On en parle comme de la dernière option, du choix par défaut. Ne surtout pas sous-estimer la puissance des imaginaires sur les représentations que nous avons des choses. Dans notre entourage et dans les médias, les raisons d’entrer en ehpad communément citées ne sont souvent pas les plus positives : parce que nos enfants et petits-enfants sont loins et inquiets, parce que l’on a perdu son compagnon de vie et que l’on a peur de ne pas s’en sortir tout seul. Il serait faux de dire que ce n’est pas le cas pour beaucoup de personnes âgées qui sont résident.e.s de maison de retraites françaises aujourd’hui. Mais il serait faux d’oublier “les bienheureux”, ceux qui sont venus par choix, pour la tranquillité d’esprit (parce qu’à un âge avancé il est parfois très agréable d’être assisté) ou tout simplement parce que le temps était devenu long tout seul. C’est vrai que si l’on dédramatise un peu la chose et qu’on force l’analogie avec nos habitats de jeunes  : qu’est-ce qu’une maison de retraite si ce n’est une colocation géante de 90 personnes ? 

Lorsque j’ai rejoint Vraiment Vraiment l’année dernière, l’objet de mon premier projet était celui-ci : améliorer la qualité de vie sociale des résidents d’une maison de retraite en reconnectant leur quotidien à celui de la vie locale, “en ouvrant les portes sur l’extérieur”. Ca restera probablement le projet qui, humainement, m’a le plus marqué. Pour m’imprégner du sujet, et essayer de comprendre ce que c’est que d’être une personne âgée dépendante en France en 2020 : j’ai lu, écouté, regardé, débattu, épluché des témoignages venus de toute part. J’ai pris conscience de l’importance du sujet et de son universalité. C’est certain : nous vivrons de plus en plus vieux et la question du logement se posera un jour ou l’autre à chacun d’entre nous, que nous soyons riche, pauvre, petit, grand, rural, urbain. En mars 2019, nous sommes partis pour la première fois “sur le terrain” pour capter les ambiances, écouter les récits, questionner les vécus de ceux qui vivent la maison de retraite : les résidents, le personnel, les visiteurs (proches et moins proches).

Ce que j’ai découvert en passant les portes de cette maison de retraite, c’est un monde que je ne connaissais pas, une vieillesse que je n’avais jamais vu ni côtoyé. Une vieillesse diverse, dont la dépendance était singulière, propre à chacun. Au fil de nos visites dans cette maison de retraite du Morvan, j’ai fait des rencontres marquantes : celle de Mme Lafont, entre autres, centenaire et doyenne de l’ehpad, qui nous a raconté le Paris des années 50, le marché de Saint-Quentin et la place du tertre avant le tourisme de masse. Petit à petit, anxiété et tristesse qui m’habitaient les première fois se sont transformées en chaleur et profonde tendresse. Je me suis rendue compte que l’anxiété que j’avais pu ressentir trouvait sa source dans l’appréhension que l’on peut parfois avoir à l’égard de l’inconnu, inconnu qui était en l’occurrence nos aînés. Elle était aussi intimement liée à ma culture occidentale et à ce qu’elle me renvoie de la vieillesse, à mon éducation dans une société qui n’a plus le temps pour ceux qui en ont à revendre. Plus j’en passais les portes, plus c’était normal de les passer, plus on me reconnaissait (bon, certes, pas à tous les coups), plus je me sentais là-bas comme ailleurs. Je sentais que notre jeunesse apportait avec elle son lot d’envie, de motivation, de nouveauté chez les résidents. On était accueillies comme des reines.

Il s’en est passé des choses depuis : on a tagué les abords de la maison, avec Patricia qui nous regardait en fumant sa cigarette et ne nous a pas épargné de ses commentaires d’une franchise détonante. On a partagé des repas d’anniversaire, on a aidé à l’animation d’un loto qui a tourné au pugilat parce que Mme X qui n’entendait rien criait à voix haute des numéros qui n’étaient absolument pas sortis. On a chanté aussi. On a assisté à des engueulades, à des fou-rires, à des moments de complicité entre équipes et résidents. On a réfléchi, beaucoup, avec les acteurs de la culture locale, les associations, les acteurs institutionnels et les citoyens pour imaginer et concrétiser cette nouvelle programmation de la vie locale au sein de la maison de retraite : est-ce qu’on relocaliserait pas les répétitions de la troupe de théâtre ? pourquoi pas en faire le point relai de paniers paysans ? et si le cinéma itinérant posait ses valises dans la salle d’animation ?

Tout cela a permis de rendre à nouveau visible un lieu et des habitants, en les percevant sous un nouveau jour. Tout cela a permis de s’autoriser à prendre part au quotidien de nos aînés, avec toutes les joies et tous les problèmes que cela implique. Tout cela a permis de se rappeler qu’un ehpad, avant d’être un acronyme et une ligne de dépense publique, c’est une maison commune qui a le droit de vivre comme toutes les autres maisons : de ses passages, de ses portes qui claquent, des souvenirs que l’on y crée, des moments que l’on partage, dans chaque pièce, et pas seulement dans sa chambre. C’est un lieu qui concentre une richesse inestimable d’histoire, d’humour, d’amour, de haine, de ragots, au même titre que tous les lieux qui ont vu passer des vies en communauté. C’est un lieu qui a le droit de vieillir avec son temps, de tester, de se tromper en ouvrant ses portes à la découverte, à la fête et à tous les autres plaisirs qui font que la vie est plus douce. 

Le projet a donné naissance à Open Ehpad, avec des ressources pour faire des Maisons de retraite des lieux de vie et des acteurs territoriaux à part entière.

Retrouvez le témoignage de Camille dans le n°1 de L’épopée, à commander ici.

État de la connaissance des chemins sur OpenStreetMap

Légende

Chemin probablement cyclable

Chemin sans qualification de la cyclabilité

Voie cyclable

Carte réalisée par Vraiment Vraiment avec tilemaker et mapboxgl.js, données OSM Novembre 2022

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Collectivités territoriales Design d'intérêt général Futurs Soin et attention

Précarités et confinement : « il a fallu faire vite, sans prétention d’excellence »

Temps de lecture : 6 minutes

Dans la continuité du projet Réflexes Publics initié par les agences Vraiment Vraiment et Partie prenante avec la 27ème Région, cet article revient sur l’expérience déployée pendant la crise par la Métropole d’Aix Marseille Provence. Il s’agit d’une contribution de deux agents du Lab de la Métropole, pour alimenter le débat sur les capabilités publiques créées au sein d’une jeune collectivité territoriale. Elle nous apparaît d’autant plus précieuse et utile que le second confinement et ses conséquences sociales génère des problèmes comparables à ceux abordés ici, partout.

L’initiative partie d’une petite équipe regroupant des agents de quelques directions préoccupés par l’urgence sociale dans les quartiers prioritaires de la Politique de la Ville pourrait s’apparenter à « une prise d’initiative frugale sans permission » évoquée dans un précédent article[1]. Pourtant, la démarche reposant sur des principes de renouveau de l’action publique et de résilience avait été pensée quelques mois auparavant. L’explosion des précarités à partir de mars 2020 a déclenché de façon spontanée la mise en application d’un nouveau modèle de penser et faire inclusion – la Métropole des Possibles – ainsi que la mise en mouvement de son Lab et de sa communauté.

Des réponses hors normes

Alors que le 16 Mars 2020, la France est plongée dans un confinement généralisé, la Région Sud, la Ville de Marseille et la Métropole d’Aix-Marseille Provence subissent une violente cyberattaque qui paralyse une partie des systèmes informatiques. Pourtant, des réponses rapides s’imposent face à l’urgence, notamment alimentaire, qui se manifeste dans les quartiers les plus fragilisés de la Métropole. S’appuyant sur ses compétences en matières de cohésion sociale et de Politique de la Ville, les actions qui se mettent en place sont dictées par une approche pragmatique des besoins :

  • Mise en place de mesures d’urgence et de subsistance mobilisables, dématérialisées et réactives dès le 24 mars via le Fonds d’Aide aux Jeunes pour les 18/25 ans de la Métropole (dérogation réglementaire pour les étudiants en situation de précarité, boursiers ou non),
  • Développement d’une aide exceptionnelle dans le cadre du Fonds de Solidarités Logement pour lutter contre l’endettement locatif lié au confinement pour les mois d’avril et mai (dérogation au quotient familial)
  • Déploiement d’un Plan d’urgence numérique – continuité pédagogique pour « reformer » une passerelle entre le système éducatif et les familles avec enfants scolarisés en école élémentaire (CP au CM2). Cette démarche s’est appuyée sur un appel aux dons auprès des entreprises du territoire pour du matériel informatique (ordinateurs, tablettes, imprimantes voire smartphone) déclassé mais de bonne qualité. En une semaine, cette action a permis de rassembler plus de 200 appareils à destination des familles précarisées
  • Élaboration d’une stratégie d’urgence alimentaire en direction des familles les plus précaires sur l’ensemble des QPV à l’échelle du territoire métropolitain durant les 4 semaines de la période de confinement, et croisant les problématiques des agriculteurs locaux quant à l’écoulement de leurs stocks

Cette réponse illustre toute la force de ce nouveau modèle qui suppose que l’administration et ses agents raccrochent l’ensemble des initiatives et viennent s’associer aux énergies focalisées sur un même enjeu. En quelques semaines, il a ainsi été possible de mobiliser plus de 200 acteurs associatifs et institutionnels (Centres sociaux, Banques alimentaires, URIOPS, écoles, associations de proximité, CCAS, CD13, …) pour construire un réseau de distribution sur 180 sites différents (16 villes). Au final, près de 7700 paniers de fruits et légumes ont été distribués chaque semaine durant un mois, soit 70 tonnes de denrées. Entre 21 000 et 30 000 personnes par semaine ont pu être aidées.

Un nouveau modèle d’action publique territoriale

Tout ceci n’aurait pas été possible sans l’implication sans faille des agents et de leurs partenaires qui ont bien souvent dépassé le cadre de leur fonction et de leur travail. Les réflexes de solidarité en interne et en externe ont joué à plein pour arriver à répondre de façon ciblée à la précarité alimentaire dans les quartiers de la Metropole. Ce sont près de 11 DGA (DUST, Agriculture, Eco emploi, Administrative, Juridique, DRH, Finance, Moyen généraux, Communication, INSI, Projet Métropolitain…) qui ont œuvré à la réussite de ces opérations, avec une transversalité et une agilité inhabituelles.

Localement, les premières mesures d’urgence mises en œuvre sur la question alimentaire par les services de l’Etat et les collectivités locales ont fait l’objet de ciblage moins fins, s’appuyant sur les équipements d’action sociale sans engager de démarche d’aller vers. En complémentarité à cette première offre, la Métropole d’Aix – Marseille Provence a eu un rôle moteur dans l’écosystème public et privé local par :

  • L’élaboration d’un modèle de supply chain inter-acteurs (associatif, institution, citoyen) sur laquelle se sont appuyées d’autres institutions comme la Ville de Marseille ou le Conseil départemental des Bouches du Rhône pour la distribution de couches pour enfants ou de denrées sèches,
  • L’émergence d’alliances nouvelles public – privé dans la dynamique métropolitaine comme la Fondation de France, et la Fondation de Marseille impliquées dans la logistique de distribution assurée par l’association Bou’Sol, Pain et partage.

Par certains aspects – coordination et logistique– les opérations ont pu s’apparenter à de l’action humanitaire directe prenant appui sur l’ingénierie de la Politique de la Ville. Coordonné par le service Cohésion sociale pleinement mobilisé, le maillage territorial et les partenariat tissés ont permis de toucher les territoires les plus « éloignés », impliquant une grande agilité dans les modes de penser et d’agir.

Dès le début de la crise, la MAMP s’est positionnée comme un ensemblier à l’échelle des Quartiers Politique de la Ville du territoire métropolitain, en complémentarité des actions déployées par ailleurs. Le travail inter-partenarial durant la période a été très engagé, les agents de la Métropole s’étant mis au service des objectifs à atteindre et des autres partenaires parmi lesquels des collectifs citoyens (boucle whatsapp de 67 contacts créée par Marseille Solutions, à l’intersections de plusieurs réseaux).

Une brique du Plan de relance et renouveau

Le besoin a dicté l’action et la façon de faire. Il a fallu faire vite, sans prétention d’excellence mais avec une rapidité imposée par la situation sanitaire et sociale. Alors que des critiques acerbes fustigent la réactivité des acteurs publics, quelques exemples comme celui-ci permettent d’entrevoir de nouvelles conceptions de politiques publiques. Leur caractère résilient s’est exprimé dans l’urgence du faire. Les solidarités variées et multiples qui se sont exprimées durant la crise sont autant de points d’appui pour demain. Mais le défi reste devant nous. A la crise économique va succéder une grave crise sociale dont les solutions sont à imaginer dès aujourd’hui

La Métropole des Possibles figure aujourd’hui comme l’une des briques du Plan de relance et renouveau (AMP 2R) voté en Conseil métropolitain le 31 juillet 2020. Elle porte un enjeu de « Retisser le lien social, résorber les fractures (sociales, territoriales, numériques), et agir par l’éducation et l’insertion pour donner à chacun sa chance ». La cohésion sociale devra être une préoccupation des politiques d’aménagement et d’urbanisme dans la construction même de la ville.

Cet exercice d’anticipation né quelques mois avant la crise sanitaire illustre le changement de vision que nécessite aujourd’hui l’action dans les sites de la Politique de la Ville. Son plan d’actions, évolutif et contributif, représente le catalyseur de la démarche en identifiant 7 axes de développement pour lesquels l’inclusion apparaît comme un moteur : d’emploi, d’attractivité, de sécurité, de Ville durable, de participation, de financement, et d’efficacité.

Pour chaque item, il s’agit de comprendre les raisons qui doivent nous pousser à agir (les enjeux), ce qui se fait déjà ici et ailleurs (inspirations), les projets à inventer (trous dans la raquette) et les partenariats à mettre en place pour le faire. L’ensemble des actions sont tournées vers la recherche d’impacts dans une dynamique collective et ouverte. Chacun peut s’inscrire à son échelle dans un défi où chacun dispose d’un bout de la solution. Quelques projets phares résultant des ateliers présentent un caractère rassembleur et démonstrateur autour de quelques idées fortes :

  • [L’inclusion comme moteur d’emploi] un appel à manifestations d’intérêt sur « Les chAMPions de l’inclusion », afin d’identifier un Top 20 d’associations en capacité d’apporter des réponses à l’échelle sur la question de l’emploi soutenues par le Top20 des entreprises
  • [L’inclusion moteur d’attractivité] un projet ambitieux de Street Art monumental (galerie à ciel ouvert) dans les quartiers populaires métropolitain, impliquant un large partenariat 
  • [L’inclusion moteur de sécurité] l’expérimentation d’une approche de rupture radicale sur la question des réseaux de stupéfiants, impliquant des chercheurs spécialistes du sujet, la Police nationale, les Polices municipales, la Protection judiciaire de la Jeunesse
  • [L’inclusion moteur de ville durable] les QPVerts, idée très porteuse par l’imaginaire qu’elle appelle et qui doit passer à la phase de projet-cadre mettant mettre en cohérence toutes les ressources disponibles sur une approche de transition écologique dans les QPV (recycleries, éducation à l’environnement (place de la nature), agriculture urbaine et alimentation en circuits-courts, emplois « verts » …
  • [L’inclusion moteur d’efficacité] le lancement d’un anti appel à projets destiné à accompagner des talents et des projets du territoire sur la base d’un appui sur mesure, ou encore une étude sur les coûts évités à l’image du travail fait dans le cadre de l’opération Impact Jeunes / Ansa (600 K€ économisés pour la puissance publique)
  • [L’inclusion moteur de financement] la recherche de financements spécifiques auprès de Fondations internationales à l’image de JP Morgan (30 millions de dollars pour l’inclusion sous l’angle emploi / formation)
  • [L’inclusion moteur de participation] le budget participatif de fonctionnement et les appels à solutions mettant les habitants-usagers au cœur des réponses à leurs problèmes quotidiens.

Le Lab des Possibles, s’appuyant sur une équipe pluridisciplinaire composée d’agents territoriaux (DGA DUST et DGA Projet Métropolitain) mais également de personnalités extérieures (Cité Ressources, Fabrique du Nous, Agence d’urbanisme…), représente la fabrique permanente de la Métropole des Possibles. La méthode de travail s’appuie sur des techniques de design de service et prône une posture de facilitation caractérisée par la logique des « 5 C » (créativité, culot, coopération, confiance, convivialité).

L’ensemble de ces ingrédients ont fait recette durant le confinement sur le territoire métropolitain d’Aix Marseille. Ils sont plus que jamais indispensable pour relever les défis qui nous attendent et dont on ne connait pas encore l’ampleur exacte. Les réponses seront à construire à partir de nos ressources territoriales et dans le respect de nos natures. La recherche d’impacts positifs doit guider plus que jamais l’action publique, à toutes les échelles, et en embarquant le plus grand nombre.

Un article écrit par Rehda CALIFANO, Chef de service Cohésion sociale, et José DA SILVA, animateur du Lab des Possibles, avec le soutien de Nathalie N’DOUMBE, DGA en charge Développement urbain et Stratégie Territoriale et Christine BRUN, Directrice de la Politique de la Ville du Conseil de Territoire Marseille Provence.


[1] « Six pistes prospectives pour bâtir les capacités publiques post-covid » disponible en suivant le lien : http://www.la27eregion.fr/reflexes-publics-six-pistes-prospectives-pour-batir-les-capacites-publiques-post-covid/

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