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Soin et attention Transformation publique

Services publics, lutte des classes et « care » par temps de confinement

Temps de lecture : 5 minutes

Par Giulia Reboa, Présidente de l’association de jeunes agents publics « Fonction publique du XXIèm siècle » (FP21).

« Dans ma direction, avec le confinement, j’ai très vite senti une fracture entre, d’une part, les agents qui peuvent télé-travailler et sont partis se confiner, s’abriter et, d’autre part, certains agents de catégorie B et C  appelés à rester dans le cadre du Plan de continuité de l’activité qui, surtout, ne se sont pas posés la question, comme si c’était leur devoir. »

Ces mots d’un agent territorial illustrent bien la situation de la fonction publique en période de confinement. Seulement ? Non ! En fait, ils parlent de la fonction publique telle qu’elle est et va, depuis des années. 

La fonction publique reflètent les inégalités sociales de notre société. Les catégories A occupent des fonctions de conception, de direction et d’encadrement et représentent 35,3% de la fonction publique. Elles gagnent en moyenne 3 793€  net par mois. Les catégories B exercent des fonctions d’application et de rédaction ; ces professions intermédiaires occupent 19,5% des postes de la fonction publique et leur salaire s’élève en moyenne à 2 321€ net par mois. Les catégories C sont chargées de fonctions dites d’exécution : ouvriers et employés dans des fonctions techniques, ils sont 45,5% d’entre nous et reçoivent un traitement d’environ 1 831€ net par mois.[1]

Ces inégalités sont également fortes au prisme du genre. En 2015, le salaire net des femmes, en équivalent temps plein, s’élève en moyenne à 1.813 € par mois, soit 9,3% de moins que celui des hommes (1.998 euros) – notamment parce qu’elles occupent des postes les moins rémunérateurs. Parmi les 10% des salariés les moins rémunérés, 70% sont des femmes. « La grande majorité des soignants dans l’établissement ce sont des femmes. Elles ramassent le linge sale. Elles réalisent la toilette du patient. Elles font les soins de première nécessité. Elles ne se posent pas la question du risque – enfin, si, mais elles – elles – sont les plus exposées, et jamais elles ne se diraient « je ne viens pas. » Elles ont un dévouement tellement intériorisé, qu’on ne peut pas le dissocier de leurs codes sociaux liés au fait qu’elles sont des femmes » témoigne Lucila-Atumma Modebelu, directrice d’hôpital.

Gardiens, agents d’entretien, agents des services techniques, policiers nationaux, policiers municipaux, gendarmes, pompiers, personnels en charge de la sécurité, transporteurs, postiers, policiers, eboueurs, infirmiers, médecins généralistes, aides-soignants, brancardiers, aides à domicile mais aussi blanchisseurs, personnels de nettoyage… Aujourd’hui, ce sont elles et ce sont eux qui sont en poste, sans possibilité de télétravail, au contact des Français-es, avec un droit de retrait limité. « Ce sont les agents de la propreté, des espaces verts, les ripeurs. C’est avec ces métiers que commence le service public. Sans eux, le service est rompu. L’agent d’accueil échange avec l’usager et oriente. L’agent du courrier fait circuler l’information. », rappelle Laurence Malherbe, cadre territoriale.

Dominique Méda a montré comment la crise sanitaire et ses conséquences nous obligent à reconsidérer la « hiérarchie sociale des métiers, en accord avec nos valeurs et relativement à leur utilité réelle. »[2] Concrètement, cela veut dire valoriser moins systématiquement le diplôme, les activités du secteur tertiaire mondialisé, la valeur monétaire et les compétences rares, et considérer davantage les personnes et les métiers qui remplissent des fonctions essentielles à la vie en société – les « nouveaux premiers de cordée », expression du sociologue Camille Peugny qui englobe autant les soignant-e-s que les caissier-e-s de supermarché et les agents d’entretien.[3]

Pour cela, la fonction publique (ses logiques de recrutement, ses salaires) doit échapper à la logique de marché. On se souvient des mots d’Alain Supiot dans sa leçon de clôture au Collège de France : « La rétribution de ceux qui œuvrent ainsi à une mission d’intérêt général n’est qu’un moyen au service de ce but : il s’agit d’un traitement, dont le montant doit leur permettre de vivre dignement, et non d’un salaire indexé sur les cours du marché du travail. »[4]

Les bravos, les mercis, les applaudissements ne protègent pas du virus, ne payent pas les factures et n’améliorent pas les conditions de travail des soignants. Ils oublient, en plus, toutes celles et tous ceux qui ne sont pas dans le traitement de la crise et de l’urgence, mais dont le travail quotidien n’en est pas moins bouleversé.[5]

Si l’on érige en héros, on salue l’exceptionnel. Or, ce qu’il faut chérir, ce n’est pas l’exceptionnel, c’est la durée et la solidité – c’est le service public. Plus que jamais, il faut moduler les salaires et les retraites en fonction de la contribution sociale véritable,  de la pénibilité (bien au-delà des quelques euros du RIFSEEP) et des limites au droit de retrait. Les embrassades rhétoriques et les augmentations de salaire ne suffiront pas. Le personnel hospitalier est mobilisé depuis plusieurs mois contre la logique néolibérale qui détruit leur capacité à exercer leur métier au service de la société, via la réduction du nombre de lits, la tarification à l’acte ou encore le virage ambulatoire.

Après la crise, les soignant-e-s descendront dans la rue pour défendre la santé publique et leurs conditions de travail : serons-nous aussi nombreux à les applaudir, quotidiennement ? A descendre marcher avec eux ?

L’Etat doit être là pendant la crise, bien sûr. Mais aussi après, qui est forcément un avant la prochaine crise. L’action publique doit contribuer à nous rendre résilients.

Pour renforcer nos capacités collectives et individuelles à vivre et survivre malgré les catastrophes, l’action publique doit regarder en face la question du modèle de développement qu’elle continue de promouvoir malgré les déclarations et les lois. C’est peut-être moins de « transition », fut-elle écologique, que de « métamorphose », dont nous avons besoin. 

Le virus est le résultat de notre mode de vie, qui passe entre autre par la destruction d’écosystèmes via la déforestation (qui favorise la transmission des microbes des animaux jusqu’à nous, comme l’a expliqué Sonia Shah[6]), les monocultures (et ses pesticides), le réchauffement climatique (la sécheresse des sols, la fonte du permafrost…), l’urbanisation et l’industrialisation, la diminution de notre biodiversité intestinale (l’appauvrissement des aliments et leur teneur élevée en anti-biotiques), la multiplication des perturbateurs endocriniens qui dérèglent notre système immunitaire.[7]

Pourtant, l’Etat n’infléchit qu’à la marge son action sur le système productif. Même au coeur de la crise (ou grâce au cœur de la crise ?), il continue de promouvoir des mesures libérales (remise en cause du droit aux congés payés et aux RTT,  augmentation du nombre d’heures maximum de travail autorisées par semaine…) et autoritaires (surveillance automatisée, aspiration à utiliser les données de geolocalisation des téléphones mobiles, absence de consentement au confinement pour de nombreux sans-abris, etc.). L’Etat se félicite des applaudissements tous les soirs, appelle les soignants des héros et s’accomode – voir encourage – tous les symptômes de sa propre insuffisance : bénévolat, collecte de matériel, dons financiers aux soignants… Comme l’écrit Godefroy Beauvallet, « le service public, c’est le contraire des colibris » : prenons soin de ne pas confier notre avenir aux mirages de la startup-nation[8] . 


[1] FPH, FPE, FPT confondues, en 2017. Sources : DGAFP, Insee, Siasp

[2] Dominique Méda, « La crise du Covid-19 nous oblige à réevaluer l’utilité sociale des métiers », https://www.pourleco.com/ca-clashe/debat-des-economistes/dominique-meda-la-crise-du-covid-19-nous-oblige-reevaluer-lutilite (page consultée le 26 mars 2020).

[3] Camille Peugny, « Cette crise rend visibles ceux qui sont d’ordinaire invisibles », https://www.liberation.fr/france/2020/03/24/cette-crise-rend-visibles-ceux-qui-sont-d-ordinaire-invisibles_1782955 (page consultée le 24 mars 2020).

[4] Alain Supiot, Le travail n’est pas une marchandise. Contenu et sens du travail au XXIè siècle, Paris, Collège de France, coll. « Leçons de clôture », n°17, 2019.

[5] Cynthia Fleury, « L’un des enjeux de l’épidémie est de construire un comportement collectif respectueux de l’Etat de droit », https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/27/cynthia-fleury-l-un-des-enjeux-de-l-epidemie-est-de-construire-un-comportement-collectif-respectueux-de-l-etat-de-droit_6034577_3232.html (page consultée le 28 mars 2020).

[6] Sonia Shah, « Contre les pandémies, l’écologie », https://www.monde-diplomatique.fr/2020/03/SHAH/61547 (page consultée le 21 mars 2020).

[7] Pierre Gilbert, « La démondialisation écologique est notre meilleur antidote », https://lvsl.fr/coronavirus-la-demondialisation-ecologique-est-notre-meilleur-antidote/ (page consultée le 23 mars 2020)

[8] Godefroy Beauvallet, « Un Etat de catastrophe », https://autrementautrement.fr/index.php/2020/03/15/un-etat-de-catastrophe/ (page consultée le 16 mars 2020).