Hermétique - chronique de l'ouvert et du fermé
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« Y a-t-il une façon de fermer qui soit absolument fermée, une manière d’occulter qui soit absolument opaque ? » En 2017, Serge Bossini (alors Directeur de la recherche et de l’innovation du Ministère de la transition écologique et solidaire) s’est lancé dans l’exploration tortueuse du double sens du mot « hermétique » — étanche, parlant d’un récipient, ou illisible, s’agissant d’un texte. Chemin faisant, il a rencontré ce qui se trame à l’arrière-scène de nos représentations quand on parle de confinement et de lutte contre les virus. Nous en publions quelques extraits, dont une version éditée en pdf est disponible ici. Le texte complet d’Hermétique est disponible ici, en pdf également. Sa couverture originale mérite également le coup d’oeil.
Ma question était bien sûr rhétorique : « y a-t-il une manière sûre de discriminer ce qui est dedans de ce qui est dehors ? » (sous-entendu : non !) Mais Louis Pasteur répond : oui ! Son savoir-faire expérimental, dont le sceau hermétique est la technique cruciale, parvient à séparer l’inanimé de l’animé, à préserver l’inanimé de l’incessant mouvement de déliaison et de reliaison.
Louis Pasteur nous a permis d’enfouir dans notre inconscient ce qu’il y a d’angoissant dans la prolifération de la vie Reviel Netz nous rappelle ce qu’était la vie quotidienne d’avant l’asepsie : « Tuer un animal est un travail de Sisyphe. Vous arrêtez certes les battements de son cœur, mais des milliards de micro-organismes continuent de prospérer en lui. Vous pensiez avoir obtenu la maîtrise totale de l’animal en lui tranchant la gorge, mais tout ce que vous avez fait, c’est de vous lancer dans une nouvelle bataille pour en dominer le cadavre. (…) À la fin, vous perdrez, et plus longtemps vous attendrez entre le moment où vous avez tué l’animal et le moment où vous le mangerez, plus il est probable qu’il n’en restera rien de propre à la consommation humaine. »
L’asepsie détourne le savoir hermétique et accomplit une prouesse en tout point inverse à celle du Grand Œuvre. La devise alchimique « Solve & coagula » mime le grand mouvement de déliaison-reliaison qu’est la vie, tandis que l’asepsie le met en suspens, dans un dedans séparé d’un dehors, un dedans voué à un repos de mort.
Dans nos représentations, la mort semble pourtant plutôt venir de dehors que de dedans. Par exemple, les villes fortifiées n’ont guère de doutes que leurs murailles infranchissables protègent une vie intérieure contre une mort extérieure. D’ailleurs, l’assonance persiste entre la ville emplissant son « enceinte » et la vie par excellence : la femme « enceinte ».
L’adjectif « enceinte » désigne celle qui ne peut plus porter de ceinture (in-cincta). Il est donc antinomique avec le substantif qui désigne la muraille ceinturant la ville. Par ce malentendu toutefois, la ville fortifiée, enroulée dans son enceinte, gagne une intériorité chaude et protectrice, nettement séparée d’un monde qui en devient l’extérieur — un monde hétéroclite fait de forêts primaires, de campagnes labourées, de météorologies extrêmes, de faubourgs boueux, bruyants et mal famés. Le philosophe Walter Benjamin le remarque : pour qui flâne dans Paris et ses passages, la ville transforme l’extérieur en un intérieur.
Mais pour le coup, la topologie de l’enceinte est tout sauf hermétique. Pour vivre, l’intériorité de la ville fuit de toutes parts. Yves Stourdzé : « À l’instar de la place-forte ou de la citadelle, se superpose au tracé de l’espace fortifié le lacis des tunnels et des caves, des labyrinthes et des catacombes, enfin des canalisations et des égouts. L’immobilité de la ville fortifiée est comme battue en brèche par le réseau des souterrains. Derrière le clavier, le réseau. (…) [La ville] brutalise simultanément l’ordre du déplacement et celui de la fixité pour les réunir en une émulsion instable. »
L’intériorité fuit, et ce n’est pas par imperfection : c’est par nécessité. Étanche, la ville meurt. Son enceinte ne la protège que poreuse, traversée de portes et de cloaques.
Le pont aérien de Berlin, du 24 juin 1948 au 12 mai 1949, mis en œuvre pour contourner le dernier siège urbain de l’histoire, donne la mesure du flux aspirant d’une ville. En avril 1949, le pic est atteint avec 12 800 tonnes d’aliments, de charbon et de médicaments, transportées par plus de mille avions en vingt-quatre heures. Guère moins de déchets et de déjections ont dû aussi percer le blocus, dans l’autre sens.
Les infections prospèrent et tuent autant que la faim, d’ailleurs, durant les sièges. L’effroi est toujours vif lorsqu’on évoque Caffa, la colonie génoise de Crimée, assiégée par les Mongols en 1346. Certains assaillants ont contracté la peste en Asie centrale leurs cadavres sont catapultés par-dessus les murailles : pont aérien de bacilles. Quand le siège est levé, les rares Génois survivants, contaminés, allument dans tous les ports de leur voyage de retour les foyers de l’épidémie qui va éradiquer près de la moitié de la population européenne en cinq ans.
Par chance, certains germes sont plus foudroyants que la peste, et tuent leurs vecteurs trop vite pour que ne s’étende l’épidémie. C’est en moins d’une semaine que vingt-cinq légionnaires américains meurent de l’infection pulmonaire qui les a atteints lors de leur convention de trois jours, fin juillet 1976, à l’Hôtel Bellevue-Stratford, à Philadelphie. L’agence américaine de santé publique mène une enquête sans précédent dès septembre, elle abandonne l’idée d’un coupable « extérieur » pour se concentrer sur l’hôtel lui-même en janvier 1977, la bactérie responsable de ces morts est identifiée. Elle a colonisé l’eau de la colonne de refroidissement de la climatisation de l’hôtel, d’où la ventilation la propage à toute l’atmosphère intérieure.
On en connaissait les effets depuis trente ans, mais on les croyait réservés aux non-humains. On la renomme Legionella pneumophila, dans un hommage au corps d’armée des soldats décédés. Certains pourront y voir affleurer, à contre-sens et de manière bien plus ténébreuse, une référence aux évangiles : « Mon nom est Légion, car nous sommes nombreux. »
En six mois, les humains ont remporté une bataille de plus dans la guerre qu’ils mènent contre la prolifération de la vie. Mais l’espoir d’une bataille décisive s’éloigne, et rien n’invalide la mise en garde de Reviel Netz : « À la fin vous perdrez. »
En France, on estime à près de vingt mille par an le nombre de décès dus à la pollution de l’air intérieur. La moitié des logements, les deux tiers des maisons, ont des ventilations non réglementaires. Les bâtiments les plus performants en matière de consommation énergétique (bâtiments basse consommation ou bâtiments à énergie positive) sont aussi les plus étanches.
Le paradoxe veut que pour se protéger de la pollution de l’air extérieur, les gens se calfeutrent plus hermétiquement chez eux, et meurent des mêmes moyens, concentrés.
Ici encore : la sécurité centralisée, les catastrophes surviennent. Pour prévenir de nouvelles batailles contre la légionellose — dix-huit morts à Lens en 2003, neuf morts à New York en 2015 —, nous avons durci les règlements sanitaires des climatisations. Dans les hôpitaux, notre lutte contre les maladies nosocomiales n’a jamais été aussi âpre et déterminée — en France, chaque année, neuf mille personnes décèdent d’une infection contractée à l’hôpital. Dans les élevages, on vaccine à tour de bras, sans attendre qu’une épizootie ne justifie l’abattage préventif de millions d’animaux sains.
Les bactéries sont les figures de l’ennemi. A contrario, il nous semble innocent de réunir deux mille légionnaires dans un même lieu fermé, en plein été. Innocent de rassembler, dans des hôpitaux toujours plus denses, des centaines de malades. Innocent d’entasser des dizaines de milliers de bêtes dans des hangars clos.
Dans ma barre d’immeuble de huit cents logements, on peut encore ouvrir les fenêtres. Mais viendra le jour où, au nom de la sécurité, notre immeuble devra respirer un air intérieur calibré, contrôlé, centralisé comme le sont pour nous déjà l’eau et le chauffage.
La sécurité est pensée comme le respect des spécifications d’un contrat qui lie des systèmes indépendants. Dès lors, il faut que les points de contact entre ces systèmes soient peu nombreux, instrumentés, « monitorés » — ce sont les checkpoints où l’on pense avoir concentré le danger et où l’on peut amasser ses forces. Mais l’on est vite débordé !
Le géographe Jacques Lévy le constate : « La frontière devient un système de goulots d’étranglement qui canalisent les franchissements, d’où le paradoxe souvent signalé que la frontière semble générer du mouvement au lieu de l’empêcher. »
Qu’une frontière puisse nous séparer de l’air que nous respirons — au nom de notre sécurité — constitue un jalon inédit de notre histoire de la division du monde en « organes », de notre longue histoire qui nous rend acceptable d’interdire à une main affamée de saisir un aliment.
Sans cynisme, nous pouvons prédire ce qui va se passer. L’air devenant contrôlé, il deviendra payant. Cette res nullius par excellence, « chose qui n’appartient à personne », qui est vitale pour chacun, va devenir le support d’échanges monétaires aux checkpoints mis en place. Oh, ce n’est pas l’air lui-même qui sera vendu, mais son traitement — très gourmand en énergie — et sa certification.
N’est-ce pas ce qui est arrivé à l’eau, et même au sang humain ? On a le droit de donner son sang, pas de le vendre. Dès qu’il est collecté, pourtant, il dispose d’un « tarif de cession » défini par l’arrêté ministériel du 9 mars 2010 : cent-onze euros et seize centimes pour l’« unité adulte de sang total » (trois-cent-cinquante millilitres). Prélevé, concentré, traité, conservé, le sang devient à la fois source de commerce et d’accidents industriels.
Au terme de cette déliaison-reliaison instrumentée, les stratégies de l’exploitation ont gagné sur les deux tableaux : par la concentration, elles engrangent les « économies d’échelle » et monétarisent des choses pourtant exclues du commerce, puis, pour le traitement des « externalités négatives » consécutives à cette concentration, elles solvabilisent une nouvelle activité industrielle.
Et lorsqu’on se propose de régler le problème en amont — par exemple limiter le diesel, les emballages, l’eau usée, les engrais —, c’est cette nouvelle activité industrielle en aval qui s’y oppose ! On croirait entendre le mendiant lépreux de La Vie de Brian se plaindre d’avoir été, par sa guérison miraculeuse, privé de son gagne-pain !
De grands progrès ont en tout cas été accomplis dans la filtration. Les images des « salles blanches » sont devenues banales. De même, les nanotechnologies accomplissent des prouesses inouïes. En semant du nano-dioxide de titane ou des ions d’argent sur les surfaces de notre quotidien, elles parviennent à les rendre bactéricides.
Le slogan « There’s plenty of room at the bottom » (Il y a plein de place en bas), titre d’une conférence du physicien Richard Feynman en 1959, où il évoque l’espace vide « entre les atomes », ne dit pas assez sa dette envers Lucrèce. Mais il nous fait prendre conscience que la notion d’étanchéité dépend de l’échelle de ce que nous souhaitons immobiliser.
L’efficacité d’une frontière n’est pas intrinsèque, mais fonction de la taille des choses qu’elle doit enclore. Si ce sont des corps de bovins ou d’humains, le fil barbelé suffit — même si la vue, les essaims, les gaz, les paroles continuent leur chemin. Si ce sont des virus, il faut enrôler des armées d’atomes — qui n’arrêteront pas les humains. Si ce sont des atomes, il faut construire des dispositifs quantiques (car à cette échelle l’effet tunnel supplante l’effet tamis), sans parler des rayonnements divers qui ont le choix de leur ontologie, ondulatoire ou corpusculaire.
Depuis les murs immenses et opaques le long des frontières étatiques jusqu’aux surfaces bactéricides, nous mobilisons tous les échelons de la matière dans notre guerre mondiale contre la vie proliférante. Louis Pasteur nous a permis de gagner tant de batailles isolées — et de sauver tant d’humains et de non-humains d’une mort précoce. La variole a disparu de la surface du globe (ou presque, nous le verrons) nous voulons éradiquer maintenant tout le reste, vivre enfin absolument tranquille et régner sans partage. Car, décidément, nous n’apprenons pas.
Nous nous sommes attaqué déjà massivement à des animaux d’une taille à peine plus grosse que les microbes. Quel succès ! La destruction des insectes « nuisibles » emporte aussi celle des pollinisateurs, sans qui l’agriculture disparaîtra aux trois-quarts. En prime, les pesticides ont des effets sur le corps humain qu’on découvre peu à peu, avec une frayeur grandissante. Et bien sûr, on ne fait guère que sélectionner les espèces les plus résistantes, qui nous conduisent à augmenter les doses sans plus d’effet — les rendements fléchissent, mais pas le nombre d’humains rendus malades. « Si nous devons remporter une autre victoire de ce genre, nous sommes perdus. »
Pyrrhus a gagné contre Rome en sacrifiant ses meilleures troupes, tandis que, nous dit Plutarque, « comme une fontaine s’écoulant de la ville, le camp romain se remplit rapidement et abondamment d’hommes frais. » Les scientifiques alertent depuis plusieurs années déjà sur la résistance de certaines souches de bactéries aux antibiotiques. Largement utilisés depuis la seconde guerre mondiale, les antibiotiques ont fait reculer considérablement la mortalité due aux maladies infectieuses comme la tuberculose ou la peste : leur prochaine inefficacité esquisse un avenir qui ressemble au passé, pour le pire.
On estime déjà à plus de dix mille le nombre de décès annuels, en France, provoqués par des bactéries résistantes aux antibiotiques disponibles. Ces souches laissent nos médecins dans une « impasse thérapeutique » et nous face à la mort, mais qui continue de les sélectionner ? Qui continue de répandre dans les sols, dans les eaux, de telles quantités de médicaments utilisés « préventivement » ?
Qui continue de véhiculer l’espoir qu’on puisse gagner « une fois pour toutes » cette guerre ? Qui continue de nous faire considérer les bactéries comme les ennemies de l’espèce humaine — ennemies infiltrées dont l’invasion colonise ce que nous croyons « notre » territoire ?
Yves Stourdzé rappelait qu’en France, toute technique importait en arrière-scène des impératifs de tranquillité publique et de résistance à l’invasion. Le mot « immunité » échange avec le mot « munition » des assonances trompeuses.
Le premier vient de munus, office, devoir, qui dérive d’une racine indo-européenne *mei (changer, échanger). « Im-munité » signifie « exemption de devoir » (ou de fièvre lorsqu’on a déjà eu telle maladie). Il est de la même famille que « monnaie », « commun » ou « municipalité ». « Munition » vient de munio, fortifier, enceindre, qui dérive d’une racine indo-européenne homonyme *mei (solidifier, établir), et appartient à la même famille que « munir » ou « muraille ».
Que l’immunité et l’enceinte d’une ville cousinent par leur étymologie explique peut-être une partie des représentations que nous entretenons quant au fonctionnement de nos « défenses ».
On ne progressera en tout cas sur le terrain de la santé publique qu’en détruisant la représentation du corps humain comme un corps plein séparé, immune car enceint de sa peau comme d’une muraille de Chine. Georges Canguilhem insiste : la santé n’est pas « la vie dans le silence des organes », tranquillité publique derrière l’enceinte résistant aux attaques extérieures.
À ceux qui aurait une représentation « westphalienne » de leur corps, rappelons qu’ils transportent avec eux, en eux, autant de cellules non-humaines que de cellules humaines. D’ailleurs, nous sommes porteurs de cent-cinquante types d’adn différents : le « nôtre » ne compte que pour un parmi ceux d’une foule de bactéries, de champignons ou d’archées…
Mieux : notre immunité, notre résistance au diabète et même notre personnalité semblent influencées par la composition de notre microbiome intestinal. Ce sont des bactéries qui, tapissant nos entrailles, empêchent l’installation d’autres germes qui nous seraient moins profitables, voire dangereux.
Par ironie, notre immunité, au lieu d’être la muraille crénelée d’où nos courageux leucocytes détruisent les colonnes étrangères, ne fonctionne que parce qu’il n’y a pas de frontière entre les espèces, parce que « nous » sommes autant bactéries qu’humains.
Comment, désormais, encore imaginer séparer la santé humaine de la santé animale, de la santé « tout court » ? Le concept de « one health » promu actuellement par l’OMS donne raison au docteur franciscain Alexandre de Hales, huit cents ans plus tard : « dans les temps difficiles, les choses sont communes. » Et notre corps en fait partie.