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COVID-19 : le Lean fait partie de la solution, pas du problème

Temps de lecture : 7 minutes

Par Godefroy Beauvallet et Michael Ballé, co-fondateurs de l’Institut Lean France.

Plusieurs articles récents[1] accusent le mouvement lean d’être l’un des premiers responsables de la crise sanitaire du COVID-19 au motif que l’hôpital aurait été détruit par les flux tendus, et que l’absence ou de masques ou de tests s’expliquerait par le culte du zéro-stocks. Voilà qui est surprenant, puisque le lean est précisément une stratégie industrielle qui vise à développer un avantage compétitif par le développement des personnes. Cette montée en compétences des personnes est obtenue à travers la résolution collective des problèmes que rencontrent les clients, d’une part, et les employés dans leurs conditions de travail, d’autre part. Elle leur permet de se préparer aux changements avec sérénité et ingéniosité, ce qui est a priori plutôt un point positif face à la crise.

Ceci étant, le malentendu est compréhensible. Nombreuses sont les « mises en œuvre » du lean qui ne sont rien de plus que les vieilles recettes du cost-cutting et du management budgétaro-financier appliquées avec brutalité, sous le nom – abusif – de lean. Et tous les observateurs orthodoxes du lean (c’est-à-dire qui ont fait l’effort de comprendre vraiment ce qui marche chez Toyota et pourquoi) connaissent des imbéciles ou des criminels qui ont interprété le lean comme une méthode de brutalisation des rapports sociaux et une justification à prendre des risques inconsidérés. Les « mises en œuvre » superficielles et destructrices qui usurpent un peu partout le nom de lean ne découlent en rien de l’intention de créer une culture de la résolution de problèmes et de confiance mutuelle avec les collaborateurs et les clients. Il est donc naturel que plus de gens aient entendu parler pour la première fois de lean dans une diatribe en contre que dans La Stratégie Lean[2] ou un autre livre du canon orthodoxe.

Revenons au gemba, aux faits. Au japon, dans un rayon de 100 km autour de l’usine Lexus, on peut voir un tissu industriel foisonnant d’entreprises livrant les sous-traitants de rang 1 et de rang 2 – jusqu’à telle toute petite entreprise, qui tourne autour de trois presses mais n’en est pas moins cruciale pour la réussite de l’ensemble. Plus proche de nous, l’usine Toyota d’Onnaing a été dans les toutes-premières à recevoir le label Origine France Garantie, ce qui a impliqué des efforts très importants d’ancrage local et une logique de réduction des distances dans les flux pour que la production soit la plus autonome possible localement, pour les pièces mais aussi pour l’énergie et les fluides, par exemple l’eau.

Les entreprises qui composent ces réseaux autour d’une usine Toyota ont toutes des équipes qui s’occupent de « logistique ». Mais il ne s’agit pas de logistique telle que nous la connaissons. Notre logistique consiste avant tout à faire des prévisions, puis à gérer des stocks en fonction des approvisionnements possibles et des conditions négociées par les achats. L’activité logistique autour de Lexus (dont le nom complet est Production Control & Logistics) consiste à livrer un programme de production lissé de 15 camions par jour, non négociable, ce qui implique de résoudre une multiplicité de problèmes au quotidien. Cette discipline requiert des intervenants qu’ils apprennent comment les choses marchent vraiment, dans le concret, cas par cas, et à construire une véritable chaîne d’aide collaborative, spontanée et rapide… Laquelle, rodée sur des petits problèmes au quotidien, est disponible en cas de gros problème. C’est cette chaîne d’aide bien rodée qui devrait permettre à l’usine d’Onnaing d’être le premier site de constructeur automobile français à redémarrer, le 21 avril, avec des mesures concrètes et efficaces pour éviter la contagion : deux équipes et pas trois, port de masques et de visières, respect des distances… et même cendriers individuels pour les fumeurs pour éviter les regroupements pendant les pauses. 

Ces activités quotidiennes de résolution de problèmes, de travail sur la qualité, de fiabilisation des approvisionnements, d’optimisation des transports, etc. développent les gens et les rendent plus capables. C’est l’intention qui sous-tend l’ensemble des pratiques et disciplines du lean orthodoxe, qui est efficace grâce aux capacités ainsi acquises. 

Quel contraste avec ce que nous constatons aujourd’hui en France – et que le COVID-19 rend douloureusement évident : nous voyons à quel point le gouvernement et les directions des grands groupes sont incapables. Incapables de fabriquer des masques, contrairement à Taiwan, et incapables de les importer. Incapables de monter en charge sur les tests en recourant aux laboratoires de recherche, comme aux Etats-Unis, ou aux vétérinaires, comme en Allemagne. Incapables de mettre en place des solutions palliatives comme la stérilisation et le réemploi des masques FFP2 pratiquée par les Etats-Unis, le Canada ou les Pays-Bas. Incapables de mobiliser les intelligences sur l’étape suivante (le déconfinement diférencié)…  

Toute l’énergie de nos états-majors est tournée vers l’administration de la crise. Optimiser le recours au chômage partiel, comme cette entreprise ayant pignon sur rue et qui met 20% de ses salariés en chômage partiel, puisque l’Etat paye. Ou cette autre, composée de cols blancs pratiquant le télétravail, qui ment pour mettre au chômage partiel des salariés auxquels il est par ailleurs demandé de travailler. Et que dire de ceux qui estiment qu’ « il ne faut pas gâcher une bonne crise » et peaufinent au prétexte du virus des plans sociaux massifs (dans les agences bancaires) ou des reculs sociaux majeurs (35 heures, congés payés) dont ils rêvent depuis des décennies. Pendant ce temps, l’Etat administre le confinement, imaginant des formulaires de plus en plus sophistiqués, recourant à une contrainte policière de plus en plus brutale, imaginant des raffinements de cruauté pour séparer les familles – de leurs proches en EPHAD aujourd’hui, de leurs membres suspects de contamination demain. Il est pathétique de nous voir nous débattre avec notre bagage bureaucratique, qui fait dire à un acheteur hospitalier, au cœur de la crise : « je ne peux pas passer par les centrales d’achat car leurs délais de livraison sont de 35 à 70 jours. » Ou à ce hiérarque d’une agence critique du secteur de la santé, face à des industriels prêts à aider : « retrouvons-nous d’ici une semaine, puisque personne ne travaille pendant ce week-end de trois jours. »

Quels enseignements tirer de la crise ? On voudrait aujourd’hui nous pousser à choisir entre notre fonctionnement « administratif » traditionnel – celui de la « Grande Nation » napoléonienne, déjà décrié en son temps par Tocqueville, et dont on n’a pas la preuve qu’il a jamais vraiment marché – et la rationalité financière, qui l’empêche aujourd’hui. Mais les deux termes de l’alternative ont fait la preuve de leur inanité. L’hypothèse selon laquelle l’hôpital français marcherait bien en l’état, si seulement il était riche, n’est pas plus plausible que celle qui estime qu’il suffisait de le rendre pauvre (« starve the beast ») pour qu’il devienne enfin efficace. 

Les néo-libéraux comme les gauchistes vont émerger de la crise en appelant, une fois de plus, à la « débureaucratisation ». Mais on sait depuis Crozier (sinon Weber) que ce n’est pas le problème, puisqu’il faut bien s’organiser et qu’une organisation en vaut une autre (hors cas pathologiques), comme en témoignent les mouvements de va-et-vient des organigrammes. L’organisation bureaucratique peut être soit un soutien, soit un frein, selon son interprétation et selon les attitudes (cherchent-ils à aider ou à exploiter ?) de ses dirigeants. Il est vraisemblable, et déjà prouvé à de nombreuses reprises, qu’un chantier de débureaucratisation ne fait qu’empirer les choses, en abimant une machine déjà mal en point. Le problème de fond, c’est l’attitude des chefs dans le système : sont-ils capables ou incapables 

Le lean et son insistance sur le flux, la vitesse de réaction, l’agilité des processus, et in fine l’intelligence des personnes, permet d’imaginer une stratégie d’entreprise à la fois résiliente et efficace, qui repose sur : 

  • développer des gens pour les rendre capables de résoudre des problèmes au quotidien – mais oui, les gens savent faire des choses ;
  • animer des structures de coordination pour que les gens s’entraident, repèrent là où ça craque et s’y attaquent ensemble – ce que l’organisation actuelle empêche en morcelant les responsabilités au-delà de toute capacité de coordination – et encourager les initiatives créatives ;
  • s’intéresser de très près aux infrastructures critiques qui sous-tendent l’activité au quotidien, et s’en occuper en permanence ;
  • conserver une capacité de trésorerie (et des stocks) comme on conserve des réserves en stratégie, pour pouvoir les jeter dans la bataille en cas de crise et éviter de tout perdre au premier revers – plutôt que d’optimiser les stratégies financières en se servant du cash disponible pour soutenir la valorisation.

Car, rappelons-le, le lean est une méthode pour apprendre à changer avec intelligence et sans drame qui repose sur notre confiance en nos savoir-faire et notre capacité à travailler en équipe. Le flux tiré ne sert à rien d’autre qu’à s’obliger à pratiquer ces disciplines en continu. Et faire du « zéro stock » sans pratiquer ces disciplines ne fait que préparer des catastrophes, et ne correspond en rien à ce qui explique la réussite de Toyota. Pour tordre le coup à une conception bien erronée : bien entendu qu’il faut des stocks en lean ! Ils correspondent à la couverture des délais de réapprovisionnement (lead-time), ainsi que des risques. L’objectif de réduction des stocks n’est pas une fin en soi, mais le reflet de la volonté de réduire le lead-time en augmentant la flexibilité et la réactivité. Cette réactivité et cette flexibilité dont on a désespérément besoin en temps de crise.

Peut-on tirer du lean des recommandations pour la gestion de la crise sanitaire et ses conséquences économiques ? Déjà, qu’il s’agit de se battre contre l’épidémie, et pas contre la population, puisque c’est elle qui doit combattre, par son intelligence et son entraide. La panoplie des pratiques lean vient alors instrumenter la résolution de la crise comme autant de micro-solutions qui, mises ensemble, réduisent son intensité : 

  • faire évoluer nos pratiques d’hygiène (5S) ;
  • améliorer la détection du virus et son isolement (Jidoka) ;
  • assurer l’approvisionnement en EPI, respirateurs, produits pharmaceutiques (Just-In-Time) ;
  • rechercher les substitutions aux produits manquants (Problem Solving) ;
  • coordonner les activités (Teamwork) ;
  • soutenir et améliorer les initiatives locales pour engager tout le monde (Kaizen).

Bref, l’exact opposé de l’ « hyper-solution » du confinement généralisé, qui ne fait que compenser le fait qu’on ne sait pas mettre en œuvre cette liste d’action concrètes et efficaces. 

Mais comment faire progresser notre capabilité ? Comment former à être capables ? Voilà la question qui s’adresse aujourd’hui au mouvement lean orthodoxe[3]. La réponse implique sans doute notamment de faire mieux connaître les entreprises lean aujourd’hui actives en France, pour montrer ce que le mouvement lean orthodoxe a pu faire, avant et pendant la crise, et de démarrer dans la foulée des groupes de pratiques lean autour d’elles. Il est en effet possible d’avancer très vite et d’avoir de meilleurs résultats que beaucoup d’implémentations erronées, si l’on part d’emblée avec les bons principes : un petit groupe de volontaires qui se reconnaissent et s’entraident progresse rapidement.

Dans une crise, on ne s’élève pas au niveau de ses attentes, on retombe au niveau de son entraînement. Surmonter une crise d’envergure, et pour chaque entreprise y survivre, tient à nos capacités de coordination, d’apprentissage et d’encouragement. Et cela alors que la crise nous stresse, nous et nos organisations, et nous fait courir plus que jamais le risque de nous désunir et de nous désorganiser. Et c’est pourquoi, plus que jamais, il est temps de « passer au lean ». 


[1] L’article « Coronavirus : une biologistique des corps » d’Olivier Long paru le 6 avril 2020 dans le magazine en ligne Lundi.am en offre une brillante illustration. La diatribe « Les Connards qui nous gouvernent » de Frédéric Lordon sur son blog du Monde diplomatique le 19 mars 2020 propose une version moins fouillée de la même analyse. La tribune « Le Covid-19, révélateur de la tragédie du flux tendu », publiée le 2 avril 2020 par les sociologues Jean-Pierre Durand et Dominique Glaymann dans Libération, est une version plus classique des arguments anti-« flux tendus ».

[2] Michael Ballé, Daniel Jones, Jacques Chaize, Orest Fiume (2018) La Stratégie Lean : Créer un avantage compétitif, libérer l’innovation, assurer une croissance durable en développant les personnes, Paris : Eyrolles.

[3] Tel que défendu, par exemple, par l’Institut Lean France (https://www.institut-lean-france.fr/).

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Collectivités territoriales Soin et attention Transformation publique

Déconfiner l’État

Temps de lecture : 6 minutes

Confinés, certains d’entre nous se projettent dans « l’après ». Peut-être s’agit-il, pour ceux qui sont au balcon de la crise et de sa gestion d’être utiles, à leur manière, à l’effort collectif. En toute hypothèse, se projeter dans l’après, c’est prendre acte du changement décisif auquel cette crise nous contraint ou, selon les points de vue, nous invite.

Certains y voient la confirmation de leurs convictions préexistantes à la crise, des fragilités de la chaîne de production mondialisée au souverainisme sans vergogne des puissances américaines et chinoises jusqu’aux menaces sur la biodiversité et les zoonoses induites. D’autres soulignent comment certaines ruptures, jugées impossibles par la plupart des gouvernements des états développés en matière de lutte contre le changement climatique ou contre les inégalités économiques, sont revendiquées et (plus ou moins) mises en œuvre face à cette pandémie. Bien sûr celle-ci réveille les grandes peurs de l’histoire préindustrielle, fragilise le contrôle des nations et (surtout ?) frappe sans distinction de revenu ni de classe sociale. D’autres encore, et c’est l’objet de ce papier, s’intéressent aux leçons de cette crise et de sa gestion en termes d’action publique en France.

Ces leçons restent à construire tant il est difficile d’identifier à chaud les signaux structurants (et souvent faibles). De plus, les sources fiables et indépendantes nous manquent, hélas submergés certes de fake news mais plus encore d’une information descendante et auto-justificatrice émanant des exécutifs nationaux à des fins de propagande, à tout le moins par les Etats autoritaires. On notera que c’est bien l’élément (le seul ?) liant l’épidémie de Covid 19 et la guerre.

Alors, avant même « l’après », essayons de lister et d’aiguiser nos constats. Certains diraient qu’il faut avant tout porter un diagnostic, le vocabulaire médical se faisant langue commune. Peut-être apparaitra-t-il que l’Etat procède, dans cette crise, en fonction de ce qu’il peut faire (et non de ce qu’il faut faire) voire de ce qu’il peut dire dans une action souvent performative. 

L’état des services publics : face à la crise, un sujet de dimensionnement ou d’adaptabilité ?

Assez logiquement, l’endémique crise hospitalière des mois (années) précédents est revenue en force comme le facteur explicatif d’une crise faite de manque de places, d’équipements et de personnels : le désormais fameux « l’Etat compte ses sous, on comptera les morts » rappelé par Annie Ernaux. 

Or, sans minorer les longs effets du « gouvernement à la performance » ou « bureaucratie des nombres » pesant sur l’hôpital, il est difficile de juger du dimensionnement d’un service public à l’aune d’une crise exceptionnelle. C’est bien plutôt l’adaptabilité du service public (son agilité en langage plus contemporain) qui devrait constituer un ressort majeur pour faire face. 

Mais que constate-t-on ?

Par exemple, que le fonctionnement en silos des administrations et opérateurs nationaux, privilégiant en l’espèce l’hôpital sur la médecine de ville et sur l’hospitalisation/maintien à domicile ou en EHPAD comme l’illustrent les critères d’attribution des volumes de masques.

Ou encore, que les difficultés de coordination avec d’autres acteurs publics, à l’instar des collectivités territoriales, sollicitées certes pour assumer l’enjeu manifestement décisif que constitue la (désormais inutile) tenue du premier tour des élections municipales mais dans des relations toujours asymétriques y compris sur leurs champs de compétences (jeunesse, personnes âgées etc.) pour contribuer à la gestion de crise.

Sans oublier la difficulté (l’incapacité ?) à mettre en œuvre effectivement un dispositif de service public « élargi » comme l’illustre la réserve citoyenne dont on affiche fièrement le nombre de volontaires mais dont on peine à donner les réalités opérationnelles ; mais on pourrait aussi certainement développer cette question à l’aune de la (non) mobilisation des syndicats, des associations, des « entrepreneurs sociaux » etc. en tout cas de façon effective par l’Etat central.

Au final, se pose ici l’introuvable complémentarité entre acteurs publics, d’une part, et entre action publique et société civile, d’autre part, du fait de l’infantilisation de tout ce se trouve hors de la sphère étatique.

Le mode d’intervention : verticalité versus autonomie

On estime généralement que les temps de crise se prêtent à des formes d’intervention autoritaire ou en tout cas les justifient. L’Etat n’est-il pas le seul à même de prescrire les règles collectives indispensables face à une contamination qui plus est diffuse et de traiter rapidement d’enjeux « industriels » au sens propre (produire des masques, des équipements etc.) et figurés (gérer à une échelle massive des malades, des morts, des élèves, des salariés etc.).

Mais la verticalité martiale, certes amplifiée par la caisse de résonnance médiatique, est-elle réellement efficace et quels en sont les outils ?

Que constate-t-on ?

  • Que cette verticalité est aussi (surtout ?) un affichage comme le montrent plusieurs instructions, très diversement mises en œuvre, de l’usage de la désormais fameuse chloroquine à la fermeture des marchés en passant par le confinement en EHPAD .
  • Qu’il faut plutôt se réjouir que la crise favorise des prises d’initiatives locales, à côté et parfois à distance d’instructions officielles qui peinent assez logiquement à favoriser une adaptation nécessaire en temps réel, comme l’illustrent la production de masques « locaux » pour alimenter à proximité les structures médicales, le développement de circuits courts de distribution de produits alimentaires (en complément d’une distribution par les grandes surfaces soutenues par l’Etat), les initiatives de « continuité pédagogique » faisant fi des hiérarchies et outils ministériels, etc.
  • Que le seul domaine où se déploie pleinement la verticalité d’Etat, concerne le confinement et son contrôle, dont les données rendues périodiquement publiques visent bien sûr à maintenir une adhésion… contrainte mais semblent résonner comme autant de preuves (rassurantes ?) d’un Etat au front (contre les libertés publiques ?!). 

Il faudra un jour faire le recensement de l’« existentialisme étatique » à mesure de circulaires.

L’enjeu des services à la personne : de l’invisible au plus vital

Avec la crise mais dans le prolongement de la saga Uber, un coup de projecteur est donné sur l’exercice et la hiérarchie sociale des métiers, dont on peut espérer avec Dominique Méda qu’elle figurera à l’agenda de « l’après ». On touche là à ce que nos sociétés post-industrielles ne pourront jamais dématérialiser : les services directs aux personnes et les métiers de réseaux non mécanisables (de la collecte des déchets à certaines productions alimentaires).

Or, si l’Etat a tiré les leçons de la crise de 2008 en engageant rapidement un soutien public massif aux entreprises (financement généralisé du chômage partiel, report des créances et garantie publique des emprunts), il apparait que cette approche macro-économique n’épuise pas les besoins de continuité de la vie sociale (en période de crise mais aussi au-delà).

Que constate-t-on ?

  • Que l’Etat a plus aisément fermé les écoles et tous les lieux d’enseignement que suspendu le processus électoral en considérant que la modalité d’enseignement à distance était certes une forme dégradée mais suffisante pour assurer la continuité pédagogique (et le lien social scolaire) ;
  • Que l’Etat s’est focalisé sur ses seuls agents, y compris en énonçant des règles de prévention (port de masque par exemple) qui ont in fine alimenté des difficultés et appel au droit de retrait dans d’autres services publics (locaux), faisant fonction (médecine libérale) et non publics (logistique, réseaux etc.) cruciaux dans la continuité du pays ;
  • Que sur différentes questions majeures de la vie sociale, comme l’interdiction d’inhumation collective des morts en est l’exemple le plus extrême, l’Etat tend à se présenter comme indifférent au lien social. 

Identifier les faux-semblants qui brouillent le débat

Ces pistes de constats gagneraient à être complétées. Il faudrait les élargir à d’autres questions fondamentales pour l’action publique, qu’il s’agisse par exemple de la transparence des données (et de leur exploitation) ou de la place donnée à l’expertise scientifique actuellement engagée (instrumentalisée ?) dans un pas de deux avec le pouvoir exécutif démocratiquement peu lisible.

Plus encore, il serait utile d’aiguiser nos constats non pas seulement en creux mais en plein (ce que les initiatives prises localement nous apprennent). Un observatoire informel de la résilience des territoires est en train de se mettre en place – c’est bienvenu.

Enfin, il nous faudrait construire une espèce de carte mentale des niveaux territoriaux d’intervention pour dépasser le couple par trop binaire de l’« étatocentrisme » versus la subsidiarité locale à tout crin.

Mais à ce stade, veillons à identifier les « déplacements » qui nous brouillent les pistes et peuvent, à défaut, nuire à la clarté de la discussion.

  • La synecdoque qu’est le confinement au regard de la pandémie et de sa gestion.

Imposé par la perspective de voir l’hôpital submergé, le confinement est devenu le (nouveau) point de focalisation de l’action publique.

Il a l’avantage d’être la solution la plus simple à mettre en œuvre par l’Etat (l’Etat régalien, seul, agissant en majesté) qui en l’espèce a privilégié ce qu’il savait faire (fermer les écoles et déployer des forces de l’ordre). Ainsi c’est la population (acceptant d’être privée de ses libertés publiques) qui est venue au secours du service public (entendu comme le seul système hospitalier). Avec pour effets collatéraux que sa mise en œuvre a accru les difficultés de gestion de crise (l’accueil des enfants des forces de l’ordre en sus de ceux des personnels soignants dans les écoles ; le besoin de masques pour les forces de l’ordre, le maintien des activités des tribunaux pour les comparutions immédiates) voire aggravé la dissémination interrégionale du virus (départs massifs des classes créatives des grandes agglomérations vers le rural).

Il convient de noter que : 

  1. La sortie du confinement est désormais problématique et devient, à son tour, un objet de débats, de position.
  2. Le confinement ne répond pas aux enjeux d’immunisation de l’ensemble de la population, dans l’hypothèse (in-récusable à ce stade) d’une installation chronique du virus à chaque période hivernale.
  • L’analogie guerrière qui tend à inverser la cause (adopter des mesures coercitives faute de mieux) et la conséquence (qualifier la pandémie de guerre) – une sorte de chiasme ou d’asyndète.
  • L’euphémisation (le contre-sens ?), si mal venue, de la « distanciation sociale », en lieu et place de la distanciation « physique » alors mêmes que les ressorts sociaux sont une dimension clef des crises sanitaires et de leur résolution. Que faire de  ces mesures de « distanciation sociale » quand il s’agit de prendre en charge les personnes (celles qui sont seules à domicile, celles qui sont démunies ou à la rue, cellesqui sont à distance de l’école, celles qui sont confrontées à des violences familiales etc.)

Nul doute qu’en sortie de crise seront annoncés divers plans. Parions sur un plan de relance économique, un plan hospitalier, un plan EHPAD, un plan de stockage des équipements sanitaires, un plan de recherche sur les coronavirus, etc. Mais la résilience de « l’après » n’est-il pas à rechercher dans une réflexion sur les ressorts à réinventer de l’action publique : l’adaptabilité, la prise d’initiative et la relation à la société civile, l’intégration réelle des dimensions sociales et humaines.

Ce texte a été écrit par A., agent public.

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Futurs Soin et attention Transformation publique

Ne retournons pas à « la normale » !

Temps de lecture : 4 minutes

Par Fred Elias, pseudonyme d’un ancien élève de l’École normale supérieure.

L’Insee a confirmé mercredi 26 mars 2020 par sa note de conjoncture[1] que la récession économique qui accompagne la crise sanitaire sera sévère en France, avec une activité réduite de 35 % par rapport à la normale pour chaque semaine de confinement, ce qui porterait la récession à moins six points de PIB annuel pour deux mois de confinement.

Nous avons fait le choix collectif de freiner l’activité économique pour ralentir la propagation de l’épidémie et pour donner les meilleures chances de soins aux individus atteints par le virus. Ce choix le président Macron l’a explicité le jeudi 12 mars 2020 lorsqu’il a rappelé dans une allocution aux Français que tous les moyens nécessaires seraient mis en œuvre pour lutter contre la crise quoi qu’il en coûte et que la santé n’avait pas de prix.

Dans le contexte de l’après crise sanitaire, sont déjà connues un certain nombre d’initiatives pour « relancer » les activités économiques :

  • un plan national visant à assurer la liquidité et la solvabilité des entreprises impactées par le ralentissement de l’activité et assurer leur survie et leur capacité à investir ;
  • une autre action nationale visant à assurer la continuité des revenus des actifs salariés avec notamment un dispositif de chômage partiel ;
  • un plan qui s’esquisse au niveau de l’Union européenne visant à assurer que la politique monétaire s’accommode de ces évolutions budgétaires et à garantir, sous des formes qu’il reste à déterminer, la soutenabilité des dettes qui seront constituées par les États membres.

Ces mesures résonnent comme autant d’actions pour limiter l’impact de la crise sanitaire sur notre activité économique et revenir au niveau d’activité qui aurait été le nôtre en son absence. En dépit de leur ampleur, en dépit de la rupture introduite avec le sacro-saint corsetage budgétaire du pacte de responsabilité et de croissance d’où est issue la fameuse, « règle » purement juridique et sans fondement économique solide, des 3 % de déficit, il ne s’agit que d’un « back to normal ». Et ce « back to normal » apparaît :

  • d’autant plus dangereux pour l’activité économique à long terme que ce « normal » imposerait, passé le cap du retour à un niveau d’activité suffisant, que des efforts budgétaires soient consentis pour rembourser les dettes des États membres (politique d’austérité) ;
  • d’autant plus destructeur pour la société que ce « normal » est un facteur explicatif de la crise sanitaire, puisqu’elle apparaît liée à la conjugaison de trois facteurs : la déforestation en Asie qui chasse de leurs espaces naturels des espèces animales porteuses de virus mortels pour l’homme, la mobilité accrue des personnes avec le transport aérien généralisé et des moyens drastiquement réduits dans les hôpitaux et la santé publique en général, en parfaite cohérence avec la mise en œuvre des politiques d’austérité et de réduction du rôle de l’État qui ont cours dans les économies occidentales depuis le début des années 1980.

En outre, on pourra relever qu’à ce stade, les mesures sont principalement tournées vers les entreprises et les actifs, laissant par la même de côté ceux qui souffrent déjà des conditions perçues comme « normales » de l’activité économique : les chômeurs, les bénéficiaires des minima sociaux, en d’autres termes les précaires, comme le souligne Michael Zemmour[2]. Devant ces dangers du « back to normal », il apparaît au contraire impérieux de mettre en œuvre les moyens pour ne pas y retourner, c’est-à-dire changer la société.

Le 15 mars 2020, Thomas Piketty[3]invitait dans ce contexte à se projeter dans la transformation de nos modes de pensées pour l’après­-crise. En effet, comme il le rappelle « il ne suffit pas de dire “Il faut changer le système économique’”, il faut décrire quel autre système économique, quelle autre organisation de la propriété, du pouvoir dans les entreprises, quels autres critères de décision. Il faut remplacer le produit intérieur brut, et la maximisation du produit intérieur brut, par d’autres notions ».

Trois sujets devraient occuper nos réflexions sur la société que nous voulons après la crise :

1. Qu’est ce que nous sommes prêts à changer dans nos modes de consommation et dans notre société pour réduire notre impact sur le climat et l’environnement? Cette crise sanitaire intervient à un moment déterminant de la lutte contre le changement climatique, dans une période où des investissements massifs (bâtiment, transport, énergie) permettraient de réduire les émissions de gaz à effets de serre et où des modifications de nos comportements et de nos consommations pourraient encore permettre d’atténuer le changement climatique prévisible.

2. Comment voulons nous partager les ressources à l’échelle de la société ? Et cela dans un contexte de crise sanitaire qui exacerbe des inégalités de traitement latentes dans la société : entre les cadres qui peuvent télétravailler et d’autres indépendants ou salariés, souvent dans des fonctions non managériales (caissiers, personnels soignants, emplois dans le domaine de la sécurité) qui se retrouvent exposés au virus ; entre d’une part tous ceux pour qui le ralentissement de l’activité économique signifie de moindres revenus à anticiper à court et parfois à long terme et qui sont des actifs de 20 à 65 ans et d’autre part les inactifs, notamment au-delà de 65 ans, qui ne sont que peu exposés aux conséquences économiques et qui sont la principale population vulnérable qu’il s’agit de protéger du virus. Cette question est d’autant plus importante dans les discussions qui devront être menées sur l’avenir de la répartition des richesses en France que cette génération « dorée » aura connu le plein emploi, l’accès facilité à des positions d’encadrement, l’accession facilitée à la propriété immobilière etc. à la différence des générations qui lui ont succédé….

Ce débat sur le partage des ressources ne pourra d’ailleurs pas faire l’économie de discussions sur les évolutions récentes des modes d’organisation du travail et de partage de la valeur ajoutée introduits par l’automatisation et la numérisation de l’économie : rôle des plateformes, parcellisation des tâches sous l’effet de l’automatisation, etc.

3. Le rôle que nous souhaitons voir tenir à la sphère publique dans la société (entre la gestion de la crise par des Etats autoritaires ou recourant à toutes les ressources offertes par le tracking technologique des citoyens) et à quelle échelle, celle de l’UE, celle des Etats nations ou à une échelle plus locale ? Force est en effet de constater que la crise sanitaire est une crise mondiale, de même que celle de la lutte contre le changement climatique, mais que les remparts que nous continuons d’opposer à ces crises sont nationaux, minimisant leur efficacité.


[1]https://www.insee.fr/fr/information/4471804

[2]https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/27/coronavirus-le-gouvernement-ne-se-rend-pas-compte-de-l-exposition-des-menages-modestes-a-la-crise_6034649_3232.html

[3]https://www.nouvelobs.com/economie/20200315.OBS26069/crise-economique-mondiale-pour-thomas-piketty-le-covid-19-est-l-arbre-qui-cache-la-foret.html

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Services publics, lutte des classes et « care » par temps de confinement

Temps de lecture : 5 minutes

Par Giulia Reboa, Présidente de l’association de jeunes agents publics « Fonction publique du XXIèm siècle » (FP21).

« Dans ma direction, avec le confinement, j’ai très vite senti une fracture entre, d’une part, les agents qui peuvent télé-travailler et sont partis se confiner, s’abriter et, d’autre part, certains agents de catégorie B et C  appelés à rester dans le cadre du Plan de continuité de l’activité qui, surtout, ne se sont pas posés la question, comme si c’était leur devoir. »

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Soin et attention

Hermétique – chronique de l’ouvert et du fermé

Temps de lecture : 9 minutes

« Y a-t-il une façon de fermer qui soit absolument fermée, une manière d’occulter qui soit absolument opaque ? » En 2017, Serge Bossini (alors Directeur de la recherche et de l’innovation du Ministère de la transition écologique et solidaire) s’est lancé dans l’exploration tortueuse du double sens du mot « hermétique » — étanche, parlant d’un récipient, ou illisible, s’agissant d’un texte. Chemin faisant, il a rencontré ce qui se trame à l’arrière-scène de nos représentations quand on parle de confinement et de lutte contre les virus. Nous en publions quelques extraits, dont une version éditée en pdf est disponible ici. Le texte complet d’Hermétique est disponible ici, en pdf également. Sa couverture originale mérite également le coup d’oeil.

Ma question était bien sûr rhétorique : « y a-t-il une manière sûre de discriminer ce qui est dedans de ce qui est dehors ? » (sous-entendu : non !) Mais Louis Pasteur répond : oui ! Son savoir-faire expérimental, dont le sceau hermétique est la technique cruciale, parvient à séparer l’inanimé de l’animé, à préserver l’inanimé de l’incessant mouvement de déliaison et de reliaison.

Louis Pasteur nous a permis d’enfouir dans notre inconscient ce qu’il y a d’angoissant dans la prolifération de la vie ; Reviel Netz nous rappelle ce qu’était la vie quotidienne d’avant l’asepsie : « Tuer un animal est un travail de Sisyphe. Vous arrêtez certes les battements de son cœur, mais des milliards de micro-organismes continuent de prospérer en lui. Vous pensiez avoir obtenu la maîtrise totale de l’animal en lui tranchant la gorge, mais tout ce que vous avez fait, c’est de vous lancer dans une nouvelle bataille pour en dominer le cadavre. (…) À la fin, vous perdrez, et plus longtemps vous attendrez entre le moment où vous avez tué l’animal et le moment où vous le mangerez, plus il est probable qu’il n’en restera rien de propre à la consommation humaine. » 

L’asepsie détourne le savoir hermétique et accomplit une prouesse en tout point inverse à celle du Grand Œuvre. La devise alchimique « Solve & coagula » mime le grand mouvement de déliaison-reliaison qu’est la vie, tandis que l’asepsie le met en suspens, dans un dedans séparé d’un dehors, un dedans voué à un repos de mort. 

Dans nos représentations, la mort semble pourtant plutôt venir de dehors que de dedans. Par exemple, les villes fortifiées n’ont guère de doutes que leurs murailles infranchissables protègent une vie intérieure contre une mort extérieure. D’ailleurs, l’assonance persiste entre la ville emplissant son « enceinte » et la vie par excellence : la femme « enceinte ». 

L’adjectif « enceinte » désigne celle qui ne peut plus porter de ceinture (in-cincta). Il est donc antinomique avec le substantif qui désigne la muraille ceinturant la ville. Par ce malentendu toutefois, la ville fortifiée, enroulée dans son enceinte, gagne une intériorité chaude et protectrice, nettement séparée d’un monde qui en devient l’extérieur — un monde hétéroclite fait de forêts primaires, de campagnes labourées, de météorologies extrêmes, de faubourgs boueux, bruyants et mal famés. Le philosophe Walter Benjamin le remarque : pour qui flâne dans Paris et ses passages, la ville transforme l’extérieur en un intérieur. 

Mais pour le coup, la topologie de l’enceinte est tout sauf hermétique. Pour vivre, l’intériorité de la ville fuit de toutes parts. Yves Stourdzé : « À l’instar de la place-forte ou de la citadelle, se superpose au tracé de l’espace fortifié le lacis des tunnels et des caves, des labyrinthes et des catacombes, enfin des canalisations et des égouts. L’immobilité de la ville fortifiée est comme battue en brèche par le réseau des souterrains. Derrière le clavier, le réseau. (…) [La ville] brutalise simultanément l’ordre du déplacement et celui de la fixité pour les réunir en une émulsion instable. » 

L’intériorité fuit, et ce n’est pas par imperfection : c’est par nécessité. Étanche, la ville meurt. Son enceinte ne la protège que poreuse, traversée de portes et de cloaques. 

Le pont aérien de Berlin, du 24 juin 18 au 12 mai 1949, mis en œuvre pour contourner le dernier siège urbain de l’histoire, donne la mesure du flux aspirant d’une ville. En avril 1949, le pic est atteint avec 12 8 tonnes d’aliments, de charbon et de médicaments, transportées par plus de mille avions en vingt-quatre heures. Guère moins de déchets et de déjections ont dû aussi percer le blocus, dans l’autre sens. 

Les infections prospèrent et tuent autant que la faim, d’ailleurs, durant les sièges. L’effroi est toujours vif lorsqu’on évoque Caffa, la colonie génoise de Crimée, assiégée par les Mongols en 1346. Certains assaillants ont contracté la peste en Asie centrale ; leurs cadavres sont catapultés par-dessus les murailles : pont aérien de bacilles. Quand le siège est levé, les rares Génois survivants, contaminés, allument dans tous les ports de leur voyage de retour les foyers de l’épidémie qui va éradiquer près de la moitié de la population européenne en cinq ans. 

Par chance, certains germes sont plus foudroyants que la peste, et tuent leurs vecteurs trop vite pour que ne s’étende l’épidémie. C’est en moins d’une semaine que vingt-cinq légionnaires américains meurent de l’infection pulmonaire qui les a atteints lors de leur convention de trois jours, fin juillet 196, à l’Hôtel Bellevue-Stratford, à Philadelphie. L’agence américaine de santé publique mène une enquête sans précédent ; dès septembre, elle abandonne l’idée d’un coupable « extérieur » pour se concentrer sur l’hôtel lui-même ; en janvier 1977, la bactérie responsable de ces morts est identifiée. Elle a colonisé l’eau de la colonne de refroidissement de la climatisation de l’hôtel, d’où la ventilation la propage à toute l’atmosphère intérieure. 

On en connaissait les effets depuis trente ans, mais on les croyait réservés aux non-humains. On la renomme Legionella pneumophila, dans un hommage au corps d’armée des soldats décédés. Certains pourront y voir affleurer, à contre-sens et de manière bien plus ténébreuse, une référence aux évangiles : « Mon nom est Légion, car nous sommes nombreux. »

En six mois, les humains ont remporté une bataille de plus dans la guerre qu’ils mènent contre la prolifération de la vie. Mais l’espoir d’une bataille décisive s’éloigne, et rien n’invalide la mise en garde de Reviel Netz : « À la fin vous perdrez. » 

En France, on estime à près de vingt mille par an le nombre de décès dus à la pollution de l’air intérieur. La moitié des logements, les deux tiers des maisons, ont des ventilations non réglementaires. Les bâtiments les plus performants en matière de consommation énergétique (bâtiments basse consommation ou bâtiments à énergie positive) sont aussi les plus étanches. 

Le paradoxe veut que pour se protéger de la pollution de l’air extérieur, les gens se calfeutrent plus hermétiquement chez eux, et meurent des mêmes moyens, concentrés.

Ici encore : la sécurité centralisée, les catastrophes surviennent. Pour prévenir de nouvelles batailles contre la légionellose — dix-huit morts à Lens en 2003, neuf morts à New York en 2015 —, nous avons durci les règlements sanitaires des climatisations. Dans les hôpitaux, notre lutte contre les maladies nosocomiales n’a jamais été aussi âpre et déterminée — en France, chaque année, neuf mille personnes décèdent d’une infection contractée à l’hôpital. Dans les élevages, on vaccine à tour de bras, sans attendre qu’une épizootie ne justifie l’abattage préventif de millions d’animaux sains. 

Les bactéries sont les figures de l’ennemi. A contrario, il nous semble innocent de réunir deux mille légionnaires dans un même lieu fermé, en plein été. Innocent de rassembler, dans des hôpitaux toujours plus denses, des centaines de malades. Innocent d’entasser des dizaines de milliers de bêtes dans des hangars clos. 

Dans ma barre d’immeuble de huit cents logements, on peut encore ouvrir les fenêtres. Mais viendra le jour où, au nom de la sécurité, notre immeuble devra respirer un air intérieur calibré, contrôlé, centralisé comme le sont pour nous déjà l’eau et le chauffage. 

La sécurité est pensée comme le respect des spécifications d’un contrat qui lie des systèmes indépendants. Dès lors, il faut que les points de contact entre ces systèmes soient peu nombreux, instrumentés, « monitorés » — ce sont les checkpoints où l’on pense avoir concentré le danger et où l’on peut amasser ses forces. Mais l’on est vite débordé ! 

Le géographe Jacques Lévy le constate : « La frontière devient un système de goulots d’étranglement qui canalisent les franchissements, d’où le paradoxe souvent signalé que la frontière semble générer du mouvement au lieu de l’empêcher. » 

Qu’une frontière puisse nous séparer de l’air que nous respirons — au nom de notre sécurité — constitue un jalon inédit de notre histoire de la division du monde en « organes », de notre longue histoire qui nous rend acceptable d’interdire à une main affamée de saisir un aliment. 

Sans cynisme, nous pouvons prédire ce qui va se passer. L’air devenant contrôlé, il deviendra payant. Cette res nullius par excellence, « chose qui n’appartient à personne », qui est vitale pour chacun, va devenir le support d’échanges monétaires aux checkpoints mis en place. Oh, ce n’est pas l’air lui-même qui sera vendu, mais son traitement — très gourmand en énergie — et sa certification. 

N’est-ce pas ce qui est arrivé à l’eau, et même au sang humain ? On a le droit de donner son sang, pas de le vendre. Dès qu’il est collecté, pourtant, il dispose d’un « tarif de cession » défini par l’arrêté ministériel du 9 mars 2010 : cent-onze euros et seize centimes pour l’« unité adulte de sang total » (trois-cent-cinquante millilitres). Prélevé, concentré, traité, conservé, le sang devient à la fois source de commerce et d’accidents industriels. 

Au terme de cette déliaison-reliaison instrumentée, les stratégies de l’exploitation ont gagné sur les deux tableaux : par la concentration, elles engrangent les « économies d’échelle » et monétarisent des choses pourtant exclues du commerce, puis, pour le traitement des « externalités négatives » consécutives à cette concentration, elles solvabilisent une nouvelle activité industrielle. 

Et lorsqu’on se propose de régler le problème en amont — par exemple limiter le diesel, les emballages, l’eau usée, les engrais —, c’est cette nouvelle activité industrielle en aval qui s’y oppose ! On croirait entendre le mendiant lépreux de La Vie de Brian se plaindre d’avoir été, par sa guérison miraculeuse, privé de son gagne-pain !

De grands progrès ont en tout cas été accomplis dans la filtration. Les images des « salles blanches » sont devenues banales. De même, les nanotechnologies accomplissent des prouesses inouïes. En semant du nano-dioxide de titane ou des ions d’argent sur les surfaces de notre quotidien, elles parviennent à les rendre bactéricides. 

Le slogan « There’s plenty of room at the bottom » (Il y a plein de place en bas), titre d’une conférence du physicien Richard Feynman en 19, où il évoque l’espace vide « entre les atomes », ne dit pas assez sa dette envers Lucrèce. Mais il nous fait prendre conscience que la notion d’étanchéité dépend de l’échelle de ce que nous souhaitons immobiliser. 

L’efficacité d’une frontière n’est pas intrinsèque, mais fonction de la taille des choses qu’elle doit enclore. Si ce sont des corps de bovins ou d’humains, le fil barbelé suffit — même si la vue, les essaims, les gaz, les paroles continuent leur chemin. Si ce sont des virus, il faut enrôler des armées d’atomes — qui n’arrêteront pas les humains. Si ce sont des atomes, il faut construire des dispositifs quantiques (car à cette échelle l’effet tunnel supplante l’effet tamis), sans parler des rayonnements divers qui ont le choix de leur ontologie, ondulatoire ou corpusculaire. 

Depuis les murs immenses et opaques le long des frontières étatiques jusqu’aux surfaces bactéricides, nous mobilisons tous les échelons de la matière dans notre guerre mondiale contre la vie proliférante. Louis Pasteur nous a permis de gagner tant de batailles isolées — et de sauver tant d’humains et de non-humains d’une mort précoce. La variole a disparu de la surface du globe (ou presque, nous le verrons) ; nous voulons éradiquer maintenant tout le reste, vivre enfin absolument tranquille et régner sans partage. Car, décidément, nous n’apprenons pas. 

Nous nous sommes attaqué déjà massivement à des animaux d’une taille à peine plus grosse que les microbes. Quel succès ! La destruction des insectes « nuisibles » emporte aussi celle des pollinisateurs, sans qui l’agriculture disparaîtra aux trois-quarts. En prime, les pesticides ont des effets sur le corps humain qu’on découvre peu à peu, avec une frayeur grandissante. Et bien sûr, on ne fait guère que sélectionner les espèces les plus résistantes, qui nous conduisent à augmenter les doses sans plus d’effet — les rendements fléchissent, mais pas le nombre d’humains rendus malades. « Si nous devons remporter une autre victoire de ce genre, nous sommes perdus. » 

Pyrrhus a gagné contre Rome en sacrifiant ses meilleures troupes, tandis que, nous dit Plutarque, « comme une fontaine s’écoulant de la ville, le camp romain se remplit rapidement et abondamment d’hommes frais. » Les scientifiques alertent depuis plusieurs années déjà sur la résistance de certaines souches de bactéries aux antibiotiques. Largement utilisés depuis la seconde guerre mondiale, les antibiotiques ont fait reculer considérablement la mortalité due aux maladies infectieuses comme la tuberculose ou la peste : leur prochaine inefficacité esquisse un avenir qui ressemble au passé, pour le pire. 

On estime déjà à plus de dix mille le nombre de décès annuels, en France, provoqués par des bactéries résistantes aux antibiotiques disponibles. Ces souches laissent nos médecins dans une « impasse thérapeutique » et nous face à la mort, mais qui continue de les sélectionner ? Qui continue de répandre dans les sols, dans les eaux, de telles quantités de médicaments utilisés « préventivement » ? 

Qui continue de véhiculer l’espoir qu’on puisse gagner « une fois pour toutes » cette guerre ? Qui continue de nous faire considérer les bactéries comme les ennemies de l’espèce humaine — ennemies infiltrées dont l’invasion colonise ce que nous croyons « notre » territoire ? 

Yves Stourdzé rappelait qu’en France, toute technique importait en arrière-scène des impératifs de tranquillité publique et de résistance à l’invasion. Le mot « immunité » échange avec le mot « munition » des assonances trompeuses. 

Le premier vient de munus, office, devoir, qui dérive d’une racine indo-européenne *mei (changer, échanger). « Im-munité » signifie « exemption de devoir » (ou de fièvre lorsqu’on a déjà eu telle maladie). Il est de la même famille que « monnaie », « commun » ou « municipalité ». « Munition » vient de munio, fortifier, enceindre, qui dérive d’une racine indo-européenne homonyme *mei (solidifier, établir), et appartient à la même famille que « munir » ou « muraille ». 

Que l’immunité et l’enceinte d’une ville cousinent par leur étymologie explique peut-être une partie des représentations que nous entretenons quant au fonctionnement de nos « défenses ». 

On ne progressera en tout cas sur le terrain de la santé publique qu’en détruisant la représentation du corps humain comme un corps plein séparé, immune car enceint de sa peau comme d’une muraille de Chine. Georges Canguilhem insiste : la santé n’est pas « la vie dans le silence des organes », tranquillité publique derrière l’enceinte résistant aux attaques extérieures. 

À ceux qui aurait une représentation « westphalienne » de leur corps, rappelons qu’ils transportent avec eux, en eux, autant de cellules non-humaines que de cellules humaines. D’ailleurs, nous sommes porteurs de cent-cinquante types d’adn différents : le « nôtre » ne compte que pour un parmi ceux d’une foule de bactéries, de champignons ou d’archées… 

Mieux : notre immunité, notre résistance au diabète et même notre personnalité semblent influencées par la composition de notre microbiome intestinal. Ce sont des bactéries qui, tapissant nos entrailles, empêchent l’installation d’autres germes qui nous seraient moins profitables, voire dangereux. 

Par ironie, notre immunité, au lieu d’être la muraille crénelée d’où nos courageux leucocytes détruisent les colonnes étrangères, ne fonctionne que parce qu’il n’y a pas de frontière entre les espèces, parce que « nous » sommes autant bactéries qu’humains. 

Comment, désormais, encore imaginer séparer la santé humaine de la santé animale, de la santé « tout court » ? Le concept de « one health » promu actuellement par l’oms donne raison au docteur franciscain Alexandre de Hales, huit cents ans plus tard : « dans les temps difficiles, les choses sont communes. » Et notre corps en fait partie.

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Futurs Transformation publique

Celles et ceux qui n’y croient plus

Temps de lecture : 8 minutes

Regard sur l’action publique au prisme du scepticisme, ce texte reprend l’intervention de Daniel Agacinski, en ouverture du dernier épisode du cycle de prospective de l’action publique #AP2042, organisé le 19 septembre 2019 par Vraiment Vraiment à Coco Velten, Marseille, en partenariat avec le Lab Zéro et Datactivist. 


Daniel Agacinski est professeur agrégé de philosophie, ancien conseiller chargé des études et de la prospective au cabinet du Ministre de l’éducation nationale, auteur du rapport Expertise et démocratie. Faire avec la défiance, à France Stratégie. Il s’exprime ici en son nom personnel.

Avant de désigner une attitude, voire une manière d’être, le mot français de « scepticisme » désigne historiquement une école de pensée, un courant philosophique antique – déformation professionnelle, je dois bien en passer par là. Le scepticisme, c’est le « -isme » le moins « -isme » de tous les « -ismes ». Par définition, ce n’est pas une doctrine, pas une théorie, pas un corps de dogmes. Ceux qu’on appelait les sceptiques, du mot grec « skepsis », qui signifie « examen » ou « questionnement », étaient des gens qui critiquaient les doctrines philosophiques des autres écoles de leur temps (le IVe siècle avant J.-C.). Ces autres, ils les appelaient les « dogmatiques » : ceux qui adhéraient à leurs propres théories – principalement les épicuriens ou les stoïciens. 

Donc la « skepsis », l’examen, est ce qui permet d’arriver à la « suspension du jugement » (en grec « épochè »), une disposition qui fait qu’on n’adhère pas à telle ou telle théorie – sans pour autant prétendre non plus démontrer sa fausseté –, contrairement aux dogmatiques qui ont, eux, une idée déterminée de ce qu’est, par exemple la vie bonne, ou encore la bonne méthode pour la recherche de la vérité. Le sceptique, lui, ne s’avance pas avec un corpus théorique déterminé. Il renvoie dos à dos les uns et les autres et suspend son jugement. Il n’adhère pas ; c’est sa caractéristique propre. Le scepticisme, ce n’est pas une idée parmi d’autres, c’est un certain rapport aux idées, et un certain rapport à ceux qui défendent des idées. Une manière de leur dire : « vos thèses, moi, je n’y crois pas ».

Le sceptique fait-il de la politique ?

Alors il y a une vieille controverse, agitée par les dogmatiques contre les sceptiques, qui consiste à demander au sceptique s’il peut agir, et ce qu’il peut faire. S’il ne croit à rien, que peut-il faire ? Peut-il simplement agir ? Et si oui, comment et pourquoi ? Ce que répondent historiquement les sceptiques, c’est : oui – le sceptique peut agir, mais pas en suivant un corpus théorique. Il n’y a pas une « morale sceptique », qu’on pourrait mettre en bréviaire, ni non plus – on y vient – une doctrine politique sceptique. 

Le sceptique va « être » sceptique – certes – et, par ailleurs, il va agir : il ne reste pas les bras croisés sans rien faire. Il va agir, mais pas selon une certaine règle d’action qu’aurait dictée le scepticisme… puisqu’il n’y a pas de règle d’action définie par le scepticisme. S’il adhérait à une telle règle, il ne serait tout simplement pas sceptique. 

On peut dès lors dire qu’il se conduit de façon conformiste – mais pour bien faire il faudrait enlever le « -iste », disons donc de façon « conforme » : il respecte les lois, les mœurs, les usages… On dirait aujourd’hui qu’il « ne fait pas de politique ». En tous cas il ne fait pas la révolution. Parce qu’il faut y croire un peu quand même, pour faire la révolution, sinon c’est difficile de trouver l’énergie pour la faire. C’est un individualiste distancié, qui dira toujours qu’il n’est pas plus ceci que cela. Il exprime une sorte de défiance passive, ni provocante ni agressive, comme pourrait l’être l’interpellation qu’émet celui qui est activement défiant à l’égard des discours de pouvoir, des discours d’autorité ou des discours savants.

Les défis du scepticisme pour l’action publique

La question qu’on se pose aujourd’hui est la suivante : si nous devenions tous plus ou moins sceptiques, quels seraient les défis auxquels serait confrontée l’action publique ? il faut d’abord souligner qu’il y a ici une différence avec la situation des acteurs privés. On peut très bien vendre un service privé à une population sceptique – qui ne croit pas, qui n’adhère pas. J’utilise les services de Google, d’Apple, de Nespresso et de quelques autres, mais je ne crois pas qu’ils veuillent mon bien, je ne les crois pas vertueux ; je ne crois pas à leurs discours, je n’adhère pas à ce qu’ils racontent ; j’utilise leurs services parce que, individuellement, ils me vont bien ; je les trouve pratiques pour ce que j’ai envie de faire d’eux, et si, demain, j’en trouve d’autres qui me semblent plus pertinents, je changerai sans état d’âme, sans que ça bouleverse ma vision du monde ou de ce que je suis… Je peux être sceptique à l’égard des discours de ces acteurs et utiliser leurs services quand même, sans trop de problème.

Pour les acteurs publics, il semble qu’il y ait des risques spécifiques – toujours dans cette idée que, quand il s’agit d’action publique, d’intérêt public, il faut y croire un peu. Le premier risque, c’est celui du scepticisme des agents publics eux-mêmes. Prenons l’exemple d’une directrice d’école, en éducation prioritaire. Si vous lui demandez son avis sur l’efficacité du dédoublement des classes de CP, elle va bien entendu vous répondre que c’est efficace, que ça va « marcher », puisque les élèves sont alors dans des meilleures conditions pour apprendre pendant cette année-là. Bien entendu, cela va marcher, comme « marchait » d’ailleurs auparavant le précédent dispositif que sa hiérarchie lui avait demandé de mettre en place (le « plus de maîtres que de classe ») ; de même que précédemment, lorsqu’on avait indiqué qu’il fallait réduire les effectifs d’élèves de façon générale ; ou, encore plus tôt, lorsqu’étaient expérimentés les « maîtres surnuméraires ». Et le risque existe aussi que cette amélioration de la situation en CP soit compensée par une dégradation en maternelle ou dans les classes ultérieures…[1]

On voit bien qu’une action publique qui serait incohérente dans le temps – en raison de trop fréquents revirements –, ou incohérente en elle-même – si les conditions dans lesquelles elle est financée et mise en œuvre sont contradictoires avec ses objectifs – peut provoquer du scepticisme chez les agents qui sont directement censés la mettre en œuvre. Bien sûr, ils vont appliquer la politique en question, parce que c’est leur mission et leur déontologie professionnelle, mais en doutant de son sens, voire même du sens de leur métier, ce qui risque de saper la cohésion et l’efficacité du service public concerné. 

Mais il y a aussi un autre risque spécifique : le scepticisme des usagers de l’action publique, des citoyens. On peut prendre deux exemples évidents : si une population ne croit plus, ou plus assez, à la pertinence et à l’efficacité de la politique publique vaccinale, cette politique ne marche plus, parce que les gens vont cesser de se faire vacciner, si ce n’est pas obligatoire, ou parce que, si c’est obligatoire, ils vont dans certains cas chercher à obtenir de faux certificats de vaccination, pour que leurs enfants puissent quand même aller à l’école… Et cela aboutit évidemment à la fragilisation de cette politique elle-même. 

Autre exemple obvie : si on ne fait plus confiance à la police, dans ses missions ordinaires, on ne va plus aller lui parler, on ne va plus lui répondre quand elle pose des questions, on ne va plus spontanément aller l’informer de ce qui se passe dans une rue, dans un quartier, dans un village, et cela va se ressentir très directement dans la capacité de cette police à traiter les affaires dont elle va être saisie. 

Or, en France, la confiance de la population dans sa police est singulièrement faible[2], et même – dans une situation de « défiance inversée[3] », désormais bien identifiée – la police française est, en Europe, celle qui a le moins confiance dans la population générale[4] ! On voit bien alors comment, avec une série d’interactions difficiles avec certains agents publics, avec certains services, certaines administrations, la confiance peut se perdre et ainsi fragiliser durablement le socle de l’action publique dans son ensemble.

Promesses déçues

Au-delà de ces enjeux sectoriels (école, santé, police…), qu’est-ce qui risque de généraliser le scepticisme ? De même que pour le scepticisme philosophique, on peut faire l’hypothèse que le scepticisme politique ou citoyen se nourrit de promesses déçues. 

Les grands courants philosophiques hellénistiques (stoïcien ou épicurien, toujours eux) promettaient une doctrine en tout point cohérente, allant de leur théorie physique à leurs dogmes politiques, en passant par leurs principes moraux, une théorie en béton armé, capable de résister à tout type d’argument, capable de dire comment il faut vivre et comment il faut penser. Et lorsqu’on étudie la philosophie et qu’on constate qu’on peut opposer un argument à un argument, un dogme à un dogme, qu’il n’y a rien qui puisse tenir à toute épreuve, alors on est tenté par la disposition sceptique.

De même en politique, certaines promesses structurelles, lorsqu’elles ne sont pas tenues, dans la durée, éloignent inévitablement les citoyens, non seulement de tel ou tel acteur politique, mais de la chose publique elle-même. L’une des hypothèses que l’on peut faire (et que l’on a formulée dans les rapports de France Stratégie[5]), c’est que la promesse de prospérité partagée, reposant sur une indispensable croissance du PIB, a été l’un des moteurs de la mise à distance des citoyens, dès lors qu’elle n’a plus été tenue. 

Bien sûr, quand la croissance est au rendez-vous (typiquement, pendant les Trente glorieuses), elle fortifie l’édifice politique – on y croit. Mais quand elle vient à manquer, tout se détraque. Avant les élections, on promet le retour de la croissance, le « choc de confiance », qui permettra de mener telle ou telle politique ; et si, une fois au pouvoir, la croissance n’est pas là, alors on dit qu’il faut mener d’autres politiques pour la faire revenir – qui ne vont pas toujours exactement dans le même sens que celles auxquelles les électeurs aspiraient et auxquelles il faut (provisoirement ?) renoncer, tant que la croissance n’est pas là… Revient-elle ? à peine. Et ainsi de suite.

C’est sur cette base qu’on ne croit plus à la promesse de son retour, et que les citoyens, sceptiques, rejettent les « réformes structurelles » qui font miroiter, en échange de pertes concrètes, situées et immédiates, des gains hypothétiques et plus lointains. Le risque est alors que ce scepticisme ne porte pas uniquement sur certaines réformes mais sur le politique dans son ensemble, et qu’il sape ainsi deux de ses fondements, qui ont été historiquement très liés à la perspective de la croissance : le rapport au collectif et le rapport à l’avenir.

Ce sont bien deux fondements du politique au sens où il n’est pas de politique possible dans un monde où chacun n’agit qu’en fonction de lui-même, ni dans un monde où il est impossible de se lier les uns aux autres dans un horizon d’avenir (de se faire des promesses, pour le dire vite). On voit bien dès lors, qu’en prolongeant les courbes de tendance, on peut très bien arriver – en 2042, puisque c’est l’hypothèse du présent exercice – dans une situation de scepticisme généralisé. On n’y est pas encore aujourd’hui : nous obéissons encore aux lois, pour la moitié environ d’entre nous nous allons encore voter… mais on voit bien la trajectoire.

Que peut-on « faire avec » ce scepticisme ?

Alors comment faire avec cet horizon de scepticisme généralisé ? Contrairement à une défiance active, qui s’exprime, qui interpelle, il est très difficile de faire quelque chose « avec » ou « de » ce scepticisme passif[6]. Sur une défiance critique, on peut prendre appui pour améliorer l’action publique, en incorporant les interpellations et en s’efforçant d’y répondre. Mais l’individualisme sceptique est beaucoup plus malaisé à manier, il glisse entre les doigts de l’acteur public. 

Sans faire de la marseillologie de comptoir, on peut dire que c’est une très bonne idée se poser cette question ici à Marseille. Autant on lit souvent que, dans certains domaines de l’action publique, Marseille aurait vingt ans de retard sur d’autres métropoles, autant, en matière de scepticisme, elle a peut-être vingt ans d’avance. On a dit plus haut que le politique, parce qu’il suppose le collectif et la projection dans l’avenir, ne peut pas se faire sans promesse. Or justement, s’ouvre bientôt, avec l’horizon des élections municipales, la saison des promesses. Que doit-on promettre, que peut-on promettre à un peuple de sceptiques ? Faut-il même s’y risquer ?

On sait que « chat échaudé craint l’eau froide » et que les Marseillaises et les Marseillais sont, à cet égard, des « grands-brûlés » de la politique. Donc ils seront difficiles à mobiliser[7]. Deux ressources principales peuvent cependant être utilisées : d’une part l’imagination – et c’est tout l’intérêt des ateliers AP2042 comme celui de ce soir –, et d’autre part la valeur de l’exemple, la capacité à se dépasser, à situer au-dessus de soi-même, à se placer au service d’un collectif plus grand que sa famille, son clan, son camp. Il y a peut-être quelques signes qui incitent à l’optimisme, à Marseille, sur ce terrain-là. Toute la question sera de savoir s’ils peuvent durer plus qu’une saison ; mais cela vaut peut-être la peine d’y croire un peu. 


[1] Exemple tiré de l’intervention de Véronique Decker, directrice d’école à Bobigny (Seine-Saint-Denis) au cours du débat « Éducation : 65 millions d’experts ? », organisé le 5 avril 2018 par France Stratégie.

[2] L’enquête European Social Survey/Trust in Justice, réalisée en 2010-2011, classe la France 14e sur vingt pays européens quand il s’agit de savoir si la police prend, aux yeux des citoyens sondés, « des décisions justes et impartiales ».

[3] Je reprends ici une expression forgée par le collectif « Pacte civique », pour décrire les attitudes des administrations qui font montre d’une suspicion générale et excessive à l’égard de leurs usagers.

[4] Kääriäinen J. et Sirén R. (2012), “Do the police trust in citizens ? European comparisons », European Journal of Criminology, 9, 3, 276-289.

[5] Aussi bien dans Lignes de Faille (2016) que dans Expertise et démocratie (2018).

[6] On peut lire en écho à ces réflexions le texte du sondeur Brice Teinturier, « Plus rien à faire, plus rien à foutre », Robert Laffont (2017), prix du livre politique.

[7] De ce point de vue, le premier tour des élections municipales (qui s’est tenu six mois après l’atelier) a confirmé cette situation : au-delà de la crise sanitaire, qui a entraîné une faible participation sur l’ensemble du pays, Marseille a encore accru son retard sur les autres grandes villes du pays en la matière (32,5 % contre 44,7 % au niveau national).

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Futurs Soin et attention Transformation publique

Un État de Catastrophe

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Regard sur les services publics au prisme de la collapsologie, ce texte reprend l’intervention de Godefroy Beauvallet en ouverture du premier épisode du cycle de prospective de l’action publique #AP2042, organisé le 6 novembre 2018 par Vraiment Vraiment au Liberté Living Lab à Paris. Un codicille y a été ajouté en mars 2020, en pleine épidémie de COVID-19.