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Agir avec Bruno Latour (2) – Ré-apprendre à faire politique

Temps de lecture : 9 minutes

Pour réfléchir aux “métamorphoses de l’action publique”, un petit groupe d’agents publics, designers, chercheurs et praticiens politiques se réunit régulièrement à l’invitation de Vraiment Vraiment. Le 9 mars 2021, ce groupe a eu le plaisir d’échanger avec Bruno Latour, Maÿlis Dupont et Baptiste Perrissin-Fabert pour chercher les ponts et le commun entre la pensée et les actions de Bruno Latour et de ses complices, et celles du groupe et de ses membres. Après un premier texte publié dans la foulée avec Mathilde François, Nicolas Rio, de Partie Prenante, propose ici une deuxième volet pour « agir avec Bruno Latour ».

En mars dernier, nous avions publié un article avec Mathilde François intitulé « Agir avec Bruno Latour » dans la foulée de la rencontre organisée par Vraiment Vraiment sur les métamorphoses de l’action publique. On y partageait la conviction que la pensée de Latour peut nous aider à s’orienter et à agir dans le nouveau régime climatique.

Neuf mois plus tard, deuxième volet de la série pour passer de la théorie à la pratique, en espérant qu’il donne l’envie à d’autres de prendre la plume. Après les territoires, la démocratie. Car les écrits de Latour encouragent à dépasser les constats fatalistes sur la crise de la démocratie représentative, autant qu’ils mettent en garde sur les limites de la démocratie participative. Ce que je comprends en lisant Latour, c’est qu’il nous faut ré-apprendre à faire politique, au local comme au national, élu.e.s comme citoyen.ne.s. 

Comme le précédent, ce papier est à prendre comme une réflexion en cours et une invitation à engager la discussion. Je ne suis pas un spécialiste de Latour, mais un praticien de l’action publique qui essaie, à tâtons, de voir comment on peut transformer la théorie en pratiques. 

Trouver les maux d’une démocratie mal-entendante

Des muets parlent à des sourds : voilà comment Bruno Latour résume les dysfonctionnements de notre démocratie. Écrit pendant le Grand Débat organisé au lendemain de la crise des Gilets Jaunes, son article dans la revue Esprit explique l’impossibilité du dialogue entre élu.e.s et citoyen.ne.s, du fait de la dépolitisation du débat public.

La formule a le mérite de ne pas pointer un coupable unique, en mettant en vis-à-vis les difficultés de l’État (ou des collectivités) avec celles de la société. Nous l’avions vu avec Manon Loisel lors de notre travail sur les élu.e.s locaux.ales : lorsqu’on parle de crise démocratique, chacun.e est tenté.e de rejeter la faute sur l’autre. Les citoyen.ne.s reprochent à leurs élu.e.s de ne pas les représenter, et d’être en décalage avec leurs aspirations. Et les élu.e.s reprochent aux citoyen.ne.s leur individualisme consumériste et leur désintérêt pour la chose publique (« la preuve, ils ne viennent même plus voter ! »). Latour dépasse cette opposition en montrant que le blocage est double « à l’émission comme à la réception. (…) Ni le « peuple » ne semble capable d’articuler des positions politiques compréhensibles par le gouvernement ; ni le « gouvernement » ne semble capable de se mettre à l’écoute d’une revendication quelconque. » 

Le deuxième intérêt de cette formule consiste à souligner les limites de la démocratie participative, pour compenser les travers du modèle représentatif. Il ne suffit pas d’inverser la logique : que « des muets tentent de s’adresser à des sourds », pas sûr que la discussion en devienne plus audible ! Si le dialogue apparaît impossible, ce n’est pas (seulement) parce qu’il manque des espaces d’échange, mais parce qu’on ne parvient plus à construire une parole politique. « Qu’est-ce qu’une parole engagée ou engageante par opposition à des paroles qui ressemblent à des clics sur un réseau social ? Pourquoi le prix à payer pour les premières est-il si lourd au point qu’elles semblent s’être tout à fait raréfiées ? Mais parce qu’elles ne proviennent aucunement d’un « moi, je pense avec conviction que ». Loin de venir des profondeurs de l’individu, (une parole politique) doit continuer d’aller à la pêche de ce que les autres, plus loin dans la chaîne, en feront. » Parler politique ne peut être qu’un geste collectif : ce qui transforme une prise de parole en acte politique, c’est sa volonté de faire exister un acteur collectif capable d’en faire quelque chose. C’est sa capacité à élargir le « nous » à des personnes qui ne sont pas de la même opinion mais qui appartiennent au même tissu d’interdépendances.

Et c’est là le troisième apport de la réflexion de Latour : faire le lien entre crise de la démocratie et nouveau régime climatique. Si le dialogue entre le peuple et son gouvernement devient si peu audible, c’est que plus personne n’est en mesure de qualifier notre monde commun. Plus que la démocratie, ce qui est en crise selon Latour, c’est la notion même de « société » tant elle est associée au projet moderne : distinction nature-culture qui exclut les non-humains de la (vie en) société, frontières des États-Nations (et des collectivités) structurellement en décalage avec nos territoires de subsistance, construction d’un « appareil d’État » conçu comme un super-ingénieur en charge de la modernisation du pays… Il nous faut donc trouver d’autres moyens de définir ce qui nous unit, et ce qui justifie qu’on se dote d’une puissance publique pour veiller à l’habitabilité de nos territoires.

La formule présente un quatrième intérêt, autour de la place des non-humains dans la question démocratique. Les travaux de Latour nous encouragent à élargir notre repérage des inaudibles. Les muets désignent aussi bien les précaires et les migrant.e.s, que les arbres et les abeilles. Et la COP 2026 nous rappelle que les gouvernements sont aussi sourds pour entendre la colère sociale que les soulèvements de la terre. Inutile donc d’opposer les ami.e.s des bêtes et les défenseurs.ses des humains, car il s’agit du même problème : comment réussir à (faire) entendre toutes celles et ceux qui sont aujourd’hui réduits au silence ? 

Latour ne se contente pas de dresser le constat d’un dialogue démocratique impossible, il explore des outils (presque) opérationnels qui pourraient permettre d’en sortir. Je voudrais ici attirer l’attention sur deux d’entre eux : la cartographie des controverses et les cahiers de doléances

Les controverses pour remettre en mouvement la vie démocratique

Dans un monde de l’action publique structurée par l’injonction au consensus, l’approche par les controverses proposée par Latour apporte une bouffée d’air. Et si, au lieu de formuler des orientations générales, les projets de territoire se focalisaient sur la cartographie des controverses et leur mise en débat ? Cartographier une controverse, c’est partir de chaque point de friction de notre vie collective pour en repérer la diversité des parties prenantes, décrypter les arguments et les instruments qu’elles mobilisent, suivre les coalitions qui se forment (et se déforment) au gré des débats. C’est replacer l’incertitude au cœur de la démocratie, en sortant de la dissociation artificielle entre la science (qui serait en charge de dire le vrai) et la politique (qui serait en charge de dire le bon).

C’est surtout prendre conscience que la ligne de compromis ne cesse d’évoluer, en fonction notamment de la façon dont on formule le problème. C’est ce travail qu’on entreprend chaque printemps avec des étudiant.e.s de Sciences Po dans le séminaire « les mots d’ordre de l’action publique locale » animé avec Manon Loisel. Attractivité, lutte contre l’étalement urbain, revitalisation des villes moyennes… À chaque fois, on tente de déplier toutes les divergences qu’il y a derrière des mots d’ordre apparemment consensuels, pour tracer la transformation des politiques publiques et la recomposition des acteurs en présence. 

De la régulation des pesticides à la densification urbaine en passant par la décarbonation de l’économie ou la gestion des pénuries d’eau : l’action publique est pleine de controverses ! Mais le plus souvent, celles-ci échappent à la vie démocratique. Soit les controverses sont cantonnées à un débat d’experts dans des espaces feutrés, soit elles virent au conflit dans lequel la délibération peine à trouver sa place. Et quand les citoyen.ne.s sont saisi.e.s, ils.elles le sont sur des questions à la fois très générales et très cadrées, en faisant comme si la controverse n’existait pas. Le Grand Débat initié par Emmanuel Macron est l’archétype de cet art de l’esquive. La Convention Citoyenne sur le Climat aurait pu à l’inverse être un bon espace de mise en débat démocratique de la controverse sur la taxe carbone (reformulée en « Atteindre une baisse d’au moins 40% des émissions de carbone dans un esprit de justice sociale »). Mais les productions de la CCC ne nous disent rien (ou si peu) des désaccords qui ont agité ses membres et de la recomposition des lignes de clivage en son sein. Pourtant, comme le dit Pierre Charbonnier, l’écologie ne nous rassemble pas, elle nous divise. Ou plutôt, elle fait les deux en même temps ! Et c’est tout l’intérêt de la cartographie des controverses que de rappeler que les parties prenantes ont beau défendre des positions divergentes, elles appartiennent toutes au même problème. C’est le problème qui fait le public, ne cesse de répéter Latour en citant John Dewey.

Dans nos missions auprès des collectivités, c’est par la technique du débat mouvant qu’on parvient à réintroduire (un peu) de controverses. Le principe est simple : soumettre une proposition potentiellement clivante, en invitant les participant.e.s à prendre position physiquement (d’un côté les pour, de l’autre les contre) puis à échanger des arguments en laissant chaque personne libre de changer de position au fil du débat. Au-delà du contenu des échanges, le débat mouvant oblige les organisateurs à identifier les sujets de controverses et à en trouver la bonne formulation. On retrouve cette logique dans le format « tribunal des générations futures » initié par la revue Usbek et Rica, qui reprend les codes de la Justice pour structurer la controverse.

Des cahiers de doléances aux États Généraux

Pour repolitiser notre vie démocratique, Latour propose un second outil : l’élaboration des cahiers de doléances. Si Latour fait référence à cet exercice qui a précédé les États Généraux de 1789, c’est qu’il y voit un processus de construction de la chose publique (et donc un préalable indispensable à la République). Ce qui compte, c’est le travail d’écriture collective mené dans chaque canton pour définir des revendications communes à partir d’une description du territoire de subsistance. Au fond, on en revient au principe de l’éducation populaire (qu’elle se fasse sur les ronds-points ou au sein d’associations). En transformant des difficultés individuelles en indignations collectives, la discussion crée un lien politique entre les personnes qu’elle implique. « L’étrange propriété des énoncés politiques » nous dit Latour, « c’est qu’ils ont pour tâche –éminemment provisoire, risquée, fragile – de produire ceux qui les énoncent ! ». 

Ce lien politique ne s’arrête pas là, car tout l’enjeu de l’éducation populaire consiste à rendre possible la rencontre des personnes confrontées à un même problème avec d’autres personnes/institutions potentiellement en capacité de modifier cette situation, pour montrer qu’en dépit de leurs intérêts divergents, elles appartiennent à un même collectif. D’une certaine manière, on peut considérer que les rapports du GIEC et de l’IPBES sont l’équivalent des cahiers de doléances du nouveau régime climatique. En mobilisant les instruments scientifiques pour se mettre à l’écoute des non-humains, ils s’attachent à décrire leurs conditions d’existence et à qualifier leurs besoins d’action publique. En ce sens, ils contribuent à introduire les écosystèmes vivants à la table des négociations et à en faire des « citoyen.ne.s-capables-d’expression ».

C’est là qu’on aurait envie de pousser la proposition de Latour un cran plus loin, en essayant d’imaginer à quoi ressembleraient les États Généraux du nouveau régime climatique. Il avait bien essayé en 2015, avec la simulation de la COP21 intitulée « Make it work », où les délégations de l’Amazonie, des pôles ou des peuples aborigènes côtoyaient celles du Brésil, de la France ou des États-Unis. Mais le ton très policé de ce « théâtre des négociations » apparaissait bien pâle face à l’atmosphère des États Généraux de 1789, si bien restituée par Joël Pommerat dans sa pièce Ça ira, fin de Louis. Qui pour convoquer les États Généraux du nouveau régime climatique et qui pour y siéger ? Quel est aujourd’hui l’équivalent du Tiers États qui n’est rien mais qui aspire à devenir quelque chose ? La pièce de Pommerat rappelle que la tension des États Généraux ne fonctionne que parce qu’on ne connaît pas la fin : impossible d’écrire l’histoire si l’issue est donnée d’avance. 

Rendre la parole aux muets… et rendre l’ouïe aux sourds ?

La proposition des cahiers de doléances amène une seconde réserve. Lorsqu’on parle de crise démocratique, la plupart des propositions visent à « donner la parole aux muets » en favorisant l’expression citoyenne. Mais qu’en est-il des sourds ? Travailler la capacité d’écoute des élu.e.s et des institutions publiques apparaît pourtant comme une condition sine qua non pour rendre le dialogue possible. On peut même faire l’hypothèse que faire parler les muets sans rendre l’ouïe aux sourds ne ferait qu’accentuer la défiance dans la démocratie (hypothèse confirmée par la plupart des démarches participatives laissées sans suite).

Rendre les sourds entendant : plus facile à dire qu’à faire ! Sans avoir de solution miracle, je vois trois pistes à explorer :

  • La première porte sur l’importance des témoignages dans la vie démocratique, et la nécessité de renforcer leur place dans l’action politique. Le mouvement #metoo illustre la puissance politique du témoignage vécu, quand le récit à la première personne entre en résonance avec d’autres. La Commission Sauvé sur les violences sexuelles dans l’Église a montré que la méthode pouvait être répliquée dans un cadre plus institutionnel. C’est par sa capacité à combiner écoute des victimes et analyse quantitative que la CIASE est parvenue à rendre incontestable la dimension systémique du problème. Reprise par la Commission sur l’inceste, cette attention au témoignage des victimes permet de déplacer la responsabilité du problème. « On dit beaucoup qu’il faut parler, aller porter plainte… On le fait ! Mais le problème, c’est que personne n’écoute » relate une des personnes auditionnées. Et si on transposait cette méthode sur d’autres sujets, de l’état des services publics à la lutte contre les pesticides ? Et si on remplaçait les auditions d’expert.e.s par des témoignages d’expériences, quels en seraient les effets sur le débat politique et l’action publique ?
  • Une deuxième piste concerne le rôle des instances de médiations pour fluidifier le dialogue entre les citoyen.ne.s et la puissance publique (qu’elle soit incarnée par ses élu.e.s ou ses administrations), face à la saturation des guichets. La montée en puissance du Défenseur des Droits souligne la nécessité d’avoir des tiers pour faire entendre les protestations légitimes de citoyen.ne.s confronté.e.s à la surdité des institutions. Elle démontre aussi l’enjeu de combiner travail d’objectivation et prise en compte des ressentis subjectifs pour parvenir à créer une qualité d’écoute. C’est en tout cas l’enseignement qu’on tire du travail mené sur les sentiments d’injustice avec la Métropole de Lyon
  • La troisième piste consiste à transformer le fonctionnement des instances démocratiques. Des Conseils municipaux aux séances de l’Assemblée Nationale, les espaces délibératifs officiels sont souvent réduits à une fonction de caisse enregistreuse. Si les « représentants du peuple » continuent de s’exprimer dans ces Parlements, cela donne surtout le sentiment que nos élu.e.s sont condamné.e.s à s’écouter parler (parfois à leur corps défendant). Transformer l’expression politique en parole d’écoute, voilà sans doute le principal défi de notre démocratie. Ré-apprendre à faire politique vous disiez ?

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Futurs Transformation publique

Je suis candidates à la direction de l’Institut national du service public

Temps de lecture : 11 minutes

Autrement Autrement a eu accès à cette lettre de candidature à la direction de l’Institut national du service public (INSP), nouvel établissement de formation de la haute fonction publique qui sera créé le 1er janvier 2022. Elle nous a paru suffisamment intéressante pour être publiée. 

Paris, le 6 octobre 2021

Madame la Ministre,

Oserai-je céder à la tradition des épreuves de culture générale des écoles qui forment l’élite de notre pays et commencer par une citation ? Après tout, pourquoi pas, dans un monde où tout change un peu de permanence rassure, et ne nuit pas. Alors voici : « Le monde change, et avec lui les hommes et la France elle-même. Seul l’enseignement français n’a pas encore changé. Cela revient à dire qu’on apprend aux enfants de ce pays à vivre et à penser dans un monde déjà disparu. »

Cette citation est-elle du président de la République ou du Premier ministre, annonçant la création de l’Institut national du service public (INSP) ? Ce serait aller un peu loin, un peu tôt, dans la flagornerie. Non : elle est d’Albert Camus et date de l’immédiat après-guerre – soit il y a 75 ans, ce qui est tout de même long, et pourtant elle me semble on ne peut plus actuelle.

La création de l’ENA en 1945 a permis, avec plus ou moins de réussite, de sélectionner et former l’élite administrative de notre pays pendant plusieurs décennies. La machine est grippée, le constat est partagé – même s’il manque souvent de précision sur ce qui, précisément, dysfonctionne aujourd’hui. La création de l’INSP et la réforme des parcours de formation initiale et continue de la haute fonction publique doivent y remédier. 

De quel·le·s dirigeant·e·s public·que·s avons-nous besoin ? Comment les choisir ? Que doivent-ils apprendre ? Quelles nouvelles postures doivent-ils adopter, à l’égard de nos concitoyens, de la société civile, des acteurs économiques, des élus, du vivant ? Quels serviteurs, de quel État ? Il me semble que ce chantier doit nous permettre, collectivement, de répondre à ces questions, ou du moins de définir une méthode utile pour y chercher des réponses.

C’est d’autant plus important qu’il me semble que tout cela est empreint d’une certaine forme d’urgence : l’urgence pour l’État de trouver les moyens d’être à la hauteur des besoins et des demandes sociales dans un contexte de défis civilisationnels – le numérique, la démocratie, les inégalités sociales – et, plus fondamental encore, de bouleversements écologiques qui menacent notre capacité de survie en tant qu’espèce. 

Il me semble donc fondamental de chercher à former des dirigeants publics en phase avec ces bouleversements et à même de penser, agir et diriger avec justesse et clairvoyance dans un cadre démocratique, en cherchant à renouer avec la promesse d’émancipation individuelle et collective qui était portée par la Révolution française. 

C’est pour cela et sous ces auspices que je me porte, par la présente lettre, candidates au poste de directrice du futur Institut national du service public (INSP).

Si les urgences sont innombrables, il nous faut néanmoins définir des priorités. Celles qui guident ma candidature et constituent ma matrice programmatique s’articulent autour de quatre axes : anthropocène, intersectionnalité, déprise et crises. J’espère, Madame la Ministre, que ces enjeux tels qu’esquissés ci-après, rencontreront vos préoccupations. 

Former les dirigeants publics de l’anthropocène

Le constat est sans appel : la crise climatique est déjà là, et le pire est devant nous. Partout, les phénomènes climatiques violents se succèdent pour confirmer ce que le GIEC n’a cessé de répéter : l’activité humaine a durablement altéré le climat et tous les territoires, tous les secteurs, sont touchés. Les catastrophes météorologiques se multiplient et deviennent la norme. La place du vivant et du sauvage s’amenuise. Les disparitions d’espèces s’accélèrent et les nouvelles promiscuités font émerger annuellement de nouvelles mutations de virus habitués à changer d’espèces porteuses.

Ce nouveau régime climatique et ses conséquences appellent une nouvelle génération de dirigeants publics, qui auront notamment la responsabilité de : 

  • … réinventer la conception du vivant dans les politiques publiques, et les manières de “l’administrer” ;
  • … réparer les écosystèmes abîmés – de la forêt du Morvan aux littoraux érodés en passant par les plaines fertiles et les zones humides bétonnées ; 
  • … réorienter massivement l’effort d’innovation, de recherche et d’investissement vers la lutte contre le dérèglement climatique et l’adaptation à ses conséquences ;
  • … réinventer les coopérations internationales pour intégrer les enjeux climatiques et écologiques au cœur de la diplomatie ;
  • … gérer les communs négatifs légués par le XXème siècle et œuvrer à de nouvelles gouvernances des communs positifs ;
  • … inventer et décliner, avec la société civile, une conception du progrès qui s’écarte de celle, extractiviste et productiviste, qui a guidé l’État pendant les deux derniers siècles. 

Former des dirigeants publics qui savent décrypter les systèmes de domination et de discrimination

L’État a les moyens de lutter efficacement contre les mécanismes de domination et de discrimination qui minent la promesse républicaine, brisent des vies et hypothèquent lourdement notre capacité collective à faire face à l’avenir dans des conditions acceptables de respect des droits humains. Il peut le faire, à condition de se donner les moyens de comprendre finement ces mécanismes, et de ne pas transiger sur le mandat qui est le sien en la matière.

Les différents groupes – chercheurs, militants, intellectuels – qui analysent les mécanismes de domination de nos sociétés appellent depuis des décennies à prendre en compte le rôle systémique des discriminations et des représentations dans le fonctionnement de la société. Il est temps que l’État cesse de s’abriter derrière la “méritocratie”, la “diversité”, “l’égalité” des droits et autres gentilles fables qui ne servent qu’à faire gagner du temps à ceux qui dominent et aimeraient que ça dure. Cela implique de donner aux futurs dirigeants publics des outils de compréhension et d’action, et de les aider à réfléchir à des questions complexes qui n’ont pas de réponse toute faite et qui sont parfaitement ignorées aujourd’hui par les organisations publiques : qu’est-ce qu’une police antiraciste ? Qu’est-ce qu’une politique familiale non hétéronormée ? Qu’est-ce qu’une politique éducative qui cherche réellement à briser les destins liés à l’appartenance de classe ? Qu’est-ce qu’une politique de santé publique qui tienne compte des facteurs d’exclusion territoriaux, culturels, sociaux ?

Pour cela, les dirigeants publics de demain devront notamment avoir les capacités de : 

  • … remettre au centre des politiques publiques l’égalité réelle et le collectif ;
  • … analyser structurellement le racisme et en faire l’un des axes majeurs de la transformation publique, dans tous les champs de l’action publique ;
  • … faire de l’administration une vigie active des inégalités sociales et des mécanismes de domination, confiant un rôle clé de capteurs et de médiateurs aux agents publics de terrain ; 
  • … transformer les lieux et services publics pour qu’ils soient vraiment accessibles à tou·te·s ;
  • … intégrer les problématiques de la souffrance animale au cœur des politiques publiques concernées afin d’engendrer de vastes reconfigurations des politiques agricoles et vétérinaires.

Cette nouvelle sensibilité des dirigeants publics aura d’ailleurs des répercussions salvatrices sur leur manière de “manager” : trop d’agents publics de terrain vivent des situations de souffrance extrême au travail, liées à des dirigeants rendus dysfonctionnels par des organisations elles-mêmes absurdes, où ce qui compte plus que tout est de complaire à la hiérarchie – avez-vous lu, à ce sujet, La valeur du service public, de Julie Gervais, Claire Lemercier et Willy Pelletier ? On y trouve d’intéressantes histoires. 

Des dirigeants publics qui acceptent aussi de ne pas diriger

L’État n’a pas encore inventé ses modalités d’action adaptées à une société éduquée dans un contexte d’incertitude radicale : on a appris à ne plus attendre de lui le savoir absolu, l’universalité des réponses, la ré-assurance que quelque chose qui nous dépasse sait et s’en occupe. Des initiatives civiles et associatives se multiplient, en proposant de gérer, à leur échelle propre, qui le fleuve, qui la culture, qui le vivre-ensemble. Bien sûr, ces initiatives sont socialement et territorialement inégalement réparties, et l’État devrait investir massivement dans le renforcement des mouvements sociaux et des capacités citoyennes, partout. 

Quelque part, nous avions des dirigeants publics à qui on avait appris à se comporter verticalement, en “tête de réseau”, et qui sont malheureux de constater quotidiennement qu’ils n’ont pas les moyens de cette ambition (car les grandes entreprises de la tech, EDF ou encore le syndicalisme agricole majoritaire, en fonction des secteurs de l’action publique dont on parle, occupent cette place) et qu’elle ne correspond pas aux besoins et aux attentes. Nous devons former les dirigeants publics du “coeur de réseau”, de ceux qui doutent, écoutent et donnent de la voilure aux initiatives multiples, en cherchant à en garantir le plus grand impact positif possible. Je fais le pari qu’il y a là un réservoir de puissance qui permettra de modifier le rapport de force avec les intérêts cités ci-dessus en faveur du plus grand nombre et des générations futures. 

Ces nouveaux dirigeants devront notamment : 

  • … favoriser la multiplication des contributions citoyennes à l’action publique, en imaginant le nouvel âge des des conventions citoyennes et des processus délibératifs – assurant le lien entre ces exercices délibératifs et les moyens d’action des organisations publiques ;
  • … donner un nouveau sens à la décentralisation, en confiant aux collectifs des territoires les rênes de leurs destins, afin que l’autorité change de visage et que le pouvoir d’agir de la population soit renforcé.
  • … se doter d’une ingénierie de la fermeture et de la réduction, à rebours de la culture de l’ouverture (ah, renoncer à tous ces rubans bleu-blanc-rouge à couper…) et de la croissance ;
  • … innover pour créer les cadres de “laisser-faire” indispensables pour imaginer des réponses utiles à l’avenir sans que ce soit synonyme de nouvelles prises de pouvoir des plus puissants ; 
  • … encourager et laisser la place aux collectifs valorisant l’open source, les communs et l’ouverture.

Diriger dans des crises chroniques ou permanentes

Enfin, diriger dans l’anthropocène, dans un monde confronté à des bouleversements systémiques profonds et durables, implique nécessairement d’apprendre à diriger dans une situation de crise(s) permanente(s), chroniques et perpétuelles.

La pandémie de Covid-19 a révélé la grande difficulté des acteurs publics à imaginer et gérer “l’impensable” (Emmanuel Macron). Or, l’accumulation des crises et des incertitudes est notre perspective commune. Ces crises, qu’elles soient sociales, sociétales, économiques, familiales, alimentaires, sanitaires, morales, environnementales, météorologiques, militaires, migratoires, endémiques, culturelles, religieuses, politiques, scolaires, générationnelles, spécistes, racialistes, élitistes, populistes, sexistes, judiciaires, risquent de se cumuler et de rendre l’exercice de l’État et l’exercice du pouvoir plus incertains encore que ces dernières décennies.

Il est donc indispensable de doter nos dirigeants publics des outils leur permettant de

  • … penser l’impensable ;
  • … inventer les conditions de la permanence et de la stabilité institutionnelles dans un contexte de métamorphoses permanentes ;
  • … concevoir la redondance des dispositifs publics et collectifs (alors qu’on leur a appris ces dernières décennies à “optimiser”) ;
  • … favoriser la dispersion et la pluralité des services publics pour qu’ils jouent leur rôle d’infrastructure de la résilience des territoires ; 
  • … produire de la connaissance fine et partagée des crises passées, pour imaginer les crises futures.

Voilà, Madame la Ministre, quelques idées qui me semblent fondamentales pour la formation des futurs dirigeants publics. Cela étant écrit, il est important de se rappeler que tout n’est pas qu’affaire de programmes : tout en rénovant radicalement les maquettes de formation, il me semble important de revoir les processus de sélection des étudiants – leurs limites actuelles sont, là aussi, bien documentées par la recherche. Au-delà de la sélection, c’est la manière d’apprendre qui devra être revue et pour laquelle je vous fais des propositions. 

Imaginer un processus de sélection et une approche pédagogique en phase  avec les défis contemporains

La sélection, d’abord : pour aider la France et l’Europe à traverser dans un cadre démocratique acceptable les bouleversements qui nous attendent, la haute fonction publique va devoir recruter des personnes d’une immense diversité – d’origine géographique, d’âge, d’expériences, de compétences, de convictions. Les différentes voies d’accès à l’ENA dissimulaient mal l’éléphant dans la pièce : le/la très jeune étudiant·e de grande école parisienne constituait le cœur de cible de son recrutement. 

Pourtant, l’intelligence peut prendre son temps, et rien ne dit que celle dont nous avons besoin soit la plus flamboyante, de celle qui se découvre dès le plus jeune âge – souvent, comme par hasard, parmi les descendants des catégories socio-professionnelles supérieures.

Pour être à la hauteur de son ambition, l’INSP va devoir recruter des personnes qui ont un minimum d’expérience de terrain, qu’elle vienne d’un métier antérieur, d’un service civique, du militantisme ou d’un doctorat. Nous devrons apprendre à valoriser, dans ce processus de sélection, les bifurcations et les échecs autant que la cohérence et la réussite. Il ne m’appartient pas, seul, de placer en la matière le curseur – faut-il exiger un minimum de 5 ans d’expérience pour être candidat·e ? inclure au dossier de candidature un “certificat d’échec”, ou un CV réflexif sur son propre parcours professionnel et personnel…? Mais j’espère que ce sera, entre nous, une ambition partagée. 

Je souhaite également multiplier les voies d’accès à l’INSP. Vous le savez : plus un concours est sélectif, plus il est socialement biaisé. Cherchons et trouvons des moyens de juger différemment des candidats différents ! Pourquoi ne pas prévoir des épreuves longues, immersives, qui permettent de jauger les qualités humaines, les facultés d’adaptation et l’envie de coopération des candidat·e·s ?

Sélectionner différemment impliquera, aussi, des jurys différents dans leur composition. Les jurés devront être formés aux différents types de biais susceptibles d’affecter leur jugement, et il devront partager sans ambiguïté une ambition commune : repérer des parcours atypiques et des facultés utiles, et discerner chez les candidat·e·s l’envie et le potentiel pour servir le pays – un potentiel qui ne se confond pas avec la capacité à se conformer, même à l’issue de la formation, au modèle culturel dominant. 

L’organisation de la formation, ensuite, devra tenir compte de cette grande diversité de caractères et d’expériences. Une fois le recrutement effectué, le seul enjeu sera : où voulons-nous emmener ces futurs dirigeants publics à l’issue de leur formation ? Qu’attendons-nous qu’ils sachent et sachent faire ? Quelle devra être leur posture ? La durée des études pourra varier en fonction du rythme de chacun : le cursus de certain·e·s pourra durer un ou deux ans de plus que celui des autres, sans que cela jamais ne doive les pénaliser ensuite dans leur carrière. C’est le minuscule prix à payer pour créer, à partir d’individualités disparates, une haute fonction publique cohérente – non pas parce qu’elle est homogène, mais parce qu’elle regarde dans la même direction, dispose d’outils communs et de valeurs partagées. 

La formation fera la part belle aux expériences de terrain, essentielles pour mieux appréhender l’anthropocène, tout en mêlant apprentissages en sciences sociales, naturelles et formelles. Les stages de l’ENA permettaient une relative diversité d’environnements de travail : allons bien plus loin ! Faisons vivre et expérimenter les milieux sensibles aux futurs dirigeants publics. Des immersions sur le terrain de plusieurs semaines, thématiques – géologie, biologie environnementale… –, permettront aux fonctionnaires de se confronter par eux-mêmes aux limites des milieux naturels et aux impacts de l’action humaine. Naturel n’étant, pour moi, pas synonyme d’éloignement des populations et du quotidien. Les milieux concernés et impactés sont multiples : villes, îles, écoles de banlieues, usines, zones pavillonnaires, déserts, océans, côtes… C’est toute cette richesse des territoires et leurs fragilités que nos futurs dirigeants publics devront saisir dans leur pleine diversité.

Le cursus de formation sera guidée par deux maîtres-mots : déconstruire pour mieux (re)construire. Concrètement, le cursus devra permettre de remettre en cause un certain nombre de présupposés et préjugés des étudiants, par l’expérience directe et l’immersion active. Il s’agira, par exemple, et au même titre que pour les milieux sensibles, que les futurs dirigeants publics soient capables de voir et comprendre des expériences de marginalisation et d’oppression pour, dans un deuxième temps, être en capacité de transformer les dominations et forces existantes dans la société. 

Ma candidature vous paraît envahissante ? Rassurez-vous : je ne vous importunerai pas longtemps. 

J’ai bien dû céder (un peu) aux canons de la lettre de motivation, et utiliser plus qu’il n’est raisonnable la première personne du singulier. “Je ferai”, “je dirai”, “je proposerai” – notre époque souffre, si vous voulez une dernière fois mon avis, de cet enflement du “je” chez les responsables politiques et administratifs. Il me semble qu’il est temps de renouer avec le “nous”, dans un vaste mouvement d’inclusion qui ne nie rien des conflictualités sociales et écologiques, justement parce qu’il les dé-personnalise. 

Qui suis-je importe peu : j’ai passé peu de temps, dans cette lettre, à vous vendre mon parcours et mon génie. La raison est simple : dès ma nomination par le président de la République, je prendrai soin de démissionner, pour laisser la place à une direction collégiale et plurielle de l’INSP, mobilisant des personnes qui pourraient partager les vues longuement évoquées ici, mais aussi des agents publics de terrain, des syndicalistes, des élus locaux, des représentants des ONG environnementales, des chercheurs en sciences humaines et sociales, des artistes… Quel sens y aurait-il à confier à une personne unique, quelles que soient ses qualités, une tâche aussi fondamentale pour notre futur collectif que de diriger la formation des futurs dirigeants publics ? 

Vous avez désormais, Madame, de quoi prendre votre décision. Nous vous remercions d’avoir pris le temps de considérer notre candidature et nous tenons à votre disposition pour prendre le temps d’approfondir cette proposition.

Nous vous prions de croire, Madame, en l’assurance de nos respectueuses salutations.

NOUS

Cette lettre est issue d’une soirée Hypothétiques Politiques dédiée aux “dirigeants publics du futur” organisée par Vraiment Vraiment en septembre 2021, ayant réuni une trentaine de designers, chercheurs et agents publics. Hypothétiques Politiques (anciennement AP 2042) est un format de prospective administrative conviviale conçu et opéré par Vraiment Vraiment, pour des clients publics ou, comme ici, pour le plaisir et l’envie de réfléchir au futur et de contribuer au débat public. 

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Collectivités territoriales Design d'intérêt général Espaces publics Urbanités

La place

Temps de lecture : 3 minutes

Marthe Pommié nous fait le plaisir de nous confier ce texte court, écrit bien avant son arrivée, il ya quelques jours, à la tête du programme « Nouveaux lieux, nouveaux liens » de l’ANCT, sur la place dont on semble manquer partout et sur les places qui attendent qu’on les prenne, dans un nouveau geste d’aménagement du territoire à hauteur de citoyens.

Il manque toujours de la place. De la place pour circuler, de la place pour se loger, des places en crèche, en hébergement d’urgence, en maison de retraite, des places à l’hôpital, parfois à l’école.

Nous nous sentons à l’étroit, dans nos appartements, sur nos trottoirs, dans nos bus, sur nos routes, sur les plages l’été, partout. À l’étroit dans nos vies : la terre promise du salariat débouche sur la dépression professionnelle ou le chômage, l’avenir de l’entreprenariat débouche sur uber et deliveroo, et ainsi de suite. À l’étroit dans nos têtes : qu’est-ce qui est bien ou mal, pour qui voter, tel ou tel complot est-il vrai, quel avenir suis-je en train de construire pour mes enfants ?

Il n’y a plus de place, nous sommes trop nombreux, la réponse malthusienne coule de source. Migrants, vieux, pauvres, chacun sa cible, chacun son excédent.

Certains répondront : il y a de la place, elle n’est simplement pas au bon endroit. À la campagne, il y a des maisons en ruine, des écoles qui ferment, des villages qui s’éteignent. La métropolisation : la concentration sur de petits territoires d’une intense activité économique qui attire une population nombreuse. Le manque de place serait dû à une sous-utilisation de l’espace, elle-même due au capitalisme mondial, aux choix politiques d’aménagement territorial, à l’évolution de la production de biens et de services. 

Et s’il y avait en fait, aussi, de la place qu’on ne voyait pas ? Des places dont la puissance publique est même parfois propriétaire, y compris en plein cœur de ces endroits saturés d’humains à l’étroit ? Si nous nous saisissions de ces espaces vides, pour proposer des places aux habitants ?

L’action publique, c’est d’abord une question de maîtrise foncière, c’est d’abord la question de la terre. Ressource première, nécessaire, nous avons tous les pieds posés quelque part. Toutes les politiques publiques convergent vers la fabrication d’espaces, qu’elles le veuillent ou non. Elles polarisent les habitats, encouragent ou découragent les constructions, concentrent ou déconcentrent les pouvoirs, les activités, facilitent ou complexifient le télétravail, l’installation d’entreprises, l’ouverture de services publics. En d’autres temps on appelait ça l’aménagement du territoire, aujourd’hui reléguée au rang de politique publique parmi d’autres. 

Aménager un territoire depuis Paris, c’était bon pour Robespierre. Et encore : quand on observe la carte des départements, on se dit qu’il devait bien le connaître, le territoire de France, pour le découper ainsi. L’idéal aujourd’hui, dans notre société de masse, c’est le sur-mesure pour tous. Chacun doit avoir son idée, au niveau « local », de ce qui convient le mieux là où il est. Mais quel niveau local ? La région, le département, la commune ? Le quartier ? L’îlot ? La question reste posée depuis Paris. 

Si on partait des espaces vides, de ces dents creuses étrangement invisibles alors que la place est devenue une ressource rare de nos sociétés contemporaines ? L’échelle c’est l’homme. Il s’agit alors de créer des espaces dans lesquels les gens fabriquent leur propre place. L’humain passe son temps à reconquérir inlassablement les mêmes sommets. L’action publique doit reconquérir l’aménagement du territoire, et cette reconquête passera par ces vides pour en faire des tremplins. 

À chaque lieu son programme, à chaque habitant son idée : la fameuse co-construction de la politique publique trouve là matière à vivre. Un lieu idéal pourrait articuler service public (là une crèche, ici une maison de santé, quel service manque le plus cruellement pour vous, voisins ?) et une part d’initiative citoyenne. Oui, c’est un peu un gros mot, initiative citoyenne. Les gens qui vivent à l’étroit ont peur les uns des autres… Ouvrir des espaces qui favorisent et nourrissent les conditions des échanges entre humains – pour qu’ils aient vraiment lieu. Pousser les murs et pousser les consciences.

Bâtiments, terrains, champs, usines… Vides aujourd’hui, ouverts demain. Nouvelles pierres angulaires de l’aménagement du territoire, pour offrir de l’espace, un espace public, une place, un lieu de ralliement, de soutien, un lieu où chacun a les moyens, et donc la liberté, d’inventer sa place. 

A Marseille, un essai de mise en pratique

 A Marseille, l’Etat met à disposition pendant trois ans un bâtiment dont il est propriétaire, temporairement inoccupé, en plein cœur du centre de la ville. Sans donner les clés, sans décider de l’usage de chaque mètre carré, le projet d’occupation s’est construit dans un dialogue entre les différents partenaires, grâce à l’intermédiation d’un laboratoire d’innovation publique qui a porté cette nouvelle façon de travailler. D’une verrue urbaine, le lieu – Cocovelten – est devenu à la fois un espace dont tous les habitants peuvent se saisir, un lieu d’hébergement pour personnes sans-abris, un lieu de bureaux pour entreprises et associations, un lieu de convivialité et de restauration accessible. Prochaine étape pour une posture définitivement différente des pouvoirs publics : associer dès le départ les habitants à la programmation de l’usage du lieu, en fonction ce qu’ils identifient être leurs besoins ; devenir partie prenante de l’aménagement de leur lieu de vie, décider, construire.

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Collectivités territoriales Espaces publics Transformation publique

Agir avec Bruno Latour (1) – Ré-apprendre à faire territoire

Temps de lecture : 8 minutes

Pour réfléchir aux « métamorphoses de l’action publique », un petit groupe d’agents publics, designers, chercheurs et praticiens politiques se réunit régulièrement à l’invitation de Vraiment Vraiment. Le 9 mars, ce groupe a eu le plaisir d’échanger avec Bruno Latour, Maÿlis Dupont et Baptiste Perrissin-Fabert pour chercher les ponts et le commun entre la pensée et les actions de Bruno Latour et de ses complices, et celles du groupe et de ses membres. Nicolas Rio et Mathilde François, de Partie Prenante, en ont tiré ce texte, peut-être le premier d’une série « Agir avec Bruno Latour ».

Mardi dernier, à l’invitation de Romain Beaucher et de Vraiment Vraiment, nous avons eu la chance d’engager la discussion avec Bruno Latour sur les nécessaires transformations de l’action publique face à ce qu’il appelle le « Nouveau Régime Climatique ». Les échanges ont ouvert l’appétit, tant la pensée de Latour interpelle notre lecture habituelle de l’Etat, de la société et de la transition écologique. Mais ils laissent aussi sur sa faim. Deux heures d’échanges à batons rompus, c’est bien peu pour passer de la théorie à la pratique !

C’est pourtant l’objectif.  En s’impliquant dans le débat public, Bruno Latour ne se contente pas de renouveler nos grilles de lecture théoriques ; avec ses deux derniers livres, il entend nous aider à s’orienter. Et si on poursuivait la réflexion à l’écrit, pour imaginer ce que voudrait dire « agir avec Bruno Latour » (en écho à la publication Le cri de Gaïa, penser avec Bruno Latour) ? 

Nous nous sommes prêté au jeu, en essayant de clarifier comment la pensée de Latour constitue une ressource pour l’action (publique) et esquisser d’autres questionnements (plus ou moins) opérationnels. Il s’agit d’une lecture subjective, ancrée dans une pratique professionnelle de conseils en coopérations territoriales auprès des collectivités locales et alimentée par les échanges du groupe réuni par VV sur les métamorphoses de l’action publique. Ce papier est à prendre comme un work in progress, écrit à tâtons (c’est le problème des grands penseurs, on n’est jamais sûr de bien les comprendre). Comme une invitation à poursuivre la série : et vous, comment vous agissez / agiriez après avoir lu Bruno Latour ?  

Déplier nos liens de subsistance pour éviter le piège du hors-sol… et du localisme

« Territoire de subsistance » : c’est cette formule qui résumerait le mieux en quoi la pensée de Latour constitue une ressource pour notre travail de consultants et le dialogue qu’on tisse avec les collectivités. Elle nous aide à penser la juste place du local et des territoires, sans tomber dans le piège de croire à leur autonomie totale.

A travers cette formule, Latour élargit notre compréhension des territoires en passent d’une définition cartographique et administrative (« fait territoire tout ce qu’on peut localiser sur une carte en l’entourant d’un trait ») à une définition « éthologique : dites-moi de quoi vous vivez, et je vous dirai jusqu’où s’étend votre terrain de vie » (Où suis-je ?, p. 95). Ce renversement devrait inspirer les nombreux diagnostics que lancent les collectivités au moment d’élaborer leur projet de territoire. Le but n’est pas d’avoir une photographie la plus objective possible de ce qu’il y a à l’intérieur d’un périmètre, mais de dresser la « liste des interactions avec ceux dont on dépend », quels qu’ils soient et où qu’ils soient. Latour souligne l’importance de ce travail de description lent et difficile, au croisement entre l’individuel et le collectif, pour tirer l’ensemble des fils qui participent à notre (sur)vie et observer la géographie en réseau qui s’en dégage. Il l’a d’ailleurs testé, sous forme d’ateliers expérimentaux à Saint-Junien et à la Châtre, au croisement entre les arts vivants et l’éducation populaire. Ou comment la théorie de l’acteur-réseau devient une boussole à mettre dans le main de tout élu local  !

Cette définition a le mérite de montrer qu’il est impossible de réduire un territoire à un périmètre géographique, avec une démarcation nette entre un dedans et un dehors. Latour n’est pas le seul à l’affirmer, d’autres l’ont dit avant lui (on pense aux travaux de Daniel Béhar, Philippe Estèbe et Martin Vanier, ou Laurent Davezies et Magali Talandier sur les systèmes territoriaux, ou encore ceux de Sabine Barles sur les métabolismes urbains). En introduisant la notion de « subsistance » en lien avec la question climatique, Latour rend cette vision encore plus actuelle, et plus tangible à l’échelle individuelle. Il souligne aussi que l’attention au sol et à la terre ne peut se réduire à une certaine fascination pour le local : « Atterrir ce n’est pas devenir local – au sens de la métrique usuelle – mais capable de rencontrer les êtres dont nous dépendons, aussi loin qu’ils soient en kilomètres. » (Où suis-je ? p. 96). Comme tout organisme vivant, les territoires sont une entité « hétérotrophes » nous dit Latour, c’est-à-dire qu’ « ils dépendent d’autres formes de vie pour exister ». Il serait donc vain d’en rechercher l’autonomie complète.

Un autre apport de Latour pour les politiques territoriales consiste à dépasser la notion « d’environnement », qui conduirait à dissocier le territoire comme réalité physique (« naturelle ») et le territoire comme réalité humaine (« artificielle »). La notion de « zone critique » souligne au contraire leur imbrication… et sa fragilité. Les territoires sont une composition entre une multiplicité de vivant qui doivent cohabiter au sein d’une zone critique (cette fine couche allant du sous-sol à l’atmosphère, qui rend la vie possible). Les humains ne sont qu’un des occupants parmi d’autres de cet écosystème vivant et fragile, en permenante recomposition. Et ils sont comme les autres, confrontés à la nécessité de maintenir l’habitabilité de cette zone critique de plus en plus mise à mal, pour permettre à la vie de perdurer. « On ne peut plus s’échapper, mais on peut habiter d’une autre façon le même lieu, ce qui fait reposer toute l’acrobatie sur les nouvelles manières de se situer autrement au même endroit » (Ou suis-je ? p71)

Reprendre la carte en main pour réussir à se repérer

Pour résumer, on pourrait retenir trois principes d’action à partager avec les collectivités locales pour engager ce travail d’auto-description collective :

  • Accepter de se laisser désorienter pour regarder dans toutes les directions et y rechercher des indices. Avant de sortir la boussole proposée par Latour, il faut d’abord assumer d’être un peu perdu. « Où sommes-nous ? » : la question n’est plus une évidence, quand la globalisation est venue brouiller notre géographie de subsistance et que l’anthropocène fait que la terre s’effrite sous nos pieds en remettant en cause les conditions d’habitabilité de chaque morceau de territoire. En somme, Bruno Latour nous invite à éteindre notre GPS (qui nous dit où aller sans nous permettre de savoir où on se trouve : dans 300m, prenez à droite et restez sur la voie de gauche) et à reprendre une bonne vieille carte IGN (quels sont les éléments du territoire environnant qui pourraient nous aider à savoir où nous nous trouvons ?). 
  • Partir de notre quotidien pour suivre les relations de subsistance sur lesquelles il repose, pour voir ensuite les géographies que cela dessine. Pour tracer nos territoires, il nous faut donc repartir de nos besoins primaires (se nourrir, se loger, se vêtir…) puis remonter progressivement (« de proche en proche ») leurs chaînes d’approvisionnement. D’où viennent les boites de conserves que j’achète dans mon supermarché ? Qui a fabriqué la laine de mon pull et qui l’a mélangé à du polyesther ? Un travail d’enquête qui peut emmener loin du territoire de départ, qui n’est pas sans rappeler le film Louise-Michel de Kervern et Delépine, quand une ouvrière du textile cherche désespérement à mettre la main sur le responsable de la fermeture de son usine. La notion d’empreinte carbone comme celle de métabolisme urbain aident à outiller ce travail, en donnant à voir le poids des émissions importées et l’ampleur des connexions que la globalisation a longtemps cherché à invisibiliser. Le confinement du printemps dernier en a donné un premier aperçu, tout comme l’incendie du serveur OVH au moment où j’écris ces lignes : je ne pensais pas que ma vie numérique dépendait d’un entrepôt strasbourgeois). 
  • Prendre conscience de la diversité des acteurs dont on dépend, et la rendre visible. Voilà l’enjeu de tout diagnostic territorial, quel que soit le sujet abordé. Le but n’est plus de construire des agrégats statistiques et d’en mesurer les variations, mais de déplier une chaîne de subsistance composée de plusieurs maillons (qui peuvent être plus ou moins nombreux, et plus ou moins distants). Cette description redonne toute sa force politique au travail de diagnostic. D’une part, elle suppose d’assumer une certaine fragilité : mon territoire dépend des autres, tout comme ceux qui l’occupent. D’autre part, elle crée des obligations nouvelles : « Si vous avez enregistré avec peine ces formes de vie, c’est qu’elles mordent sur la description et qu’elles vous engagent à les prendre en considération. (…) Plus votre description devient précise, plus elle vous oblige » (Où suis-je ?, p. 96).

Décrire nos territoires de subsistance. Et après ? 

Ces principes posés, trois questions demeurent comme autant de difficultés pour passer à l’action. La première porte sur les consignes proposées par Latour pour décrire le territoire de subsistance. Latour invite chacun à faire la liste de ce dont il dépend, c’est-à-dire ce qui lui permet de subsister. Ne faudrait-il pas aussi effectuer la réciproque : quels sont les vivants qui dépendent pour subsister du territoire que j’occupe au quotidien ? Cette question nous semble encore plus forte dans sa capacité d’interpellation des collectivités et de la population d’un territoire. Elle montre que ce n’est pas qu’une question de vulnérabilités (« je dépends des autres ») mais aussi de responsabilités (« d’autres dépendent de mon territoire, et de ma capacité à en prendre soin »). Elle invite à élargir les acteurs en présence aux autres vivants avec qui nous devons (ré)apprendre à cohabiter sur la zone critique. Cela renvoie à la notion d’inter-dépendances mise en avant par Baptiste Morizot, pour souligner l’importance d’inventer de nouvelles pratiques diplomatiques inter-espèces… et inter-territoires !

La deuxième question est d’ordre pratique, et nous accompagne dans nombre de nos missions auprès des collectivités. Supposons qu’on arrive à cartographier nos territoires de subsistance : que faire de cette cartographie ? Comment la gouverner collectivement ? Et là les écrits de Latour apportent peu de réponses (les chercheurs sont surtout là pour nous poser des questions, nous direz-vous). Ca donne pourtant envie de savoir comment cette notion de subsistance apporte un cap à la gouvernance inter-territoriale défendue par Martin Vanier depuis une décennie (reprise par les collectivités avec les contrats de réciprocité et le mot d’ordre « alliance des territires »). Peut-on reprendre prise sur nos relations de subsistance pour en faire « des liens qui libèrent » ? L’exemple des Associations pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne apporte une piste intéressante pour le passage à l’action. L’objectif des AMAP consiste en effet à assumer l’interdépendance entre un paysan et des consommateurs dans leur subsistance réciproque, et à la contractualiser en s’engageant sur l’année pour partager les risques de récoltes aléatoires. Les AMAP ne cherchent pas à revenir à une agriculture vivrière, elles assument le partage des rôles entre des « mangeurs » et des paysans. Elles ne visent pas non plus l’autonomie territoriale : de nombreuses AMAP ont des partenariats avec des paysans situés à plusieurs centaines de kilomètres. L’intérêt des circuits courts repose moins sur la proximité géographique, que sur la suppression des intermédiaires pour rendre (à nouveau) tangible ces situations d’interdépendances. Une AMAP contribue à relier deux lieux distincts pour montrer qu’ils forment un même territoire de subsistance. Et voilà que des citadins parisiens deviennent préoccupés par les conditions météo du sud de la Seine-et-Marne et de ses conditions d’habitabilité pour la faune et la flore. Crue de la Seine, gel tardif, invasion des altises du fait de la sécheresse…

La troisième question est plus problématique, dans le passage de l’individuel au collectif. Car à la question posée par Latour (« de quels acteurs / quels territoires dépendez-vous pour subsister ? »), chaque habitant risque d’apporter une réponse différente. On peut être voisins tout en ayant des modes de consommation opposées : entre le retraité qui cultive son potager, le cadre d’industrie qui fait ses courses sur Amazon et le jeune couple qui fréquente le drive fermier tout en renouvelant son smartphone chaque année, ces trois géographies se recoupent peu. Que reste-t-il de commun dans la cohabitation de « terrains de vie » aussi différenciés ? Quelle est la capacité du (pouvoir) local à organiser l’alignement de ces géographies de subsistance ? La question explique peut-être la préoccupation croissante à créer du commun à l’échelle locale. Elle apporte en tout cas un nouveau regard sur le « projet de territoire », en montrant que « faire territoire » est une quête sans cesse recommencée. Là aussi, les AMAP constituent un exemple éclairant. Au-delà du lien avec les paysans, ces associations contribue aussi à structurer une « communauté de subsistance » entre une diversité d’habitants d’un quartier qui partagent la même (inter)dépendance auprès d’une ferme et de son maraîcher. Cet exemple pourrait être transposé à d’autres sujets : on voit des initiatives similaires émerger sur la question de l’eau, de l’énergie ou des forêts. De la même façon, les fermetures de commerces, restaurants et équipements durant le confinement ont révélé l’existence de ces communautés de subsistance qui existent à l’état latent autour de chaque point d’approvisionnement. Ces exemples rappellent que le sentiment d’appartenance à un territoire commun n’est pas une affaire de marketing territorial ou de communication institutionnelle (comme le pratiquent nombre de collectivité), mais un enjeu beaucoup plus prosaïque qui passe par la capacité à mutualiser nos interdépendances.

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Futurs Transformation publique

Mutation écologique, métamorphoses de l’action publique

Temps de lecture : 12 minutes

Les indicateurs d’habitabilité de la planète pour les humains se dégradent rapidement et les prévisions ne sont pas réjouissantes. L’absence de décisions et d’actions à la hauteur des enjeux – voire, les décisions prises à l’encontre des enjeux – contredit l’urgence agitée devant les micros.

L’ampleur du changement nécessaire appelle une mobilisation collective : pas plus les « colibris » que les « petits gestes » n’y suffiront. La responsabilité politique est immense, à toutes les échelles. Or, la plupart des élus locaux comme nationaux semblent perdus, incapables de se sortir des impasses et des arbitrages perdants-perdants. Rares sont celles et ceux qui, après quelques mois ou quelques décennies de mandat, réussissent à « lever le nez du guidon », pour chercher à sortir des schémas traditionnels de l’action publique et trouver les moyens d’exprimer une vision d’avenir qui soit désirable et tienne compte des enjeux écologiques dans leur véritable ampleur.

Même quand les élu-e-s en sont pourvu-e-s et parviennent à les faire prospérer dans le temps, volontarisme et vision d’avenir doivent encore surmonter bien d’autres obstacles avant de réussir à changer vraiment l’état du monde. Ils doivent aussi composer avec une bureaucratie qui, si elle n’est pas mauvaise en soi[1], paraît bien peu adaptée aux défis du moment. À ce titre, les nouveaux exécutifs écologistes dans les villes et les Métropoles gagnées en 2020 vont sans doute vite découvrir les dissonances concrètes et quotidiennes entre un programme de mutation écologique et des organisations publiques dont la doctrine d’action, les outils, les compétences, les postures, les processus, n’ont pas été questionnés politiquement depuis des décennies – sauf par les tenants du nouveau management public, à grands renforts d’audits, « d’optimisation », de « rationalisation » et  de reporting pour alimenter des indicateurs de performance indigents, l’hôpital représentant à ce titre un tragique laboratoire des cabinets de conseil. Côté État, si les critiques croissantes contre la haute fonction publique sont à bien des égards justifiées, elles sont faiblement opérationnelles et, surtout, ne rendent compte ni du changement nécessaire, bien plus ample qu’une réforme de l’ENA, ni du malaise croissant des hauts fonctionnaires face à l’écart entre ce qu’ils croient devoir faire et ce que le pays attend d’eux.

L’Etat et ses serviteurs ont su accompagner la reconstruction et la modernisation d’après-guerre. La machine s’est ensuite grippée avec la globalisation : fallait-il chercher à l’accélérer ou la ralentir ?[2]. A l’heure des défis écologiques croissants, c’est la débandade et l’administration « est souvent considérée comme un obstacle aux efforts encore timides de la société civile pour imaginer ce que peut vouloir dire une mutation écologique des sociétés industrielles du passé. » (B.Latour). Plus encore, au-delà des impasses actuelles d’une dérégulation publique sur fond de bataille entre « le capitalisme de plate-forme et les capitalismes d’Etat souverains »[3], c’est la « construction conceptuelle et politique de la liberté et de l’autonomie qui est en jeu »[4] quand on cherche à retrouver une dynamique de progrès social qui soit découplée du changement climatique. 

Faisons l’hypothèse d’une destination connue, partagée ou partageable par une majorité de nos concitoyens : parvenir, sans guerre civile, à un système qui consomme moins que ce que la planète peut produire/supporter à l’échelle d’une année et où l’amélioration des capacités des citoyens à être autonomes et heureux serait une fin en soi.

Ni cette destination ni, a fortiori, aucune étape importante du chemin ne sont donnés aux administrations – pas plus implicitement qu’explicitement. Les repères écologiques d’une « transformation » ou d’une « transition », de l’action publique sont tout simplement inexistants. Quand bien même la société civile aurait quelques idées sur ce qu’il convient de faire, l’absence de lien fort, sain et productif entre les administrations d’une part et les associations  et les citoyen-ne-s d’autre part, conduit par défaut les acteurs publics à gérer de l’équilibre (en faveur des plus forts) au lieu d’engager le mouvement. Que  faire ? A défaut de savoir, on renvoie les forces dos-à-dos, chasseurs contre LPO, fabricants de SUV contre ONG, betteraviers contre apiculteurs, bobos urbains contre classes populaires périphériques… 

Or, admettre « qu’on ne sait pas » est tout aussi impossible pour une administration que pour un élu. Cette impossibilité conduit l’Etat à agir sans objet direct : l’important est de s’occuper, de donner l’impression que l’on est occupé et de (se) faire croire « qu’on s’en occupe ». A court terme, cela donne les errements de la gestion politico-administrative de l’épidémie de covid-19, et dans le temps long cela donne soit une « réformite » permanente par laquelle l’Etat affiche une activité centré sur lui-même, soit une frénésie de décisions, de chantiers et de projets à des fins également performatives. Dans les deux cas, les « sujets premiers » – ceux qui comptent fondamentalement dans la vie des personnes, des collectifs et la préparation du futur – ne sont pas traités.

Peut-être, une fois de temps en temps, vaudrait-il mieux prendre le temps de lever le stylo, d’écouter sincèrement ce que la société civile et les citoyen-ne-s ont à dire (et, d’ailleurs, les aider à savoir ce qu’ils ont à dire) et d’inventer un nouveau mode d’agir public plus adapté. Une métamorphose de l’action publique est nécessaire ; en imaginer (et tester) les caractéristiques mérite notre attention et notre mobilisation[5]

Quels pourraient être les principes et actions nécessaires à une telle métamorphose, qui – amendées, débattus, complétés – pourraient constituer une sorte de « boussole » pour la transformation publique, fondée tant sur de nouveaux impératifs que sur de nouvelles lignes rouges et sur des objets « plus grands que nous » (le vivant par exemple) ?

1) Expliciter une hiérarchie de ce qui compte, nommer les zones d’incertitude, faire une place à la « non-action » publique.

Si le « progrès » a perdu sa vertu univoque et ne permet plus de penser une modernisation balisée, nous ne sommes pas totalement ignorants du monde dans lequel nous vivons et, notamment, de ce qu’il n’est plus du tout possible de faire pour rester dans les clous de l’accord de Paris. Pourtant, la préservation des conditions d’habitabilité de la planète et la protection du vivant ne constituent pas encore des impératifs absolus pour les États et les collectivités. Dans un régime démocratique, il s’agit donc aussi de construire une majorité en faveur de ces programmes et donc, pour cela, d’expliciter les conséquences de tels impératifs.

Celles-ci semblent pouvoir être de trois ordres : 

  • Quand on sait ce qu’il ne faut pas faire, s’en abstenir sans délai. Cela vaut pour le soutien à l’équipement d’artificialisation de la neige pour les stations de ski, pour les nouvelles zones commerciales en périphérie, pour le soutien sans condition à l’industrie automobile productrice de SUV ou au secteur aérien. Ce qui a pu être mis en place pour la fermeture des centrales à charbon[6] (ou de la centrale de Fessenheim) doit être une modalité banale de l’action publique vis-à-vis de ces secteurs. Le chantage à l’emploi et la lutte court-termiste contre le chômage, puit sans fond à système productif constant, ne doit plus servir à justifier les atteintes à l’environnement, au vivant et à la santé des personnes. 
  • Quand on sait ce qu’il faut faire, ne pas lambiner. Cela vaut pour le développement des énergies renouvelables comme pour le rééquipement ferroviaire du pays, pour la promotion de l’agriculture bio ou pour la fin des dés-incitations fiscales au transport de marchandise par les voies fluviales par rapport au routier.
  • Quand on ne sait pas, nommer les zones d’incertitude et se donner les moyens de les explorer, y compris en respectant un principe de « non action », c’est-à-dire en acceptant de laisser faire la société civile[7].

On se prend à souhaiter un nouveau paradigme dans lequel montrer ses doutes deviendrait une manière d’être convaincant (sinon, c’est Trump qui gagne). A cet égard, pourquoi avoir choisi de croire que le COVID ne se transmettait pas par les aérosols jusqu’à ce que le contraire soit prouvé, plutôt que l’inverse, comme les autres coronavirus ? Par simple bêtise ? Par optimisme de principe ? Non : parce que le problème en était simplifié et que ça permettait de faciliter la justification des mesures prises — au prix de la vérité et donc de l’efficacité, hélas. Comment être surpris que ces vérités péremptoires assénées successivement, mais parfaitement contradictoires, conduisent les citoyens à un niveau d’adhésion médiocre aux comportements (confinement, vaccination) ou aux sacrifices économiques demandés ?

L’Etat a besoin d’avoir un modèle causal robuste pour justifier ses décisions — le contraire de la décision arbitraire de fermer les petits commerces mais pas les supermarchés, qui ne se justifie que par « on peut le décider, alors on le fait ». Le fait que l’administration ne sache plus le proposer au politique (qui lui commande des justifications ex post aux décisions qu’il a l’intention de prendre) est un dysfonctionnement majeur – et une raison de se poser la question de la formation des hauts fonctionnaires.

2) Redonner une capacité d’initiative et d’écoute des signaux faibles à celles et ceux qui sont au plus près des terrains.

C’est un classique de l’innovation publique, de plus en plus couramment endossé et quasiment jamais mis en œuvre. Les acteurs publics sont forts de 5 millions d’agents publics, dont la part la plus importante est professionnellement au contact quotidien de la société, sur (presque) tous les territoires de la République.

L’histoire administrative est jalonnée d’actes manifestant la volonté toujours plus grande de définir, délimiter, contenir, le champ d’action, de réflexion et d’expérimentation de ces professeur-e-s, soignant-e-s, inspecteurs/trices, policiers, agents d’accueil, juges… Les « têtes » administratives émettent des consignes censées normer le travail des agents publics de terrain, jusqu’à le vider de son sens. Pourtant, que l’on raisonne en termes de capacité publique à repérer les « signaux forts[8] » de la société, en termes de gestion concrète des crises ou en termes de construction de majorités en faveur des fermetures et des ouvertures requises par l’habitabilité humaine de la planète, c’est au plus près de la société que ça se passera. 

3) Créer les conditions d’un nouveau partenariat entre acteurs publics et société civile

Si l’on considère à la suite de Bruno Latour que « l’administration est un outil provisoire et révisable que se donne la société civile quand les questions qu’elle a longuement travaillées deviennent trop longues ou trop compliquées pour être prises en charge par elle seule », la qualité de la relation entre société civile et administration est centrale pour faire émerger et outiller une nouvelle conception du bien commun qui corresponde aux enjeux contemporains. 

Or, ni la société civile – du fait de la « dépolitisation par le bas » ni l’État – du fait de la « dépolitisation par le haut » – ne sont aujourd’hui à même d’assurer la qualité de cette relation. Côté société civile, il est urgent de formuler des idées précises et générales sur « ce qu’elle veut » – et l’État peut soit continuer à empêcher cette formulation (en continuant à affaiblir la société civile à coup de restrictions budgétaires et « d’appels à projets » lénifiants, en pré-emptant et en stérilisant toute conversation réelle sur le sujet…) soit au contraire y aider (et créant et respectant de véritables espaces de délibération-action). 

Côté État, il serait temps de mûrir et d’arrêter de considérer toute association, ONG ou collectif de citoyens indépendants comme un adversaire à contenir. Au contraire, les acteurs publics devraient leur reconnaître leur capacité d’alerte, leur expertise et leur capacité de mobilisation – sans lesquelles la mutation complète de notre société industrielle et servicielle vers une société de communs sera impossible. Comme l’écrit Latour,nous avons besoin d’une « administration rendue capable d’apprendre de ses citoyens ».

L’amélioration de la relation entre acteurs publics et citoyens peut passer assez simplement par l’amélioration des lieux où elle se noue — au « guichet », par exemple, cf. point 5, ou dans des instances dédiées – des Conventions citoyennes augmentées et mieux reliées tant à la décision qu’à l’action publiques. Ici comme ailleurs, les outils de la médiation entre acteurs sont quasiment tous à réinventer. Si le pilotage par les données partagées (et donc ouvertes) doit être renforcé, il devra être accompagné d’un effort inédit de représentation de ces données (qui n’incombe pas forcément à l’acteur public mais dont il doit s’assurer en dernier ressort qu’il est fait) et, surtout, de la structuration de circulation entre les acteurs publics et la société de matériau subjectif, indispensable au bon gouvernement et parfaitement absent des « tableaux de bord » d’aujourd’hui. De l’increvable « simplification administrative » à la reconstruction de Saint-Martin après Irma en passant par les programmes transverses de l’Etat comme Action Cœur de Ville, l’écart est grand entre les indicateurs quantitatifs (et les M€ dépensés) dont la communication publique fait son miel et la réalité perçue et ressentie par les citoyens. Apprenons à recueillir et utiliser ces perceptions et ces ressentis pour faire de meilleures politiques publiques, plutôt que de faire comme si de rien n’était. 

A titre d’exemple, la culture est sans cesse aux prises avec cette question de la prise en compte de la subjectivité. Comment juger qu’un projet d’éducation artistique pour des jeunes est réussi ? on ne sait que faire, dans un tableau de bord, du commentaire d’un jeune de REP qui remercie pour « votre exigence ». Pourtant, n’est-ce pas précisément là le véritable signe que le monde a, un peu, bougé grâce à l’action publique ?

4) Accepter de reconnaître et de gérer l’incertitude, créer des zones et des temps de réflexivité.

L’administration dysfonctionne dès que les certitudes sur ce qu’il convient de faire et sur le bien-fondé de son action s’estompent – les hauts-fonctionnaires d’Etat, particulièrement, sont dans l’inconfort quand il s’agit de reconnaître qu’on ne sait pas. Cela aurait pourtant une vraie vertu politique et sociale – les dégâts que cause l’impossibilité de l’Etat à le dire à certains moments importants de la crise du covid-19 en sont la preuve. Accepter et gérer l’incertitude peut d’ailleurs signifier que la redondance des dispositifs est optimale – quand la transformation publique est aujourd’hui avant tout une histoire de réduction, précisément au nom de l’optimisation. 

Corollaire de cette reconnaissance et de cette acceptation de l’incertitude, la création de zones de réflexivité – aujourd’hui parfaitement inexistantes en dehors, au mieux, des machines à café et des armées – est indispensable : puisque « nous ne savons pas ce qu’il faut faire ni si ce que nous faisons est utile », nous devons nous donner les moyens de porter dessus un regard critique permanent, collectivement.

5) Penser au niveau des pratiques administratives et des formes de l’action publique (et pas seulement des grands concepts ou agrégats).

Sans minimiser l’effort conceptuel et paradigmatique à mener, ni la marge de manœuvre à laisser au politique dans sa vision de l’action publique (mais qu’il prenne le temps d’en élaborer une !), il est aussi et surtout central de s’intéresser aux mutations nécessaires des pratiques des acteurs et agents publics, de leurs outils, de leur équipement – tant en termes de formation que d’ordinateurs, de posture que de capacité à lier des relations avec d’autres acteurs. Or, c’est là un impensé de la transformation publique, qui peine – parce qu’elle est une catégorie très globalisante et surplombante – à s’intéresser concrètement aux pratiques administratives telles qu’elles sont et telles qu’elles pourraient/devraient être. Or, il est vain d’attendre que les agents publics relèvent les défis de demain avec les artefacts d’hier, déjà obsolètes pour les tâches d’aujourd’hui. 

6) Investir massivement sur la pensée des impensés (devoir d’invention)

Comment un système de retraite pourrait-il fonctionner sans croissance ? Comment gérer l’arrêt complet des secteurs industriels nocifs pour l’avenir ? De quelles compétences et de quels outils l’action publique aura besoin pour « faire face à l’impensable[9] » dans 10 ans ?

Les impensés sont nombreux, qui retardent la conceptualisation d’un nouveau modèle socio-économique démocratique et encastré dans le monde vivant, le tout dans un contexte européen et international instable.

Pourtant, pendant ce temps, le gouvernement continue de supprimer des postes au Ministère de la transition écologique, le nouveau « Plan » version Bayrou produit des fiches thématiques sur les sujets des années 90, et on réfléchit très sérieusement à la manière dont l’action publique peut être « plus simple » dans le cadre de la relance. Le discours mi-néomanagérial, mi-disruption mode Uber, infuse toutes les sphères de la haute fonction publique, et les récits de rendez-vous d’associations de la transition écologique avec les cabinets ministériels qui se soldent par « trouvez donc un business model ! » sont aussi nombreux que glaçants. 

Les ressources intellectuelles et pratiques existent pourtant, dans la sphère publique et dans la société, pour faire émerger des questions « radicales et concrètes » qui permettent d’explorer sous des formes nouvelles, faisant la part belle à la « recherche action », aux démonstrateurs et aux expertises hybrides, ces questions. 

7) Faire advenir un pacte social actuellement introuvable

A la crise des Gilets jaunes a succédé celle du Covid, exacerbant les tensions territoriales (comme le « cas marseillais » l’illustre à l’excès) et sociales, avec la mise en visibilité brutale des conditions de vie des personnes assurant des fonctions vitales pour la société. Aide soignantes, femmes de ménages, caissières…comme les Gilets jaunes, les professions les plus exposées pendant l’épidémie pourraient exprimer demain la demande de pouvoir vivre dignement de ces activités sociales qui furent si utiles en plein confinement[10].

Or, ce qui se joue là, au croisement des enjeux de justice sociale et de justice spatiale, sur fond d’inégalités massives de revenus, effrite les fondements d’une coalition progressiste susceptible d’affronter à leurs juste mesure les défis écologiques…tout comme d’un pacte social plus large pourtant nécessaire à l’action publique. Car celle-ci est l’expression d’un rapport de force social et d’un accord entre forces sociales à un moment donné. S’il n’y a ni accord ni rapport de force, les conditions mêmes de l’action publique sont sapées. 

8) Et, quoi d’autre ?

Aucune prétention à l’exhaustivité ici : dans le cadre du Mois de l’innovation publique et bien au-delà, nous cherchons dans nos échanges avec les agents publics, avec les élu-e-s, avec les représentant-e-s de la société civile et avec les citoyens, à enrichir, compléter, amender ce cadre de réflexion et d’action. Vos contributions et réactions sont donc extrêmement bienvenues[11].

*

*      *

Nous faisons ici l’hypothèse que l’action publique est nécessaire au monde qui vient, les défis étant bien trop colossaux pour les « colibris », et bien trop politiques pour être laissés aux seuls soins de l’action privée, fût-elle sociale et solidaire. Avec l’arrivée d’écologistes à la tête de plusieurs métropoles, une nouvelle génération d’agents publics qui choisit de s’intéresser frontalement à la mutation écologique (Le Lierre, FP21…) et les évolutions nécessaires du pacte social, émergent les conditions d’une nouvelle culture de l’action publique. Pour être désirable et utile, radicale et concrète, elle appelle beaucoup de travail, sous des formes différents (de la recherche la plus fondamentale à l’expérimentation la plus concrète). Nous y contribuerons avec enthousiasme. 

Ce texte est le fruit d’une réflexion collective et conviviale sur l’action publique, menée par des agents publics, des designers, des chercheurs…dont Giulia Reboa, Mathilde Bras, Nicolas Rio, Léa Douhard, Grégoire Alix-Tabeling, Laura Pandelle, Francis Rol-Tanguy, Alex Mussche, Ariane Azéma, Yoan Ollivier, Céline Danion, Xavier Figuerola, Hela Ghariani, Romain Beaucher et bien d’autres, que le devoir de réserve empêche malheureusement d’être mentionné-e-s ici.


[1] « Le terme « bureaucratie » n’est pas du tout péjoratif pour nous. Il renvoie à un mode d’organisation qui a sa logique et qui peut se montrer efficace pour gérer tout un ensemble de problèmes. » Henri Bergeron dans cet entretien.

[2] Voir Bruno Latour dans cet article de la revue Esprit.

[3] Robert Boyer, « Le capitalisme sort considérablement renforcé par cette pandémie », entretien, Le Monde 3 octobre 2020

[4] Pierre Charbonnier, Abondance et liberté, une histoire environnementale des idées politiques, La découverte, 2020.

[5] Idéalement, bien entendu, cette mobilisation serait aussi celle des différents organes chargés de penser le futur / l’action publique. Pour l’Etat, par exemple, France stratégie, la DITP, la DGAFP…

[6] Voir le projet de loi ratifiant l’ordonnance n° 2020-921 du 29 juillet 2020 portant diverses mesures d’accompagnement des salariés dans le cadre de la fermeture des centrales à charbon, en Conseil des Ministres le 21 octobre 2020.

[7] Lire à ce sujet « Sans forcer les choses », d’Emmanuel Bodinier.

[8] Des gilets jaunes aux mobilisation citoyennes locales, notamment écologiques, on est à un point où ce n’est pas la faiblesse des signaux qui est en cause, mais bien la capacité des acteurs publics à entendre / intégrer les « signaux forts ». 

[9] Voir « Que peut l’Etat face à l’impensable ? », intervention de Romain Beaucher dans le cadre de la Chaire Transformations de l’action publique de Sciences Po Lyon (8 minutes).

[10] Voir Camille Peugny, dans cet entretien à Marianne.

[11] Vous pouvez écrire à contact@vraimentvraiment.com. Merci !

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Précarités et confinement : « il a fallu faire vite, sans prétention d’excellence »

Temps de lecture : 6 minutes

Dans la continuité du projet Réflexes Publics initié par les agences Vraiment Vraiment et Partie prenante avec la 27ème Région, cet article revient sur l’expérience déployée pendant la crise par la Métropole d’Aix Marseille Provence. Il s’agit d’une contribution de deux agents du Lab de la Métropole, pour alimenter le débat sur les capabilités publiques créées au sein d’une jeune collectivité territoriale. Elle nous apparaît d’autant plus précieuse et utile que le second confinement et ses conséquences sociales génère des problèmes comparables à ceux abordés ici, partout.

L’initiative partie d’une petite équipe regroupant des agents de quelques directions préoccupés par l’urgence sociale dans les quartiers prioritaires de la Politique de la Ville pourrait s’apparenter à « une prise d’initiative frugale sans permission » évoquée dans un précédent article[1]. Pourtant, la démarche reposant sur des principes de renouveau de l’action publique et de résilience avait été pensée quelques mois auparavant. L’explosion des précarités à partir de mars 2020 a déclenché de façon spontanée la mise en application d’un nouveau modèle de penser et faire inclusion – la Métropole des Possibles – ainsi que la mise en mouvement de son Lab et de sa communauté.

Des réponses hors normes

Alors que le 16 Mars 2020, la France est plongée dans un confinement généralisé, la Région Sud, la Ville de Marseille et la Métropole d’Aix-Marseille Provence subissent une violente cyberattaque qui paralyse une partie des systèmes informatiques. Pourtant, des réponses rapides s’imposent face à l’urgence, notamment alimentaire, qui se manifeste dans les quartiers les plus fragilisés de la Métropole. S’appuyant sur ses compétences en matières de cohésion sociale et de Politique de la Ville, les actions qui se mettent en place sont dictées par une approche pragmatique des besoins :

  • Mise en place de mesures d’urgence et de subsistance mobilisables, dématérialisées et réactives dès le 24 mars via le Fonds d’Aide aux Jeunes pour les 18/25 ans de la Métropole (dérogation réglementaire pour les étudiants en situation de précarité, boursiers ou non),
  • Développement d’une aide exceptionnelle dans le cadre du Fonds de Solidarités Logement pour lutter contre l’endettement locatif lié au confinement pour les mois d’avril et mai (dérogation au quotient familial)
  • Déploiement d’un Plan d’urgence numérique – continuité pédagogique pour « reformer » une passerelle entre le système éducatif et les familles avec enfants scolarisés en école élémentaire (CP au CM2). Cette démarche s’est appuyée sur un appel aux dons auprès des entreprises du territoire pour du matériel informatique (ordinateurs, tablettes, imprimantes voire smartphone) déclassé mais de bonne qualité. En une semaine, cette action a permis de rassembler plus de 200 appareils à destination des familles précarisées
  • Élaboration d’une stratégie d’urgence alimentaire en direction des familles les plus précaires sur l’ensemble des QPV à l’échelle du territoire métropolitain durant les 4 semaines de la période de confinement, et croisant les problématiques des agriculteurs locaux quant à l’écoulement de leurs stocks

Cette réponse illustre toute la force de ce nouveau modèle qui suppose que l’administration et ses agents raccrochent l’ensemble des initiatives et viennent s’associer aux énergies focalisées sur un même enjeu. En quelques semaines, il a ainsi été possible de mobiliser plus de 200 acteurs associatifs et institutionnels (Centres sociaux, Banques alimentaires, URIOPS, écoles, associations de proximité, CCAS, CD13, …) pour construire un réseau de distribution sur 180 sites différents (16 villes). Au final, près de 7700 paniers de fruits et légumes ont été distribués chaque semaine durant un mois, soit 70 tonnes de denrées. Entre 21 000 et 30 000 personnes par semaine ont pu être aidées.

Un nouveau modèle d’action publique territoriale

Tout ceci n’aurait pas été possible sans l’implication sans faille des agents et de leurs partenaires qui ont bien souvent dépassé le cadre de leur fonction et de leur travail. Les réflexes de solidarité en interne et en externe ont joué à plein pour arriver à répondre de façon ciblée à la précarité alimentaire dans les quartiers de la Metropole. Ce sont près de 11 DGA (DUST, Agriculture, Eco emploi, Administrative, Juridique, DRH, Finance, Moyen généraux, Communication, INSI, Projet Métropolitain…) qui ont œuvré à la réussite de ces opérations, avec une transversalité et une agilité inhabituelles.

Localement, les premières mesures d’urgence mises en œuvre sur la question alimentaire par les services de l’Etat et les collectivités locales ont fait l’objet de ciblage moins fins, s’appuyant sur les équipements d’action sociale sans engager de démarche d’aller vers. En complémentarité à cette première offre, la Métropole d’Aix – Marseille Provence a eu un rôle moteur dans l’écosystème public et privé local par :

  • L’élaboration d’un modèle de supply chain inter-acteurs (associatif, institution, citoyen) sur laquelle se sont appuyées d’autres institutions comme la Ville de Marseille ou le Conseil départemental des Bouches du Rhône pour la distribution de couches pour enfants ou de denrées sèches,
  • L’émergence d’alliances nouvelles public – privé dans la dynamique métropolitaine comme la Fondation de France, et la Fondation de Marseille impliquées dans la logistique de distribution assurée par l’association Bou’Sol, Pain et partage.

Par certains aspects – coordination et logistique– les opérations ont pu s’apparenter à de l’action humanitaire directe prenant appui sur l’ingénierie de la Politique de la Ville. Coordonné par le service Cohésion sociale pleinement mobilisé, le maillage territorial et les partenariat tissés ont permis de toucher les territoires les plus « éloignés », impliquant une grande agilité dans les modes de penser et d’agir.

Dès le début de la crise, la MAMP s’est positionnée comme un ensemblier à l’échelle des Quartiers Politique de la Ville du territoire métropolitain, en complémentarité des actions déployées par ailleurs. Le travail inter-partenarial durant la période a été très engagé, les agents de la Métropole s’étant mis au service des objectifs à atteindre et des autres partenaires parmi lesquels des collectifs citoyens (boucle whatsapp de 67 contacts créée par Marseille Solutions, à l’intersections de plusieurs réseaux).

Une brique du Plan de relance et renouveau

Le besoin a dicté l’action et la façon de faire. Il a fallu faire vite, sans prétention d’excellence mais avec une rapidité imposée par la situation sanitaire et sociale. Alors que des critiques acerbes fustigent la réactivité des acteurs publics, quelques exemples comme celui-ci permettent d’entrevoir de nouvelles conceptions de politiques publiques. Leur caractère résilient s’est exprimé dans l’urgence du faire. Les solidarités variées et multiples qui se sont exprimées durant la crise sont autant de points d’appui pour demain. Mais le défi reste devant nous. A la crise économique va succéder une grave crise sociale dont les solutions sont à imaginer dès aujourd’hui

La Métropole des Possibles figure aujourd’hui comme l’une des briques du Plan de relance et renouveau (AMP 2R) voté en Conseil métropolitain le 31 juillet 2020. Elle porte un enjeu de « Retisser le lien social, résorber les fractures (sociales, territoriales, numériques), et agir par l’éducation et l’insertion pour donner à chacun sa chance ». La cohésion sociale devra être une préoccupation des politiques d’aménagement et d’urbanisme dans la construction même de la ville.

Cet exercice d’anticipation né quelques mois avant la crise sanitaire illustre le changement de vision que nécessite aujourd’hui l’action dans les sites de la Politique de la Ville. Son plan d’actions, évolutif et contributif, représente le catalyseur de la démarche en identifiant 7 axes de développement pour lesquels l’inclusion apparaît comme un moteur : d’emploi, d’attractivité, de sécurité, de Ville durable, de participation, de financement, et d’efficacité.

Pour chaque item, il s’agit de comprendre les raisons qui doivent nous pousser à agir (les enjeux), ce qui se fait déjà ici et ailleurs (inspirations), les projets à inventer (trous dans la raquette) et les partenariats à mettre en place pour le faire. L’ensemble des actions sont tournées vers la recherche d’impacts dans une dynamique collective et ouverte. Chacun peut s’inscrire à son échelle dans un défi où chacun dispose d’un bout de la solution. Quelques projets phares résultant des ateliers présentent un caractère rassembleur et démonstrateur autour de quelques idées fortes :

  • [L’inclusion comme moteur d’emploi] un appel à manifestations d’intérêt sur « Les chAMPions de l’inclusion », afin d’identifier un Top 20 d’associations en capacité d’apporter des réponses à l’échelle sur la question de l’emploi soutenues par le Top20 des entreprises
  • [L’inclusion moteur d’attractivité] un projet ambitieux de Street Art monumental (galerie à ciel ouvert) dans les quartiers populaires métropolitain, impliquant un large partenariat 
  • [L’inclusion moteur de sécurité] l’expérimentation d’une approche de rupture radicale sur la question des réseaux de stupéfiants, impliquant des chercheurs spécialistes du sujet, la Police nationale, les Polices municipales, la Protection judiciaire de la Jeunesse
  • [L’inclusion moteur de ville durable] les QPVerts, idée très porteuse par l’imaginaire qu’elle appelle et qui doit passer à la phase de projet-cadre mettant mettre en cohérence toutes les ressources disponibles sur une approche de transition écologique dans les QPV (recycleries, éducation à l’environnement (place de la nature), agriculture urbaine et alimentation en circuits-courts, emplois « verts » …
  • [L’inclusion moteur d’efficacité] le lancement d’un anti appel à projets destiné à accompagner des talents et des projets du territoire sur la base d’un appui sur mesure, ou encore une étude sur les coûts évités à l’image du travail fait dans le cadre de l’opération Impact Jeunes / Ansa (600 K€ économisés pour la puissance publique)
  • [L’inclusion moteur de financement] la recherche de financements spécifiques auprès de Fondations internationales à l’image de JP Morgan (30 millions de dollars pour l’inclusion sous l’angle emploi / formation)
  • [L’inclusion moteur de participation] le budget participatif de fonctionnement et les appels à solutions mettant les habitants-usagers au cœur des réponses à leurs problèmes quotidiens.

Le Lab des Possibles, s’appuyant sur une équipe pluridisciplinaire composée d’agents territoriaux (DGA DUST et DGA Projet Métropolitain) mais également de personnalités extérieures (Cité Ressources, Fabrique du Nous, Agence d’urbanisme…), représente la fabrique permanente de la Métropole des Possibles. La méthode de travail s’appuie sur des techniques de design de service et prône une posture de facilitation caractérisée par la logique des « 5 C » (créativité, culot, coopération, confiance, convivialité).

L’ensemble de ces ingrédients ont fait recette durant le confinement sur le territoire métropolitain d’Aix Marseille. Ils sont plus que jamais indispensable pour relever les défis qui nous attendent et dont on ne connait pas encore l’ampleur exacte. Les réponses seront à construire à partir de nos ressources territoriales et dans le respect de nos natures. La recherche d’impacts positifs doit guider plus que jamais l’action publique, à toutes les échelles, et en embarquant le plus grand nombre.

Un article écrit par Rehda CALIFANO, Chef de service Cohésion sociale, et José DA SILVA, animateur du Lab des Possibles, avec le soutien de Nathalie N’DOUMBE, DGA en charge Développement urbain et Stratégie Territoriale et Christine BRUN, Directrice de la Politique de la Ville du Conseil de Territoire Marseille Provence.


[1] « Six pistes prospectives pour bâtir les capacités publiques post-covid » disponible en suivant le lien : http://www.la27eregion.fr/reflexes-publics-six-pistes-prospectives-pour-batir-les-capacites-publiques-post-covid/

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Sans forcer les choses

Temps de lecture : 6 minutes

Par Emmanuel Bodinier.

En septembre 2020 à Paris, à l’invitation de l’agence de design Vraiment Vraiment, une soirée rassemble une vingtaine de personnes travaillant autour des politiques publiques. La conversation s’engage sur les liens entre action publique et écologie. A un moment, Nicolas Rio rapporte une conversation que nous avons eu il y a quelques années sur le non-agir. Dans quelle mesure « ne pas agir » correspond-il à une forme d’action pour préserver la planète ? Comment sortir du dilemme politique où celui qui propose la construction d’un aéroport « agit » tandis que celui qui propose de préserver les terres agricoles « ne fait rien » ? Comment inciter à ne pas nuire alors que l’on attire des ressources fiscales uniquement en attirant habitants et entreprises ? Comment envisager que se taire pour laisser s’exprimer celles et ceux qui prennent moins la parole puisse être une forme d’action ?

La discussion collective a dévié sur le laisser-faire – position qui n’était défendue par personne autour de la table.  Aucun d’entre nous ne souhaite baisser les bras face à la destruction du vivant. A un autre moment, une personne a réinterprétée le non-agir comme un lâcher-prise face au besoin de contrôler, une notion proche mais qui ne recouvre pourtant pas la première.

L’expression non-agir vient du chinois « wu wei » composé de deux idéogrammes :

  • 無 wu: le dépouillement, le vide, l’indifférencié, il-n’y-a-pas
  • 為 wei : agir volontairement, agir-qui-force[1]

On trouve l’expression wu-wei chez Kong Fuzi – qu’on nomme souvent Confucius. Le parangon du Prince est celui qui, placé au centre, n’a plus à bouger pour que le monde soit gouverné.

Le Maître dit : « Qui, mieux que Shun, sut gouverner par le non-agir ? Que lui était l’action ? Il lui suffisait, pour faire régner la paix, de siéger en toute dignité face au plein sud »

Qui gouverne par sa seule puissance morale est comparable à l’étoile polaire, immuable sur son axe, mais centre d’attraction de toute planète[2].

Wu-wei est aussi une notion est centrale chez LaoZi [3]. Celui-ci compare cette forme d’action à un essieu, condition d’avancée de la roue. Le vide est le lieu de l’action.

Nous joignons des rayons pour en faire une roue, 
mais c’est le vide du moyeu
qui permet au chariot d’avancer.

Nous modelons de l’argile pour en faire un vase, 
mais c’est le vide au-dedans
qui retient ce que nous y versons.

Nous clouons du bois pour en faire une maison, 
mais c’est l’espace intérieur 
qui la rend habitable.

Nous travaillons avec l’être, 
mais c’est du non-être (wu) dont nous avons l’usage
[4]

Agir avec le vide. Comme si les mouvements du corps épousaient les courants d’un fleuve qui nous emportait. Sans perdre ses forces à résister aux tumultes ou à tenter de remonter à contre-courant. « Agir dans le non-agir » suppose d’arrêter de croire à notre toute-puissance, à notre maîtrise de situations dont nous ne sommes que l’un des éléments. Cela suppose d’arrêter de découper le réel en cases, d’arrêter de donner une primauté au calcul, à la volonté, à la rationalisation, d’arrêter de vouloir « forcer le cours des choses » comme le traduisent certains auteurs[5].

Wu Wei est une forme d’agir plus subtile que la maîtrise et le contrôle par l’action directe. C’est une action qui accepte les détours, en résonance avec les conditions présentes et en attention aux conséquences incertaines qui pourraient en découler. Ce qui demande un réajustement permanent. Combien de réunions où tout est décidé à l’avance, où tout est déjà rempli ? Combien de décisions publiques où l’urgence d’agir aggrave le problème ? Où l’intention d’un seul cherche à forcer les choses en s’activant vite et sans conscience de ses interdépendances ? La violence créant un sentiment de retrait, d’adhésion soumise ou au contraire de révolte inattendue.

On pourrait utiliser le terme quand on lit le portrait du général Koutouzov dans La guerre et la paix de Léon Tolstoï. Face à la Grande Armée de Napoléon, il reste immobile alors que tous autour de lui veulent entrer dans dans la bataille. Au cœur même de la guerre, il ne cherche pas l’affrontement mais attend que « les événements soient mûrs » et cherche à agir en suivant le « cours inéluctable des événements[6] ».

[Koutouzov] se mit à parler de la campagne de Turquie. – Que de reproches ne m’a-ton pas faits et sur la conduite de la guerre et sur la conclusion de la paix ! Pourtant l’affaire s’est bien terminée et fort à propos. Tout vient à point à qui sait attendre. Sais-tu que là-bas, il n’y avait pas moins de conseilleurs qu’ici, poursuivit-il, en insistant sur un sujet qui paraissait lui tenir à cœur. Ah ! Les conseilleurs, les conseilleurs ! Si on les avait tous écoutés, nous n’aurions ni fait la paix ni mis fin à la guerre. A les en croire, il fallait aller vite, mais aller vite c’est souvent traîner en longueur. Si Kamenski n’était pas mort, il aurait été perdu. Il lui fallait trente mille hommes pour emporter les forteresses. La belle affaire que de prendre une forteresse ! Ce qui est difficile c’est de gagner la campagne. Et pour cela point n’est besoin d’attaquer ni d’emporter d’assaut, ce qu’il faut c’est la patience et le temps. Kamenski a lancé ses soldats contre Roustchouk, mais moi en ne me servant que de la patience et du temps, j’ai pris plus de forteresses que Kamenski et j’ai fait manger aux Turcs de la viande de cheval. – Il hocha la tête. – Et crois-moi, j’en ferai manger aussi aux Français, conclut-il avec animation en se frappant la poitrine. Et, de nouveau, des larmes brillèrent dans ses yeux.

– Il faudra bien pourtant accepter la bataille ? dit André.

– Sans doute, si tout le monde le désire… Mais crois-moi, mon cher, il n’y a rien qui vaille ces deux soldats, la patience et le temps ; ce sont ceux qui feront tout. Mais les conseilleurs n’entendent pas de cette oreille-là, voilà le mal. Les uns veulent, les autres ne veulent pas. Alors, que faut-il faire ? – Il s’arrêta, dans l’attente d’une réponse. – Voyons, qu’est-ce que tu ferais, toi ? Insista-t-il, et une expression intelligente, profonde, brilla dans ses yeux. – Eh bien, je te dirai, ce qu’il faut faire, continua-t-il comme André ne répondait toujours pas. Je vais te dire ce qu’il faut faire et ce que je fais. Dans le doute, mon cher, abstiens-toi, prononça-t-il en espaçant ses mots. […]

Sans qu’il sût  au juste pourquoi, André, après cet entretien, retourna à son régiment absolument rassuré sur la marche générale des affaires et confiant en celui qui la dirigeait. Ce vieillard ne gardait pour ainsi dire que des habitudes passionnelle ; l’intelligence, qui a tendance à grouper les faits pour en tirer les conséquences, était remplacée chez lui par la simple capacité de contempler les événements en toute sérénité. Plus André constatait cette absence de personnalité, plus il était convaincu que tout irait pour le mieux. « Il n’inventera ni entreprendra rien, se disait-il ; mais il écoutera et se rappellera tout, mettra tout à sa place, n’empêchera rien d’utile, ne permettra rien de nuisible. Il comprend que sa volonté personnelle, à savoir le cours inéluctable des événements ; il a le don de les voir, d’en saisir l’importance, et sait en conséquence faire abstraction de sa propre volonté, la diriger, pour ne point intervenir, vers un autre objet. »

Comme Laozi, Tolstoï n’envisage pas le pouvoir à travers la volonté consciente d’un archer qui, dans un contexte donné, tendrait l’arc et lancerait sa flèche sur une cible fixe. Agir sans forcer les choses correspond plutôt à une personne qui se rend attentive et distante au vent, aux émotions intérieures, à la texture du bois, à la lumière du jour, au paysage odorant, à ceux qui s’agitent à ses côtés… Un archer qui tient la corde tendue, sans forcer, faisant le vide avec sourire et sachant lâcher la corde au bon moment[7]. Sans fuite face à l’adversité, sans abaisser son arc face à la violence du réel. Une autre forme de courage.

Encore une fois : agir sans forcer les choses ne consiste pas à se tourner les pouces. Face au Covid-19, il fallait et il faut encore agir sans faiblesse. Mais il y a plusieurs manières de le faire. Pourquoi ne pas s’être appuyé sur les capacités d’initiatives des collectivités locales et des associations en partageant décisions et responsabilités ? Fallait-il tout miser sur des sanctions financières et des certificats de sortie que l’on se signait à soi-même par peur de l’amende ? Agir par la force produit des résultats de court terme mais ceux-ci épuisés, l’impuissance gagne et on se trouve désemparé. Agir autrement suppose d’imaginer des systèmes d’irrigation durables plutôt que d’arroser de manière intensive à partir d’un seul puit[8]. Chacun de nos gestes contient déjà en germe le long terme. Ne pas bouger peut être déjà porteur d’une efficacité parfois plus grande que l’agitation éperdue face aux tourments qui nous traversent.

Je ne sais pas comment la notion de wu-wei peut enrichir l’avenir de l’action publique. Elle provoque souvent incompréhensions et mésinterprétations. A nous de trouver pas à pas une autre manière d’agir qu’un volontarisme étriqué et stérile. A nous de trouver une manière de vivre, de produire, de penser, de nous gouverner sans forcer les choses.


[1]Cf Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Points Seuil, p.133 et p.190-191

[2]Confucius, Entretiens, XV, 4 et II, 1

[3]La notion apparaît dans 57 des 81 poèmes de Laozi

[4]LaoZi, Tao Te King. Un voyage illustré, Synchronique éditions, poème n°11. Un autre auteur dit taoïste, ZhuangZi comprend lui wu wei comme un principe visant à se désengager du politique, à refuser de participer aux affaires humaines. LaoZi a inspiré le plus grand théoricien légiste chinois Han Feizi qui a interprété wu wei comme un principe de non-interférence mais aussi sur un ordre fondé sur l’ignorance des gouvernés.

[5]Jean-François Billeter, Contre François Jullien, Paris, Allia, 27 avril 2006.

[6]J’emprunte la formule à Tolstoï dans La guerre et la paix, NRF, La Pléiade, 1951, Trad. Henri Mongault, p.973. Extrait p.972-973

[7]Le vide est pris en compte dans les arts martiaux. Voir par exemple Traité des cinq roues de Musashi Myamoto (1645)

[8]Baptiste Morizot, Manières d’être vivant: enquêtes sur la vie à travers nous, Arles, Actes sud, coll.« Mondes sauvages, pour une nouvelle alliance », 2020.

Illustration : Lille, Friche saint sauveur. Photo par Velvet. Licence Creative Commons.

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Culture Futurs Transformation publique

Culture : pour un été de refondation

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Puisque les mois qui viennent ne ressembleront à aucun autre et que les périls sont encore aggravés, l’Etat, les collectivités territoriales et l’ensemble du secteur culturel gagneraient à en faire une saison de refondation. Avec une ambition, une approche et des méthodes radicalement différentes des tentatives précédentes. Par Céline Danion, consultante en projets culturels, co-coordinatrice du pôle culture de Terra Nova, ancienne directrice déléguée du Centre dramatique national de Saint-Denis, ancienne conseillère auprès de la ministre de la culture.

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Futurs Transformation publique

Pour nos enfants, pas de priorité au désendettement

Temps de lecture : 6 minutes

Par Montluc, pseudonyme d’un Haut fonctionnaire du Ministère des Finances français.

Les leçons de la crise financière n’auront été qu’à demi apprises si, après avoir réagi beaucoup plus rapidement et de façon coordonnée qu’en 2009-2012, les Européens devaient ensuite retomber dans la passion triste de la réduction rapide de la dépense publique et de l’austérité sans fin. Au-delà du risque pour l’économie et les moins bien lotis d’une telle stratégie, c’est bien la définition du rôle et du périmètre de l’Etat qui est en jeu. L’accélération du rythme des chocs économiques, pandémiques et climatiques risque de réduire l’Etat à un rôle d’amortisseur en temps de crise et d’ordonnateur de la réduction des services publics et de la sécurité sociale par temps calme. 

On respire un peu mieux ces derniers jours dans les espaces confinés où l’on suit les décisions prises par les autorités européennes pour amortir le choc économique causé par la pandémie du COVID19. Les leçons de l’échec de la réponse européenne à la crise financière venue des Etats-Unis en 2008 semblent avoir été en partie retenues. La BCE de Christine Lagarde aura réagi en moins d’un mois quand la BCE dirigée par Jean-Claude Trichet, enfermée dans une orthodoxie aveugle et sous la pression des membres les plus conservateurs de son directoire, avait tant tardé à prendre la mesure du choc. Les Ministres des Finances ont annoncé un plan de plus de 500 Mds d’euros pour faire face aux « coûts directs et indirects » de la pandémie. Dans le sombre moment où nous sommes, alors que le nombre de décès augmente chaque jour et le chômage croît fortement, on ne peut qu’être soulagé par la vitesse et l’ampleur des mesures européennes. Et se féliciter que la France joue, encore une fois, un rôle pivot pour pousser des mesures de solidarité entre pays Européens.

Pourtant, il est bien trop tôt pour crier victoire. Réagir rapidement et fortement à un choc économique par des mesures de soutien, soient-elles budgétaires ou monétaires, correspond au b.a.-ba de la politique économique. Et il existe un consensus entre les économistes, les administrations nationales et les organisations internationales en faveur de telles mesures. 

Le vrai défi est devant nous : celui de la sortie de criseEt sur ce front, on peut être moins confiant sur le fait que les leçons du précédent choc ont été retenues. En effet, même si l’objectif devait être un simple retour à la croissance telle que nous la connaissions avant la crise, une des conditions du succès de la réponse publique à un choc économique est son maintien aussi longtemps que l’activité économique n’a pas redémarré et que la dépense publique doit se substituer à la dépense privée pour maintenir la demande. Un large consensus[1] existe aujourd’hui pour reconnaître qu’une des erreurs commises à la suite de la crise financière a été la décision du G20 de débuter trop tôt, dès 2010, la réduction des déficits publics. La pente de baisse du déficit alors adoptée était par ailleurs excessive[2]. En 2010 et 2011, les Européens ont donc arrêté trop précocement leurs mesures budgétaires de soutien à l’économie, contribuant ainsi à causer la rechute du continent dans la récession. L’augmentation du taux directeur par la BCE en 2011 restera probablement également dans les annales des mauvaises décisions de politique monétaire. Pour la France, il a sans doute été insuffisamment réfléchi aux conséquences économiques, sociales mais aussi électorales, à la priorité donnée à l’objectif de réduction du déficit pendant les deux premières années du quinquennat de François Hollande, alors même que la croissance française était proche de 0[3].

Quelle politique économique prépare-t-on pour l’après-crise ? Si tout le monde s’accorde sur le fait que la baisse de la dépense publiques a été excessive et trop précoce après la crise financière, comment lire les récentes déclarations du Gouverneur de la Banque de France selon lequel « Le traitement des dettes héritées de la crise supposera nécessairement un effort budgétaire rigoureux avec des dépenses publiques enfin plus sélectives. » [4] ? Outre la question de savoir si une autorité chargée de la politique monétaire est légitime à se prononcer sur le niveau et l’utilisation de la dépense publique, le message semble bien viser à préparer dès à présent à une politique de baisse rapide de la dépense publique. On peut y voir une conséquence de l’échec anticipé de la proposition, poussée notamment par la France, d’un endettement commun des Européens pour faire face à la crise sous la forme de l’émission d’Eurobonds ou plutôt de Coronabonds[5]. Cette proposition, qui permettrait d’éviter que chaque Etat ait à supporter seul le poids de l’endettement généré par la crise et de faire baisser le coût de l’endettement pour les pays perçus par les marchés comme plus fragiles, est pour l’heure repoussée par les pays qui s’opposent à ce qu’ils perçoivent comme un pas décisif vers une forme de fédéralisme budgétaire (essentiellement les Pays-Bas et l’Allemagne). Aussi souhaitable soit-elle, l’émission d’une dette commune européenne ne permettra pas à elle seule d’éviter la question du rythme du remboursement de la dette. En effet, qu’elle soit française ou européenne, cette dette devra in fine être remboursée. Par ailleurs, les pays européens auront, dans tous les scénarios, un niveau de dette publique nationale nettement plus élevé après le choc causé par le COVID19. 

Ne nous y trompons pas, le risque existe d’un scénario grec pour l’ensemble de l’Europe quand le COVID19 sera vaincu. Le risque est grand que le fétichisme de la réduction de la dette publique, la doxa de la gestion en bon père de famille et les appels à « l’effort » prennent le pas sur les leçons de l’histoire économique et sur l’urgence écologique. On peut déjà imaginer 10 prochaines années pendant lesquelles les Ministres des Finances de la Zone Euro ne débattront plus que de comment accélérer la baisse des déficits et des dettes publiques. Et la dégradation de l’image de la coopération européenne qui s’en suivrait.

Réfléchissons donc à la rationalité macroéconomique d’une baisse rapide du déficit et de la dette publics après la crise. Selon les dernières projections disponibles, le déficit public en France atteindra 9% du PIB en 2020. La dette publique dépassera nettement 100% du PIB. Ce niveau est-il réellement problématique et justifie-t-il une « dépense publique plus sélective » ? L’analyse économique et les politiques économiques connaissent depuis la crise financière un bouleversement considérable du fait d’une situation qui ne correspond pas à ce que les manuels d’économie orthodoxes enseignent. Les chercheurs en science sociale parleraient d’un changement de paradigme. Et l’un des principaux bouleversements tient justement à la difficulté à identifier un niveau souhaitable de dette publique dans un contexte où les Etats perçus comme les plus solides, dont la France, s’endettent à des taux très faibles voire négatifs. Un des échecs les plus retentissants de la recherche économique sur la période récente est celui de deux économistes américains, qui faisaient figure de référence, pour déterminer le niveau de dette publique au-delà duquel les Etats ne devraient pas aller[6]. Les économistes ne sont en réalité pas en capacité de déterminer le « bon niveau de la dette publique » auquel il faudrait revenir rapidement. A l’inverse, la démonstration la plus claire et la plus convaincante pour tirer les leçons du nouvel environnement post-crises financière est celle d’Olivier Blanchard, ancien chef économiste du FMI, qui démonte la croyance, affectionnée et répétée ad nauseam par certains décideurs, selon laquelle notre dette d’aujourd’hui se transformera en « fardeau pour nos enfants »[7].  En effet, en l’absence de risque inflationniste, alors que la liquidité est abondante sur les marchés et alors que les taux d’emprunt des Etats sont historiquement bas, les conditions sont remplies pour préparer l’avenir au moyen de l’emprunt et de l’investissement publics et il est faux de dire que l’augmentation de l’endettement public aujourd’hui pénalisera nos enfants demain.

Au-delà raisonnement économique, l’accélération des chocs économiques, pandémiques et écologiques, offre une opportunité à ceux qui croient nécessaire une réduction du rôle et du poids de la sphère publique de la mettre en œuvre, selon la stratégie du choc théorisée par Naomi Klein[8]. L’Etat serait alors réduit à un rôle de prêteur de dernier ressort de la sphère privée. Son action lors des tempêtes aurait pour corollaire une réduction de son rôle par temps calme, au nom du rétablissement des comptes publics. Dans ce scénario noir, chaque choc rendrait la réduction de la dépense publique plus urgente lors des périodes de retour au calme et nous assisterions à un amoindrissement graduel des services publics, de la sécurité sociale, ainsi qu’à la disparition de toute marge de manœuvre pour financer la transition écologique et sociale de notre modèle de développement. C’est pourquoi il est essentiel d’affirmer dès à présent que le désendettement rapide ne devra pas être la priorité à la suite de la crise actuelle. Et pour les forces de gauche de préparer une politique économique alternative à la politique mise en œuvre entre 2012 et 2017, et à celle qui se prépare, si elle devait revenir au pouvoir en 2022. L’endettement public doit être pleinement mobilisé, non seulement pour permettre de sortir plus rapidement de la crise en cours mais, au-delà, pour financer les investissements nécessaires à la transition écologique et donc assurer à nos enfants une société plus prospère et plus vivable.


[1] Pour l’autocritique du FMI, voire notamment le rapport IMF advice on unconventional monetary policies. Evaluation report, 2019. Pour une recension plus complète de cet épisode voire Crashed: Comment une décennie de crise financière a changé le monde, Adam Tooze, Les belles lettres, 2018 

[2] Au sommet de Toronto en juin 2010, les économies avancées du G20 « se sont engagées à mettre en place des plans budgétaires qui auront pour effet de réduire d’au moins de moitié les déficits d’ici 2013 ».

[3] En 2012 et en 2013, alors que la croissance s’élevait à 0,3% et que le chômage augmentait, ce qui aurait dû justifier des actions de soutien à l’activité, le choix a été fait – notamment sous la pression européenne et après avoir renoncé à la renégociation du  traité budgétaire européen- de privilégier la baisse du déficit avec un important effort de baisse de 1,3 point de PIB en sur les deux années en nominal et de 1,7% en structurel (c’est à dire en pourcentage de la croissance potentielle).

[4] Dans une tribune dans Le Monde daté du 8 avril

[5] Pour une proposition détaillée voir notamment Time for a corona fund,  Shahin Vallée , 2020:  https://dgap.org/en/research/publications/time-corona-fund

[6] Carmen Reinhart and Ken Rogoff ont dû reconnaître que, du fait d’erreurs de calcul, ils ne parvenaient pas à déterminer de façon probante que la croissance ralentissait lorsque le niveau de dette publique était supérieur à 90% du PIB.

[7] Voir l’entretien très pédagogique donné aux Echos en juillet 2019 : https://www.lesechos.fr/economie-france/budget-fiscalite/un-depassement-du-deficit-public-prevu-de-la-france-nempechera-pas-les-marches-de-dormir-1034626

[8] La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Naomi Klein, 2008, Actes Sud 

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Futurs Mobilités Transformation publique

« Plan de relance » : chèques en vert ou chèques en blanc ?

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Par Sébastien Delpont, directeur de Energiesprong France et directeur associé de GreenFlex.

Voici venu le printemps, et avec lui le dégel. Entre larmes, courages et peines, on voit fleurir les appels engagés à penser « le monde d’après ». Qui ne le souhaiterait pas ? Mais pour passer de l’émotion à l’action, il va nous falloir cadrer vite l’alignement entre un nécessaire plan de relance et le Green Deal. En ces temps mouvementés, certains irresponsables poussent en effet à une relance via un relâchement des réglementations ou fiscalités environnementales : les climato cyniques, ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnait. Reculer pour mieux nous effondrer, alors que nous devons sauter, c’est terrifiant. Il est l’heure de montrer les crocs pour éviter de nous faire berner, on ne nous fera pas passer de verdâtres vessies pour de vertueuses lanternes. Depuis des années, les intentions sont là : nos gouvernants déclarent que la maison brûle, que nous regardons ailleurs et que nous devrions accélérer la transition écologique. Mais pour passer de vœux pieux et certainement sincères à des engagements dignes d’une économie de guerre ou d’après-guerre, ça coince – ce sur quoi nous alarme à raison Greta Thunberg. C’est faire preuve d’aveuglement que de croire que l’on pourra toujours attendre pour agir, trop de décideurs ont peur de changer alors que c’est l’immobilisme qui est la position la plus risquée. Trois mesures fondamentales vont être à prendre dans les semaines à venir pour que le plan de relance public en préparation soit un véritable levier de transition écologique et solidaire.

Osons choisir les filières à relancer

Certes les filières automobiles et aéronautiques ont beaucoup souffert mais peut-on raisonnablement aujourd’hui – au vu de leurs impacts – y réinjecter plus d’argent que dans la filière ferroviaire, les transports en commun urbains ou le développement du vélo ? Il va falloir investir dans les infrastructures de transport mais dans celles dont le monde aura besoin demain. Il y aurait une profonde distorsion de concurrence intersectorielle à ce que les modes de mobilité les plus polluants soient plus aidés que les autres. Il est essentiel de s’en tenir a minima dans ces répartitions d’investissements sectoriels à l’équilibre proposé par la Stratégie National Bas Carbone, mise à jour par l’Etat en janvier 2020. Il est indécent d’entendre des décideurs dire qu’il faut « maintenir l’envie de prendre l’avion », l’avion est un moyen de déplacement nécessaire pour certaines destinations, il ne peut pas être un but. On relancera plus durablement les filières de la restauration et du tourisme de notre pays en incitant à aller passer des week-ends gastronomiques en Bretagne en train plutôt qu’en promouvant le retour à des week-end à Ibiza en vol low-cost. Tous les secteurs d’activités ayant eu des difficultés ne devront pas être aidés avec la même intensité : ils devront l’être en regard de leur impact environnemental et de leur utilité sociétale demain, et non pas en regard de leurs pertes d’aujourd’hui. Et soyons ouverts pour soutenir les acteurs qui voudront se diversifier dans de nouvelles activités bas carbone, accompagner la reconversion des acteurs des secteurs les polluants est essentiel.

Fixons des exigences écologiques fortes à chaque secteur soutenu

Il faut considérer un soutien économique au secteur automobile français, mais seulement si celui-ci sert à accélérer la baisse des émissions de ses véhicules ou à promouvoir le co-voiturage, pas pour relancer les ventes de SUV diesel… De la même façon, pour rénover énergétiquement nos bâtiments nous aurons besoin des entreprises du BTP, réinjectons donc vite de l’argent dans le secteur mais en augmentant très fortement le niveau des exigences environnementales (carbone, énergie et économie circulaire notamment) associées aux travaux ainsi financés et en demandant des garanties de performance. Il nous faut passer des éco-pactes avec chaque filière pour transformer nos beaux discours en impacts : soutien économique public massif contre une accélération très marquée de leur transition, en aidant plus fortement les PME. Des éco-pactes de responsabilités avec de vraies éco-contreparties, pas de vagues intention d’être plus attentifs en termes de RSE . Et oser le zéro soutien pour les acteurs qui ne seraient pas engagés dans une trajectoire zéro carbone ou zéro impact. Ce n’est qu’en étant plus ambitieux dans nos exigences écologiques que l’on aidera les filières à préparer leur futur, à les rendre plus résilientes, à les mettre mieux en capacité de servir les plus fragiles d’entre nous et à créer ou maintenir durablement des emplois. Il faudra aussi nuancer ces exigences selon les types de soutiens publics mis en œuvre : subventions, prêts ou prises de participation au capital. La controverse de vendredi dernier à l’Assemblée nationale montre les limites de l’Etat actionnaire comme investisseur militant… il sera intéressant de cartographier la répartition des participations de l’Etat au prisme de la taxonomie verte que construit l’Union Européenne dans quelques mois et d’exiger sur cette base un repositionnement.

Déconfinons le plan de relance

Forçons une grande transparence de cette dimension écologique des plans de relance coordonnés de l’Europe, de l’Etat et des collectivités en innovant dans sa gouvernance. Nous pourrions donner un futur à la convention citoyenne pour le climat en lui confiant un rôle de suivi de ces initiatives en France. Les premières recommandations des 150 membres de cette convention montrent de leur part une maturité, une exigence et une lucidité dont on aurait tort de se priver pour réconcilier fin de mois et fin du monde dans ce plan de relance. L’utilisation d’argent public pour relancer l’activité privée peut avoir du sens, mais il faudra imaginer y faire une place claire à des représentations citoyennes : dans son suivi voire même dans un partie de son affectation (avec un volet participatif dans ce plan de relance ?).

On dit parfois qu’on ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens, mais aujourd’hui il va falloir dépenser pour sortir de nos ambiguïtés écologiques – mais pas n’importe comment – pour transformer nos belles paroles en actes. Passer de vouloir refonder notre terre sur des bases écologiques à faire sortir de terre des projets plus écologiques est à ce prix. Il est l’heure de faire des chèques en vert : une relance à coup de chèques en blanc ne ferait que nous affaiblir davantage.