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Culture : pour un été de refondation

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Puisque les mois qui viennent ne ressembleront à aucun autre et que les périls sont encore aggravés, l’Etat, les collectivités territoriales et l’ensemble du secteur culturel gagneraient à en faire une saison de refondation. Avec une ambition, une approche et des méthodes radicalement différentes des tentatives précédentes. Par Céline Danion, consultante en projets culturels, co-coordinatrice du pôle culture de Terra Nova, ancienne directrice déléguée du Centre dramatique national de Saint-Denis, ancienne conseillère auprès de la ministre de la culture.

La fermeture des lieux culturels et les lourdes incertitudes quant à leur réouverture plongent le secteur culturel dans la tourmente.

Aucun secteur culturel ne sera épargné, mais celui de la création – spectacle vivant, cinéma, création visuelle, livres – est particulièrement vulnérable : aux faiblesses anciennes, s’ajoutera l’arrêt économique actuel, et, dès demain,  les choix de court terme dont il sera difficile de se défaire, les tensions entre lieux et artistes, entre émergents et installés, entre subventionnés et non subventionnés, entre auteurs vendus dans les grandes surfaces et ceux mis en avant par les libraires. La remise en route des productions sera longue, les programmations, sous l’épée de Damoclès d’un nouvel arrêt, timorées, et les budgets de promotion coupés risquent de mettre en avant les productions les plus « faciles », tuant dans l’œuf la création par nature incertaine. Ce n’est pas un hasard si les signataires de la tribune parue dans Le Monde le 30 avril dernier sont tous issus de la création, toutes générations confondues.

Le spectacle vivant en particulier devra surmonter la crise, handicapé par de nombreuses difficultés antérieures : budgétaire, économique, structurelle ou liée à sa relation avec l’État. Du fait des modalités de programmation  et de son financement, il la subira au minimum pour les deux prochaines années. 

De même que Vincent Maraval déplore que, dans le cinéma, l’urgence semble être de revenir aux erreurs du monde d’avant, le spectacle vivant ne peut se contenter d’une gestion de l’urgence. Le seuls prolongement des droits au chômage des intermittents des quelques mois du confinement ou fonds d’urgence ne seraient pas une réponse sérieuse aux enjeux.

Alors que la société a réévalué brutalement ses fonctions essentielles, la culture a conservé sa place particulière et a révélé encore un peu plus sa nécessité. L’importance de ce qui se crée et de qui s’échange sur les réseaux en témoigne. Le secteur a su inventer au fur et à mesure du confinement de nouvelles expériences et modalités de partage. Et la rencontre humaine, physique, le partage d’une émotion, ce qui rend chaque représentation unique et qui a tenu l’humanité entière depuis des millénaires, manque à beaucoup.

La relance qui s’imposera à l’issue de la crise devra prendre appui sur cette énergie et son Histoire. Loin de viser à revenir à un « temps d’avant » qui s’épuisait, elle doit être l’occasion, pour la puissance publique, de rénover en profondeur, avec les acteurs du spectacle vivant, les modalités de son travail avec cette filière.

Des balcons à la toile, les artistes au cœur de notre capacité à faire face 

Du premier jour de la crise,  nous avons pu observer les élans spontanés de la société : solidarité, créativité, agilité. Ce sont eux qui ont tenu, aux côté des services publics, la continuité de la vie confinée. Le « système D », bien connu des acteurs de la création, a fonctionné à plein.

Côté culture, fidèles à eux-mêmes, les artistes et lieux ont redoublé de créativité pour conserver un lien avec la société, voire pour faire de la crise une matière à création[1]. Les solidarités et agilités citoyennes constatées pendant cette période[2], ainsi que les nombreux appels à un « après différent », ont prouvé, si nécessaire que la mobilisation des professionnels pouvait donner une puissance importante aux décisions et solutions. Trop souvent traités en « cigales », ceux du spectacle vivant déploient au contraire des trésors d’inventivité et de responsabilité pour que le spectacle continue malgré les difficultés, malgré les attentats, malgré les censures. Il est temps de regarder les choses en face.

Il y a aujourd’hui un moment historique à saisir. Un moment dans lequel l’Etat doit se déterminer : superstructure solitaire, ou navire amiral ? La crise a révélé que le navire amiral, régalien, peut compter sur une flottille nombreuse, créative, agile et responsable.

Nous pourrions, collectivement, profiter des circonstances pour, enfin, lancer un vaste chantier de réinvention et de renforcement des champs public et d’intérêt général : travail commun réel entre la puissance publique et ceux qui croient en ce qu’ils font. Le monde de la culture est de ceux-là.

Au cours de sa longue histoire, le spectacle vivant a su se réinventer, épouser son époque, et bien souvent donner l’impulsion aux politiques culturelles que le monde entier nous envie – notamment par la décentralisation précédant la création du Ministère de la Culture. Cet ADN de créateurs et d’artisans est un atout. La situation présente rend cette réinvention inévitable et nous permet d’en faire une opportunité. 

Le secteur du spectacle vivant était vulnérable : il est aujourd’hui en grave danger

Si les tensions étaient il y a encore quelques mois diverses et nombreuses, leur aggravation liée à la crise en fait un temps de kaïros dont beaucoup risquent de ne pas se relever, et dans lequel la gouvernance publique risque de s’abimer encore davantage.

Des difficultés qui viennent de loin

Bien avant l’arrivée du COVID19, le spectacle vivant connaissait des difficultés suffisamment lourdes et nombreuses pour donner le sentiment d’une impasse :

  • Economique : la diminution lente mais certaines des marges artistiques des lieux subventionnés et l’accroissement des charges de fonctionnement et de sécurité pour tous n’ont pas aidé à la résolution de la tension entre production et diffusion déjà soulignée par le Rapport Latarjet. L’ambition affichée en matière d’éducation artistique et culturelle n’a pas été suffisamment suivie des financements requis. 
  • Politique : si le ministère de la culture a su ponctuellement proposer des expérimentations nouvelles (création des compagnies nationales, programmes spécifiques…), sa capacité d’impulsion politique (Cité du théâtre, évolution du secteur et parcours professionnel…) et de réponses aux problématiques de long terme (situation sociale des auteurs, anticipation de la problématique des retraites…) sont largement remises en cause. 
  • « Gestion » du secteur : la relation des compagnies/ensembles/lieux avec le ministère est bien plus administrative qu’artistique. Le dialogue avec les  organisations syndicales et/ou représentatives est trop souvent réduit à cette dimension et à la défense des acquis. Un dialogue constructif autour d’enjeux partagés de politique culturelle (rayonnement local, national et international) a trop été négligé ;
  • Public : si les chiffres de la culture 2019 sont bons[3], ils ne doivent pas cacher l’importance de décupler le travail permettant à toujours plus de monde, plus de jeunes, plus de milieux sociaux d’avoir accès à toutes les formes de création. Loin des étendards de la « démocratisation » il s’agit simplement de s’assurer qu’a minimales 12 millions d’enfants et jeunes en âge d’être scolarisés bénéficient d’un réel cheminement de découverte des arts, des métiers et des pratiques artistiques.

Après le COVID : le spectacle vivant est désormais en péril majeur

Avec le confinement, puis le maintien de la fermeture des lieux de rassemblement public jusqu’à nouvel ordre, faisant suite aux grèves de fin d’année 2019, le spectacle vivant et la création cumuleront la catastrophe économique évidente avec les enjeux spécifiques au secteur :

  • La mise en péril des artistes et compagnies émergentes et, au-delà, des artistes reconnus mais soutenus par projet : la prise en compte de la période de confinement dans les modalités d’accès à l’intermittence ne compenseront pas les projets qui ne verront pas le jour. Ils ne pourront donc rembourser les investissements déjà réalisés.  Le risque de créer un « trou générationnel » n’est pas à exclure.
  • La réduction des marges des lieux induit dès à présent, malgré les consignes du ministère d’honorer les contrats de cession, une tension entre lieux et artistes lourde de menaces. Cette tension sera accrue par la prudence de lieux qui prévoient dès à présent de futures saisons allégées afin d’anticiper un éventuel retour de la pandémie.
  • Outre les pertes massives et le déséquilibre économique durable, l’annulation des productions de la fin du premier semestre 2020 et d’une grande partie des festivals d’été aura un impact très lourd sur la programmation de la saison prochaine (difficultés financières) mais également de la saison suivante pour le théâtre (l’absence de production des spectacles ne permettra pas la reprise en saison S+2), et encore la suivante pour la musique et l’opéra.
  • Le mécénat, très important depuis les acteurs culturels ont été invités à développer leurs recettes propres tout en assurant projets et tarifs accessibles à tous, risque fort de faire défaut les prochaines années : autant parce que les acteurs culturels n’auront pas pu honorer correctement les projets 2020 que parce que les entreprises assureront leur survie avant leur philanthropie. Or les projets les plus « mécénés » sont les projets de large rayonnement de la France d’une part (grandes expositions internationales, création lyrique…), d’éducation artistique d’autre part. Cette crise probable du mécénat dévoile un cercle vicieux : les mécènes financent ce qui est valorisant alors que l’argent public finance le fonctionnement… comme si fonctionnement et projets n’étaient pas intimement dépendants. 

Pour une refondation : faisons appel au génie propre du secteur du spectacle vivant

Etats généraux, réformes et comités ont été déceptifs. La refondation du secteur passe par des modalités de travail réellement nouvelles fondées sur le collaboratif, l’effort commun remplaçant les postures, la recherche de solutions concrètes, la responsabilisation de chacun pour un outil de travail partagé. L’énergie du temps des festivals, annulés, doit servir d’impulsion.

Depuis de longues années, les politiques culturelles sont contestées : dans leurs objectifs et dans leur mise en œuvre, accusées de privilégier la communication aux politiques de fond. L’Etat est aujourd’hui placé devant l’opportunité historique de changer la donne et d’impulser la refondation de ce secteur. Un soutien budgétaire exceptionnel sera certes indispensable mais, au regard de la nature et de l’historique des difficultés, il ne suffira pas. 

C’est pourquoi, le caractère extra-ordinaire de la situation et la nécessité de revoir le modèle appellent l’audace. Il est temps de proposer au secteur lui-même de se refonder collectivement, à partir de ses propres capacités et ses propres valeurs. 

Loin des tables rondes, des Grenelle et des Etats-généraux, loin des amphithéâtres où la parole est confisquée par la tribune, la culture est capable d’inventer des formats de travail créatifs et courts : agenda défini par les participants, travail présentiel et distant autour d’outils de rédaction collaborative, temps resserré, ateliers thématiques, recherche de solutions concrètes, débat public et largement ouvert, peut être mené dans les mois qui viennent. Les « circonstances, les événements et les lieux bien précis » aurait dit Koltès, sont réunis pour que se parlent des personnes qui ont oublié comment construire ensemble.

L’annulation des festivals du début de l’été est un drame absolu pour le secteur. Mais ce drame peut être converti en temps permettant de réunir, territoires par territoire dans un premier temps, puis à la rentrée pour la mise en commun nationale, l’ensemble des acteurs qui le souhaitent : syndicats et fédérations, artistes, compagnies, ensembles, publics, écoles, lieux. La réussite de l’entreprise découlera de l’investissement de professionnels parlant en leur nom propre aux côtés des corps intermédiaires. Elle découlera également de l’esprit de coopération entre l’Etat, les collectivités territoriales et les professionnels, et de l’investissement des représentants des pouvoirs publics au sein des ateliers et non uniquement en « superviseurs ».

Ces ateliers traiteront toutes les questions : grands enjeux du secteur, organisation du ministère, parcours professionnel des artistes, écosystème des compagnies/ensembles et lieux, lien création/transmission, équilibre production/diffusion, rôle des établissements nationaux enjeux internationaux, modèles économiques, etc. 

Pour réussir cette refondation, il faudra accepter toutes les remises en cause et faire le pari de la confiance : définir les thèmes sans en pré-définir l’issue, accepter des thèmes complémentaires, mettre en œuvre les recommandations dès lors qu’elles recherchent le bien commun[4]. L’enjeu d’aboutir dans le temps imparti à des propositions concrètes au service d’une grande vision  sera le garant d’un travail dynamique et constructif.

A ceux qui craignent les postures de part et d’autre … il faudra rappeler que les tables seront rondes, que quiconque voudra s’investir dans la réflexion sera le bienvenu, qu’après il sera trop tard car chacun se sera mis à l’ouvrage.


[1] Conversations téléphoniques du Théâtre de la Ville ou du Théâtre de la Colline, chorégraphies de danseurs professionnels dans la rue, DJset sur les balcons, créations réalisées grâce à des regroupements virtuels (chœurs amateurs, chanson de Sting avec ses musiciens, arrangement de l’Ensemble Matheus et invités…), créations de confinement des auteurs, et évidemment nombreuses rediffusions.

[2] Notamment dans la culture les bibliothèques et leurs fablab en lien avec les makers pour fabriquer des visières. 

[3] Fréquentation exceptionnelle des sites muséaux et patrimoniaux, dynamisme du spectacle vivant, progression des dépenses que les Français consacrent aux sorties culturelles (+6 %), hausse spectaculaire des consommations culturelles en ligne, offre culturelle toujours plus abondante… L’édition 2019 des Chiffres clés de la culture et de la communication confirme un appétit pour une culture ouverte, libérale et éclectique »

[4] Conditions de création et excellence artistique, accès à la culture et à la créativité pour tous, maillage territorial, rayonnement de la France, soutenabilité budgétaire