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D’une pierre, deux ou trois coups

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Dans son discours sur le déconfinement prononcé à l’Assemblée nationale le 28 avril, le Premier ministre français a annoncé la création de brigades chargées, dans chaque département, de recenser et “remonter” la liste des cas de covid-19 et des personnes ayant été en contact avec ces malades. Si ces brigades ont été prototypées en Haute-Savoie et dans l’Oise, et bien qu’Edouard Philippe ait implicitement écarté le recrutement de personnel dédié (au profit d’équipes mixtes issues de l’Assurance maladie, des CCAS et des départements), le dimensionnement de ces brigades (20 à 30 000 personnes nécessaires) et leur activité très particulière en font, quelque part, l’ébauche d’un nouveau métier de la fonction publique. Avec un recrutement (même “seulement” interne) à mener tambour battant, des compétences à lister et acquérir, des outils à mettre en place, notamment numériques – il faut lire à ce sujet le texte très utile d’ancien-ne-s du Conseil national du numérique

La création d’un nouveau métier, la mobilisation d’agents publics issus de divers horizons et le déploiement massif, sur le terrain, de représentants de l’action publique sont suffisamment rares pour être soulignés. Ces dernières décennies, la tendance était plutôt à la destruction de métiers de la fonction publique,  à la réduction des effectifs et à la rétractation de la présence publique sur le terrain.

Une telle innovation ouvre, en tous cas, d’intéressantes perspectives pour le futur “plan de relance”.

Traditionnellement, la relance est une combinaison de mesures de “soutien” aux entreprises,  de grands travaux (les nouvelles LGV, par exemple) et de soutien aux individus, via la formation ou  l’assurance chômage par exemple. De fait, en 2008-2009, une grande partie des dispositions du plan de relance français ont servi à soutenir la trésorerie des entreprises, sans incidence immédiate sur l’activité et avec un impact relativement faible sur l’emploi (cf rapport de la Cour des comptes).

En 2020, on pourrait imaginer s’y prendre différemment, pour maximiser l’impact de la dépense et de la dette publique en termes de bien-être collectif et faire “d’une pierre deux coups” : relancer la vie après le confinement et préparer enfin le monde aux défis du moment. A cet égard, la conditionnalité très stricte des mesures de soutien aux entreprises, tant en matière de lutte contre le dérèglement climatique que de politique sociale et de comportement fiscal, semblait aller de soi – à peine un sujet de discussion. Las ! Celles et ceux qui ont un peu vite vu advenir le monde d’après (de leurs souhaits) et qui ont pris pour argent comptant la réinvention de l’exécutif en sont, déjà, pour leurs frais. 

Que reste-t’il, pour faire autre chose et mieux qu’il y a 12 ans ? Peut-être l’action publique ! Il ne s’agit pas seulement de souhaiter un “investissement massif dans les services publics”, phraséologie de tract un peu paresseux. Même à l’hôpital, un “investissement massif” ne suffirait pas, puisqu’il s’agit bien d’inventer une pièce maîtresse mais non unique du système de soins, qui souffre de maux multiples tous aggravés par le manque de moyens, mais qui ne s’y résument pas.

Nous pourrions, collectivement, profiter des circonstances pour, enfin, lancer un vaste chantier de réinvention et de renforcement des champs public et d’intérêt général.  Il ne s’agit pas de revenir à ce qu’était le service public dans un passé plus ou moins mythifié (tâche impossible et inopportune), mais d’en repenser la raison d’être, les modalités d’action, les outils. Ce travail pourrait tenir compte tant des épisodes de “stress test” qu’ont constitué (et, sourdement, constituent encore) les attentats de 2015-2016, les Gilets jaunes, le mouvement contre la réforme des retraites et le covid-19, que des bouleversements environnementaux à venir. Il pourrait se donner comme boussole le désenclavement démocratique, conceptuel et pratique de l’action publique, auxquels on ajoutera d’ailleurs volontiers le désenclavement des imaginaires, sans lequel les autres resteraient vains. On doit pouvoir imaginer des formes, des lieux, des métiers, des fonctionnements administratifs qui échappent aux contraintes de l’existant (NB : promis, on n’a jamais été aussi près de la restitution des soirées AP 2042). 

Concrètement ?

1/ Ouvrons la possibilité d’imaginer de nouveaux services publics et n’ayons pas peur de créer les métiers et les effectifs qui vont avec. Créons le service  public  du soin et de l’autonomie, parce qu’il ne serait pas digne qu’après l’épidémie que nous vivons, celles qui font profession de prendre soin demeurent les  moins visibles et les moins payées, à la merci de groupes fortement capitalistiques ou faussement solidaires.

Reconnaissons un service public de l’inclusion numérique, pour que la puissance publique garantisse  à chacun-e la possibilité de vivre sa vie de parent, de travailleur, de citoyen même quand une partie des moments et des démarches de ces différentes vies sont dématérialisées. Et reconnaissons aux aidants et médiateurs numériques leur fonction de service public

Imaginons et testons le service public de la tactique météo et de l’adaptation territoriale, pour aider les acteurs des territoires à mesurer, comprendre et anticiper les changements environnementaux qui sont déjà là et vont radicalement bouleverser leur manière d’habiter et de produire.

Soyons clairs : des services publics fondamentaux et un tissu associatif précieux sont sapés depuis 15 ans, et ils doivent retrouver des conditions de fonctionnement satisfaisantes. Il ne s’agit pas de “déshabiller Pierre pour habiller Paul”, selon une pirouette fort répandue chez les acteurs  publics (à commencer par l’Etat,  qui y excelle) – ce serait d’ailleurs peu pertinent du point de vue de la “relance”. Il s’agit de considérer qu’aux côtés de pans entiers de l’action publique à renforcer, d’autres sont tout  simplement à inventer, en partenariat très étroit entre les collectivités locales, l’Etat et la société civile – en prenant soin de revitaliser la  composante associative de cette dernière, à rebours des logiques de concentration néo-managériale adoptées sous couvert d’économie sociale et solidaire. 

2/ Déconfinons l’action publique. Les différentes variations autour du défaut d’approvisionnement en masques (Masques & commande publique, Masques & bisbilles Etat / collectivités, Masques & communication de crise, Masques & normes, Masques & New Public Management…) sont aussi fascinantes pour qui se pique de transformation publique qu’écoeurantes pour n’importe quel citoyen attentif à l’intérêt général.

Les raisons d’un tel fiasco (comme, ailleurs, de la réserve sanitaire ou des conditions de lancement de la plateforme “Des bras pour mon assiette”…) sont  évidemment multiples. Il apparaît néanmoins, en commun, que l’Etat ne sait pas susciter, encourager, gérer, piloter ses réserves ou des ressources exceptionnelles – qu’elles soient internes (cf les milliers de haut-fonctionnaires qui ne sont pas mobilisés sur la gestion de crise et donc…pas mobilisés du tout en ce moment, alors que les sujets ne manquent pas) ou externes.

Pourtant, dans un contexte où les événements exceptionnels pourraient se multiplier (épidémies, épisodes météo violents, terrorisme, réfugiés…), la capacité du service public à “s’augmenter” – pour des durées plus ou moins longues et selon des modalités variables – va être cruciale. Faire pénétrer et légitimer la parole contraire dans les cénacles technocratiques (de la RIM à la cellule de crise), mobiliser des retraités pour encadrer les temps d’étude d’élèves dont les heures de cours seraient divisés par deux, répondre vite et utilement aux “makers” qui cherchent à avancer sur un produit vital comme un respirateur low-cost, associer les agents publics de terrain aux réflexions sur les conditions très concrètes du déconfinement au lycée, ouvrir les données qui permettent aux entreprises et aux associations de travailler et d’aider… Tout, ou presque, reste à faire en la matière :  ni les organisations publiques ni les agents qui les peuplent (surtout au sommet) ne sont équipées pour ne serait-ce qu’y penser. A tous  les niveaux et partout, il  y a une ingénierie à inventer et à incarner,  fondée sur les données, la coopération et la mise en réseau. 

3/ Redistribuons le pouvoir au sein des acteurs publics. Il  pourrait ici être question d’un nouvel acte de décentralisation – même si en la matière, il serait temps de chercher les leviers de coopération concrète plutôt que de raisonner en termes de transfert (Etat / collectivités) et de compétition (collectivités / collectivités). Un même mouvement nous semble nécessaire au sein de chaque service, de chaque administration, de la plus petite collectivité locale à l’Etat, pour reconnaître l’expertise des agents de terrain et leur donner les moyens de faire face. Ce qu’ils font, souvent malgré leur organisation et ses processus, de toute façon – a fortiori pour celles et ceux qui sont directement ou indirectement sur le pont face au covid-19. La modernisation de la fonction publique, au-delà de la loi, devrait passer par une discussion très sérieuse et concrète sur l’autonomie des agents, la valeur ajoutée de certains échelons hiérarchiques et sur les colossales forces incapacitantes qui oeuvrent dans et autour de la fonction publique.

Quels rapports avec la “relance” ?

Ils sont multiples.

D’abord, la reconnaissance de la capacité (et de la légitimité) des agents de terrain à innover utilement ouvre la possibilité à des démarches vertueuses de repérage, de partage et de capitalisation sur ces innovations – assez largement impensées en ce moment, par exemple à l’hôpital. Les réflexions ouvertes en maints endroits sur « le monde d’après » devraient aussi se nourrir de ces témoignages.

Ensuite, la pertinence, dans le détail, des différentes mesures en direction des personnes et des entreprises dépendra largement des dispositions et des marges de manoeuvre de celles et ceux, dans les DIRECCTE, dans les agences Pôle emploi, à l’accueil des Mairies, qui auront la tâche de les expliquer et de les mettre en oeuvre concrètement (l’importance des “formes de la réforme”, toujours…).

Enfin, la mobilisation générale pour la “reconstruction” ne sera possible que si elle suscite chez tous-tes de l’enthousiasme et du désir. 

4/ Donnons-nous les moyens de concevoir et mettre en oeuvre cette relance par le secteur public. Au niveau de l’Etat central, les fonctions d’anticipation (France Stratégie, qui publie d’ailleurs une bonne note sur les services publics dans et après la crise), de transformation de l’action publique (DITP, DINUM) et d’ingénierie au service des territoires et de leur cohésion (ANCT – si jeune et manquant déjà de souffle malgré les ressources qui s’y trouvent, notamment côté ex-Agence du numérique) sont éclatées. Pour aller au bout de la logique, les services qui gèrent les femmes et les hommes (DGAFP, MCD), les lieux (DIE), les achats (SAE)…sont également concernés. Pour ne pas se lancer dans un énième mécano institutionnel et en l’absence de capacité de pilotage politique fort d’un ensemble regroupé, il faut a minima profiter du site de Ségur, partagé par beaucoup, pour faire travailler réellement ces entités ensemble, en faisant une place aux collectivités locales (au-delà de leurs associations) et à la société civile dans les discussions et dans les projets. L’incubateur de services numériques pour les territoires, conjoint à l’ANCT et à beta.gouv (DINUM), est une expérience à suivre de près à cet égard.

En guise de conclusion, un souhait : que l’hommage rendu chaque soir aux soignant-e-s en 2020, comme on avait pu applaudir nos policier-e-s en 2015, trouve sa traduction politique – non pas seulement dans les  urnes, mais aussi dans la  conception que chacun-e a de l’action publique et de ses transformations. Que le lien soit fait entre ces corps en première ligne et ces questions, y compris dans le contexte du plan de relance : les sommes dépensées peuvent facilement perdre tout lien concret avec l’entendement commun. Les investir aussi dans ce que nous avons de commun et de concret, l’action publique et ses représentants sur le terrain, on  se donnerait les moyens de gagner sur plusieurs tableaux : relancer la vie, préparer l’avenir et permettre à chaque Français de faire l’expérience tangible que “tout” ne va pas “aux autres”.

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