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Futurs Transformation publique

Pour nos enfants, pas de priorité au désendettement

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Par Montluc, pseudonyme d’un Haut fonctionnaire du Ministère des Finances français.

Les leçons de la crise financière n’auront été qu’à demi apprises si, après avoir réagi beaucoup plus rapidement et de façon coordonnée qu’en 2009-2012, les Européens devaient ensuite retomber dans la passion triste de la réduction rapide de la dépense publique et de l’austérité sans fin. Au-delà du risque pour l’économie et les moins bien lotis d’une telle stratégie, c’est bien la définition du rôle et du périmètre de l’Etat qui est en jeu. L’accélération du rythme des chocs économiques, pandémiques et climatiques risque de réduire l’Etat à un rôle d’amortisseur en temps de crise et d’ordonnateur de la réduction des services publics et de la sécurité sociale par temps calme. 

On respire un peu mieux ces derniers jours dans les espaces confinés où l’on suit les décisions prises par les autorités européennes pour amortir le choc économique causé par la pandémie du COVID19. Les leçons de l’échec de la réponse européenne à la crise financière venue des Etats-Unis en 2008 semblent avoir été en partie retenues. La BCE de Christine Lagarde aura réagi en moins d’un mois quand la BCE dirigée par Jean-Claude Trichet, enfermée dans une orthodoxie aveugle et sous la pression des membres les plus conservateurs de son directoire, avait tant tardé à prendre la mesure du choc. Les Ministres des Finances ont annoncé un plan de plus de 500 Mds d’euros pour faire face aux « coûts directs et indirects » de la pandémie. Dans le sombre moment où nous sommes, alors que le nombre de décès augmente chaque jour et le chômage croît fortement, on ne peut qu’être soulagé par la vitesse et l’ampleur des mesures européennes. Et se féliciter que la France joue, encore une fois, un rôle pivot pour pousser des mesures de solidarité entre pays Européens.

Pourtant, il est bien trop tôt pour crier victoire. Réagir rapidement et fortement à un choc économique par des mesures de soutien, soient-elles budgétaires ou monétaires, correspond au b.a.-ba de la politique économique. Et il existe un consensus entre les économistes, les administrations nationales et les organisations internationales en faveur de telles mesures. 

Le vrai défi est devant nous : celui de la sortie de criseEt sur ce front, on peut être moins confiant sur le fait que les leçons du précédent choc ont été retenues. En effet, même si l’objectif devait être un simple retour à la croissance telle que nous la connaissions avant la crise, une des conditions du succès de la réponse publique à un choc économique est son maintien aussi longtemps que l’activité économique n’a pas redémarré et que la dépense publique doit se substituer à la dépense privée pour maintenir la demande. Un large consensus[1] existe aujourd’hui pour reconnaître qu’une des erreurs commises à la suite de la crise financière a été la décision du G20 de débuter trop tôt, dès 2010, la réduction des déficits publics. La pente de baisse du déficit alors adoptée était par ailleurs excessive[2]. En 2010 et 2011, les Européens ont donc arrêté trop précocement leurs mesures budgétaires de soutien à l’économie, contribuant ainsi à causer la rechute du continent dans la récession. L’augmentation du taux directeur par la BCE en 2011 restera probablement également dans les annales des mauvaises décisions de politique monétaire. Pour la France, il a sans doute été insuffisamment réfléchi aux conséquences économiques, sociales mais aussi électorales, à la priorité donnée à l’objectif de réduction du déficit pendant les deux premières années du quinquennat de François Hollande, alors même que la croissance française était proche de 0[3].

Quelle politique économique prépare-t-on pour l’après-crise ? Si tout le monde s’accorde sur le fait que la baisse de la dépense publiques a été excessive et trop précoce après la crise financière, comment lire les récentes déclarations du Gouverneur de la Banque de France selon lequel « Le traitement des dettes héritées de la crise supposera nécessairement un effort budgétaire rigoureux avec des dépenses publiques enfin plus sélectives. » [4] ? Outre la question de savoir si une autorité chargée de la politique monétaire est légitime à se prononcer sur le niveau et l’utilisation de la dépense publique, le message semble bien viser à préparer dès à présent à une politique de baisse rapide de la dépense publique. On peut y voir une conséquence de l’échec anticipé de la proposition, poussée notamment par la France, d’un endettement commun des Européens pour faire face à la crise sous la forme de l’émission d’Eurobonds ou plutôt de Coronabonds[5]. Cette proposition, qui permettrait d’éviter que chaque Etat ait à supporter seul le poids de l’endettement généré par la crise et de faire baisser le coût de l’endettement pour les pays perçus par les marchés comme plus fragiles, est pour l’heure repoussée par les pays qui s’opposent à ce qu’ils perçoivent comme un pas décisif vers une forme de fédéralisme budgétaire (essentiellement les Pays-Bas et l’Allemagne). Aussi souhaitable soit-elle, l’émission d’une dette commune européenne ne permettra pas à elle seule d’éviter la question du rythme du remboursement de la dette. En effet, qu’elle soit française ou européenne, cette dette devra in fine être remboursée. Par ailleurs, les pays européens auront, dans tous les scénarios, un niveau de dette publique nationale nettement plus élevé après le choc causé par le COVID19. 

Ne nous y trompons pas, le risque existe d’un scénario grec pour l’ensemble de l’Europe quand le COVID19 sera vaincu. Le risque est grand que le fétichisme de la réduction de la dette publique, la doxa de la gestion en bon père de famille et les appels à « l’effort » prennent le pas sur les leçons de l’histoire économique et sur l’urgence écologique. On peut déjà imaginer 10 prochaines années pendant lesquelles les Ministres des Finances de la Zone Euro ne débattront plus que de comment accélérer la baisse des déficits et des dettes publiques. Et la dégradation de l’image de la coopération européenne qui s’en suivrait.

Réfléchissons donc à la rationalité macroéconomique d’une baisse rapide du déficit et de la dette publics après la crise. Selon les dernières projections disponibles, le déficit public en France atteindra 9% du PIB en 2020. La dette publique dépassera nettement 100% du PIB. Ce niveau est-il réellement problématique et justifie-t-il une « dépense publique plus sélective » ? L’analyse économique et les politiques économiques connaissent depuis la crise financière un bouleversement considérable du fait d’une situation qui ne correspond pas à ce que les manuels d’économie orthodoxes enseignent. Les chercheurs en science sociale parleraient d’un changement de paradigme. Et l’un des principaux bouleversements tient justement à la difficulté à identifier un niveau souhaitable de dette publique dans un contexte où les Etats perçus comme les plus solides, dont la France, s’endettent à des taux très faibles voire négatifs. Un des échecs les plus retentissants de la recherche économique sur la période récente est celui de deux économistes américains, qui faisaient figure de référence, pour déterminer le niveau de dette publique au-delà duquel les Etats ne devraient pas aller[6]. Les économistes ne sont en réalité pas en capacité de déterminer le « bon niveau de la dette publique » auquel il faudrait revenir rapidement. A l’inverse, la démonstration la plus claire et la plus convaincante pour tirer les leçons du nouvel environnement post-crises financière est celle d’Olivier Blanchard, ancien chef économiste du FMI, qui démonte la croyance, affectionnée et répétée ad nauseam par certains décideurs, selon laquelle notre dette d’aujourd’hui se transformera en « fardeau pour nos enfants »[7].  En effet, en l’absence de risque inflationniste, alors que la liquidité est abondante sur les marchés et alors que les taux d’emprunt des Etats sont historiquement bas, les conditions sont remplies pour préparer l’avenir au moyen de l’emprunt et de l’investissement publics et il est faux de dire que l’augmentation de l’endettement public aujourd’hui pénalisera nos enfants demain.

Au-delà raisonnement économique, l’accélération des chocs économiques, pandémiques et écologiques, offre une opportunité à ceux qui croient nécessaire une réduction du rôle et du poids de la sphère publique de la mettre en œuvre, selon la stratégie du choc théorisée par Naomi Klein[8]. L’Etat serait alors réduit à un rôle de prêteur de dernier ressort de la sphère privée. Son action lors des tempêtes aurait pour corollaire une réduction de son rôle par temps calme, au nom du rétablissement des comptes publics. Dans ce scénario noir, chaque choc rendrait la réduction de la dépense publique plus urgente lors des périodes de retour au calme et nous assisterions à un amoindrissement graduel des services publics, de la sécurité sociale, ainsi qu’à la disparition de toute marge de manœuvre pour financer la transition écologique et sociale de notre modèle de développement. C’est pourquoi il est essentiel d’affirmer dès à présent que le désendettement rapide ne devra pas être la priorité à la suite de la crise actuelle. Et pour les forces de gauche de préparer une politique économique alternative à la politique mise en œuvre entre 2012 et 2017, et à celle qui se prépare, si elle devait revenir au pouvoir en 2022. L’endettement public doit être pleinement mobilisé, non seulement pour permettre de sortir plus rapidement de la crise en cours mais, au-delà, pour financer les investissements nécessaires à la transition écologique et donc assurer à nos enfants une société plus prospère et plus vivable.


[1] Pour l’autocritique du FMI, voire notamment le rapport IMF advice on unconventional monetary policies. Evaluation report, 2019. Pour une recension plus complète de cet épisode voire Crashed: Comment une décennie de crise financière a changé le monde, Adam Tooze, Les belles lettres, 2018 

[2] Au sommet de Toronto en juin 2010, les économies avancées du G20 « se sont engagées à mettre en place des plans budgétaires qui auront pour effet de réduire d’au moins de moitié les déficits d’ici 2013 ».

[3] En 2012 et en 2013, alors que la croissance s’élevait à 0,3% et que le chômage augmentait, ce qui aurait dû justifier des actions de soutien à l’activité, le choix a été fait – notamment sous la pression européenne et après avoir renoncé à la renégociation du  traité budgétaire européen- de privilégier la baisse du déficit avec un important effort de baisse de 1,3 point de PIB en sur les deux années en nominal et de 1,7% en structurel (c’est à dire en pourcentage de la croissance potentielle).

[4] Dans une tribune dans Le Monde daté du 8 avril

[5] Pour une proposition détaillée voir notamment Time for a corona fund,  Shahin Vallée , 2020:  https://dgap.org/en/research/publications/time-corona-fund

[6] Carmen Reinhart and Ken Rogoff ont dû reconnaître que, du fait d’erreurs de calcul, ils ne parvenaient pas à déterminer de façon probante que la croissance ralentissait lorsque le niveau de dette publique était supérieur à 90% du PIB.

[7] Voir l’entretien très pédagogique donné aux Echos en juillet 2019 : https://www.lesechos.fr/economie-france/budget-fiscalite/un-depassement-du-deficit-public-prevu-de-la-france-nempechera-pas-les-marches-de-dormir-1034626

[8] La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Naomi Klein, 2008, Actes Sud