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Le vélo, la campagne et le quotidien : trouple impossible ?

Temps de lecture : 25 minutes

A la campagne, les alternatives au trajet automobile à 90km/h paraissent bien rares, même pour quelques centaines de mètres. Par les chemins de traverse, cet article veut contribuer aux tentatives de moins polluer et moins dépenser. En se faisant plaisir.

Il existe plusieurs unités pour mesurer l’absurdité qu’il y a à déplacer une tonne de métal pour aller chercher le pain, déposer un enfant à l’école ou rendre visite à un voisin. En euros, bien sûr – ceux qui restent dans les porte-monnaies à la fin du mois une fois les deux ou trois pleins mensuels soldés. En émissions de gaz à effet de serre – celles qu’on peut se permettre avant la fin d’un monde habitable. En silences dans les sommets internationaux – tous ces petits et grands arrangements avec les exportateurs et producteurs de pétrole ou de terres rares, rarement à la pointe des droits humains. En hectares d’espaces naturels ou agricoles – ceux qui sont artificialisés par le bitume qu’on continue de vouloir dérouler, partout.

En ville, cette absurdité est particulièrement criante et l’idée commence à infuser plus ou moins sérieusement les politiques publiques. A la campagne, où le souvenir des transports en commun s’est estompé depuis longtemps (quand il y en a eu un jour !), on est loin d’avoir commencé à attaquer le problème de la réduction de la part des déplacements réalisés en voiture à la hauteur des besoins. 

Historiquement, les promoteurs de la mobilité à vélo prônent le doublement de toutes les départementales par des voies cyclables sécurisées. Quel pied ce serait ! Nous sommes infiniment pour, bien sûr. On peut néanmoins considérer que la prise en compte d’un certain principe de réalité impose de réfléchir à quelques voies complémentaires – sinon alternatives – en attendant que cet investissement à 20 milliards d’euros inonde notre vie quotidienne de joie. A l’instar de la FUB, qui vient de produire une note passionnante sur la sécurité des cyclistes en milieu rural

Notre hypothèse ici est que, si la majorité des trajets de moins de trois kilomètres hors agglomération se fait en voiture, ce n’est pas tant par paresse que parce que toute autre expérience y est insoutenable. Cet article illustré a l’ambition de contribuer à inverser la tendance à court terme, dans des équations budgétaires et culturelles réalistes. On se permettra, pour y parvenir, quelques détours historiques et techniques – parce qu’on a la place, le temps et qu’on aime ça. 

Bien entendu, le changement vers des mobilités durables à la campagne ne se limite pas à ces courts trajets et de nombreux autres leviers que le vélo et la marche sont à mobiliser : en témoigne la très riche et concrète boîte à outils du Céréma pour la mobilité en zone peu dense.

L’impasse du tout-voiture à la campagne, fruit d’une culture et de choix publics 

Les déplacements ruraux ont été confisqués par la voiture après des siècles pendant lesquelles les voies furent partagées – entre piéton·ne·s et chariots, chevaux et, plus tardivement, vélos. 

Il ne s’agit pas de verser dans la nostalgie de ces époques laborieuses mais de chercher à comprendre comment nous en sommes arrivé·e·s à une situation dans laquelle aller rendre visite à la voisine à pied est, au mieux, une expérience pénible, au pire, une inconsciente prise de risque – dans les deux cas, quelque chose que l’on ne fait pas, pour peu qu’elle habite à quelques centaines de mètres de route. 

Le tissu rural, la compacité de ses bourgs, la distance des fermes aux lieux de distribution – le marché puis l’épicier du village – en bref, toute la géométrie compacte et dense (oui !) des formes rurales, ont explosé au 20ème siècle sous l’effet de la victoire sans partage de la voiture, qui s’est arrogée l’exclusivité des déplacements, distendant artificiellement le territoire.

Mon fils : “Pourquoi les gens ils marchent ici?”. L’automobiliste qui arrivera après confirmera l’incongruité de la chose avec d’insistants appels de phare. Tout le monde est d’accord pour admettre que les voies rurales ne sont faites pour rien d’autres que des voitures qui roulent à 80km/h.

Qui a ainsi façonné et entretient ce système viaire rural, et avec quels objectifs ? La ligne de partage des rôles en matière de routes est houleuse depuis la fin du 18ème siècle, écartelée entre centralisme – incarné, entre autres, par l’experte élite des Ponts et Chaussées – et velléités décentralisatrices, sous la pression d’acteurs locaux qui se sentent mal accompagnés par les ingénieurs parisiens ignorants des spécificités locales. Au-delà des questions d’expertise, les routes représentent une patate chaude que se refilent les acteurs publics depuis 40 ans, et on les comprend : une fois qu’elles sont construites, elles coûtent très cher à l’ entretien et elles souffrent de cette malédiction partagée par presque tous les dispositifs publics, qui veut que si la construction et l’inauguration sont politiquement rentables, la maintenance, elle, est ingrate.

Si l’on exclut les autoroutes, coûteuses mais marginales tant en longueur (10 000 Km d’autoroute pour respectivement 400 000 et 600 000 de “route” et de “rues”) que dans les usages quotidiens, les rôles en matière de routes tendent vers une répartition entre les “rues” aux communes et intercommunalités, et les “routes” aux départements (même si sur certains territoires, la domanialité communale reste forte). Ces derniers ont notamment hérité d’une grande part des voies rapides nationales et gèrent 380 000 kilomètres de routes départementales – un chiffre à peu près stable depuis 30 ans.

L’échelon communal (ou intercommunal) ramifie et “tire des rues” jusqu’aux adresses, ce réseau grandissant de façon inquiétante du fait de l’étalement urbain (de presque 1% par an depuis le début du siècle). Les communes, la plupart du temps en quête de nouvelles·eaux habitant·e·s, n’ont pas d’autres choix que de desservir les nouvelles adresses, tout en cherchant à contenir le linéaire de voies pour des raisons économiques : le kilomètre de rue et sa promesse d’aménités minimums – éclairage, trottoir, plantations, accotements, évacuation des eaux enterrées – coûtent beaucoup plus cher que la route.

Parlons, justement, des routes. L’effort des départements – leur énorme et 1er budget d’investissement – se concentre sur la gestion du stock, un réseau “contenu” avec peu d’ouverture de nouvelles voies (qui, pourtant, permettraient de raccourcir les trajets). Avec l’avènement de la voiture et d’une mobilité sans effort, l’attention publique ne porte plus sur une ramification de « raccourcis » mais sur l’augmentation de la vitesse moyenne et du débit, dans une perspective strictement motorisée de la mobilité. La vitesse a vocation à faire oublier aux automobilistes les distances physiques réelles.

La recette de ce “confort de conduite” des automobilistes est faite d’une grande diversité d’ingrédients. Caractéristiques de voirie, rayons de virage, dévers de voies, largeurs des accotements, respect des clothoides (sorte de spirale de Fibonacci du confort de la conduite)… Ensemble, ils constituent les référentiels de construction et d’amélioration des routes. Normalisés, ils incitent à rouler vite. Or, on le sait, le partage de la voie tolère mal les différentiels de vitesse trop importants.

C’est implacable : plus la vitesse d’un véhicule est importante au moment de la collision avec une piétonne, plus la probabilité de causer le décès de la piétonne est grande. A 40km/h, elle est déjà de 50%, à partir de 55km/h, on est au-dessus de 90%. (Etude IBSR)

Or, sur ce réseau de routes, la “sécurité routière” est réduite à la sécurité des usagers qui se déplacent au sein d’un habitacle motorisé. En s’assurant que les automobiles peuvent rouler en tout point à plus de 60 km/h, on crée une insécurité qui exclut de fait les autres usagers possibles de la route – et ce n’est pas une ligne blanche continue ou quelques potelets de plastiques qui y changent quoi que ce soit. L’augmentation de la mortalité des cyclistes en 2022, bien plus importante dans les territoires ruraux qu’en ville, en témoigne.

Alors que seule une petite fraction des ménages possède une voiture à l’époque, les constructeurs (ici Berliet) ont très tôt été des prescripteurs de voies exclusivement consacrées à l’automobile. Sur ces illustrations, pas une seule piétonne ou cycliste (alors qu’il y a deux fois plus de cyclistes que de voitures à l’époque !).

On en arrive alors, pour développer les mobilités douces à la campagne, à ne pas voir d’alternatives à la construction de pistes cyclables tout au long des routes. Chantier titanesque ! On aime trop rouler en vélo pour ne pas en rêver et ne pas regretter que cela n’ait pas été rendu obligatoire il y a 40 ans, comme aux Pays-Bas via les “Masterplan Fiets”.

Mais soyons aussi des cyclistes réalistes : le coût comme la faisabilité technique et écologique d’une telle opération en font une chimère. Des portions gigantesques nécessiteraient de dispendieux ouvrages d’élargissement et de terrassement, l’arrachage de haies qu’on a déjà assez de mal à protéger, l’abattage d’arbres qui ont assez de problèmes par ailleurs. Sans parler des zones de montagne, petites ou grandes, où les routes sont jetées en travers des pentes.

Alors, que faire ? Nous faisons l’hypothèse que le binôme rue/route représente un appauvrissement par rapport à la diversité des formes de voies roulables et marchables, y compris au quotidien.

Nous avons perdu un répertoire viaire varié au profit d’options qui coûtent cher en elles-mêmes et qui sont faites pour convoyer des véhicules motorisés eux-mêmes chers et polluants. Focalisées sur ces deux rôles voyers, l’un se dédiant principalement à la vitesse des voitures, et l’autre ayant bien assez à faire avec ses rues coûteuses et les multiples plaintes qui viennent avec, les politiques publiques ont abandonné l’idée qu’il serait envisageable de se déplacer autrement qu’en voiture sur un “bassin de vie”. Et pourtant.

La possibilité d’autres voies, par les chemins de traverse 

“Ça va où, par là ?”

Les chemins pourraient représenter une alternative au tête-à-tête mortifère entre rue et route, pour le grand bonheur des cyclistes et, dans une certaine mesure, des piétons. 

Avec 1 millions de kilomètres linéaires, les chemins tissent le premier réseau de France et ont une qualité fondamentale pour une infrastructure viaire : un maillage sans pareil, avec une ramification qui est gage de distances courtes.

Mauvaise nouvelle, néanmoins : ces sentiers et chemins, agricoles ou ancestraux, ces routes déclassées, ont été largement oubliés, et rares sont celles et ceux qui connaissent leurs viabilités. 

Pour la plupart de ces chemins, en effet, personne ne sait plus dire où ils mènent et rien ne vous indiquera leur état – condition de leur cyclabilité et de leur marchabilité – avant que vous n’en fassiez l’expérience plus ou moins heureuse. Hormis chez quelques personnes âgées qui auraient pratiqué ce tissu rural à pied avant l’effondrement de la marche depuis les années 60, la connaissance collective de ce réseau dans toutes ses caractéristiques s’est nettement appauvrie.

Même la connaissance publique de ces chemins s’étiole : là où les spécifications des routes sont scrupuleusement consignées avec précision, le mot d’ordre sur les nouvelles bases de données – notamment BDTopo qui devient le référentiel des métiers de l’aménagement  – est de ne consigner que les tracésdont la fréquentation ou l’entretien ne fait aucun doute” et d’oublier en creux tout autre tracé qui présente un doute ou est en cours d’enfrichement. Si l’objectif de fiabilité est louable, les conditions de l’oubli sont bien là. Les chemins à vocation touristique et naturelle font exception et sont repertoriés, à commencer par les GR (chemins de grande randonnée), qui représentent moins de 3 à 4% des chemins, ainsi qu’une partie des chemins à vocation touristique ou sportive consignée dans les plans départementaux des espaces, sites et itinéraires (CDESI). Localement, on peut aussi noter quelques belles – mais relativement limitées – initiatives de communautés d’IGNRANDO ou des Offices du tourisme. De toute façon, ces itinéraires de “loisir” sont par essence faiblement intéressants pour la mobilité quotidienne : ils sont essentiellement sélectionnés pour leur éloignement des centralités, lorsqu’ils ont un objectif de découverte de la nature, pour leur dénivelé, lorsqu’ils s’agit d’itinéraires sportifs, ou pour leur sinuosités, bucoliques mais éloignés de l’efficacité que requièrent nos déplacements quotidiens.

Afin d’illustrer l’hétérogénéité et les lacunes de la connaissance des chemins, nous avons produit une carte de France sur la base de données OpenStreetMap. Cette carte recense l’ensemble des chemins et sentiers de la France hexagonale, en différenciant d’une part ceux qui ne sont pas qualifiés et d’autre part ceux qui semblent être propices à la circulation cyclable.

Ces derniers ont été identifiés sur la base des “tags” utilisés pour les qualifier et qui nous semblent caractéristiques de chemins cyclables : 

  • les différents tag décrivant l’état des sols (smoothness=good / tracktype=grade (1, 2,3 surface  = compacted ou surface  = fine_gravel.  Nous avons exclu surface=sand et surface = mud ). 
  • Les différents tag liés au vélo : cycleway=track , bicycle=yes ainsi que les chemins de VTT de niveau 0 et 1 (sur 6 niveaux mtb:scale) qui ne présentent aucune difficulté et pas de dénivelé important (mtb:scale:uphill=0).

Cette carte n’est donc pas en l’état un référentiel solide. Elle a pour objectif de mettre en avant l’hétérogénéité de la connaissance des chemins et les différentes communautés qui les pratiquent, et elle démontre l’ampleur du potentiel de desserte des chemins.

A défaut d’une connaissance collective et/ou publique des chemins, les applications de navigation routière font la loi en matière de trajets et, sans surprise, elles projettent un monde vue d’un habitacle qui roule sur du bitume : les processus de cartographie partent d’imagerie aérienne ou les algorithmes décèlent mal les fins et discontinus chemins puis ces données sont confirmées et qualifiées par les Google/Apple Cars qui parcourent et inventorient les voies, les vitesses, le stationnement, les commerces et même les bordures de trottoir. C’est donc un monde “depuis la voiture” qui nous est livré, dans lequel tout espace qui n’est pas carrossable est invisibilisé.

C’est aussi un trajet “contractualisé” qui nous est proposé par les applis : on sait non seulement que le tracé est adapté mais aussi combien de temps cela va nous prendre. Or, nous choisissons un parcours de mobilité en fonction du temps de trajet, du sentiment de sécurité et de la quasi-certitude qu’on ne devra pas “rebrousser chemin” du fait d’un obstacle ou de la mauvaise qualité de la voie. Ces choix se sédimentent et se routinisent. Et aujourd’hui, être piéton ou cycliste, même sans passer par des chemins de traverse, c’est nécessairement s’exposer à un trottoir qui disparaît ou à une magnifique piste cyclable interrompue sitôt une limite administrative franchie entre deux communes. Sur les chemins, c’est pire encore : à tout moment, le chemin s’arrête – propriété privée, arbre en travers, affaissement, végétation surabondante, mauvais drainage, ornières géantes d’engins d’exploitation forestière ou agricoles. 

Perte de connaissance collective et publique, dépendance aux applis des GAFAM pour nous déplacer : le cercle vicieux s’enclenche. La fiabilité des chemins est inégale et nous est inconnue, nous les empruntons donc de moins en moins, ce qui fait sortir leur état et leur continuité des préoccupations des collectivités locales, ce qui dégrade la fiabilité des chemins et leur connaissance. Une fois enherbé, le chemin est davantage sujet au grignotage par les riverains, souvent agricoles, et les communes se délestent sans y penser de ce trésor –  200 000 km de chemins publics auraient ainsi disparu en 40 ans

Un réseau de chemins qui possède des qualités intrinsèques

La disparition progressive des chemins de notre quotidien et de notre connaissance collective sont d’autant plus dommageables que ce patrimoine présente des qualités intrinsèques particulièrement précieuses pour en faire des alliés de la transition en matière de mobilité.

L’intelligence du sol et des usages séculaires pour mailler un territoire

Des décennies – plus souvent des siècles – ont façonné le tracé des sentiers et chemins sur la base de leur confort d’usage et de la moindre friction avec les éléments naturels. Les tracés les plus sinueux ont été poncés génération après génération, pour se tendre jusqu’à atteindre le meilleur rapport entre distance, dénivelé et qualité du sol. Telle que la raconte ce podcast, la façon dont les sentiers américains se forment et s’entretiennent illustre ce propos. La résilience physique des tracés a progressivement été optimisée, là en les appuyant sur une ligne d’enrochement particulièrement stable, ailleurs en les faisant passer par des sols et sous-sols naturellement bien drainés toute l’année. Ces qualités nous intéressent particulièrement en termes de cyclabilité et de marchabilité, offrant une bonne base de confort de circulation, notamment grâce à l’évitement de dénivelés inutiles. 

Par ailleurs, les chemins ont été façonnés par des usages multiples (agricoles, forestiers, commerciaux…), dont la reconnaissance d’une certaine efficacité à desservir des destinations populaires, aménités ou lieux de sociabilité. 

Or, même si la métropolisation et la croissance des aires urbaines ont redistribué les polarités du territoire, une partie des centralités historiques sont restées des destinations fortes ou ont vocation à le redevenir – comme l’incarnent les grands programmes publics “Action Coeur de Ville”, “Petites villes de demain” ou “Villages d’avenir”. 

A ce titre, une partie des chemins représente encore des trajectoires optimales vers des destinations du quotidien et offre ainsi des alternatives aux routes, qui peuvent se permettre de faire de longs détours en offrant l’illusion aux motorisé·e·s de s’affranchir tant des reliefs que des distances – un luxe que ni le cycliste, ni le marcheur, ni la planète ne peuvent s’offrir.

Si ce constat est sans doute moins spectaculaire dans les régions où le relief est un peu plus accidenté et où les routes principales ont davantage été tracées sur les chemins, précisément pour leurs qualités citées, il est particulièrement pertinent dans toutes les zones relativement plates où les routes ont été tracées au cordeau sans égard pour les contraintes topographiques. 

Herbes, petits cailloux et nids de poule : des filtres modaux frugaux

Les chemins et sentiers offrent “by design” des filtres modaux et des régulateurs de vitesse intransigeants (petites ornières, mottes d’herbe centrales qui frottent les bas de caisse…). Ceux-ci contrastent avec l’échec patent à réguler la vitesse sur route ou rue (35% à 75% d’infraction d’après le dernier Observatoire des Vitesses de l’ONISR), où toutes les coûteuses innovations (radars fixes, voitures radars, ralentisseurs divers…) semblent vaines.

La tolérance sur les petits excès de vitesse récemment annoncée par le Ministre de l’intérieur, avec la fin du retrait de point pour les excès inférieurs à 5km/h, perpétue l’idée que l’interprétation des limites de vitesse est largement à la discrétion des automobilistes. C’est particulièrement le cas dans les zones rurales, où les contrôles sont rares, vite signalés sur Waze, et où l’emplacement des quelques radars fixes est bien connu.

Ainsi, le chemin devient potentiellement de facto le seul espace en zone rurale où il est possible de marcher ou de rouler en vélo en desserrant les dents. 

Un support de biodiversité plutôt qu’une frontière

Si, du plus gros gibier aux plus petits insectes en passant par les batraciens et les rongeurs, les routes sont de notoires mouroirs pour la faune, elles génèrent également un appauvrissement de la diversité végétale et dégradent les sols. En effet, les gestionnaires s’accommodent mal de la grande diversité d’essences qui peuple les abords des routes et y préfèrent des peuplements homogènes, choisis pour ne jamais devenir trop grands ni déborder au-dessus de la route. Plus généralement, en quadrillant densément le territoire, les routes empêchent la continuité des bassins et des corridors écologiques, dont les travaux scientifiques soulignent le caractère stratégique dans la préservation de la biodiversité. C’est un des arguments des opposantes aux nouvelles autoroutes comme l’A69, et l’enjeu est tout aussi grand sur les réseaux routiers ordinaires (50-80-90 kmh) dont le linéaire est bien plus important. A l’inverse, non seulement les chemins ont un impact limité sur la mortalité de la faune ou la réduction de la diversité végétale, mais ils représentent même des refuges de biodiversité dans les paysages les plus anthropisés (monocultures, zone d’activités aux pelouses bien tondues, etc.) et, dans une certaine mesure, ils opèrent comme corridors entre espaces écologiques. Avec un entretien limité ou raisonné, les bords de chemins sont accueillants pour la micro-faune et les pollinisateurs qui sont également utiles aux activités agricoles adjacentes.

Une viabilité des chemins à reconsidérer à l’aune du numérique et de l’évolution technique des vélos

L’histoire du vélo précède celle des routes : le premier âge d’or du vélo (1890-1910) a lieu alors que seule une toute petite partie du réseau est couverte par des enrobés. En 1905, on compte 36 022 km de route empierrées et 2 144 pavées et seuls quelques lieux emblématiques comme Versailles, l’avenue Victoria ou Montecarlo bénéficient de “bitume”. 

Le vélo a donc été massivement utilisé à une époque faite avant tout de chemins aux revêtements variés, allant de la terre compactée à des roches plus ou moins grossièrement concassées.

Après un siècle de bitumage, deux évolutions techniques nous permettent de considérer la possibilité de remettre les chemins au cœur de nos mobilités quotidiennes à vélo : l’avènement des outils numériques au service de notre connaissance des tracés d’une part, et notre capacité effective à (bien) rouler grâce aux évolutions techniques du matériel à notre disposition d’autre part. 

Ne plus se perdre à vélo grâce à l’avènement de la cartographie numérique

Il s’agit là, en fait, de deux évolutions majeures : d’abord, la qualité des bases de données, ensuite, l’ergonomie des applications .

Grâce à une variété d’intérêts (cyclisme et randonnée pédestre notamment) qui ont poussé les contributrices à mieux qualifier les chemins, OpenStreetMap a réussi à dépoussiérer et établir un socle minimal de connaissances des chemins – même si cette connaissance demeure inégale. 

Par ailleurs, les efforts d’ergonomie des applications géolocalisées (Geovelo, Komoot, GMaps) mettent à la portée de chacun, ce que les cartes et GPS d’hier réservaient seulement aux randonneurs ayant des notions cartographiques et un sens de l’orientation. L’interface “turn by turn” rend n’importe quel smartphone très efficace dans un guidage qui prend par la main même les néophytes peu dotés en sens de l’orientation ou qui découvrent une nouvelle région.

Les interfaces des applis de guidages (Google Maps, Apple Plans, Komoot, Geovelo…) ont rendu accessible à tou·te·s la découverte des sentiers. Ici, il s’agit d’écrans de Komoot. 

Une nouvelle offre et une grande variété de vélos réellement “tous chemins”

La R&D dans le domaine du VTT de compétition des années 1990 a permis une meilleure maîtrise des plastiques et l’apparition de confortables pneus “ballons”, moins sujets aux crevaisons, légers et au rendement correct avec une grande variété de références maintenant déployées sur toutes les gammes de vélos.

Depuis 2010, les diamètres de sections de pneus ont doublé. Aujourd’hui, la plupart des vélos – du gravel aux électriques en passant par les cargos – roule avec des pneus de plus de 40mm de section qui étaient jadis l’apanage des VTT. Les faiblesses des premiers “vélos tous chemins” (les “VTC” des années 2000), qui n’allaient jamais bien loin sortis des voies bitumées, se trouvent ainsi compensées. La grande variété des postures et formes cyclistes (gravel, vélos-cargos, longtails, randonneuses et même une partie des vélos pliants), et sur une grande gamme de budgets, a en commun de rouler en pneus “confort”, ce qui ouvre de nouveaux horizons pour la mobilité quotidienne. 

Bien entendu, la démocratisation de l’assistance électrique ouvre également de nouvelles perspectives : elle permet d’aplanir l’expérience des micro-dénivelés ou les plus longues pentes, et d’accompagner la poussée quand le sol est légèrement meuble ou fait de gravier non consolidé. Sauf en haute montagne, le vélo à assistance électrique met à portée de tou·te·s le sentier rural moyen de 3 à 10 kilomètres et une batterie moyenne de 500wh vous poussera sur presque 1000 mètres de dénivelé positif.

A la faveur de ces évolutions matérielles, on voit d’ailleurs apparaître sur les chemins des cyclistes “non sportifs”. Certes, cela donne des trajets où l’on roule plutôt autour de 20 km/h qu’entre 25 et 30km/h mais la qualité du trajet en fait une alternative sérieuse aux routes : même si le trajet est plus long de quelques minutes, on préfère rouler sur un chemin où l’on ne se fait pas frôler par des voitures et des camions lancés à 80 km/h.

Propositions pour faire rouler au quotidien des vélos loin des routes 

La partie qui suit s’adresse aux acteurs publics, pour proposer des premières pistes d’action et de coopération en faveur du vélo du quotidien à la campagne.

Si vous n’êtes ni élu·e·s ni agent·e·s publics, mais que vous êtes convaincu, vous pouvez faire suivre tout ou partie de cet article auprès de vos décideurs locaux : peut-être que cela leur donnera des idées. 

Si vous voulez vous lancer dans la mobilité cyclable sans attendre leur mobilisation, vous pouvez pratiquer l’arpentage de votre bassin de vie en suivant les principes et les étapes très bien décrites dans ce thread twitter de Zerf

Enfin, si vous travaillez dans une collectivité rurale, une Région, un Département, à l’IGN, au Cérema ou au Ministère de la cohésion des territoires ou des transports, nous espérons que ce qui suit vous intéressera.  

Faire l’inventaire, ensemble, pour connaître les chemins et les itinéraires utiles 

On se prend ici à rêver d’une belle coopération entre différents acteurs publics, la société civile organisée, les professionnelles et les particuliers volontaires – un beau travail de transfo publique et de gouvernement ouvert, comme on en voit peu. Elle est techniquement possible, reste à la mettre en musique. L’IGN avec le soutien du CEREMA (dans son rôle d’intégrateur et fort de sa nouvelle gouvernance associant mieux les collectivités locales), pourraient être les orchestrateurs nationaux, pour créer les conditions d’un structuration homogène de la donnée orientée navigation et pour mettre à disposition des acteurs locaux des outils simples leur permettant de documenter et de qualifier l’état des chemins. 

Les collectivités locales auraient tout intérêt à se mobiliser, en confiant à leurs services techniques une mission et des outils leur permettant de participer à l’effort de cartographie fine ou même simplement en ouvrant des données existantes. On pense par exemple aux pistes DFCI (ou voies de défense des forêts contre l’incendie) des pompiers, qui font l’objet d’importantes campagnes de mise à jour et qualifient très finement la viabilité des chemins pour leurs différents véhicules (largeurs de voies, pentes, points noirs etc.), et dont on pourrait très simplement déduire des informations de cyclabilité.

Les collectivités locales pourraient également donner mandat (et soutien financier) aux associations locales pour qu’elles arpentent, jalonnent et qualifient la cyclabilité et la marchabilité des chemins. Un des défis ici est de décloisonner et dé-spécialiser la qualification des chemins par pratique sportive (le VTT, la randonnée, le trail…), au profit d’une mise en commun des critères et des données. Les subventions devraient bien entendu être conditionnées à l’ouverture et au partage des données produites (à l’opposé de certaines pratiques qui penchent vers des formats de données propriétaire).

La mise à disposition et la formation des bénévoles – membres d’associations ou non – à des outils numériques simples de cartographie permettraient de mobiliser la multitude pour construire une connaissance harmonisée de l’état des chemins et hiérarchiser les itinéraires au regard des usages possibles. Une révolution s’opère sur des outils simplifiés de saisie géolocalisée qui permettent à tou·te·s, sans connaissance cartographique, de qualifier le revêtement de sol, la largeur d’un chemin ou son interruption à un endroit précis. 

Installez StreetComplete ou OsmAnd sur votre smartphone, et voilà : vous êtes cartographe et vous nourrissez OpenStreetMap en qualifiant les chemins !

Du coté de l’IGN, fort de sa très haute technicité cartographique, il y a autant un enjeu à dépoussiérer des vieux fonds cartographiques SCAN25 qu’à créer une nouvelle génération de données (notamment, mais pas que, à partir de du programme 3D Lidar) sur les tracés, l’état et la micro-topographie des chemins, ainsi que sur l’intensité des maillages et la “connectivité” des tronçons, la desserte de destinations, et la clarté sur les domanialités. 

Plus généralement en matière de données, on ne peut que saluer les dynamiques de standardisation de la donnée du récent Schéma de données d’aménagements cyclables (et son ingénieuse interopérabilité avec OpenStreetMaps) ou le plus ancien Geostandard des véloroutes et voies vertes qui vise à homogénéiser la qualification des voies vélo en site propre. Mais retenons que ce sont essentiellement des référentiels qui qualifient des aménagements cyclables “lourds”. Cela a le mérite de forcer les collectivités de départager le grain des « aménagements de peinture » que pratiquent encore beaucoup de collectivités. Il faudrait basculer sur un Schéma de données de la cyclabilité des voies : route, chemins, sentiers. Subtile nuance, qui demanderait d’agréger un peu plus de données (nombre de véhicules motorisés par heure, vitesse maximum et vitesse réelle, topographie, largeurs)

On devrait pouvoir y retrouver les largeurs de voies (peut-on y passer en vélo cargo, une remorque enfant ou même un vélo adapté?) la présence d’un enherbement central, l’état de surface du chemin. Et pourquoi pas des données dynamiques sur le drainage du sol, s’il est boueux en hiver ou comme nous en font la démonstration les helvètes qui intègrent en temps réel les fermetures de chemins sur l’appli nationale Swisstopo.

Hiérarchiser, choisir, investir dans les chemins et dans leur maintenance

Une fois l’inventaire fait au plus près des chemins, on pourrait prendre un pas de recul, à l’échelle des communes ou des vieux cantons (on n’a pas fini de les regretter, ceux-là, qui souvent correspondaient à des vrais bassins de vie), avec le soutien méthodologique des intercommunalités, des Pays et/ou des Régions (en fonction de qui se sent concerné par les mobilités douces à la campagne) et du Cerema, pour imaginer des plans de circulation territoriaux, au sens politique du terme. La récente et passionnante note “Assurer la sécurité des cyclistes en milieu rural” de la Fédération des usagers de la bicyclette (FUB) est à cet égard passionnante et très utile. 

Il s’agit de hiérarchiser les voies, peut-être d’accepter de déclasser certaines routes communales pour en réserver l’accès motorisé aux seuls riverains et agriculteurs, et de formaliser des cheminements pratiques (et non pas seulement touristiques) et sécurisés pour les cyclistes. Dans la Manche, des petites routes départementales seront bientôt réservées aux piétons et aux cyclistes, avec bien entendu les riverains. Au-delà de l’immense progrès et du confort ainsi offert aux mobilités douces, y compris pour des enfants ou des débutants, cette logique permettrait sans doute des économies substantielles aux collectivités locales en termes d’entretien du linéaire bitumé. 

Aux côtés de ces routes déclassées, les chemins identifiés comme stratégiques auraient un rôle majeur à jouer pour ramifier le réseau et atteindre une myriades d’adresses, y compris les plus éloignées des centralités. On est à rebours des annonces sur l’élargissement d’une route qui permettrait d’aller plus vite plus loin mais ne desservirait que très peu d’adresses et aurait l’inconvénient d’accélérer l’aspiration “par le haut” des éléments qui font la vie du territoire. Ici, on re-vitaliserait réellement les campagnes et leurs petites centralités commerciales, culturelles et administratives. 

Au fond, il s’agit d’inventer une politique publique des chemins bien distincte de celle – modeste – qui est adossée aux politiques touristiques. En effet, si les itinéraires touristiques et sportifs font l’objet d’une certaine attention (voir par exemple le programme de crowdsourcing des traces Outdoor Vision) et d’investissements des collectivités locales (et de 10 millions d’euros de l’État et du Céréma en 2023), on a vu qu’ils ne correspondaient pas aux critères d’un réseau de la mobilité quotidienne. Une fois les chemins à fort potentiel d’usage quotidien identifiés, il s’agit donc de construire des politiques locales d’aménagement et d’entretien. 

Les sommes en jeu sont sans commune mesure avec celles consenties pour les routes, mais elles ne sont pas nulles. Au-delà des enjeux financiers, il y a un savoir-faire local à reconstruire, d’entretien des chemins, avec des déclinaisons très matérielles : si on conçoit et dimensionne les voies selon les dimensions des véhicules et engins qui sont appelés à les construire puis à les entretenir, le parc automobile et machine des services techniques a pris du poids en retour et pourrait être bien en peine d’aller du jour au lendemain travailler sur les chemins, avec un usage des matériaux présents sur place autant que possible. Ici, des partenariats sont à construire avec les agriculteurs, posant avec toujours plus d’acuité la (juste) rémunération de ceux-ci pour les services écologiques rendus. 

Rendre accessible l’information pour des usages quotidiens 

Pour les acteurs publics, il ne s’agit pas seulement de garantir dans la durée les conditions de la production, de la structuration et de l’entretien de la connaissance sur les chemins : il s’agit aussi d’assurer les conditions de la médiation de cette connaissance auprès de toutes et tous. Pour cela, il nous semble important que la puissance publique réinvestisse le champ des rendus cartographiques afin de rendre lisible les informations, de les sélectionner et de les hiérarchiser, de donner à la lectrice les moyens de choisir les informations qu’elle souhaite ou non lire. 

Le travail de cartographe, souvent vu à tort comme une sorte d’agrégateur boulimique de données localisées, porte précisément sur ce travail de hiérarchie de l’information et de soin porté au rendu, en cohérence avec les usages souhaités et le niveau d’acculturation cartographique des usagers. Ce savoir-faire, qui n’existe ni au sein des collectivités locales ni au sein de la plupart des acteurs associatifs, porte autant sur l’extrême rigueur graphique des cartes papier que sur les styles graphiques des outils cartographiques numériques, qui doivent relever le défis de la cohérence et de la lisibilité dans un contexte de mouvements de zoom/dézoom continus. Google Maps et Apple Plans investissent d’ailleurs de grands moyens dans ces qualités graphiques et interactives et s’approchent maintenant d’une granularité de représentations proche du 1/1000e, notamment pour la navigation piétonne urbaine (on surveille avec Julien de Labaca le partenariat entre Londres et Google Maps sur la cyclabilité), loin devant l’ancien fleuron de l’IGN au 1/25000e.

Ce n’est pas d’hier que, chez Vraiment Vraiment, nous invitons les acteurs publics à résister à la douce tentation de déléguer aux GAFAM les usages cartographiques populaires (cf l’article “Espace public : Google a les moyens de tout gâcher — et pas qu’à Toronto”). Il nous semble a minima indispensable que les opérateurs publics, IGN en tête, investissent les usages peu solvables. Si Google Maps investit autant la cartographie de la ville et la cyclabilité urbaine, c’est pour mieux vendre la mise en relation des usagères avec des opérateurs de transport urbain (trottinettes, uber etc.) ou pour mettre en valeur des destinations marchandes. Rien d’aussi solvable dans nos mobilités rurales ! Aussi, au-delà de son rôle de producteur et grossiste de données, il nous semble important que l’IGN se positionne sur le “dernier kilomètre cartographique” à l’ère numérique, pour apporter dans les mains et le quotidien des gens des cartes et des rendus utiles (et beaux !) comme à la grande époque des cartes papier. 

Cela implique de relever deux défis. D’une part, tenir compte de la grande diversité des besoins des usagers potentiels en matière de rendus cartographiques numériques, avec des acteurs qui ont des enjeux techniques et sémantiques très variés. Cela implique aussi de gérer des rendus multi-scalaires, qui font le succès de Maps (on passe son temps à zoomer et dézoomer une carte numérique). 

D’autre part, il s’agirait de ne pas oublier la carte physique, papier, celle qu’on garde en souvenir d’une rando mythique, celle qu’on accroche à un mur chez soi ou dans une école, celle qu’on distribue dans le carnet de correspondance, celle sur la grille de l’entreprise… On accorde trop peu d’attention à l’accessibilité de ces objets, tant pour celles et ceux qui ne savent ou ne veulent pas installer une énième appli que pour celles et ceux qui sont mal à l’aise avec la navigation tactile. 

Carte artisanale des chemins cyclables réalisée “à la main” par Zerf 51 à destination de ses collègues de l’usine. On ne sait pas pourquoi cela ne fait pas partie des affichages obligatoires des entreprises. Surtout lorsqu’on connaît le coût par employée du foncier de parking.

L’actualité de l’IGN, et notamment les projets cartes.gouv.fr et MaCarte.ign.fr, semblent prometteurs – reste bien entendu à voir si les promesses sont tenues au-delà de la mutualisation d’hébergement et du re-branding. 

Un exemple de service public cartographique qui fait rêver : Swisstopo. Très accessible, avec une courbe d’apprentissage progressive, de magnifiques rendus du relief alpin, des outils hyper performants de planification d’itinéraire …et la fermeture des chemins vélo et piétons en temps réel. 

Pour conclure, rien de tel qu’un peu de mise en pratique participative ! N’’hésitez pas à arpenter vos contrées pour y repérer les chemins et sentiers qui mériteraient d’être mieux considérés dans les plans de mobilité des vos collectivités. A titre d’exemple, nous l’avons fait sur deux territoires ruraux : la Côte des Isles, dans la Manche, et le territoire au nord de Montpellier. 

Sur la Côtes des Isles – et comme dans beaucoup de régions littorales. Trois infrastructures routières desservent les centralités littorales. La très roulante D650 où les 80km/h ne sont jamais respectée. La D124 escarpée et aux virages aveugles dans le bocage ou le “chemin de Carteret”, route à peine transformée en mauvais chaucidou de peinture (tel qu’il est recommandé de ne plus les faire). Or, plusieurs chemins traversent l’arrière dune et les havres. Ils permettraient de relier de façon quasi-rectiligne toutes les communes de bord de mer (depuis Denneville en passant par Portbail jusque Carteret). Les chemins sont assez mal qualifiés par les cartes IGN et n’apparaissent pas dans les itinéraires touristiques. Certains tronçons mériteraient de petits aménagements (restauration du petit pont piéton, gestion du sable sur quelques tronçons etc.), mais globalement pour une fraction du budget d’une piste cyclable le tracé permettrait de relier 10 km de côtes et une demi-douzaine de bourgs/petite-villes.

Au nord de Montpellier, la nationale 109 et son prolongement dans l’autoroute A750 constituent la porte d’entrée de la métropole pour un large ensemble de communes péri-urbaines (Montarnaud, Vailhauquès, Murles, Saint-Paul-et-Valmalle, etc.). Trait d’union quotidien de travailleur·euses et lycéen·nes, cette infrastructure routière catalyse l’urbanisation (croissante) de ces villages et tend à canibaliser chemins et infrastructures secondaires. Or d’autres modes de déplacement sont possibles dans ce secteur. La départementale DE14 qui longe la nationale pourrait, par exemple, être requalifiée en voie cyclable pour sécuriser près de la moitié du trajet pour les usagers qui se rendent ou reviennent de Montpellier. Par ailleurs, les chemins qui traversent la garrigue – relativement bien entretenus – apparaissent comme des opportunités à la mobilité cyclable. L’Ancien Chemin de Fer Montpellier-Rabieux ou encore les cheminements qui sillonnent Bel Air – en particulier l’Ancien Chemin de Vailhauquès à Montpellier forment un réseau secondaire sous exploité. La toponymie de ces voies cachées ou oubliées ouvre la voie à une ré-appropriation d’un passé qui peut inspirer quelques leçons utiles à nos politiques actuelles de mobilité.

État de la connaissance des chemins sur OpenStreetMap

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Chemin probablement cyclable

Chemin sans qualification de la cyclabilité

Voie cyclable

Carte réalisée par Vraiment Vraiment avec tilemaker et mapboxgl.js, données OSM Novembre 2022

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Collectivités territoriales Design d'intérêt général Transformation publique

«L’urgence : redistribuer l’attention de l’action publique» – Entretien avec Manon Loisel et Nicolas Rio

Temps de lecture : 13 minutes

A l’occasion de la sortie de leur livre « Pour en finir avec la démocratie participative » aux éditions Textuel, nous nous sommes entretenus avec Manon Loisel et Nicolas Rio, chercheurs en science politique et praticiens de la démocratie locale au sein de leur agence Partie prenante. Une discussion qui pétille et qui invite à prendre des mesures radicales – à commencer par un « moratoire sur les démarches de participation citoyenne ».

Vous voulez en finir avec la démocratie participative. Que lui reprochez-vous ?

Nicolas Rio – Ce que nous mettons en cause, c’est la fausse promesse de renouveau démocratique.  C’est souvent la manière dont la démocratie participative est présentée : une solution à notre démocratie en crise. Ce que nous observons sur le terrain, c’est que non seulement les démarches de participation se montrent impuissantes à transformer les institutions et le contenu des politiques publiques mais que bien souvent elles contribuent à accentuer les travers de la démocratie représentative, tant en termes de défiance et de distance entre citoyens et élus qu’en matière d’inégalités d’accès au débat démocratique. 

Manon Loisel – Cela fait 10 ans que nous travaillons sur ces questions et il y a eu un moment de bascule avec l’organisation du « grand débat » à la suite du mouvement des gilets jaunes. Ce passage des gilets jaunes au débat institutionnalisé a entraîné un changement de casting très important : là où les rassemblements sur les ronds-points avaient eu le mérite de faire émerger des paroles assez peu entendues dans le débat public, de personnes assez variées, éloignées de l’action publique et des élections, les personnes qui ont participé aux rencontres du grand débat n’étaient plus du tout les mêmes. Elles correspondaient davantage aux citoyens qui font entendre leur voix par les urnes. Les fameux « toujours les mêmes » des démarches participatives. 

L’autre moment important pour nous, c’est la Convention citoyenne pour le climat, qu’on a vu arriver en se disant « ça y est, il se passe quelque chose! ». Parmi les professionnels de la participation citoyenne, c’était plutôt un moment d’enthousiasme, fondé sur l’impression qu’on allait prendre le temps de mener un processus qualitatif, d’avoir un panel représentatif, etc. Quelle gueule de bois, quand on voit ce qui reste aujourd’hui des propositions faites par les 150 ! Force est de constater que la déception est plus grande que l’espoir que cela avait pu susciter.

Nicolas – L’objet du bouquin est d’utiliser ces deux expériences comme un miroir grossissant de ce qu’on observe et de ce qu’on accompagne en tant que praticiens au niveau local, pour nous inviter à être plus lucides et critiques sur ces dispositifs qui se multiplient dans toutes les strates de l’action publique. 

Pour être précis, est-ce que vous considérez que la démocratie participative a été dévoyée, et peut être réparée, ou est-ce que fondamentalement il faut passer à autre chose ?

Manon – C’est moins un problème de dévoiement ou d’insincérité des acteurs qu’un problème fondamental qui conduit à saucissonner notre démocratie entre une démocratie représentative d’un côté et participative ou contributive de l’autre, alors qu’il n’y a qu’une démocratie. Accoler les termes « démocratie » et « participative » est en soi problématique car cela en fait un espace isolé, sans prise sur la transformation de l’action publique. Pour nous, la quête est avant tout celle de la démocratisation de l’action publique.  

Nicolas – On n’aurait sans doute pas choisi ce titre-là il y a 10 ans ou 15 ans. Ce qui était un combat pour transformer les institutions et donner plus de place aux citoyens dans la fabrique de l’action publique est devenu une injonction bureaucratique à la limite de l’absurde. C’est avec cette injonction que l’on aimerait en finir. Commençons par appuyer sur « pause », sortons de cette fuite en avant qui conduit à multiplier les dispositifs de démocratie participative. 

Manon – Une des premières propositions de l’ouvrage est de décréter un moratoire sur les démarches de participation citoyenne, pour prendre le temps de regarder de la manière la plus lucide possible ce que ça produit. 

Vous écrivez que plus de participation aboutit à moins de démocratie. N’est-ce pas paradoxal ?

Nicolas – Il y a plusieurs aspects qui nous amènent à écrire cela. Le premier porte sur la question de l’égalité démocratique et du principe « une personne une voix ». Les dispositifs participatifs ont plutôt tendance à renforcer les inégalités démocratiques qu’à les réduire. La sociologie des participants à ce type de dispositif est bien connue et elle est assez homogène. En moyenne, ce sont des personnes les plus diplômées et les plus âgées, parce qu’il faut être à la fois disponible et se sentir légitime pour s’exprimer. Ce qui est problématique c’est que non seulement ce public est peu représentatif de la diversité dans la société mais qu’en plus il se superpose au profil de ceux qui votent. Il redouble ainsi le problème de l’abstention. Il est aussi superposé au profil sociologique de ceux qui sont élus ou a minima de celles et ceux qui se présentent aux élections et vient donc aussi accentuer le déficit de représentativité de nos assemblées politiques et alimenter leur biais de confirmation. Ce qu’on observe dans les réunions publiques, les conventions citoyennes ou les consultations en ligne, c’est que les institutions (que ce soit les élus ou les administrations) ont tendance à ne retenir que ce qu’elles étaient prêtes à entendre au départ. 

Manon – Pour reprendre l’exemple des gilets jaunes, le mouvement peut être lu avec du recul comme une expérience d’expression démocratique assez intéressante. Et le moment où la « participation citoyenne » vient institutionnaliser l’expérience, via le grand débat, conduit à perdre des gens, nombreux, qui ne participent plus. 

Nicolas – La mise en avant de la parole citoyenne à travers ces dispositifs participatifs contribue à invisibiliser un certain nombre de citoyens et notamment les plus précaires. On peut aussi bien prendre les exemples des conseils de quartier ou des budgets participatifs : ceux qui se saisissent de ces dispositifs sont les personnes les plus en contact avec les institutions publiques, les plus inscrites dans la vie démocratique locale et nationale. Ça se joue donc souvent à leur profit, et aux dépens de celles et ceux qu’on ne retrouve pas dans ces dispositifs.

L’enjeu est-il de faire davantage parler les citoyen·nes, ou d’apprendre à mieux les écouter ?

Manon – Dans le livre on reprend une citation de Bruno Latour, qui écrivait que le problème de notre démocratie, c’est qu’on a des muets qui tentent de s’adresser à des sourds. On a l’impression que la démocratie participative se focalise sur l’expression des citoyens et donc sur le fait de rendre la parole à des « muets ». Mais si on rend la parole à des muets alors que les sourds le demeurent, il nous semble que ça va plutôt augmenter la frustration, la défiance et la colère.

Selon nous, un des enjeux centraux est donc l’amélioration de la capacité d’écoute des institutions publiques – autant des élus que de l’administration. Ce n’est pas rien, de travailler cela dans des routines qui sont très bureaucratiques, techniques. Dans l’ouvrage, nous proposons plusieurs pistes pour y parvenir. 

Nicolas – Au début de l’écriture du livre, on avait une formule en tête : « Faire parler n’engage à rien alors que l’écoute oblige ». Nous nous sommes beaucoup questionnés, pour chercher en quoi l’écoute oblige, et comment faire pour rendre l’écoute opposable. Notre conclusion c’est que finalement, ce qui rend l’écoute des citoyens opposable, c’est l’existence de contre-pouvoirs pour forcer les institutions à dépasser leur biais de confirmation qui les conduit à n’écouter que ce qu’elles sont prêtes à entendre. D’où l’importance, par exemple, d’une presse libre et indépendante (qui manque cruellement à l’action publique locale), d’où l’importance aussi du mouvement social mis en péril par la répression du droit à manifester.

Manon – L’écoute à construire n’est pas « tous azimuts », c’est une écoute redistributive : il faut que les institutions prennent conscience qu’elles ont ce biais de confirmation et qu’elles ont tendance à écouter et à sur-représenter une partie des usagers. Nous avons été très marqués par une mission que l’on avait faite avec Vraiment Vraiment autour de Caen, au cours de laquelle nous avions réalisé un jeu pour explorer la vision qu’avaient les élus des habitants de leur territoire péri-urbain : il y avait toute une partie des habitants du territoire qui était totalement ignorée, c’est à dire que les élus n’avaient pas conscience qu’ils vivaient là et ne les représentaient donc pas. 

L’écoute n’est donc pas seulement un changement de posture, une porte ouverte. C’est une transformation profonde de l’administration et du travail des élus via le développement d’une attention redistributive. Il s’agit pour les administrations d’identifier les usagers qu’elles entendent le moins, de se donner les capacités d’avoir accès à leur parole pour faire entrer leurs vécus dans la construction de l’action publique. 

Vous citez le Défenseur des droits comme un exemple intéressant de ce dispositif d’écoute des citoyen·nes. Pouvez-vous décrire son originalité dans le paysage institutionnel français ?

Nicolas – L’écoute telle qu’organisée par le Défenseur des droits (DDD) intervient à partir d’une situation de conflit, de tension entre les citoyens et une institution, un service public. Cette écoute passe soit via un canal numérique, par le site du DDD, soit via des délégués bénévoles qui sont présents sur tout le territoire. C’est avant tout des personnes qui prennent le temps d’écouter, de manière inconditionnelle et sans jugement a priori, le sentiment d’injustice exprimé par un citoyen ou une citoyenne.  Le DDD aide ainsi à passer d’un vécu subjectif  à une analyse juridique, qui permet d’engager une médiation avec l’administration mise en cause et de transformer les situations. Au-delà des situations personnelles, il y a un travail de consolidation à l’échelle collective, qui permet d’interpeller les pouvoirs publics sur des phénomènes qui ne sont pas suffisamment pris en compte. C’est ce qui a conduit le DDD à produire des interpellations fortes sur des aspects peu reconnus par ailleurs par les institutions, qu’il s’agisse des conséquences de la dématérialisation des services publics en matière d’accès au droit, des violences policières ou des discriminations. 

En donnant du poids à la parole des citoyens, le Défenseur des droits nous semble une piste plus transformatrice de l’action publique qu’une consultation citoyenne, aussi large soit-elle. Même si nous sommes conscients que cette autorité indépendante ne suffit pas, à elle seule, à rendre l’écoute opposable.

Un·e élu·e ou une institution qui se lance dans une démarche de concertation citoyenne va avoir tendance à le raconter comme une prise de risque ou comme une preuve d’ouverture, y compris à la critique. Pourtant, vous démontrez le caractère assez inoffensif de ces démarches.

Manon – Ce que nous constatons, c’est que l’accent est mis par les commanditaires des démarches de concertation sur leur qualité méthodologique. Cela conduit les élus à endosser un rôle de « super chef de projet » pour vérifier que le calendrier est tenu, que le protocole et la méthode sont respectés, que les outils conviennent, qu’il y a « assez de monde » à la réunion citoyenne, etc. On a plutôt l’impression qu’il y a une bureaucratisation de ces démarches, davantage qu’une véritable prise de risque politique. Les élus se retrouvent à administrer la démocratie participative alors qu’on attend plutôt d’eux qu’ils démocratisent l’action publique. 

Nicolas – Cette bureaucratisation que décrit Manon nous interpelle en tant que professionnels de l’innovation démocratique : dans quelle mesure notre fonction d’accompagnement de ces démarches consiste à réduire la prise de risque, à faire en sorte que ces démarches soient les plus balisées possibles ? Alors que ce qui fait le fondement de la démocratie, c’est qu’on ne peut pas écrire à l’avance ce qui va sortir de la discussion ou du vote. 

On ne fait pas un procès d’intention aux élus ou aux services qui pilotent ces démarches. Même quand les intentions sont bonnes, on reste dans une forme de recherche de maîtrise de ces dispositifs, ce qui fait qu’ils ne sont pas des contre-pouvoirs. Ce qu’on montre dans le livre, c’est que ces dispositifs ne peuvent pas être des contre-pouvoirs car ils trouvent leur légitimité dans l’institution qui en est à l’initiative. La Convention citoyenne sans la lettre de commande du Premier ministre, ce n’est rien d’autre que 150 citoyens réunis dans une salle. Et, sans surprise, la capacité de 150 citoyens réunis dans une salle à engager un rapport de force avec des administrations ou des lobbies est assez limitée. 

Cela nous interroge aussi dans notre posture de prestataires qui accompagnons ces démarches : quand on cherche à s’autonomiser du cadre institutionnel du commanditaire pour être les plus fidèles possibles à ce qu’on a entendu dans les espaces d’expression citoyenne, on est vite rappelé à l’ordre et renvoyé à notre positionnement de prestataires et à ses limites. Ce sont précisément ces rappels à l’ordre qui nous ont donné envie d’écrire ce livre. Le bouquin n’est pas un guide des bonnes pratiques que nous aurions inventées mais plutôt le récit de nos frustrations et de nos échecs face au plafond de verre auquel on se retrouve confrontés comme consultants. 

Si la participation citoyenne ne représente pas un contre-pouvoir, son essor intervient à un moment où les corps intermédiaires, eux, sont plutôt malmenés, par la baisse des subventions, la mise à distance voire parfois la pénalisation de leur action. 

Manon – En effet, ce qui nous pose problème c’est que le succès de la démocratie participative cohabite avec un mouvement de régression voire de répression des mouvements sociaux. On pense à la fin de l’agrément pour une association comme Anticor, aux difficultés rencontrées par la Ligue des droits de l’homme, aux interdictions de manifester en soutien au peuple palestinien… Nous craignons que la démocratie participative ne serve de diversion pour faire oublier le sort qui est fait à ces mouvements, qui sont de véritables contre-pouvoirs nécessaires à la démocratie. 

Vous parlez de « faire entrer l’administration en démocratie ». Que voulez-vous dire ?

Manon – Nous faisons l’hypothèse que s’il y a un dialogue de sourds entre citoyens et institutions, c’est qu’il manque un acteur central dans la discussion : l’administration. On a tendance à surestimer le poids du politique et à sous-estimer le poids stratégique de l’administration dans le fonctionnement démocratique. La plupart des gens connaissent leur maire mais n’ont aucune idée du nom du DGS (directeur général de services, ndlr) de leur collectivité. Il y a 4,5 millions d’agents publics, dont 2 millions dans les collectivités locales. On sait que ce sont des acteurs centraux dans l’exercice démocratique du quotidien mais ils sont totalement invisibilisés dans le dialogue entre les citoyens et les élus. 

Nous travaillons par exemple en ce moment dans un territoire périurbain dans lequel on a une équipe technique très dynamique faite d’agents très motivés mais un peu déprimés d’avoir face à eux des élus qu’ils considèrent pas assez impliqués par leur mandat. Au quotidien, on se rend compte là-bas que ce sont les agents et les services techniques qui décident des principales orientations. Parce que ce sont eux qui répondent aux appels à projet de l’État, qu’ils connaissent les ficelles des principaux financements, etc. 

Nous considérons donc que les agents publics ont un poids énorme dans la construction de l’action publique au quotidien et qu’il est donc temps de les intégrer dans le dialogue citoyen. 

Nicolas – Ça me rappelle le papier publié il y a longtemps sur Autrement Autrement au sujet des RIM, les réunions interministérielles. C’est aussi dans ces enceintes que se joue notre démocratie. C’est le malaise que nous avons avec tous les débats sur la 6ème République : oui, il faut trouver le moyen de démocratiser le Parlement mais il faut aussi trouver les moyens de démocratiser Bercy. Le ministère des finances et son administration continuent de fonctionner comme une forteresse. Souvent, cette démocratisation de l’administration demeure l’angle mort de toutes les discussions sur les réformes institutionnelles. La question de la décentralisation et du fonctionnement des collectivités locales revient à l’agenda, on verra si la question de la démocratisation des administrations est abordée aussi. 

Manon – Cette question conduit aussi à poser celle de la contre-expertise au sein de la fabrique de l’action publique. Quand on voit les débats sur l’A69 et les prises de position en off de certains agents haut placés… C’est presque impossible d’assumer et de faire entendre en interne – ou en tant que prestataire – des voix techniques discordantes. 

Le design des politiques publiques cherche à contourner ou dépasser plusieurs limites de la participation citoyenne  (participation des inaudibles, lien entre la démocratie et l’action publique/l’administration, attachement à produire « quelque chose » à l’issue d’une discussion, etc.). À quelles conditions est-ce que le design des politiques publiques, et plus généralement les acteurs de l’innovation publique, peuvent être utiles dans la réponse aux problèmes que vous pointez ?

Nicolas – Il y a deux conditions, ou inflexions, qui nous semblent importantes. La première est de se mettre au service de la redistribution de l’attention portée par les institutions en faveur des inaudibles, comme ça avait été le cas lors de la mission dont Manon parlait, près de Caen, qui avait donné lieu à la conception d’un “Qui est-ce ?” pour donner à voir aux élus les habitants qu’ils ne voyaient pas.

La deuxième est de faire porter les efforts au « cœur du réacteur » et sur le fonctionnement interne des institutions, pour transformer le fonctionnement des lieux de pouvoir – les exécutifs, les assemblées, les « copil »…

Manon – Oui, il faut mettre les efforts aux endroits où il y a des capacités de transformation et donc là où il y a du pouvoir. Pas seulement à la marge. 

Nicolas – En résumé, soit on travaille à renforcer les contre-pouvoirs, mais dans ce cas on travaille réellement pour eux, parce que travailler pour un contre-pouvoir avec un financement du pouvoir, ça atteint vite ses limites. Soit on assume de travailler pour les institutions, à la condition de faire passer le message « Transformez-vous vous-mêmes ! » et d’y travailler vraiment. 

Un passage très juste du livre porte sur l’aridité des enceintes politiques, qui ne sont plus du tout des lieux de délibération, mais des chambres d’enregistrement, où l’on vote au pas de course – et en faisant autre chose – des délibérations préparées d’avance. Est-ce que la désignation et la participation des élus sont à réinventer, elles aussi ?

Manon – L’innovation démocratique s’intéresse aujourd’hui beaucoup au tirage au sort mais plutôt pour constituer des panels dans des démarches participatives à la marge des espaces de décision. Nous considérons que c’est une modalité intéressante à condition de permettre de renouveler les assemblées délibératives et décisionnaires. Nous proposons donc, après chaque élection, de conduire un tirage au sort doublement correctif : sociologiquement, du profil des personnes élues au suffrage universel (si on a élu des personnes âgées et diplômées, on devra aller chercher des personnes plus jeunes et moins diplômées via le tirage au sort), et politiquement, de l’abstention. On ne peut plus considérer que l’abstention n’est un problème que le soir de l’élection, puis dès le lendemain on fait comme si tout le monde s’était exprimé dans les urnes. Tirer au sort à proportion de l’abstention est une bonne manière de faire de nouveau exister les abstentionnistes dans le débat. C’est aussi une manière de faire monter en qualité les campagnes électorales en disant aux candidats « il faut que vous soyez à la hauteur, parce qu’il si vous ne l’êtes pas, il y aura de l’abstention, et donc il y aura davantage de place pour des personnes tirées au sort que vous ne connaissez pas dans l’assemblée ». 

Nicolas – Notre livre est davantage un livre sur la démocratie représentative que sur la démocratie participative, parce que nous pensons que le combat pour la démocratisation de l’action publique se fait aussi et avant tout sur la question de la représentation. 

Merci pour cet échange. Il va falloir qu’on vous laisse, on a un comité de pilotage à préparer pour demain. Vous en pensez quoi, des copil, vous ?

Nicolas – L’objet COPIL illustre bien le décalage entre l’ingénierie des dispositifs de participation et l’absence de réflexion sur le fonctionnement interne des institutions. Le COPIL est omniprésent dans la fabrique de l’action publique mais c’est un impensé en termes de démocratie. Il incarne le flou sur le partage des rôles entre le technique et le politique. On compte sur les élus pour démocratiser l’administration et ils viennent plutôt administrer la démocratie, en questionnant sur des points méthode ou de process. Ils passent ainsi à côté de la fonction qui est la leur, de politiser l’action publique en donnant à voir les espaces de choix et les controverses qui s’expriment au sein de leur population. 

Manon – On propose de remplacer les « copil » par des « copol », des comités de politisation, pour en faire des espaces de débat entre les élus, entre les élus et les agents, sur les marges de manœuvre technique. On prend l’exemple de la gestion de l’eau dans le livre comme sujet perçu comme technique alors qu’il est éminemment politique. Remplacer le pilotage par la politisation, on pense que ça fait partie des petites propositions du livre qui peuvent être mises en œuvre assez rapidement par l’ingénierie interne aux administrations. On n’attend pas le grand soir institutionnel, on peut faire des choses dès maintenant !

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Pour aller plus loin, Manon Loisel et Nicolas Rio proposent aux membres de la communauté de l’innovation et de la transformation publiques (d’autres moments sont prévus pour d’autres communautés professionnelles) un moment de présentation et d’échange autour du livre, en visio, le 23 janvier de 13h30 à 14h30. Pour vous inscrire (et recevoir le lien), c’est par ici.

Le prochain édito de l’infolettre de Vraiment Vraiment sera consacré au sujet, avec le point de vue d’une agence de design des politiques publiques. Pour ne pas rater ça et vous abonner, c’est par là.

État de la connaissance des chemins sur OpenStreetMap

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Chemin probablement cyclable

Chemin sans qualification de la cyclabilité

Voie cyclable

Carte réalisée par Vraiment Vraiment avec tilemaker et mapboxgl.js, données OSM Novembre 2022

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Design d'intérêt général Espaces publics Urbanités

1 mètre carré, 1000 usages : le plan et l’agenda

Temps de lecture : 7 minutes

Le plan spatial est au cœur du travail et de la négociation du projet architectural. Il nous semble important que l’agenda trouve aussi une place au cœur de tout projet de construction/rénovation : ordonner dans le temps d’une semaine ou d’une année des usages qui « s’enchaînent » dans un même espace est indispensable pour intensifier utilement les usages des mètres carrés. 

Cet article de Vraiment Vraiment est paru dans le dossier de Construction 21 « Intensifier les usages des mètres carrés de nos villes » coordonné par Eléonore Slama et Sylvain Grisot.

Les acteurs d’un projet architectural peuvent parler du plan pendant des jours – à juste titre, car il est par définition structurant. Les futurs occupants sont appelés à spécifier leurs besoins en termes de surface et de caractéristiques spatiales, avant que les contraintes budgétaires et techniques ne forcent à reconsidérer les ambitions de tout le monde. Une fois sorti de terre et inauguré, on s’apercevra peut-être que la salle d’animation périscolaire à côté de la bibliothèque était une bonne idée sur le papier…, sauf les deux soirs par semaine où le club d’échecs, avec ses joueurs concentrés, utilise, précisément, la bibliothèque. Ou que le clubhouse du gymnase aurait fait un parfait lieu de vie de quartier, si son accès n’avait pas été pensé exclusivement pour les trois associations sportives du gymnase.

C’est que le travail sur le plan, seul, est insuffisant pour favoriser des usages à la fois intenses et compatibles. Il est nécessaire, pour cela, de travailler également sur l’agenda du futur lieu. Et ce, dès les tous premiers stades de la conception du projet. Est-ce que l’entièreté de l’équipement aura les mêmes amplitudes horaires, même après 18 h, et même le week-end ? Comment prévenir les conflits d’usages d’espaces mitoyens qui se succèdent mal ? Qui doit être chargé de gérer cet agenda partagé d’espaces partagés ? 

Vraiment Vraiment n’a ni 30 ans d’expertise à faire valoir sur le sujet, ni de solution toute faite. Dans le cadre du projet de recherche « Lieux Publics Intensifiés » ou dans nos projets, nous explorons différentes façons de mettre « le planning » au cœur de la conception puis du fonctionnement des lieux qui se prêtent à la mutualisation et à l’intensification des usages (équipements scolaires, logements sociaux, bureaux, espaces publics…) à différentes phases du projet (programmation, maîtrise d’œuvre, etc.). Ce sont ces expérimentations, récentes ou en cours, que nous présentons ici. 

Dialoguer autour de l’agenda d’une bâtisse pour créer du lien social 

Vraiment Vraiment a accompagné une municipalité dans le Puy-de-Dôme dans la définition des nouveaux usages, les pistes de gestion et d’activation transitoires d’une bâtisse au cœur du village. L’actualité brûlante des enjeux des centres-bourgs, de ZAN, de bilan carbone des constructions neuves, obligent les collectivités à ne plus sélectionner des implantations d’équipement uniquement sur l’expansivité des volumes constructibles, mais à privilégier fortement la bonne adresse : quitte à ajuster le programme au regard des capacités de l’existant. Ici, un bâtiment d’à peine 100 m2 au sol, en périmètre classé, au carrefour entre la mairie, l’école et les commerces du bourg. Puisque les coques constructibles ne sont plus infinies ni malléables, ces politiques rurales gagneraient fortement à penser à la chronotopie de chaque pièce.

Les premiers échanges avec les habitants ont fait jaillir de nombreux besoins et envies : accueillir les personnes âgées isolées en hiver, loger des artistes et (télé)travailleurs de passage, héberger des activités sportives, d’artisanat, de soin, de loisirs… Dans le cadre d’une réhabilitation, la forte contrainte spatiale a forcé une réflexion autour de l’agenda, pour faire cohabiter ou se croiser tous ces usages différents. Les outils de discussion – de négociation dans cet espace contraint – avec les habitants doivent tout de suite poser la question de la granularité du quotidien. C’est le problème d’une programmation ouverte de lieu : on y projette rapidement la « grande » vie sociale, les quelques grands jalons de festivités annuelles. Mais pas les mille petites raisons qui en font une petite destination récurrente (le mercredi après-midi ou à 22 h, quand le café ferme et qu’il n’y a plus de lieu pour se retrouver), l’objet d’un petit détour, et à la fin, un lieu de rencontre quotidienne.

La photo illustre ici un des outils de l’agence pour aider habitants et associations à se projeter très concrètement dans les temporalités quotidiennes, hebdomadaires et saisonnières, à agencer tous les usages imaginés dans un même espace en fonction de leur fréquence, de leur saisonnalité, de leurs besoins, et surtout à éviter l’effet d’empilement programmatique « chacun son local, chacun son bureau ». À titre d’exemple : une des orientations chronotopiques que l’outil a permis de faire sortir, tant sur le projet bâtimentaire que sur le réaménagement de l’espace public, est sa résonance avec ce bref mais stratégique moment que représente la sortie d’école, quelques numéros plus loin. La superposition d’usages projetés, dans un temps contraint sur un espace étroit, a révélé le besoin d’élargir généreusement ce trottoir qui les lie pour en faire un parvis.

Pour favoriser la durabilité de ce cadre, le projet a conduit à élaborer un guide sur la gestion, à destination des porteur·ses de projet, dans lequel est détaillé la programmation (et donc la chronotopie des espaces), la création d’un métier de gestionnaire-concierge, des questions de gouvernance à envisager ou encore une stratégie économique pour le lieu.

Expérimenter l’ouverture du réfectoire à d’autres usages (et d’autres horaires) 

Dans le cadre de la construction d’un nouveau collège, Vraiment Vraiment est mobilisée aux côtés des architectes pour que le futur équipement consacre une attention particulière aux usagers et à leurs besoins. La question de l’intensification des usages en journée s’est vite imposée pour le réfectoire : la monofonctionnalité de cet espace, 2 heures par jour, 5 jours sur 7, contraste avec les nombreuses qualités architecturales qu’on lui prête : un espace généreux, lumineux, facilement accessible et capable d’accueillir bien plus que deux services par jour. Pour résoudre la difficile équation plus d’usages / moins de conflits de gestion, nous expérimentons actuellement sur un collège voisin l’utilisation du réfectoire en dehors des heures de service.

La donnée temporelle est la porte d’entrée pour comprendre le fonctionnement de cet espace, tout autant que l’outil de discussion avec les différentes parties prenantes (agentes d’entretien, conseillers techniques de la restauration, gestionnaire d’établissement…) autour de la question au cœur de l’ouverture du réfectoire : par qui, quand et comment est nettoyé cet espace dont l’usage principal nécessite une attention d’hygiène particulière ?

Nous avons enquêté sur les outils de gestion internes dont ils disposent, observé le rythme de l’espace in situ et travaillé en atelier sur un nouveau modèle de gestion.

En demandant aux agentes de raconter leur tâches quotidiennes, nous remarquons que celles avant la restauration et après sont interchangeables. En revanche, le réfectoire commence à être exploité dès 10h30.

Parallèlement, la discussion autour du planning des assistants d’éducation qui encadrent et surveillent un collège fait ressortir le manque d’espace pour les heures de permanence et la possibilité qu’un AED emmène un nombre précis d’élèves au réfectoire (élèves en demande d’espaces de détente au sein du collège…).

L’ensemble de ces données issues de la rencontre entre la donnée temporelle, le taux d’usage et la gestion nous permet de dresser le cahier des charges du réfectoire du futur. Une zone de détente y complètera l’offre d’espaces mis à disposition des élèves n’ayant pas cours dès 14 h. Elle doit être située proche de la sortie de la restauration pour éviter d’avoir à traverser les cuisines et/ou salir l’ensemble du self. Elle est délimitée car elle ne doit accueillir qu’une trentaine d’élèves pour ne mobiliser qu’un AED et est facilement identifiable (signalétique, mobilier de même couleur). Son mobilier doit tant permettre le repas que des activités liées à la détente en après-midi. La présence de cloisons mobiles permettra de protéger la ligne de self en dehors des temps du repas.

Pour l’entretien, il est décidé que les agentes nettoieront cette zone du self en amont du service (et non plus juste après). Pour éviter l’effet purée sur cahier, les collégien·nes du deuxième service ayant accès à cette zone attractive doivent en contrepartie nettoyer leur table grâce à une desserte mise à leur disposition et ainsi soulager le travail des agentes. Une convention claire sera passée entre les AED et les agentes de restauration. Il est même envisagé que le nettoyage des tables du réfectoire se fasse en amont des services et non plus à la fin.

C’est donc un nouvel espace qui a fait irruption dans la vie quotidienne de l’établissement grâce à l’analyse fine de la donnée temporelle. Ce travail, en cours d’expérimentation, a pour objectif d’affiner le scénario d’usage en le testant/amendant avec des usagers types afin d’acculturer en interne les services, infuser la mission mobilier, l’aménagement et le projet d’établissement du futur collège.

Légitimer tous les usages de la piscine via le calendrier

Utiliser le planning comme support de débat pendant la conception architecturale d’un équipement scolaire nous aura permis de transformer l’aménagement d’un espace pour assurer son utilisation tout au long de la journée. Pendant la programmation d’un équipement rural, il permet d’accueillir une palette d’usages variés. Dans ce troisième et dernier exemple, il légitimise une diversité d’usages : Vraiment Vraiment est intervenu pour aider à repenser l’offre de services et l’identité d’une piscine dans les Yvelines afin de reconquérir visiteur·euse·s et abonné·e·s, mais aussi d’en attirer de nouvelles·aux.

Dans un contexte où les usages « nobles » (= où la médaille est le principal indicateur de réussite d’une politique sportive) prenaient beaucoup d’espaces (= de créneaux de ligne d’eau) au point de créer du non-recours pour les autres usagers, il était nécessaire de revaloriser tous les usages, en les « dé-hiérarchisant », dans un lieu accessible et ouvert à tous·tes.  

Une première esquisse de l’agenda « spatial/temporel » (ci-dessous), réunissant sur la même illustration usages/horaires/plan a permis d’aboutir à une signalétique modulaire, affichée dans le hall aux yeux de tous (ci-dessous).

Signalétique modulaire, affichée dans le hall de la piscine.

Ce partage d’usages légitimes a facilité la compréhension de la cohabitation des usages (l’oisiveté/la compétition, la vitesse/la lenteur, la solitude/le collectif…) au regard des heures et lignes d’eau. En s’affichant au mur, le planning prévient les conflits entre des usagers/usages qui pouvaient paraître incompatibles et légitimise leur présence.

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Design d'intérêt général Espaces publics Urbanités

Logement social : les communs ne se décrètent pas, ils se conçoivent

Temps de lecture : 6 minutes

Depuis plus d’un an, Vraiment Vraiment accompagne Paris Habitat* aux côtés de l’agence Djuric Tardio Architectes dans la rénovation de la résidence Alphonse Karr (Paris 19e). L’objectif ? Réhabiliter les espaces communs et améliorer la qualité de service des logements. 

Dans cette résidence se côtoient de nombreuses familles, jeunes et enfants en bas âge. Mais la population vieillissante de la résidence et l’absence d’aménagements adéquats dans les cours d’immeubles rendent la cohabitation difficile. La place des enfants dans les espaces communs ne fait pas consensus et cristallise les tensions du voisinage. Ces derniers se retrouvent souvent évincés des espaces de jeu extérieurs – ils sont perçus comme perturbateurs par certains voisins, ou encore trop bruyants le soir et l’après-midi, habituels temps de repos pour les personnes âgées et les travailleurs nocturnes. 

Si les habitants sont nombreux à souhaiter accorder plus de place aux enfants, peu souhaitent les voir jouer sous leurs fenêtres. Alors, comment créer un cadre de cohabitation apaisée ? Cet exemple montre l’importance de réfléchir ensemble, pour inventer de nouveaux modes de gestion des espaces de vie “communs”, c’est-à-dire des espaces réellement partagés qui deviennent une ressource pour toute une communauté. 

Derrière la rénovation d’une résidence, il n’y a pas que des plans, mais tout une ingénierie sociale de l’habiter à repenser : les communs ne se décrètent pas, ils se conçoivent avec les habitants qui en ont besoin. 

Comment faire ?

Le partage des espaces communs à l’échelle d’une résidence, d’un lotissement ou d’un quartier ne va pas de soi, c’est un équilibre fin qui se construit avec les acteurs en présence, pas à pas, en se posant les questions concrètes de la vie quotidienne. En tant que designers et assistance à maîtrise d’usage (AMU), notre métier repose sur quelques étapes fondamentales. 

D’abord, nous observons (et écoutons) le problème : en déplaçant notre regard, en écoutant vraiment tous ceux qui ont des choses à dire – habitants, enfants, personnes isolées, techniciens, agents publics, adolescents… C’est ce que l’on appelle l’immersion. C’est sans doute l’étape la plus importante de notre démarche, car il faut être prêt à dialoguer, à observer, à être dans une posture d’écoute bienveillante et parfois de médiation, pour libérer la parole et l’écoute mutuelle, en allant jusqu’à observer les usages et mésusages – parfois même la nuit. C’est ainsi qu’à Alphonse Karr, nous avons compris que préserver des temps où les enfants profitent des extérieurs, c’est aussi préserver les seuls moments où les parents de familles monoparentales peuvent se retrouver au calme en surveillant leur enfant depuis leur fenêtre, tandis que les aînés peuvent faire leur devoir dans des appartements autrement surchargés.  

Ensuite, nous créons la communauté de projets sur laquelle repose la conception de solutions en allant vers les publics les plus éloignés des cercles de concertation et de participation habituels. Sans cette communauté, nous n’irions pas bien loin, car ce sont les usagers et habitants, c’est-à-dire les premiers concernés par le problème, qui sont le plus à-même de le résoudre. Dans les projets urbains, nous cherchons par exemple à capter des jeunes adolescent.e.s, des mamans isolées, des personnes âgées qui ne sortent presque jamais de chez elles, des adolescent.e.s ou jeunes hommes installés dans les halls. Nous avons vite compris que la résidence avait évolué en inadéquation avec leurs besoins car ils n’avaient pas voix au chapitre.  

Nous développons aussi une ingénierie d’atelier pour outiller la communauté de projet et mettre l’habitant-usager en position de contribuer réellement et concrètement, grâce à des outils accessibles et appropriables. Une fois le problème identifié à Alphonse Karr, nous avons organisé des ateliers de co-conception auxquels nous avons invité différents profils d’usagers, y compris ceux qui était contre la présence des enfants dans les cours, afin de réfléchir à la gestion partagée de ces communs. 

Cette méthodologie nous permet de croiser toutes les échelles : nous allons rencontrer les habitants, les gardiens d’immeubles, les gestionnaires de résidences, les agents municipaux. Lorsque l’on travaille sur un projet de rénovation, cette attention à l’articulation des échelles des usages est fondamentale. Par exemple, la question de la gestion des déchets démarre dans le placard de sa cuisine, passe par la ressourcerie de son quartier et l’armoire partagée entre voisins de palier, pour aller jusqu’au bac composteur géré par un collectif d’habitants. C’est à partir de cet enchaînement d’usages, trop souvent oublié par le travail des architectes, que le designer travaille pour apporter des réponses. 

Cette approche nous mène jusqu’à la question de la gestion des nouveaux services ou équipements imaginés avec les habitants. Souvent, les dispositifs communs ne fonctionnent pas car ils n’ont pas sollicité l’expertise d’usage des premiers concernés lors de leur conception, ou qu’ils n’ont pas été pensés à l’échelle du quotidien – les horaires de passage des habitants, les nuisances générées, les différents usages du jour et de la nuit… À la question de l’espace, nous ajoutons donc la question du temps des usages (c’est ce qu’on appelle la chronotopie) et celle de la gestion ultra-locale (par exemple en imaginant la nouvelle fiche de poste d’un gardien).

Une fois le diagnostic posé et une ou plusieurs solutions proposées, il n’est pas envisageable de demander à toute une résidence, à des usagers aux habitudes parfois très différentes et fortement ancrées, de faire évoluer leurs pratiques quotidiennes du jour au lendemain. Il faut tester les solutions conçues collectivement, en conditions réelles, pour les mettre à l’épreuve du quotidien et laisser le temps aux choses de s’installer, pour que la (ré)appropriation par les habitants advienne – c’est là l’ambition de l’urbanisme transitoire. 

Tout l’enjeu du test et du droit à l’erreur consiste à s’autoriser à mettre le doigt sur ce qui ne fonctionne pas pour que les solutions développées puissent être enrichies et ajustées. Pour en revenir à l’exemple des cours d’enfants, nous allons tester au printemps des heures de présence des enfants dans les cours à la sortie de l’école, ainsi qu’un mobilier créé sur-mesure pour permettre de déployer et replier facilement une aire de jeu. Cette microarchitecture permettra de partager l’espace, de sanctuariser des heures où le jeu est toléré et des heures de calme. La phase de test permettra aussi d’expérimenter la gestion de cette activité – par une association, un gardien Paris Habitat, ou un collectif habitant… On touche ici à la gouvernance des communs et de nouveaux modes de responsabilisation autour d’une ressource partagée.

En pleine crise énergétique, faire des habitant·e·s des partenaires de la rénovation

Ces projets d’aménagement nous montrent qu’il est nécessaire de sortir des murs du logement pour penser l’habiter, que des plans d’architecte ne suffisent pas à résoudre les questions du quotidien et que la réponse à la question “comment habiter ma résidence/mon appartement/mon quartier demain ?” ne saurait être uniquement spatiale. 

Un projet de rénovation réussi, c’est un projet qui reconnaît le pouvoir d’agir des habitants, qui les considère  comme des partenaires et les intègre pleinement à la démarche. C’est un projet qui pose la question des usages, des services, de leur gestion et de la réappropriation des logements. C’est un projet qui permet d’expérimenter sans imposer de nouvelles pratiques quotidiennes, en sortant d’une vision naïve de la collaboration facile de tous avec tous, qui adopte un principe de réalité pour imaginer les cohabitations au-delà du bâti. 

C’est pourquoi l’AMU et l’urbanisme transitoire ne sont pas une fin en soi, mais plutôt un véhicule pour nourrir le projet des architectes et maîtrises d’œuvre. Si l’architecture ne peut pas tout résoudre, notre métier est bien in fine d’outiller la vie et les usages dans le projet architectural à long terme. Alors que la crise énergétique va rendre la question de la rénovation du parc de logement social plus critique encore qu’auparavant, les bailleurs sociaux et les maîtres d’oeuvre ont à leur disposition de nouveaux outils pour faire des habitants des partenaires à part entière. 

*Paris Habitat est l’office public de l’habitat de la Ville de Paris.

Ce texte est initialement paru dans le n°80 de la revue Passion Architecture (avril – mai – juin 2022). Il a été marginalement modifié.

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Design d'intérêt général Futurs Transformation publique

Francis Rol-Tanguy : « L’État actionnaire doit retrouver une parole stratégique et technique »

Temps de lecture : 11 minutes

Avec la crise énergétique, la « sobriété » est entrée dans le champ de l’urgence. Les changements de comportements et les évolutions du modèle productif à opérer sont tels, que l’ensemble des leviers d’action de l’État sont fortement sollicités. Parmi ceux-ci, « l’État actionnaire » : pour en comprendre les ressorts, nous avons interrogé Francis Rol-Tanguy. Haut fonctionnaire (à la retraite), son parcours – dans les secteurs du transport, de l’énergie ou de l’écologie – l’a conduit à régulièrement représenter ou côtoyer l’Etat actionnaire. Réalisé avant l’annonce par le gouvernement du lancement prochain d’une offre publique d’achat d’EDF, cet entretien éclaire un champ de l’action publique pas toujours bien connu.

Vraiment Vraiment : Dans quels secteurs l’État est-il aujourd’hui le plus actif en tant qu’actionnaire ?

Francis Rol-Tanguy : Lorsque l’on regarde ce qu’il reste de participations de l’État dans des entreprises, elles se situent, en volume, essentiellement dans le champ du ministère de la Transition écologique, autour des transports et de l’énergie. Ces deux secteurs représentent près de 80 % des participations de l’État, à la fois en montant financier et en importance stratégique.

Les principales participations de l’Etat dans des sociétés (source : rapport d’activité 2020-2021 de l’Agence des participations de l’État)

VV : Au-delà même des secteurs, c’est le rôle de l’État comme financeur de l’économie et gestionnaire d’actifs stratégiques qui n’a cessé d’évoluer au gré des soubresauts de l’histoire politique et économique du XXe puis du XXIe siècle. Selon vous, quelle est la dernière évolution notable de la doctrine de l’État actionnaire ?

F. R-T : L’évolution qui me semble la plus importante au cours des vingt dernières années, c’est la création de l’Agence des participations de l’État (APE), en 2004. Nous arrivons au terme d’un processus de refonte de la doctrine de l’État en matière de participation.

Nous sommes passés, en quelques années, d’une doctrine et d’un partage des compétences entre les ministères dits techniques et le ministère des Finances à un rôle quasiment réservé à l’APE, à une doctrine financière de la gestion des participations de l’État en tant qu’actionnaire. Désormais, cette doctrine est incarnée pleinement par l’APE. 

VV : Qu’entendez-vous par doctrine financière ?

F. R-T : Jusqu’à la création de l’APE, le débat était équilibré entre des réflexions stratégiques du côté des ministères techniques et une réflexion financière du côté du ministère des Finances. Aujourd’hui, je trouve cette réflexion stratégique pour le moins assez faible, pour ne pas dire pire…

VV : C’est-à-dire ? Qu’est-ce qui caractérise cette faiblesse de réflexion stratégique de l’État actionnaire ?

F. R-T : Je constate qu’il n’y a pas un vrai comportement d’actionnaire, mais un comportement souvent très politique. Prenons l’exemple d’EDF : ce qui a été décidé à propos de l’entreprise publique, qui doit vendre davantage de sa production à un prix défiant toute concurrence au nom du dispositif d’Accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH), n’est pas un comportement d’actionnaire. C’est un comportement politique pour éviter que les concurrents d’EDF ne se cassent la figure. Naturellement, il faut essayer de protéger les participations de l’État et de faire monter le cours des entreprises qui ont un statut de société anonyme. Mais lorsque c’est coté en bourse, nous n’avons pas un vrai comportement d’actionnaire ! Nous sommes dans cette ambiguïté là… On reste dans une sorte de capitalisme d’État où, de temps en temps, la politique vient interférer, tandis que le reste du temps on laisse faire le management.

VV : Mais alors quelle place accorder au management de l’entreprise ? N’est-ce pas précisément le rôle de l’actionnaire – en l’occurrence l’État – de faire entendre sa voix pour mener à un renouvellement du management lorsqu’il ne lui donne plus satisfaction ?

F. R-T : L’histoire d’EDF est éloquente. On voit bien que, dans les dernières décisions prises, il y a un vrai désaccord entre le management et l’actionnaire. On est face à une décision de l’État actionnaire qui est franchement contraire à l’intérêt de l’entreprise. Il est donc relativement normal que le management se fasse entendre. Pourtant, dans le même temps, cela contribue à créer une crise de confiance qui est tout de même très préjudiciable à l’entreprise.

À l’inverse, sur les questions que j’évoquais précédemment, pour lesquelles je m’étonne d’une absence de réaction de l’actionnaire, si ça conduit à un désaccord avec le management, alors il faut changer de management. Là on serait dans un vrai propos d’actionnaire ! Mais ce n’est pas le cas aujourd’hui.

VV : Pour l’actionnaire, s’opposer au management sur la durée peut aussi se révéler contre-productif, voire mettre en jeu la survie de l’entreprise. Cela pose clairement la question de l’alignement des visions du management et de l’actionnaire, et on voit alors bien à quel point une dissonance peut desservir la mission d’intérêt général…

F. R-T : Il est clair qu’on ne fait pas non plus évoluer une entreprise contre l’avis de son management, ça c’est une règle quasi-immuable. J’ai vu de mes yeux le processus qui a conduit à la création d’EADS, dorénavant Airbus. Conduire un tel processus ne peut pas se faire contre le management. 

De la même manière, j’ai vu toutes les discussions qui ont fini par aboutir au découpage d’Areva et à la reprise par EDF de la partie de l’entreprise dédiée à la construction de nouvelles centrales nucléaires. Ces discussions m’ont parues pendant longtemps lunaires, parce que totalement opposées au management d’Areva. Le management a un vrai rôle à jouer, il ne s’agit pas simplement pour l’actionnaire de dire : « je change les têtes, ça suffit !” Si on veut de la continuité au sein d’une entreprise, publique comme privée, il y a une vraie attention à porter au management.

VV : D’ailleurs, pour EDF, cela ne se limite pas à des questions de management…

F. R-T : Oui… Et il y a des choses qui me sidèrent dans le comportement de l’Etat actionnaire à propos d’EDF. Les difficultés du modèle EPR sont désormais assez claires. Là, j’enfonce une porte ouverte, tout le monde constate que plus ça va, plus c’est cher. Mais cela n’empêche pas EDF d’annoncer un nouveau modèle. Or, on sait bien d’expérience que plus c’est gros, plus ça pose de problèmes et plus c’est invendable à l’étranger, parce que pour ça il faut avoir un réseau dont très peu de pays disposent. Il ne suffit pas de le produire, il faut le distribuer et le vendre. Le seul produit qui pourrait avoir une chance de fonctionner à l’international, c’est un réacteur de 1000 MW. Mais on a fait le choix d’un réacteur de 1650 MW et on laisse faire, alors que seules la Russie ou la Chine pourraient être acheteurs.

Sur un sujet aussi complexe que celui-ci, doté d’une forte dimension internationale, on permet à EDF d’inventer une solution franco-française… Mais ça n’a jamais fonctionné comme ça le nucléaire ! L’EPR existe parce qu’il a été coproduit par Areva et Siemens. Imposer à EDF de dire « vous n’allez pas faire un 1650 MW, sinon il n’y a pas de marché international », ça ce serait un comportement d’actionnaire. Il s’agit de soulever des questions comme celle-là. Mais un comportement d’actionnaire, ce n’est pas de laisser le management faire ce qu’il veut… À l’inverse, on va imposer de vendre encore plus d’énergie nucléaire à un prix cassé à ses propres concurrents. Ce n’est pas un comportement d’actionnaire ! Là, en l’occurrence, on ne peut que souscrire à la protestation du management.

VV : Mais alors où se situe le nœud du problème ? Du côté du conseil d’administration d’EDF et des représentants de l’État ? Du côté politique ? 

F. R-T : Le nœud du problème, pour moi, c’est justement qu’il manque cette parole que je qualifie de stratégique, qui vient porter un point de vue technique par rapport à des équations strictement financières. Tous ces sujets, qu’il s’agisse par exemple de choisir si l’on fait des futures centrales nucléaires surdimensionnées ou, au contraire, plus petites, ne relèvent pas, à ce jour, du domaine de l’APE. Ce n’est pas une critique vis-à-vis de l’APE, ce n’est pas dans ses attributions. Mais alors, soit on transforme cette institution pour lui donner cette capacité, soit on va la chercher là où elle devrait être, notamment du côté de la direction générale de l’Énergie et du Climat (DGEC).

VV : Selon vous, quelle voie serait préférable ? Où devrait être abritée cette compétence stratégique et technique ?

F. R-T : J’estime que les deux voies sont envisageables. Pour la seconde, cela impliquerait de (re)donner des moyens à la direction générale de l’Énergie, mais elle n’en a, aujourd’hui, ni le pouvoir ni la capacité. Je constate surtout que cette parole experte n’existe presque plus au sein de l’État. Ce qui conduit alors à laisser des responsabilités au management qui ne devraient pas être forcément celles du management. Il y a des décisions ou des orientations politiques qui vont bien au-delà de la responsabilité de la direction.

J’observe la même chose dans le secteur des transports avec des entreprises comme la SNCF ou la RATP. Pour que l’État conserve une certaine forme de contrôle, encore faut-il que les compétences soient présentes dans les directions générales comme celles des Transports ou de l’Énergie, au sein des ministères concernés. Or, on peut en douter aujourd’hui. Il ne s’agit pas simplement d’imposer un point de vue dans des arbitrages politiques, il s’agit avant tout de savoir le construire. Si vous allez à la direction générale de l’Énergie, les vrais spécialistes du nucléaire, aptes à discuter avec les directeurs techniques qui sont en face, comme par exemple avec le directeur de la stratégie d’EDF… ces spécialistes se comptent sur les doigts d’une main.

VV :  On se retrouve dans une situation où l’Etat est dépossédé de compétences techniques primordiales, ce qui va jusqu’à mettre en péril sa capacité à éclairer une stratégie indépendante… À quoi est dû ce manque de compétences du côté de l’État, selon vous ? Comment retrouver cette capacité déterminante au vu des décisions de long terme qui doivent être prises tant dans le secteur de l’énergie que des transports ?

F. R-T :  Je me demande constamment ce qui pourrait faire que, demain, l’État se redonne les moyens et une capacité d’avoir des échanges stratégiques avec les grandes entreprises dans lesquelles il possède des participations, au-delà des ratios financiers, avec comme objectif de défendre le bien commun que l’État possède dans ces entreprises au travers de son actionnariat. Ce n’est clairement pas facile.

Pour poursuivre sur le secteur de l’énergie, la direction générale de l’Énergie est bien évidemment le produit d’une histoire. Pour ce qui est du nucléaire, on a transféré beaucoup de compétences à l’Autorité de sûreté nucléaire au fil du temps. Ce qui prouve que nous disposons toujours de ces compétences sur notre territoire ! On pourrait donc tout à fait envisager de reconstituer ce capital de compétences au sein de l’État, si la volonté politique était là.

Mais une chose est sûre : dès lors que l’on parle de ressources humaines, il n’y a pas de bouton magique. Quand les gens – en l’occurrence les ingénieurs et experts – s’aperçoivent qu’ils n’ont aucun rôle, sauf de façade, au sein de l’État, ils partent faire autre chose. Si on veut reconstituer des compétences, ça prendra forcément du temps, ça ne se fera pas d’un claquement de doigts.

Il faut, pour commencer, redonner un vrai rôle à jouer aux ingénieurs et spécialistes au sein de l’État. En matière d’énergie – c’est quand même l’un des secteurs les plus stratégiques – nous sommes dans un système qui a été habitué à fonctionner en disant « avec 3 raffineries et 17 sites nucléaires, j’ai ce qu’il me faut pour fournir 80 % de l’énergie, et le reste c’est pas grave… ». Nous n’avons que peu de spécialistes des énergies renouvelables qui peuvent être de vrais interlocuteurs pour ceux qui font le solaire ou l’hydraulique aujourd’hui. Même les appels d’offres en matière d’énergies renouvelables sont sous-traités à la Commission de régulation de l’énergie, dont ce n’est absolument pas le métier ! Donc on la paie pour traiter les appels d’offres. Ça montre à quel point l’administration est réduite…

VV : L’est-elle seulement dans le secteur de l’énergie ou ce constat s’applique-t-il aux autres secteurs dans lesquels l’État possède des participations ?

F. R-T : On pourrait évoquer, dans le secteur des transports – autre secteur phare des participations de l’État –, la situation d’Air France. La direction générale de l’Aviation civile s’interdit toute réflexion stratégique et délègue à l’APE la redéfinition du secteur aérien. Pourtant, le moins que l’on puisse dire, c’est que c’est une bonne question, très stratégique ! Évidemment, les réponses ne sont pas évidentes. Alors oui, on a sauvé financièrement Air France parce que ça s’appelle Air France… mais ça va être permanent, on va constamment devoir remonter le capital d’Air France. 

Je peux comprendre le choix politique qui consiste à dire « je ne laisserais pas mourir Air France ». Mais enfin, avec quelle stratégie derrière ? Les impasses stratégiques sont exactement les mêmes que celles que l’on a vu il y 10 ans, ça n’a pas changé. Mais les bonnes voies stratégiques, on les connaît. Ce sont soit des alliances, voire des fusions, avec des compagnies du Golfe, soit un vrai projet européen, ambitieux. La France a les moyens d’injecter 1 ou 2 milliards par an pour que la compagnie survive. Mais à quoi bon ?

VV : La solution pourrait donc, selon vous, venir de l’Europe ?

F. R-T : Il y a l’idée que tout pays digne de ce nom devrait avoir une compagnie aérienne. Mais quand vous voyez les histoires d’Alitalia en Italie… Ça fait 20 ans que l’État italien continue à y injecter de l’argent. Alors, oui, la situation est pire que celle d’Air France. Mais la question centrale est en effet celle de la création d’un vrai opérateur européen, capable de rivaliser à l’international. Air France et Lufthansa sont des ennemis historiques, d’accord, mais nous avons bien réussi à nous allier dans la construction aéronautique !

VV : Les administrateurs d’une entreprise sont censés participer activement à la définition de sa stratégie de moyen et long terme. Cette impulsion qui mènerait à un projet européen pourrait-elle donc venir des administrateurs représentants de l’État, généralement de fins connaisseurs du secteur concerné ?

F. R-T : Sans doute en théorie, mais mon expérience personnelle récente en la matière n’est pas très encourageante. Je vais m’appuyer sur deux exemples. Commençons avec la SNCF : ce qui m’a le plus frappé sur la dernière période, en tant qu’ancien administrateur de la SNCF, c’est la réforme de l’entreprise avec notamment la transition du statut d’établissement public de caractère industriel et commercial (EPIC) à celui de société anonyme (SA). De ce fait, il a fallu réattribuer des postes d’administrateur aux représentants de l’État au conseil d’administration de la nouvelle SA. Décision a été prise de se séparer de tous ceux qui pouvaient prétendre avoir une bonne connaissance du secteur ferroviaire, dont je faisais partie. Il n’y en a plus un seul. J’avoue être tombé de mon armoire, nous n’étions pas du tout au courant. Et le fait que je n’y ai pas été reconduit n’a pas été un cas isolé. Mais surtout, quasiment tous ceux qui ont été nommés n’avaient pas de réelle connaissance du secteur, de son économie et de son histoire… Les nouveaux nommés étaient dans le service public ou au sein de l’entreprise, ce qui bien entendu a une dimension positive, je ne dis pas le contraire. Mais enfin…

Comme je le disais plus tôt, il est important de redonner toute sa place au management stratégique, et pour cela les administrateurs comptent. La façon dont on les choisit, dont ils exercent leur rôle et leur capacité de dialogue avec le management… tout cela est déterminant.

Mon deuxième exemple, c’est celui de la « confrontation » entre Areva et EDF, avant qu’Areva n’explose parce qu’on avait changé à la fois de président et de directeur général. Dans les discussions, avant que cet événement ne se produise, l’un des administrateurs était à la fois administrateur d’Areva et d’EDF. Ce n’était pas n’importe qui et, dans l’État, les statures personnelles comptent aussi. C’est notamment grâce à cette stature et à son expertise qu’il avait les 2 mandats. Cet administrateur a rapidement fait remarquer que d’un côté l’intérêt d’EDF était de prolonger ses centrales, tandis que l’intérêt d’Areva était d’en construire… Il fallait donc bien que l’État actionnaire, à un moment donné, trouve l’équilibre nécessaire entre les deux. Cet administrateur était pourtant le seul à mettre sur la table ce sujet hautement stratégique. Il est certain que l’actionnaire qui se contente de regarder seulement les chiffres d’EDF va faire le choix de prolonger les centrales, alors que l’actionnaire d’Areva, lui, souhaiterait obliger la construction de nouveaux réacteurs. Il y a donc là un arbitrage stratégique à faire et c’est le rôle des administrateurs de soulever ces sujets en conseil d’administration.

VV : Mais encore faut-il qu’ils puissent le faire. Mais vous sembliez dire que c’est un exercice de plus en plus compliqué ?

F. R-T : Oui, les administrateurs doivent jouer ce rôle stratégique. Mais franchement, je trouve, de ce que j’en ai vu dans la dernière période, que la fonction au sein des entreprises publiques a été vidé d’une partie de son sens. Et ça alors que les administrateurs peuvent être un pont entre le management et les actionnaires – en l’occurrence l’État. Si la personne est reconnue dans le domaine, ça peut être un facteur d’échange, y compris avec les syndicats et le personnel.

Toutes ces grandes entreprises publiques sont issues d’une culture technique. Alors, on peut dire aux hauts fonctionnaires « vous êtes dépassés », mais à un moment, il faut aussi reconnaître que la culture de la maison est une culture technique. On peut dire : « j’aimerais mieux que ce soit une autre culture qui prime », mais une fois qu’on l’a dit, ça c’est bon pour le café du commerce, encore faut-il la respecter ! D’ailleurs, lors de la récente réforme de la SNCF, quand il a fallu nommer le nouveau PDG, on l’a complètement respecté cette culture, on a été chercher quelqu’un de l’entreprise et, si vous voulez mon avis, à juste titre. Avec les traumatismes qu’on venait de faire subir à cette culture historique, il était sans doute mieux que ce soit quelqu’un qui connaisse la maison. Par contre, quand ils ont nommé les nouveaux administrateurs, de ce que j’en ai compris, le ministère des Transports et de la Transition écologique n’ont même pas été vraiment associés aux nominations…

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“Former pour répondre aux grands enjeux du siècle” : entretien avec Léa Douhard (Policy Lab de Sciences Po Paris)

Temps de lecture : 6 minutes

Après la soirée du 5 avril consacrée à la prochaine génération de designers des politiques publiques (voir le replay) et la vraie-fausse lettre de candidature à la direction du nouvel Institut national du service public, nous poursuivons notre exploration des formations qui cherchent comment préparer les femmes et les hommes aux problèmes contemporains. Léa Douhard est responsable du “Policy Lab” de l’École d’affaires publiques de Sciences Po Paris et elle a beaucoup à dire sur le sujet.

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Autrement Autrement – Le Policy Lab fait partie de Sciences Po, lieu de recherche et de formation des futur·e·s dirigeant·e·s public·que·s. D’après toi, quels sont les défis que les politiques publiques – et donc ces futur·e·s responsables – vont devoir relever dans les années qui viennent ?

Léa Douhard – La liste est à la fois longue et connue. Agir maintenant, sans attendre, face au changement climatique, préserver la biodiversité, lutter contre les déserts médicaux, mieux défendre l’égalité des chances, réguler les réseaux sociaux, lutter contre les discriminations… Les étudiants sont avides que leur formation aborde ces défis et c’est la mission de Sciences Po depuis 150 ans d’intégrer les enjeux contemporains aux enseignements. 

Au-delà de cette liste non exhaustive, ce qui me paraît être un défi au-delà des défis, c’est l’identification et la définition des nouveaux problèmes. Ceux qui ne sont pas encore formulés. Geoff Mulgan, le fondateur du NESTA au Royaume-Uni, définissait trois types de défis. D’abord, apprendre à résoudre les problèmes déjà connus. Ensuite, apprendre à résoudre les nouveaux problèmes – toute la liste citée plus haut, bien identifiée et dont on cherche à résoudre les problèmes en croisant les disciplines, en expérimentant, etc. Enfin, apprendre à identifier, définir et résoudre les problèmes qui n’existent pas encore. Par exemple, le cadre conceptuel permettant de traiter ensemble réchauffement climatique et inégalités sociales n’est pas encore posé au bon niveau. On a aussi des professeurs, à Sciences Po, qui aident à poser ce genre de cadre conceptuel, comme Bruno Latour. 

C’est ce qu’on essaie de faire, au Policy Lab. Il s’agit moins de permettre aux étudiants de travailler sur des “projets innovants”, l’innovation » pouvant être un peu tout et n’importe quoi, que de leur donner des outils et des postures différentes pour résoudre les problèmes de demain, ceux pour lesquels la manière dont on les forme aujourd’hui, les savoirs qu’on leur donne, ne suffisent pas. 

AA – Justement, quelles compétences te paraissent nécessaires pour relever ces différents types de problèmes – de ceux qu’on connaît mais qu’on n’est pas parvenus à résoudre encore, à ceux qui ne sont pas encore clairement cristallisés ? 

A Sciences Po et en particulier à l’École d’affaires publiques (EAP), on forme les futurs dirigeants publics. Pour préparer au mieux les quelque 1500 étudiantes et étudiants que l’on accueille chaque année au sein des formations de l’EAP à leurs futures fonctions, nous devons dès maintenant intégrer les grands défis qu’ils auront à résoudre demain. Transition écologique, crises de la démocratie, transformation numérique : autant de dynamiques qui viennent percuter un certain nombre de certitudes et de méthodologies transmises en formation initiale. Eh bien, le rôle du Policy Lab est d’explorer les manières d’articuler la formation classique et les contraintes conjuguées de ces transitions en proposant des modules de formation innovants et professionnalisants. Par exemple, les étudiants ont la possibilité de développer des projets d’intérêt général concrets en lien avec des partenaires extérieurs avec l’Incubateur de politiques publiques ou le Certificat égalité femmes-hommes et politiques publiques. Ils participent aussi à des études de cas ou des simulations qui leur permettent de décortiquer des controverses publiques complexes et contemporaines.

Ce que je dis aux étudiants, quand ils postulent, c’est qu’il ne s’agit pas seulement d’avoir un truc sympa dans leur maquette d’enseignements. Je considère qu’on est dans une démarche de transformation publique : on est au bout d’un modèle global, et face aux crises, les vieilles recettes ne fonctionnent plus. Il faut former les étudiants à faire un pas de côté dans la façon de concevoir, de mettre en œuvre et d’évaluer les politiques pour répondre aux grands enjeux du siècle.

Au début de leur parcours, quand on demande aux étudiants ce qu’est pour eux l’innovation publique, ils ont deux réponses principales. Ils parlent de Guillaume Rozier, avec une vision très numérique et extérieure à l’action publique, ou disent qu’il s’agit d’appliquer les méthodes du privé dans le public – on voit ainsi la pénétration des principes du nouveau management public. A partir de là, on essaie de travailler avec eux à un décentrement vis-à-vis de ces premières visions, et à l’adoption d’approches plus critiques. 

AA – Concrètement, qu’est ce que cela donne ?

Au sein de l’Incubateur de politiques publiques, qui est un des principaux programmes du Policy Lab, nous travaillons par exemple à ce que les étudiants développent le réflexe de penser de façon centrale à l’usager d’un dispositif, notamment en allant sur le terrain. Cette année, ils sont allés en immersion dans des hôpitaux, des écoles, des services municipaux, ils ont maraudé avec la Croix-Rouge, se sont immergés dans des musées… Ce n’est pas des choses dont ils ont l’habitude au sein de leur scolarité.

Nous essayons également de transmettre la capacité à répondre à un problème de politique publique en passant par un objet, via le prototypage – alors que pour eux, la forme la plus aboutie est l’écrit, la note, le « policy brief ». Faire valoir la valeur d’un objet pour répondre à un problème les sort de leur zone de confort et paradoxalement, au début, ils trouvent que ce n’est pas concret. Puis ils s’aperçoivent que c’est une manière d’aller vers les usagers et les agents, pour les faire réagir sur l’utilité ou au contraire la redondance éventuelle, d’une idée. Passer de l’analyse théorique à un objet, c’est un gros changement pour eux. Or, pour relever les grands défis dont on parle, la capacité à écrire et à faire des recommandations n’est pas suffisante. 

Les fondamentaux de l’approche expérimentale font également partie du programme. Là aussi, c’est autant une question de posture que de compétences : accepter de tester la validité de son idée sur le terrain, recueillir et tenir compte des retours des citoyens, implique d’être capable de revenir sur ses présupposés et sur ce qu’on imaginait comme étant une bonne solution. Nous travaillons avec les chercheurs de la faculté permanente de Sciences Po pour croiser les méthodes du design et les méthodes d’expérimentation bien connues des chercheurs, mais qui ne sont pas habituellement appliquées à un objet. 

Enfin, on leur apprend à travailler avec d’autres disciplines et d’autres corps de métier très différents. C’est, par exemple, le sens du travail avec l’ENSCI et avec des étudiants qui ont un parcours de futurs designers. 

AA – Comment ça se passe, la collaboration entre des étudiants de Sciences Po et des étudiants de l’ENSCI ?

LD – Au départ, c’est un peu le choc des cultures, avec des stéréotypes énormes d’un côté et de l’autre. Les étudiants de l’ENSCI disent qu’au début, les étudiants de Sciences Po pensent qu’ils vont les aider à faire des powerpoint plus jolis ! La collaboration oblige chaque côté à expliciter les compétences qui peuvent être versées au pot commun : qu’est ce que mes compétences d’étudiant en design ou d’étudiant à Sciences po peuvent apporter à un projet ? 

Et puis, côté Sciences Po, c’est complètement révolutionnaire de travailler avec des gens qui, en quelques minutes, vont commencer à dessiner, à prototyper une interface ou un objet. Un étudiant parlait aussi de la différence entre les manières de réfléchir avec de jolis mots, en parlant de la “réflexion linéaire” des Sciences Po et de la “réflexion en nuage” des futurs designers. 

Ce qui est sûr, c’est que tout ça s’inscrit dans les envies de bifurcation des étudiants, de chaque côté, qui ont envie de mettre leurs compétences au service du bien commun en inventant des parcours un peu moins linéaires et attendus.  Un autre point commun est le flou autour du type de métier “dans” et “autour de” l’action publique auquel ces formations donnent potentiellement accès. Il y a encore peu d’exemples de parcours, peu d’informations, et peu d’endroits où faire un stage en dehors par exemple d’agences comme Vraiment Vraiment ou Où sont les dragons. Même si je reçois davantage d’offres ces derniers mois, y compris au sein d’acteurs publics comme la Direction interministérielle de la transformation publique. 

AA – Après une telle formation, les étudiants trouvent-ils des débouchés à la hauteur de leurs attentes ?

LD – C’est difficile d’avoir du recul à ce stade, mais ce qu’on observe est qu’après tous les efforts de Sciences Po pour diversifier les profils “à l’entrée”, il y a aujourd’hui clairement un enjeu de diversifier aussi les parcours à “la sortie”, à deux niveaux. 

D’abord, celui des nouveaux métiers de l’action publique, ceux dont on ne parle pas aux étudiants et pour lesquels il n’existe aujourd’hui aucun référentiel, aucune carrière “type”, aucun concours spécifique. C’est le cas, par exemple, des métiers du design des politiques publiques.

Ensuite, il y a les nouvelles manières d’exercer les métiers classiques de la haute fonction publique, notamment via les concours. Trois étudiants qui viennent de rentrer à l’INSP (l’école issue de la fusion de l’ENA, de l’INET, etc., ndlr) sont passés par le Policy lab, et témoignent de l’influence que ce passage a eu dans leur vision des politiques publiques et dans leur manière d’envisager leur carrière. C’est un enjeu fondamental, ici : comment donner aux étudiants des éléments de posture différents, et les moyens de les garder tout au long de leur parcours de formation puis professionnel. 

C’est pour ça, notamment, qu’on s’appuie sur le design. L’idée n’est pas de fournir aux étudiants une réponse unique aux problèmes, mais de leur fournir un ensemble d’outils, de méthodes, comme autant de petites graines pour la suite. On travaille sur l’adoption de réflexes qui pourront servir dans le moyen et long terme. Ensuite, c’est aussi notre rôle de travailler avec les écoles qui préparent à la haute fonction publique et avec les futurs recruteurs, pour que ce qu’on essaie de faire ici puisse être poursuivi, que les transitions soient assurées.

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Soutenabilités : comment outiller la volonté politique ?

Temps de lecture : 12 minutes

France Stratégie a publié le 8 mai 2022 un rapport intitulé “Soutenabilités. Orchestrer et planifier l’action publique”. Produit par Johanna Barasz, Hélène Garner, Mathilde Viennot, Julien Fosse, Émilien Gervais, Anne Faure et Emmanuelle Prouet, il est le fruit de deux ans de travaux autour de 5 champs d’action publique et de réflexions ouvertes associant chercheurs, élus, experts, entreprises, associations… 

Vraiment Vraiment a participé à la conception et à la représentation des fonctions de “l’orchestrateur”, chargé d’améliorer la cohérence des politiques publiques à l’aune des soutenabilités. Une semaine après la sortie du rapport, nous avons voulu en creuser certains aspects avec Johanna Barasz et Hélène Garner, deux des autrices du rapport.

Autrement Autrement – Les seuls arguments qui ont percé pendant la campagne de l’élection présidentielle en matière d’action publique portaient sur la critique de “l’administration administrante”, et France Stratégie propose aujourd’hui la création d’une nouvelle administration. C’est assez osé, non ?

Johanna Barasz – Le rapport propose moins la création d’une nouvelle administration que d’une nouvelle manière d’administrer et de conduire l’action publique. Nous avons la conviction que, si les enjeux de soutenabilités relèvent avant tout d’une question politique, quelqu’un qui serait Président de la République ou Premier ministre et qui serait volontaire sur ce sujet serait aujourd’hui largement empêché par le fonctionnement actuel de l’Etat. Notre proposition vient outiller un nouveau rapport entre ambition politique et moyens d’action. 

Hélène Garner – Il s’agit d’une lecture trop rapide du rapport. On ne propose pas de créer une nouvelle administration, pour créer une administration. Nous listons un certain nombre de fonctions qui doivent, selon nous, être remplies et nécessitent une forme de centralité – c’est pourquoi nous suggérons que le pilotage de ces fonctions soit placé auprès du Premier ministre. Cela appelle sans doute des réorganisations, à partir principalement d’administrations existantes qui assurent tout ou partie de ces fonctions. 

AA – Le mot choisi comme titre du rapport, “soutenabilités” au pluriel, est original : ce n’est pas forcément un mot dont on a l’habitude dans le débat français. Pouvez-vous retracer la généalogie du travail mené par France stratégie en amont de la publication du rapport ? 

HG – Suite à la mobilisation des Gilets jaunes, France Stratégie a lancé en février 2020 un séminaire consacré aux soutenabilités, avec la conviction qu’il n’était plus possible de faire des politiques publiques “comme avant” compte tenu de l’épuisement du modèle social, du cadre démocratique et de notre manière d’habiter la terre. Il nous semblait qu’il fallait imaginer des manières de mieux prendre en compte simultanément les enjeux sociaux, démocratiques et écologiques de l’action publique d’où le s ajouté à soutenabilité. 

JB – Nous avions besoin d’un concept qui nous permette de penser ensemble les enjeux environnementaux, sociaux et démocratiques. Le nom choisi, “soutenabilités”, paraissait pour cela plus intéressant que “développement durable” : il permet de déconnecter le sujet de la notion de “développement” et de prendre un peu de distance avec l’existant, le développement durable étant très institutionnalisé localement, nationalement et au niveau européen. Or, la manière dont cette institutionnalisation s’est faite l’a un peu galvaudé : on en retient aujourd’hui essentiellement la dimension environnementale, et on a un peu perdu sa vocation systémique initiale. Dans les discours politiques comme dans l’action publique, on parle rarement des questions sociales ou d’inégalités – et encore moins de démocratie et d’institution, en termes de développement durable.

En miroir, les soutenabilités permettent aussi de parler des insoutenabilités. On peut se satisfaire de politiques publiques qui ne sont pas « durables » – il est parfois légitime d’en mettre en place, comme celles déployées en urgence en réaction à la pandémie de covid. Mais, on ne peut pas imaginer et mettre en œuvre des politiques “insoutenables”. Le terme ‘soutenabilités’ permet de penser un cadrage et des limites, et à établir un référentiel c’est-à-dire une vision partagée de ces limites et de ce cadrage. Un tel référentiel a vocation à transcender les clivages politiques : c’est en son sein que plusieurs politiques publiques, plusieurs orientations, plusieurs chemins, sont possibles. Mais sortir du cadre entraîne forcément des insoutenabilités. Nous avons cherché à articuler des paramètres impondérables avec la reconnaissance de la pluralité des préférences collectives, indispensable pour avoir une chance d’atteindre les objectifs climatiques dans un cadre démocratique. 

HG – Nous avons donc cherché les conditions d’une action publique et de politiques publiques soutenables, c’est-à-dire durables, systémiques et légitimes. Ce dernier terme est important, car nous insistons beaucoup dans le rapport sur le caractère démocratique des politiques publiques, qui nous semble à renforcer, avec une meilleure articulation entre délibération citoyenne, démocratie sociale, démocratie parlementaire et fabrique des politiques publiques. 

AA – Pouvez-vous nous parler de la méthode de travail choisie ? 

HG – Le séminaire s’est organisé sur deux ans en plusieurs cycles. Le premier a permis de cartographier l’existant. Nous avons constaté qu’il y a énormément de choses qui s’imaginent et se font, y compris pour avoir une vision transversale et systémique des politiques publiques, mais qu’il s’agit de processus qui sont trop “à côté” de la prise de décision publique. Cela génère beaucoup de reporting, mais peu de transformation, et en outre conduit à une dilution des moyens sans que l’on atteigne les objectifs fixés, en matière climatique par exemple. 

Le deuxième cycle a permis l’ouverture du “capot” de certaines politiques publiques, passées au crible des soutenabilités. Nous avons travaillé sur la protection sociale, la santé au travail, le numérique, le nucléaire et la santé, afin d’identifier les freins et les résistances à des politiques publiques décloisonnées, et voir ce qui empêche l’Etat de mener des politiques soutenables de long terme.

Enfin, le troisième cycle s’est articulé autour d’une séance de travail avec une centaine de personnes pour mieux identifier des leviers d’action en fonction des moments de la fabrique des politiques publiques, et il s’est conclu par la production du rapport. 

JB – Nous avions besoin avec ce troisième cycle de remonter en généralité, et de représenter les formes que pourrait prendre une institutionnalisation des questions que l’on traitait. Nous n’avions pas d’idée toute faite de ce qu’il fallait proposer, et l’idée de “l’orchestrateur des soutenabilités” n’était pas du tout dans nos têtes au départ de ce troisième cycle. C’est, je pense, une des forces de ce rapport : nous avons été sincères dans le cheminement, et les propositions sont ancrées dans le diagnostic. Nous n’avons pas post-rationalisé un diagnostic pour justifier des propositions ficelées. 

AA – Parmi ces propositions, il y a la mise en place d’une “stratégie nationale des soutenabilités”. Là aussi, n’est-ce pas rajouter une couche technocratique à un écosystème qui n’en manque pas ? 

HG – Cette stratégie nationale des soutenabilités porte en elle un renouvellement de la planification, qui nous est apparue comme un levier central de la réorganisation de l’Etat. Nous avons recensé dans le rapport une cinquantaine de “stratégies” et de “plans” existants (sans garantie d’exhaustivité !). Ce qui manque ce ne sont donc pas les plans, c’est une cohérence d’ensemble et une articulation entre eux sans laquelle on constate une énorme perte d’énergie. La stratégie nationale des soutenabilités serait la traduction d’une volonté politique en objectifs, indicateurs et moyens d’actions. Au centre, il y a évidemment les objectifs de décarbonation, qui relèvent d’engagements internationaux de la France et sur lesquels on ne revient pas, mais il faut absolument leur adjoindre de façon cohérente des objectifs sociaux et démocratiques.

JB – La stratégie nationale des soutenabilités serait également opposable. Si l’on regarde la “stratégie nationale bas carbone” (SNBC), il y a, sur le papier, tout ce qu’il faut pour réussir : des objectifs, un calendrier, une déclinaison par secteur… Mais au-delà des objectifs considérés par certains comme insuffisants, elle n’est pas un référentiel pour les politiques publiques. Si elle n’est pas respectée (et elle ne l’est pas), on ne respecte pas nos engagements. C’est la faiblesse d’une approche par l’arbitrage de la fabrique des politiques publiques : on en vient à arbitrer entre la SNBC et d’autres priorités, souvent au détriment de la première. Nous proposons une approche plus intégrée, qui suscite de la coopération autour d’objectifs de long terme. 

AA – L’élection présidentielle est passée, les législatives sont dans quelques semaines. Quel devrait être le calendrier de la mise en place d’une telle stratégie nationale, selon vous ? 

JB – Soyons clairs, il y a un décalage entre l’urgence à agir et le temps nécessaire pour de telles transformations, mais on l’assume. Il y a un cadre normatif à construire, pour organiser les pouvoirs publics autour des soutenabilités, mettre en place l’orchestrateur et lui donner des moyens d’action de moyen terme, articulés autour du rythme politique du quinquennat : si on est réalistes, cela prend bien plus que quelques semaines. On peut imaginer consacrer la première année à construire ce dispositif. On parle d’une véritable transformation, donc il est légitime de prendre un peu de temps pour la mener. Le temps manque, face aux urgences climatiques, mais il manquera encore plus si on est totalement incapables d’agir parce que la décarbonation aura été tentée à marche forcée et que le pays est à feu et à sang : c’est ça que nous voulons éviter, fondamentalement. 

AA – Emmanuel Macron s’est engagé pendant la campagne à gouverner avec un “grand débat permanent” avec les Français. Comment est-ce que cela peut s’articuler avec la planification écologique ?

HG – Il faut être attentif à clarifier les débouchés pour que ce grand débat permanent ne soit pas une manière de dissimuler des réformes derrière une pseudo-concertation qui ne permettrait pas d’assurer la conception et la mise en œuvre de politiques durables, systémiques et légitimes. Il doit y avoir des moments de discussion, de délibération sur les options possibles et aussi de mise en visibilité des dissensus, des conflits de soutenabilités qu’elles portent. Et il doit y avoir ensuite des moments de décision puis d’action. C’est cette articulation qu’on appelle le ‘continuum délibératif’. On ne peut pas débattre sans cesse mais il faut du débat préalablement à chaque décision structurante. Et le débat fondateur de la stratégie nationale c’est celui des élections présidentielle et législatives. C’est là que doivent émerger nos préférences collectives qui guideront les objectifs de la stratégie nationale.

Ce qui doit être débattu ensuite ce sont les chemins pour atteindre ces objectifs, car il n’y en a pas qu’un et ils doivent être discutés avec les citoyens puis faire l’objet d’un travail parlementaire. C’est cette articulation qui doit aujourd’hui être repensée pour en faire un véritable préalable à la décision. 

JB – Qu’il y ait en permanence des espaces de débat, c’est bien. Mais attention toutefois, une délibération, ça doit se conclure, et ça se conclut par des décisions qui donnent lieu à action. Il faut faire attention à ne pas créer de fatigue de la participation. Multiplier les espaces et les moments de concertation c’est parfois multiplier les occasions pour les mêmes gens de dire les mêmes choses, sans que cela ne permette de raccrocher les citoyens qui se tiennent éloignés de la fabrique de l’action publique et qui ne participent pas à ces dispositifs.

Au fond, c’est aussi la démocratie représentative, qu’il faut réformer. On l’a vu pendant le cycle 2. Une séance de travail portait sur la question “A quelles conditions peut-on débattre du nucléaire ?” En relisant le cahier ensuite, on s’est aperçu qu’on avait écrit qu’à la fin, c’est le Parlement qui doit trancher. Mais c’est un peu hypocrite, d’opposer ainsi les citoyens et le Parlement dans ce domaine : on sait bien qu’en matière nucléaire, ce n’est pas le Parlement qui décide. De même à la fin de la Convention citoyenne, on peut se demander si finalement, le problème était réellement entre les citoyens et les parlementaires, ou plutôt entre les citoyens et l’exécutif. L’enjeu du continuum délibératif, c’est d’éclairer le Parlement avec le résultat des délibérations citoyennes, et pour cela, il y a des conditions à respecter  en termes de  calendrier du travail parlementaire (il faut donner du temps aux Assemblées pour travailler), de participation des élus aux espaces de délibération citoyenne pour qu’ils comprennent ce qui conduit à tel ou tel résultat, de moyens d’expertise et de contre-expertise du Parlement…Tous ces éléments sont aussi déterminants que la qualité des processus de participation citoyenne. 

AA – Comment l’orchestrateur peut-il renouveler la manière de faire interface entre politique et administratif ? 

HG – C’est le cœur du sujet du rapport : on n’est pas là pour se substituer à la volonté politique, mais pour l’outiller. Les connaissances scientifiques existent – la question est celle de leur traduction en langage opérable politiquement. Et c’est tout le travail d’une institution comme France stratégie (on y avait d’ailleurs déjà réfléchi avec le rapport sur la crise des relations entre expertise et démocratie). L’organisation de l’Etat doit ensuite être en capacité de déployer cette vision avec là encore des outils et des processus renouvelés, intégrant la question des limites, mais aussi des manières de résoudre les conflits de soutenabilités. C’est moins une affaire de formation que de « culture » au sens large : une façon d’appréhender le monde avec des outils renouvelés.

JB – Un référentiel pour les politiques publiques, c’est politique, le but n’est pas d’être “neutre”. La démocratie et le politique s’appuient sur des grands cadres de référence, qui varient en fonction des périodes mais ont vocation à dépasser à la fois les frontières des partis et la durée des mandats. 

On parle donc d’un niveau de politisation qui se situe au niveau du contrat social – au sein duquel, bien entendu, il peut y avoir des chemins distincts, rivaux, c’est une condition de la démocratie. Au cœur de nos préoccupations, il y a la volonté d’éviter un “TINA” climatique, qui ne mènerait nulle part. Mais pour cela, il y a un consensus minimal du contrat social qu’il faut construire, et il nous semble que l’intégration à la fabrique des politiques publiques des limitesest la meilleure manière de fixer un cadre commun à l’intérieur duquel se disputer, voire se combattre. 

AA – Si ce séminaire était à refaire, que feriez-vous de différent ? 

HG – On peut dire qu’on n’a pas manqué de matière à traiter, et en deux ans nous avons recueilli une masse considérable de témoignages, d’analyses, d’expériences, notamment au niveau territorial … La question des territoires mérite néanmoins d’être encore approfondie, même si on l’aborde dans le rapport, notamment pour parler de la contractualisation renouvelée qu’il faut construire entre Etat et collectivités locales à l’aune de la stratégie nationale. Il faut davantage réfléchir à ce que devrait être l’action de l’Etat dans les territoires, en termes de missions comme de compétences, et comment mieux articuler son action avec les collectivités dans une perspective de planification. C’est d’ailleurs d’autant plus intéressant que les territoires saisissent aujourd’hui souvent bien mieux que l’Etat les notions de limites. 

JB – Oui, il n’est pas certain que l’Etat ait grand-chose à apprendre aux collectivités en matière d’approche systémique notamment, il y a une avance importante de beaucoup territoires en la matière. Mais c’est un travail à part entière qui reste à mener, pour élargir la focale à l’action des collectivités. On a préféré prendre acte et assumer notre positionnement au cœur de l’Etat central, avec des réponses et des propositions situées. 

AA – Pour autant, est-ce que la lecture du rapport tel qu’il a été publié est susceptible d’intéresser un élu ou agent local ?

HG – Oui, en tous cas on l’espère ! Un des objets imaginé et détaillé dans le rapport est “l’enquête de soutenabilités”, un outil pour faire de l’évaluation in itinere d’une politique ou d’un dispositif public et analyser sa cohérence avec une stratégie de soutenabilités. C’est un outil qui permet d’ajuster, voire d’arrêter, un dispositif qui aurait des impacts insoutenables. Nous avons imaginé une maquette de cet outil, pas encore testée, mais qui peut inspirer tous les acteurs d’une politique ou d’un dispositif, y compris bien entendu au sein des collectivités territoriales. 

JB – Il y a un autre outil dans le rapport, qui est la déclinaison sous forme de questionnements, des fonctions de l’orchestrateur des soutenabilités pour des organisations de nature et d’échelle très différentes. C’est totalement déclinable dans des collectivités locales.

Nous aurions maintenant envie de travailler ces outils et de les tester avec leurs usagers potentiels, pour en faire un véritable kit qui soit exploitable et utile au plus grand nombre d’agents publics possible, quand bien même l’Etat ne se ré-organiserait pas dans les 6 mois qui viennent en intégrant l’orchestrateur. 

Par ailleurs, le rapport est aussi intéressant pour sa dimension « référentielle », quasiment culturelle, autour de ces questions. La partie diagnostic a une valeur en elle-même, c’est une manière de poser la question des limites. Il y a besoin que les collectivités le lisent, se l’approprient, le discutent, le critiquent. 

AA – Pour vous accompagner dans la préparation de ce rapport, vous auriez pu avoir recours à un cabinet de conseil (et ne pas le dire), vous avez choisi d’avoir recours à une agence de design des politiques publiques (Vraiment Vraiment) et de l’assumer. Qu’est-ce qui vous a semblé intéressant dans l’approche par le design, pour imaginer un objet comme l’orchestrateur des soutenabilités ? 

HG – Nous ne sommes pas du tout opposés à ce que l’Etat ait recours à des compétences qu’il n’a pas, et qu’il n’a pas vocation à avoir, en interne. Mais pour décider quelles compétences doivent être détenues en interne et lesquelles on va chercher au dehors, il faut d’abord avoir une discussion sur les missions de l’Etat et sur les compétences dont il a besoin pour pouvoir les conduire. La diversité et l’ampleur des crises et des transformations qui sont devant nous doit en effet conduire la puissance publique à s’interroger sur les compétences stratégiques qui lui permettront de les anticiper, de les prévenir et/ou d’en atténuer les effets, et de les gérer.

Clairement, certaines compétences méritent d’être développées – par exemple, en matière d’anticipation et de prospective, voire en partie internalisées comme en matière de maintenance de ses systèmes numériques. Le risque est de désarmer l’État si on ne lui donne pas les moyens de maîtriser toutes les dimensions de ses politiques 

JB : En effet, nous n’avions pas d’intérêt à travailler avec un cabinet de conseil lambda – et l’avoir dit : cela ne correspondait pas à notre besoin, d’avoir des conseils de gens dont ce n’était pas le métier de traiter les questions qui nous préoccupaient, ou en tous cas pas plus leur métier que le nôtre. En revanche, on assume d’avoir travaillé avec Vraiment Vraiment : pour mener à bien le cycle 3, nous avions à la fois besoin de monter en généralité, d’animer un travail collaboratif de convergence et de représenter concrètement les formes que pourrait prendre l’institutionnalisation des questions que l’on traitait. On n’avait pas d’idée toute faite, l’idée de créer “l”orchestrateur” n’était pas du tout cristallisée, et c’est en donnant progressivement chair à des choses assez conceptuelles que l’idée a mûri. Le travail avec les designers a favorisé cette maturation. 

AA – Que vous inspirent les premières réactions au rapport dans la presse et au-delà ? 

HG – Dans la presse, nous avons une satisfaction : quand on regarde les illustrations choisies pour accompagner les articles sur le rapport, il y a une grande diversité iconographique. Il y a des photos des gilets jaunes, de manifestations de jeunes pour le climat, de l’Assemblée nationale, de biodiversité… Cela illustre la diversité des enjeux de conflits de soutenabilité que l’on traite dans le rapport, et cela montre que le message est bien passé de quelque chose qui dépasse la seule planification écologique. Et nous avons eu aussi plusieurs réactions d’acteurs territoriaux qui ont envie de discuter de l’orchestrateur et de la place des villes, des régions, des agglomérations dans ce schéma.

JB – Nous avons aussi des réactions très favorables de la communauté qui a participé aux travaux ces deux dernières années. Dans les administrations, une version préliminaire du rapport avait circulé avant sa publication. C’est frappant, dans les réactions, de voir comment les lecteurs ont “picoré” dans le rapport, avec une assez grande facilité à se projeter et à projeter leur institution dans ce qui est proposé. 

AA – Quelles sont les prochaines étapes ? 

JB – Nous n’avons pas encore complètement “atterri” !  Il y a une « marque » Soutenabilités, qui a vocation à abriter la poursuite de ces réflexions, sur le volet territorial comme pour passer au crible un certains nombres de dimensions de l’action publique et de politiques sectorielles sur le modèle de ce qu’on a fait avec les cahiers des Soutenabilités du cycle 2. Maintenant qu’on a le référentiel, on peut revenir vers les politiques sectorielles pour les analyser et proposer des évolutions. 

On peut aussi, pour aller plus loin, développer la dimension “soutenabilités” dans notre cœur de métier, l’expertise et la prospective – ce qui est un peu ce qui est décrit dans la fiche 3 de l’orchestrateur. 

Parallèlement, il y a matière à poursuivre la construction d’outils, à les enrichir et à les tester avec celles et ceux qui ont vocation à les utiliser. Ce serait relativement nouveau pour France Stratégie, et cela pourrait aller de pair avec une nouvelle manière de faire de la prospective et de l’évaluation.

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Design d'intérêt général Transformation publique

Polémique sur les cabinets de conseil : propositions pour améliorer l’achat public de prestations intellectuelles

Temps de lecture : 6 minutes

Auditionnée au Sénat en janvier, Amélie de Montchalin, Ministre de la Transformation et de la Fonction publiques, a annoncé pour 2022 une baisse de 15% des dépenses de l’État consacrées à l’achat de prestations de conseil en organisation et en stratégie. Cette annonce fait suite à la polémique sur le recours – et les montants attribués – à McKinsey & Company dans le cadre de la gestion de la pandémie.

Vraiment Vraiment, Datactivist et, dans une moindre mesure, Spintank, travaillent comme prestataires pour des acteurs publics (plus de 80% du chiffre d’affaires de VV et de Datactivist). Si nous ne sommes  pas directement concernés par la baisse annoncée par la Ministre (sous réserve de son application avec discernement par les acheteurs publics !), nous nous intéressons de près aux enjeux d’achats publics. Notre travail ne repose pas sur les mêmes fondamentaux que celui des cabinets en stratégie, et nous défendons quelques principes pour améliorer l’utilité de l’argent public dépensé en prestations intellectuelles. 

Nos valeurs et nos manières de faire nous distinguent assez radicalement des géants du conseil

D’abord, nous mobilisons des compétences et expertises qui restent rares au sein des acteurs publics. Si l’on prend l’ensemble des Ministères, en central et en déconcentré, ainsi que les collectivités locales, les designers, les experts en gestion des données publiques et communication numérique représentent une goutte d’eau dans l’océan. Cela tend à évoluer, et les écoles de design ne s’y trompent pas, qui proposent de plus en plus des formations dédiées à l’action publique. Mais il risque de se passer du temps avant que le tout nouvel INSP ou les IRA ne forment des futurs cadres publics designers, des spécialistes en gestion des données publiques et des communicants numériques. Au contraire, les cabinets de conseil vendent à l’État le travail de profils relativement similaires à ceux des cadres de la fonction publique (Sciences Po, Polytechnique, ENA, écoles de commerce…). Les acteurs publics achètent donc paradoxalement au prix fort des compétences dont ils disposent en interne. Par ailleurs, les montants de nos prestations sont sans commune mesure avec les missions qui ont interpellé la Commission d’enquête du Sénat, ce qui nous permet d’ailleurs de travailler aux côtés de collectivités et organisations publiques de toutes tailles, sur tout le territoire. 

Ensuite, nous aimons l’action publique et ses agents. Cela peut paraître anodin ou niais, mais il s’agit d’un parti-pris assez fort : nous sommes convaincus que pour affronter les défis contemporains (et ceux qui arrivent), nous allons avoir plutôt avoir besoin de davantage d’un renforcement et d’une amélioration de l’action publique – pas d’une diminution. C’est pourquoi, par notre travail, nous cherchons à renforcer les capacités des agents publics avec des méthodes et approches qui visent à redonner du sens et de la valeur à leur travail, et à améliorer leur impact. C’est ce que nous faisons quand Vraiment Vraiment accompagne, par exemple, les candidats puis les lauréats de l’appel à “problèmes” Défis Cartes Blanches  lancé par la DITP, qu’il s’agisse de pompiers, de soignants, de professeurs ou d’agents d’accueil. C’est ce que nous faisons quand nous travaillons aux côtés des agents et des élus de la Mairie d’Antony pour améliorer l’accueil des habitants ou quand, à Clermont Métropole, Datactivist fait monter en compétence les agents qui saisissent les données et les cadres qui prennent des décisions avec, ensemble. C’est l’esprit de “l’Administration dont vous êtes le héros”, que Spintank a conçu avec Curiouser pour la DITP, ou de la manière dont Spintank a collaboré avec citoyens, agents et élus de Nantes Métropole dans la refonte de son écosystème digital. Quand nous intervenons, nous nous servons de notre position privilégiée de prestataires extérieurs pour signaler les situations de souffrance professionnelle ou de manque de moyens. Nous cherchons à aider à réparer et à consolider les services publics, pas à les raboter ou à les diminuer. Nous cherchons à donner du pouvoir d’agir aux agents et aux citoyens, pas à leur en retirer par des procédures et outils ineptes, du reporting asymétrique ou des pratiques maladroitement transposées du secteur privé. Le secteur public, lui, ne choisit pas ses usagers selon leurs capacités ou leur solvabilité. 

Autant que possible, nous menons des démarches collaboratives et participatives, sans en fantasmer la portée tant qu’elles ne sont pas insérées dans une solide culture de projet et arrimées à une réelle volonté politique. Si nous travaillons en chambre, c’est pour donner forme à des idées recueillies sur le terrain et pour mieux y revenir, afin de remettre sans cesse en question notre production – loin des injonctions descendantes et de l’expertise surplombante. 

Enfin, nous avons le souci de la réplicabilité et de la mise en commun. Notre modèle économique n’est pas fondé sur la duplication pour plusieurs clients des mêmes livrables. Au contraire, nous refusons quasi systématiquement de refaire de la même manière une mission que nous avons déjà faite. Notre culture professionnelle nous conduit à chercher à innover et à explorer de nouveaux horizons en permanence. Une mission de conseil ne peut jamais dérouler la même méthodologie ou les mêmes conclusions dans des contextes organisationnels différents. Nos envies de “mise en communs” et de mise en réseau d’acteurs publics sont malheureusement souvent freinées par les règles de la commande publique et par la difficulté des acteurs à les utiliser à bon escient – c’est pourquoi nous avons aussi quelques propositions pour en améliorer l’utilité, au bénéfice des usagers, des citoyens et des contribuables. 

Trois propositions pour améliorer l’achat de prestations intellectuelles

Première proposition : prévoir la publicité par défaut de la production des missions de prestations intellectuelles effectuées au service d’un acteur public. 

Aujourd’hui, la plupart des livrables produits dans le cadre de commandes publiques ne sont pas publiés – ni au moment de leur livraison, ni, pour ceux qui auraient une portée politico-stratégique particulière, quelques années plus tard. Pourtant, il nous semble que l’intelligence, l’enquête, l’analyse et la conception produites grâce à de l’argent public devraient légitimement pouvoir servir le travail parlementaire, le débat public, la recherche… Le Code des relations entre le public et l’administration prévoit de toute façon que ces livrables soient généralement communicables. Placés sous licence Creative Commons, ils pourraient même devenir des communs vivants. Par exemple, l’Open Data Canvas lancé par Datactivist et géré comme un commun regroupe des composants de divers origines et producteurs destinés à guider les agents dans le processus d’ouverture des données

Prévoir cette publicité par défaut des livrables, y compris pour les missions de conseil en organisation et en stratégie (même quelques mois / années après leur production) inciterait à une meilleure qualité de production et éviterait sans doute les suspicions vis-à-vis de missions sur-facturées. Elle permettrait également aux acheteurs publics de capitaliser sur les expériences d’autres missions, et de commander – si besoin – des prestations à plus forte valeur ajoutée. La publicité des livrables pourrait même favoriser l’implication des acteurs de la société civile et de la recherche dans les prestations intellectuelles. 

Deuxième proposition : faire la transparence sur les bons de commande.

La lettre et l’esprit de la loi font de la commande publique un objet soumis à un haut niveau de redevabilité. Ainsi, tous les acheteurs publics doivent publier les données essentielles de la commande publique (DECP). Cependant, dans le cas des accords cadres à bon de commande, seule l’attribution de l’accord-cadre fait l’objet de la publication de DECP (et plus largement de mesures de publicité), l’exécution réelle de l’accord échappe totalement à la connaissance du public. Les acteurs publics qui souhaitent être exemplaires pourraient innover, et s’illustrer en matière de transparence, en publiant des données (montant, attributaires, objet, durée d’exécution…) sur les bons de commande passés dans le cadre de leurs accords-cadres.

Troisième proposition : prévoir systématiquement l’évaluation d’une prestation intellectuelle fournie au secteur public, avec des critères discutés au début de la mission et qui doivent intégrer les “traces” laissées par la mission au sein de l’administration ou sur un territoire. Est-ce que la mission a conduit à renforcer les compétences et les capacités d’agir de l’organisation publique ? Est-ce qu’elle a contribué à la recherche de l’intérêt général ? Est-ce qu’elle a fait évoluer des postures, permis de nouvelles collaborations ? Est-ce qu’elle a contribué à résoudre un problème, à mieux mettre en œuvre une politique publique, à construire davantage de connaissance partagée d’un terrain ? 

La circulaire du Premier ministre du 19 janvier 2022 sur “l’encadrement du recours aux cabinets de conseil” par l’administration dessine des perspectives intéressantes, notamment sur ce dernier point de l’évaluation. Il est sans doute possible d’aller plus loin. De son côté, la commission d’enquête du Sénat sur “l’influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques” devrait bientôt clore ses travaux.

En tant que PME françaises, créatrices d’emplois de qualité et ayant une conception engagée de notre travail aux côtés des agents publics, nous avons eu l’occasion de partager nos propositions avec le cabinet de la Ministre Amélie de Montchalin. Nous sommes convaincu·e·s que leur mise en œuvre aurait des effets particulièrement vertueux dans le rapport entre acheteurs publics et prestataires, au bénéfice de la démocratie, des usagers et des agents publics. 

Vraiment VraimentSpintankDatactivist

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Design d'intérêt général Humeur

À ce moment de l’histoire, virgule virgule

Temps de lecture : 17 minutes

De quelles histoires, de quels engagements et de quels projets Vraiment Vraiment est-il le nom ? Quelles sont nos bonnes résolutions pour 2022 ? Notre nouvelle organisation ? Les fronts sur lesquels nous allons coaliser, réfléchir, batailler ? Un article pour entrer dans les coulisses, à lire en parallèle de la découverte des projets menés en 2021. Et bonne année !

Chez VV, on se la raconte, plutôt plus souvent qu’on ne se raconte. Il y a plein de raisons à ça – un peu de pudeur, un peu de conviction que les projets menés avec nos clients et les entretiens avec des gens formidables publiés sur Autrement Autrement sont plus intéressants que la vie de l’agence, un peu de “m’enfin,ça ne regarde que nous”, un peu de manque de temps, surtout. Tout est vrai. Néanmoins, cette année, en guise de dernière case du calendrier de l’aVVent d’une année 2021 qui n’en finit pas, nous avons donné libre cours à notre envie de partager avec vous quelques lignes pages, pour prendre un peu de recul sur les 10 dernières années, sur 2021 et pour se projeter dans les années qui viennent. On a aimé y réfléchir et les écrire, nous espérons que leur lecture vous sera moins indigeste qu’un mauvais chocolat.  

Eh oui, 10 ans !

“Il était une fois”… Toute histoire a un début. Où est celui de Vraiment Vraiment ? Sans doute quelque part entre la fin d’études d’une bande de designers de l’ENSCI et des Arts Déco, la création de la 27ème Région en 2008, et un voyage de Marylise Lebranchu – alors ministre chargée de la “réforme de l’État” – à Copenhague, pour y visiter le MindLab. 

Toujours est-il qu’à l’époque (on parle du début des années 2010), design et action publique vivent quasiment en parfaite ignorance réciproque. Pas forcément dramatique, direz-vous : de leur côté, les designers font à l’époque des choses formidables comme, par exemple, des iPhones, et cela n’empêche pas l’Etat et les collectivités locales de faire tourner des choses aussi indispensables que l’éducation nationale, le RSA ou l’hôpital. Bien sûr, ça tourne déjà de moins en moins bien – mais à ce stade il faut être clairs quitte à être décevants : la suite de l’histoire d’amour naissante entre design et politiques publiques ne suffira pas à arranger les choses.

Ne sautons pas les étapes. C’est à cette époque que des gens ont l’idée et l’envie de faire faire des étincelles ensemble aux deux mondes – le public, le design – pour voir “ce que ça fait”. Certains viennent du premier (Christian Paul, Stéphane Vincent, Jacques-François Marchandise), les autres plutôt du deuxième (Romain Thévenet, Alexandre Mussche, Grégoire Alix-Tabeling, Yoan Ollivier, Marie Coirié, Adèle Seyrig, Xavier Figuerola, Matthew Marino, Brice Dury…). Avant ces premières étincelles et ces pionnier·e·s, le design des politiques publiques, ça n’existait pas en France (alors que le Royaume-Uni, par exemple, tentait des choses avec le NESTA). Ici, pas de principes, pas de méthodes, pas de marché(s), pas de collectifs, pas de publications, rien. 

C’est à ce moment que Grégoire et Yoan, d’un côté, Alexandre et Xavier, de l’autre, créent leurs agences, Plausible Possible (PP) et Talking Things (TT). Les débuts sont à la fois excitants et compliqués : seuls les projets de la 27ème Région explorent les manières de donner une juste place au design dans la re-conception de l’action publique. Ailleurs, PP et TT se glissent dans les interstices des appels d’offres pour du design graphique ou mènent des petites missions d’animation d’ateliers. Ce qui conduit à animer des réunions de codir particulièrement récalcitrants à l’innovation (mais qui veulent quand même en acheter pour ne pas paraître hasbeen), à organiser des séances de coaching pour le Programme des Nations unies pour le développement à l’Île Maurice (oui, oui…), à piétonniser temporairement (“tactiquement”, dirait-on aujourd’hui) la Place Royale de Bruxelles, à repenser l’aménagement de l’accueil de l’Hôtel de Ville de Saint-Etienne, à aider au positionnement stratégique d’une start-up de l’ESS…

Talking et Things à la fin des années 2000

À cette époque, l’innovation d’usage n’existe pas. Il faut “hacker” des projets de conception numérique, de graphisme ou de participation citoyenne pour susciter des réflexions autour des pratiques, des usages et des futurs. Il faut taper à toutes les portes et, dès qu’une opportunité apparaît, même quelque chose vaguement relié à ce qui nous plaît, sauter dessus.

Heureusement, des partenaires et amis créent le cadre pour des missions de design qui répondent à nos ambitions. C’est grâce à la FING que nous nous retrouvons à arpenter le Mortainais en plein hiver pour imaginer un service de covoiturage intergénérationnel (projet qui aboutira finalement à une fête des jardins potagers). La 27ème Région nous mobilise sur la “Transfo Bourgogne”, qui marquera le début de notre amour infini pour les projets des territoires ruraux. Parfois, son délégué général Stéphane Vincent nous invite à présenter l’innovation d’usage devant des cadres publics (très dubitatifs).

Petit à petit, les projets portés et racontés avec ce noyau d’initiés nous permettent de convaincre un second cercle et d’entrer dans l’âge des prémices de l’innovation publique par le design. Les premiers appels d’offres sont publiés, nous rencontrons énormément d’acteurs publics pour leur parler du design et leur donner envie d’imaginer ce que cela pourrait créer dans leurs administrations, dans leurs services publics, avec leurs agents et leurs usagers. Nos premières réponses aux appels d’offres sont maladroites, trop longues, mal structurées et truffées de fautes d’orthographe. Nous inondons les potentiels futurs clients de 200 pages pour expliquer ce qu’est le design et son utilité pour un projet de territoire dans la Creuse. Puis Fabien Gélédan, du SGMAP, réussit à nous mobiliser pour un projet de refonte de l’accueil dans les caisses de retraite : notre premier vrai projet de design des politiques publiques. 

Image rare de la naissance de la réponse à un appel d’offre (2019)

La structuration du secteur du design des politiques publiques passe bien entendu par l’apparition et la consolidation des besoins du côté des acteurs publics. Mais, en symétrie, et c’est la partie immergée de l’iceberg, elle implique l’invention et le calibrage de méthodes, outils et protocoles “vivables” de notre côté.

Le design des politiques publiques est un métier-passion. S’immerger sur un territoire pendant une semaine, passer 11h par jour à suivre des infirmières à domicile, en faire le compte-rendu le soir pour ne pas perdre une goutte des petits et grands maux des déserts médicaux, puis imaginer comment y répondre sans compter le temps passé puisque de toute façon le budget est déjà explosé. S’immerger la nuit au sein d’un accueil d’urgence de la protection de l’enfance, pour observer les mille incidents qui émaillent ce temps méconnu des cadres de l’administration où, spécifiquement, la promesse d’hospitalité promise à ces enfants fragiles ne tient qu’à un fil. Et tant d’autres immersions qui demandent une disponibilité immense sur des temps longs, pour comprendre des métiers, des organisations, des situations et voir comment le design peut aider.

Des expériences extraordinaires mais éreintantes et dont nous pressentons qu’elles ne sauraient être durables sans un effort de formalisation méthodologique, d’attention à soi et à nos équipes autant qu’à nos clients et à leurs usagers et sans quelques solides garde-fous. Pour inventer un métier que l’on imagine exister longtemps, il nous fallait sortir du sprint permanent et gagner en endurance –- une tension partagée avec de nombreux métiers qui nécessitent un engagement sur le terrain, comme avec certains collectifs d’architectes. Pour cela, nous avons appris comment marchaient les différents niveaux de collectivité et l’État, nous avons établi des méthodologies, nous avons augmenté nos tarifs, nous avons capitalisé sur chaque rencontre, chaque territoire, pour être plus malins la fois d’après.

En route pour la journée aux côtés d’une infirmière dans la Vallée de l’Aiguille, officiellement espace le plus reculé de France en hiver (2011)

Grâce à une certaine adversité, arrive un premier moment de structuration : il faut apprendre à répondre à des marchés publics, à tenir une comptabilité d’entreprise, à gérer la trésorerie… et à embaucher. À rebours des pratiques du secteur où le freelancing (souhaité ou subi) est la règle, et en dépit des conseils donnés par des designers plus âgés, Plausible Possible embauche. Une, puis deux, puis trois salariées… Un sacré pari sur l’avenir et une marque de fabrique qui reste centrale chez Vraiment Vraiment. 

Pourtant les finances des agences sont tendues. Nous découvrons à la fois le décalage entre réalisation et paiement de la prestation, et les difficultés à se faire payer dans des délais raisonnables (sinon réglementaires) par les acteurs publics. Fin 2014, pendant plusieurs mois, il n’y a pas de rentrée d’argent chez PP, ce qui n’est pas sans poser problème.

Nous nous acharnons, car après 3 ans de travail, les premiers vrais marchés de design des politiques publiques commencent à tomber, en complément de projets de la 27e Région toujours plus intéressants – comme la mission en région Nord-Pas-de-Calais pour imaginer le “Collaboratoire” et les futurs outils numériques des élus, aux côté de Jean-François Caron. C’est aussi à ce moment que le premier gros accord-cadre (sorte de “super marché public” pluriannuel) de design des politiques publiques est publié, porté par le SGMAP. Plausible Possible et Talking Things portent une réponse collective avec Détéa, Marie Coirié (aujourd’hui co-responsable du Lab-ah au GHU Paris), Brice Dury et Norent Saray-Delabar (co-fondateurs de la toute nouvelle agence Pratico-Pratiques). Après des semaines de travail, c’est la douche froide : pas de clé électronique pour déposer la réponse, donc pas de réponse. Un traumatisme de première classe, extrêmement formateur pour la suite. 

En 2015, la 27e Région ouvre Super Public, lieu dédié à l’innovation publique où Plausible Possible élit domicile, tout comme la petite équipe de Counterpoint – agence britannique d’analyse des risques culturels – en France, dont Romain Beaucher. Ces routes s’étaient déjà croisées, en 2013, à Copenhague, lors d’un voyage de la ministre chargée de la réforme de l’Etat Marylise Lebranchu pour y rencontrer l’équipe du MindLab – lieu avant-gardiste de l’innovation publique en Europe. C’est à ce moment que commence à germer l’idée de faire aventure commune : les fondateurs de Plausible Possible ont de grandes ambitions (mener plus loin des projets plus nombreux, y compris avec l’Etat) et verraient comme un atout de pouvoir compter sur les ressources d’un profil comme celui de Romain, qui a fait ses classes en tant que prestataire de la Direction générale de la modernisation de l’Etat sur le pilotage de la RGPP avant de s’occuper du Laboratoire des idées du Parti socialiste, puis de travailler comme conseiller ministériel chargé de la Réforme de l’Etat auprès de Marylise Lebranchu. 

L’affaire est scellée en 2017. C’est l’entrée dans les locaux de la rue du Faubourg du Temple qui paraissent alors immenses. Ce sont aussi les premiers événements (notamment un “speed dating” entre acteurs de l’innovation publique et députés à l’Assemblée nationale) et les premières réponses à des appels d’offres sous la bannière VV.

Quelles étaient alors nos ambitions ? Porter plus loin le design dans les politiques publiques, notamment en valorisant les phases d’immersion, de conception et de prototypage. Anticiper la croissance de la demande en construisant un acteur d’une taille suffisante pour mener de front plusieurs projets de tailles variables. Articuler différentes expertises du design (industriel, d’espace, numérique, graphique…) à d’autres champs disciplinaires (l’architecture et l’urbanisme, les sciences politiques, la sociologie, le management de l’innovation…). Participer au débat public sur les sujets de cohésion territoriale, de transformation publique et de prospective. Et, last but not least, construire un cadre de travail légal, agréable, formateur et sécurisant – ce qui ne s’est pas fait sans maladresses et tâtonnements. 

Bref, 4 ans plus tard, nous n’avons pas tout réussi, mais nous avons quand même vraiment vraiment avancé.

Où sommes-nous ?

Malgré le décalage soudain et radical des projets (et donc des encaissements) dû aux confinements, nous avons choisi, en 2020, de ne pas recourir au chômage partiel et, même, de continuer à embaucher. Il y avait à cela des motivations managériales (l’équipe, confinée, ne souhaitait pas cesser de travailler), politiques (nous n’avons pas souhaité faire comme ces cabinets de conseil qui ont eu recours au chômage partiel tout en continuant à faire travailler les salariés) et stratégiques : nous voulions profiter de cette rare accalmie sur le front des projets pour faire tout ce que nous n’avions pas le temps de faire d’habitude et qui, pourtant, était nécessaire pour bâtir la suite. Former les salarié·e·s récemment arrivé·es. Rattraper 3 ans de références de projets en retard. Ouvrir Autrement Autrement pour publier des choses que nous aurions à dire collectivement sans dépendre de l’arbitraire et des règles des services “tribune” des médias, et accueillir les réflexions de celles et ceux qui ont des choses à dire sur le futur de l’action publique. Imaginer Voilà Voilà, comme une ressourcerie en open source où mettre à disposition les productions issues de nos projets, payées avec de l’argent public, mais trop souvent (presque toujours) vouées à rester cantonner à un “endroit” (thématique, géographique) alors qu’elles pourraient être utiles à d’autres, ailleurs.

Ce choix de continuer à plein régime n’a été possible que grâce au Prêt garanti par l’État (merci !) et, sans surprise, a conduit à un mauvais résultat financier en 2020. Pour autant, nous ne regrettons pas ces choix, qui se sont avérés vertueux en 2021.

Fin 2021, nous sommes une quarantaine – en CDI (ou équivalent en droit belge), stage ou alternance. Nous avons organisé l’équipe en 3 grands métiers : les concepteurs (designers et architectes, 75 % de l’équipe), les analystes (formés en sciences politiques ou en management de l’innovation, 20 % de l’équipe) et les métiers soutiens (office manager et RAF).  

Vraiment Vraiment en octobre 2021. 

Nous travaillons à 80 % pour des acteurs publics (Etat, régions, départements, métropoles, communes, opérateurs publics comme Pôle emploi ou la Banque des territoires, hôpitaux…) et à 20% pour des acteurs mutualistes, des associations ou des acteurs privés de la fabrique de la ville. 

Nous avons mené en 2021 des projets nombreux et passionnants, dans les domaines de la santé, de la biodiversité, des mobilités, de la culture et de la lecture, de la petite enfance, de la revitalisation des territoires ruraux, de la formation professionnelle, du handicap… Vous pourrez en découvrir  quelques-uns dans notre calendrier de l’aVVent (sur Twitter ou sur Linkedin) – merci à nos clients qui ont accepté cette publication, précieuse pour donner à voir les étapes et/ou les productions des projets de design pour l’action publique et l’avenir des territoires.

Des projets guidés par trois parti-pris communs et assumés : 

  1. Le futur, ça se discute. 
  2. La stratégie est d’autant plus utile qu’elle se donne les moyens a) d’être partagée b) d’être incarnée concrètement.
  3. Le changement passe aussi, et parfois surtout, par les agents publics et professionnel·le·s de terrain davantage que par leurs chef·fe·s –- sauf si ces derniers reconnaissent que le changement passe aussi, et parfois avant tout, par les agents publics et professionnel·le·s de terrain.

Tout cela nous a conduit à renforcer les temps d’immersion et les temps de conception/prototypage, en cherchant à enlever de la pression sur les temps d’ateliers, parfois réclamés à tort et à travers par les clients avides de “co-conception” et de “participation”. Nous poursuivrons avec cette ambition en 2022.

Ce qui marque cette fin d’année VV

Le nerf de la guerre pour une PME comme la nôtre (comme pour tant d’autres), c’est “la tréso”. Le décalage entre le moment où nous payons les salariés pour le travail qu’iels fournissent sur les projets, et le moment où nous sommes payés pour ces mêmes projets génère un “besoin de fonds de roulement” (BFR) qu’il est difficile de faire financer autrement que par… de l’autofinancement. Une banque veut bien vous prêter de l’argent pour acheter des bureaux parisiens, mais pas pour financer votre BFR. Le hic, c’est qu’en période de croissance forte de l’activité et de l’équipe, ce BFR augmente et la capacité d’autofinancement n’est pas infinie. En 2021, il y a des mois où c’est passé ric-rac. La bonne nouvelle, c’est que nous attaquons 2022 en bien meilleure posture. 

Cela va nous permettre d’emménager dans de nouveaux bureaux. Nos locaux de la rue du Faubourg du Temple, investis en 2017, ont été pensés pour une vingtaine de postes à une époque où les visio étaient rares. Nous sommes aujourd’hui près du double, et nous passons une part (beaucoup trop) conséquente de notre vie en visio. Seule la patience de l’équipe nous a permis de tenir en cette fin d’année (merci), parce que non, ça n’a rien de cool ni d’agile de faire une visio dans l’escalier. 

La création d’un cadre de travail épanouissant et sécurisant fait d’ailleurs partie de nos préoccupations majeures. Chez nous, les gens sont en CDI, on l’a dit et on y tient. C’est d’ailleurs autant une préoccupation sociale qu’une condition pour créer un collectif à la hauteur de nos ambitions. Depuis septembre, nous avons des tickets restaurants et dès qu’il a été instauré, nous avons proposé le forfait “mobilité durable” aux salarié·e·s – facile, et cohérent avec notre aspiration à créer un mouvement patronal favorable à l’usage du vélo avec les copains de Datactivist.

Promis, le MEVA n’est pas mort ! On a juste manqué de temps pour le faire bien vivre en 2021.

Plus ambitieux (et représentant un sacré défi pour une structure où règne la culture de l’informel), nous avons négocié en cette fin d’année un projet d’accord d’entreprise sur l’organisation du temps de travail et le télétravail, qui sera soumis à la signature du CSE en janvier. Car, oui, nous avons bien évidemment un CSE (une obligation légale au-delà de 11 salarié·e·s), et c’est un apprentissage quotidien tant pour les représentant·e·s des salarié·e·s que pour “l’employeur”. Mais, en cette période de pandémie qui déstructure le travail et le collectif, et alors que nous grandissons, c’est infiniment précieux. Pour autant, cela reste un défi compliqué, auquel nous nous attelons chaque jour : mener uniquement des projets intéressants sur des sujets d’intérêt général (donc renoncer à des projets très bien payés pour de grandes entreprises), à des tarifs permettant de travailler autant avec l’État qu’avec de petites collectivités rurales, tout en améliorant les conditions de travail et en limitant la durée hebdomadaire de travail (un jour, bientôt, dès qu’on y voit un peu plus clair, on va s’atteler à la réduire drastiquement), en offrant de bons salaires et en investissant sur le collectif via des formations, du temps de réflexion et de R&D, et une grande attention à la mise en commun des idées et des envies. La route est encore longue, mais nous avons l’impression d’avancer dans la bonne direction et c’est une grande satisfaction collective.

Session de discussion sur le projet d’accord d’entreprise…en pleine reprise de la pandémie. On a froid, mais ça valait le coup. (décembre 2021)

La période nous conduit aussi à prendre une décision difficile. Avant même la création de Vraiment Vraiment, Talking Things avait un pied en Belgique, où nous menions des projets de design urbain. En 2021, nous avons structuré cette présence, avec la création d’une succursale pour héberger l’équipe de 6 personnes basée à Bruxelles. En cette fin d’année, nous prenons la douloureuse décision de fermer cette succursale. Le marché du design des politiques publiques est infiniment moins mature en Belgique et nous n’avons pas les épaules pour en porter seuls la structuration, dans un contexte institutionnel que nous maîtrisons moins. Quelques très beaux projets s’annoncent néanmoins en 2022 sur le territoire belge, et nous continuerons d’y mener, depuis la France, des projets de design urbain et de design des politiques publiques. Mais n’aurons plus de salarié·e·s “de droit belge”, aux conditions de travail desquel·le·s nous ne sommes pas parvenus à accorder le même niveau de soin et d’attention qu’à celles et ceux basé·e·s à Paris. C’est aussi une question de plaisir dans les projets : les projets belges nous cantonnent encore souvent dans des rôles périphériques, inféodés aux cabinets de conseil, là où nous arrivons aujourd’hui à nous placer au “bon niveau” stratégique dans les projets de design des politiques publiques ou de design territorial en France – et ce n’est pas prêt de s’arrêter.

Là où nous allons

Comment grandir en gardant la fraîcheur, la pertinence (et l’impertinence), la souplesse et l’utilité d’une petite structure, tout en en limitant les mauvais côtés (les horaires de travail qui débordent, la tyrannie de l’informel, l’absence de management, le caractère surplombant des associés…) ?

Pour commencer, nous avons structuré l’organisation de l’agence autour de quatre pôles, qui représentent les piliers fondamentaux de l’agence telle qu’elle travaille et va se développer. Ces piliers sont constitutifs de notre identité. Le pôle Soutien nous permet de vivre en tant qu’agence et en tant que collectif de travail. Le pôle Conception a la responsabilité de faire monter en qualité nos productions. Le pôle Pilotage renforce notre capacité à vendre et mener des projets rentables, utiles et source de plaisir. Le pôle Capitalisation, enfin, irrigue notre travail de tout ce qui s’écrit et se pense en lien avec l’intérêt général à l’extérieur, et fait rayonner nos projets et leurs enseignements auprès de nos divers écosystèmes. Chaque pôle est animé par des responsables, dont la vocation est autant d’assurer un contrôle qualité sur leur domaine d’action que de fournir des ressources à toute l’équipe pour devenir collectivement meilleurs – en tout. Déjà perceptible en cette fin 2021, cela promet un saut qualitatif (et de kiff) dans les projets en 2022, tant pour nous que pour nos clients et partenaires.  

Nous avons choisi les neuf responsables de pôle en interne ou à l’extérieur : les designers Louis Augereau et Justine Coubard-Millot sont responsables du pôle Conception (où ils seront rejoints par un·e troisième responsable en 2022) ; le pôle Pilotage est animé par notre “workshop manager” Camille Boucher, les designers Joséphine Combe, Camille Urien et Marie-Anaïs Bluteau et l’architecte Maxence De Block ; le pôle Capitalisation par les analystes Camille Billon-Pierron, Samuel Azoulay (fraîchement arrivé chez VV après avoir travaillé 6 ans chez Spintank) et Laurianne Vagharchakian (chercheuse en sciences cognitives et comportementales qui nous vient de la Direction interministérielle de la transformation publique). Enfin, le pôle Soutien est animé par notre responsable administrative et financière – Samantha Belhassen, qui sera remplacée en 2022 par Samia Kadoun. S’il s’agit aujourd’hui de nos fonctions les plus “sénior” au sein de Vraiment Vraiment, d’autres seront créées en 2022 et 2023 en fonction des besoins et des ajustements. Cette nouvelle organisation, qui nous évite la structuration pyramidale et préserve le fonctionnement collectif consubstantiel à VV, est en test – nous en ferons un bilan tout au long de l’an prochain.

Au-delà de l’organisation du collectif et de la prise de responsabilité de salarié·e·s, nous organisons aussi notre pensée et nos envies. Plutôt que de travailler autour de “thématiques” de projet ou de champs de politiques publiques (la santé, la ville, etc.), nous faisons le choix de structurer notre activité autour de “fronts” : des tensions ou des aspirations qui nous semblent traverser la société et/ou nos champs d’action, autant de zones dynamiques où se jouent l’avenir commun et qui demandent des allers-retours permanents entre pensée et action, des zones “grises”, aussi, où nous voulons aller porter concrètement la défense de l’intérêt général – même quand c’est plus compliqué que du noir et blanc.

Nous allons commencer l’année avec huit fronts :

  1. Services publics démocratisés –- pour dépasser la figure de l’usager individuel désincarné, et mieux partager le pouvoir autour des services publics avec les agents et les citoyens. 
  2. Régies publiques renouvelées –- pour renouveler les modes de gestion des communs positifs…et négatifs. 
  3. Lieux publics intensifiés –- pour augmenter et démocratiser les usages des équipements et espaces publics. 
  4. Futurs publics désirables –- pour enrichir et mettre en débat les imaginaires de l’action publique.
  5. Action publique attentionnée –- pour imaginer les nouvelles conditions de l’attention et du soin aux personnes, aux collectifs, aux territoire et aux non-humains. 
  6. Agents publics renforcés –- pour reconnaître l’expertise des professionnels de terrain et imaginer les règles, organisations et outils qui augmentent leur pouvoir d’agir. 
  7. Fournitures publiques libres –- pour imaginer des objets et outils administratifs qui soient réparables, ré-employables, résilients, redondants –- et mis en commun
  8. Action publique tactique –- pour tisser les formes de résilience de l’action publique et apprendre à expérimenter sur des temps courts, à se donner un droit à l’erreur, à évaluer utilement, à faire la preuve du concept pour dépenser mieux et moins, à démanteler.
Le renforcement du pouvoir d’agir des agents de terrain est au coeur du front n°6. (photo : Transfo Dunkerque 2018)

Ces premiers fronts vont structurer notre choix des projets sur lesquels nous mobiliser, notre manière de les appréhender et d’en parler avec nos clients, notre manière d’en tirer des enseignements, notre veille, notre réflexion et nos articles sur Autrement Autrement, notre manière de chercher à faire réseau avec des partenaires publics et privés qui, au-delà des projets qui ont un début et une fin, ont envie de faire avancer la réflexion sur l’action publique et les territoires de demain. Les bouleversements écologiques traversent quasiment tous les fronts, et c’est aussi pour que la transformation des politiques publiques et les stratégies territoriales les intègrent davantage que nous les avons imaginés. Un front a vocation à naître, vivre puis mourir, soit faute de combattant·te·s soit quand il n’est plus vraiment source de controverse – par exemple, « prendre en compte les usagers dans l’action publique » pouvait représenter un « front » au début des années 2010 mais est aujourd’hui largement (même s’il reste beaucoup à faire concrètement).

Nous allons aussi continuer à œuvrer à la structuration du champ du design des politiques publiques en France. Nous aidons les designers qui le souhaitent à lancer leur structure et à se positionner sur un marché qui reste lui-même en pleine structuration. Nous continuerons de défendre une certaine exigence en matière de design (et du métier de designer), afin d’éviter que les cabinets de conseil en management ou en stratégie ne se refassent une jeunesse via le design thinking ou l’innovation publique washing. Nous allons d’ailleurs renforcer en 2022 nos liens avec les écoles d’art et de design, pour qu’une nouvelle génération émerge, faite de bon·ne·s concepteur·trice·s motivé·e·s par l’action publique et l’intérêt général, sans naïveté. 

À ce moment de l’histoire virgule virgule (vous êtes vraiment arrivé·e jusque là ?), disons que nous avons passé une année 2021 intense, marquée par cette pandémie qui n’en finit pas et par la mue de Vraiment Vraiment, et que nous avons cherché à créer les conditions pour que 2022 soit encore mieux – pour vous, qui nous suivez de loin (merci), qui êtes nos clients ou nos partenaires (merci), qui ne comprenez pas bien ce qu’on essaie de faire (désolé, on va essayer de faire mieux), qui travaillez au quotidien avec nous (mille mercis l’équipe), bref, vous qui croiserez notre route en 2022 (à bientôt).

Un peu comme sur Skyrock à la belle époque, on dédicace cet article de fin d’une année particulièrement intense à Alexandra, Alexandre O., Agathe, Anaëlle, Anaïs, Anna Luz, Camille B., Camille B-P., Camille U., Charlotte, Claire, Clément, Eden Luna, Elisa, Emile, Ivan, Jean-Christophe, Joffrey, Joséphine, Justine, Laurianne, Lina, Louis, Loïc, Lucas, Manon, Margaux, Marie-Anaïs, Maxence, Nicolas, Noémie, Orianne, Paùlo, Pierre-Henri, Raffaela, Romain M., Samantha, Samuel, Suzelle, Yowa, ainsi qu’à Marion, qui fera toujours un peu partie de l’équipe.

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Chemin probablement cyclable

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Carte réalisée par Vraiment Vraiment avec tilemaker et mapboxgl.js, données OSM Novembre 2022

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Collectif Nos services publics : “le point de départ, c’est le décalage entre l’orientation des services publics et les besoins des gens”

Temps de lecture : 14 minutes

Nous avons rencontré Arnaud Bontemps, fonctionnaire en disponibilité, aujourd’hui co-fondateur et porte-parole du collectif “Nos services publics” dont l’ambition est “la construction d’une alternative au management bureaucratique et austéritaire des services publics” – forcément, de quoi nous intriguer. 

VV – Le collectif « Nos services publics » a fait irruption fin avril 2021 dans le paysage très policé des acteurs qui s’intéressent à l’action publique. Pour faire quoi ?

Le point de départ, c’est le décalage que l’on constate globalement entre l’orientation des services publics et les besoins des gens. On externalise au privé des fonctions stratégiques, on réduit l’accès aux soins des sans-papiers en pleine pandémie, on diminue les emplois dans les secteurs d’avenir (environnement, éducation, etc.). Pour beaucoup d’agent·e·s publics, ce décalage entre en tension avec l’idée que l’on se faisait du service public, l’idée pour laquelle on y est venu. 

Cet écart est lié à des choix politiques, bien sûr, mais aussi à des dysfonctionnements structurels de l’administration, des pouvoirs publics. Ce ne sont pas des problèmes isolés. Nous, agent·e·s principalement des administrations, nous pensions que c’était important de reprendre la parole pour décrypter la décision publique, que nous préparons et mettons en œuvre. 

Concrètement, le collectif a trois objectifs principaux. D’abord, proposer un cadre où les gens peuvent réfléchir, au-delà de nos isolements respectifs dans nos fonctions professionnelles, au-delà des cadres des administrations, des corps, etc.  Ensuite, porter une parole publique : les débats sur l’action publique sont extrêmement policés voire inexistants, on a souvent l’impression que la  moquette épaisse des ministères assourdit toutes les discussions. On pense que c’est important de se réveiller, de nommer, de parler. Enfin, essayer de faire changer les choses en fédérant un grand nombre d’agent·e·s, toutes celles et ceux qui pensent que le service public a encore un sens. De ce point de vue, depuis le lancement du collectif fin avril, on sent qu’il rencontre un besoin, tant l’engouement est grand.

VV – Qu’est-ce qui, dans ton parcours personnel, t’a conduit à te dire un jour « c’est ça que je dois faire, maintenant » ?

Ce n’est pas une réflexion nouvelle, ni pour moi, ni pour pas mal de collègues.  Ça fait un peu plus de 6 ans que je travaille dans le service public. Dans toutes mes fonctions ou stages en divers endroits de l’administration, j’ai constaté des dysfonctionnements et des agent·e·s qui s’auto-censuraient, qui taisaient ces dysfonctionnements – empêchant d’en tirer des leçons politiques ou des pistes de changement. 

Un exemple avec le premier rapport que j’ai écrit : je contrôlais une agence stratégique de l’Etat dans le secteur numérique. Ils étaient 120 agent·e·s, soit 15 millions d’euros en ressources humaines. Ils avaient un plafond d’emploi à 120 emplois, ce qui était insuffisant pour réaliser toutes leurs missions. Aussi, ils utilisaient le même montant, 15 millions d’euros, pour des prestations privées. Mais pour ce montant, il n’y avait que 60 prestataires ! Ce n’était pas pérenne et c’était plus cher que d’avoir des emplois publics… Mais il ne fallait pas montrer et dire l’absurdité de cette situation, qui heurtait de plein fouet le dogme selon lequel “il faut baisser les emplois publics” (ou, en tous cas, ne pas les augmenter). 

Cette absurdité-là, je l’ai retrouvée quand je suis allé à l’autre bout du spectre de l’administration, à l’Assurance maladie en Seine-Saint-Denis. Il y avait des agent·e·s hyper intéressé·e·s, hyper motivé·e·s pour accompagner les professionnel·le·s de santé. Mais on se heurtait à des consignes nationales qui ne nous demandaient pas de tendre l’oreille mais de serrer les boulons, pas d’écouter les besoins ou les projets de santé des professionnel·le·s de santé, mais d’appliquer une logique de réduction des dépenses. 

La crise a exacerbé pas mal de ces tensions, ce décalage dont je parlais au début. Avec d’autres, on s’est dit qu’il fallait que l’on passe un cap. Il y a urgence à construire quelque chose, un service public qui réponde aux besoins des gens. Il y a une défiance qui grandit. Il y a une urgence démocratique, une urgence écologique et on a besoin de l’Etat pour cela. Les pouvoirs publics ne seront pas au rendez-vous si on ne prend pas notre part, nous, agent·e·s publics, dans leur reconstruction. 

VV – Tu n’as pas peur pour la suite de ta carrière dans l’administration ?

D’abord, je pense que ce qui prend le dessus, c’est le sentiment du devoir. C’est l’idée que l’on a besoin de cette expression-là, qu’on n’entend pas une parole interne pourtant nécessaire pour porter le débat sur le fonctionnement de nos services publics, et ça l’emporte à peu près sur tout le reste. 

Mais on s’appuie aussi sur une analyse, déjà travaillée avec quelques ami·e·s, de ce qu’est vraiment le devoir de réserve. Celui-ci ne contraint pas grand chose, il impose juste la modération dans l’expression – à ce stade de notre entretien, je crois être resté plutôt modéré dans mes propos. En revanche, le devoir de réserve agit comme une contrainte idéologique, qui met en sourdine les agent·e·s des services publics qui demandent “pourquoi ?” : pourquoi on diminue le nombre de lits dans les hôpitaux, pourquoi on réduit les dépenses publiques… A l’inverse, les agents qui se demandent “comment ?” sont rarement rappelés à leur devoir de réserve : comment on réduit le nombre de lits, comment on réduit les dépenses, etc. C’est bizarrement des expressions publiques beaucoup plus autorisées, parce qu’on a l’impression qu’elles sont le prolongement de leurs activités professionnelles. Elles ne sont pourtant pas moins politiques : elles découlent simplement de choix ou d’options différentes. 

Donc, on a le droit de s’exprimer publiquement. Et je suis convaincu que c’est aujourd’hui nécessaire. J’ai pris un an pour m’y consacrer : il faut bien s’y mettre ! Se lancer aujourd’hui, c’est permettre à l’ensemble des agent·e·s qui le souhaiteront de mieux et plus prendre la parole par la suite. On sera d’autant plus utiles et protégé·e·s collectivement que notre démarche fera boule de neige. 

Le hiatus entre ce que disent, en privé, les hauts fonctionnaires, et les décisions qu’ils prennent dans leur fonction, est parfois énorme – sous couvert du « devoir de réserve », d’un côté, et du devoir d’obéissance, de l’autre. Ils semblent parfois avoir l’impression d’être prisonnier·ère·s dans un système où les marges de manœuvre seraient inexistantes. Est-ce qu’à travers le collectif, il y a cette ambition de réconcilier chaque agent·e public avec lui-même ?

Je crois qu’il y a deux choses différentes : l’agent·e public dans l’exercice de ses fonctions et l’agent·e public à l’extérieur de ses fonctions.

Le comportement de l’agent·e public et les positions qu’il prend dans l’exercice de ses fonctions ont beaucoup plus à voir avec un cadre et une pensée administrative dominante, très peu contestés, qu’avec une quelconque contrainte liée au devoir de réserve. Il y a un devoir d’obéissance, d’ailleurs toujours mis, même dans la loi, au regard du devoir de désobéissance – ils sont dans la même phrase du même article de loi. Le devoir de désobéissance intervient quand l’ordre que l’on nous donne est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public. D’ailleurs, c’est intéressant que l’on ne retienne que le devoir d’obéissance. A cette culture de l’obéissance poussée jusqu’à l’absurde, je préfère opposer un impératif de loyauté au service public. 

Notre rôle en tant que fonctionnaire, agent·e administratif·ve, c’est de tenir la barre quand le politique fixe le cap. La loyauté c’est de dire à la personne qui fixe le cap quand on pense qu’elle se plante. Après, c’est à elle de prendre la décision, mais on a le devoir de lui donner notre avis. Cela fait partie intégrante du devoir de loyauté : mettre les problèmes sur la table, pas sous le tapis.

Le deuxième élément, toujours au sein de notre neutralité et de nos fonctions, ce sont les choix que l’on s’autorise à faire. Quand on tient la barre, on fixe la route dans tous ses détails, ce qui ne relève pas du politique. Dans cette route à définir, l‘horizon des possibles est extrêmement restreint, en tout cas si l’on s’en tient aux modes dominants de gestion des administrations : on va s’interdire certains recrutements, certaines positions qui seraient jugées trop risquées, certaines procédures de participation jugées trop engageantes… C’est complètement notre rôle, également à nous agent·e public, d’élargir cet horizon des possibles dans le niveau infra-politique. 

Et puis, il y a le ou la fonctionnaire en tant que citoyen·ne. Là, on est pleinement dans la liberté d’opinion et le devoir de réserve. Mais il ne faut pas surinterpréter ce devoir : il ne nous empêche pas d’être citoyen·ne. Il ne nous empêche pas d’avoir notre liberté d’opinion, d’expression, de vote, de signer des pétitions, de nous engager d’une quelconque manière. Au contraire, on en a besoin !

On a aussi besoin de dire à l’extérieur que la parole des agent·e·s publics est d’utilité publique : on entend les profs sur les protocoles sanitaires, et encore heureux, sinon, on ne saurait pas ce qui se passe à l’école. On entend les infirmier·ère·s dans les hôpitaux, et encore heureux, sinon on ne comprendrait pas ce que ça veut dire une saturation dans un service de réanimation.  Mais on n’entend pas ceux et celles qui rédigent les décrets ou celles et ceux qui choisissent s’il faut plutôt fermer des lits de maternité ou des lits de réanimation. Or on a des choses à dire, y compris pour éclairer le débat public.

Est-ce que ta démarche et la création du collectif portent une nouvelle conception du rapport des agent·e·s au politique ? 

On continue à travailler sur la question même du rapport au politique. C’est important de la redéfinir, a fortiori dans cette période où l’on a une technicisation, au moins dans le discours, de l’ensemble des décisions politiques. Elles ne relèveraient plus d’un choix mais du “bon sens” :  laisser les écoles ouvertes est important pour les enfants, mais plutôt que d’assumer que c’est aussi utile pour l’économie, on préfère se cacher derrière l’idée que le virus n’y circulerait pas. Cet exemple peut être décliné dans tous les secteurs de politique publique. 

On a un refus du politique par le pouvoir politique lui-même, ce qui interroge beaucoup, notamment pour le débat démocratique. Ce refus représente le paroxysme d’une tendance assez longue à la technicisation du débat public, qui conduit à nier le fait que nos choix sont des options politiques, qui pourraient être contestées et contestables, et qu’ils peuvent l’être de manière tout à fait légitime. Nous n’avons pas tou·te·s les mêmes préférences dans une société et c’est d’ailleurs pour cela que l’on est heureux·ses de vivre dans une démocratie. 

Je pense que cette dépolitisation génère des dysfonctionnements majeurs de notre administration. J’ai l’impression que c’est un des trois dysfonctionnements aujourd’hui structurants – pour aller vite -, avec la culture de l’obéissance et l’austérité comme cadre de pensée. Mais la dépolitisation nous empêche de réfléchir vraiment à la direction à prendre. Dès lors que l’on dépolitise, on ne sait plus où est le cap car il n’est pas clairement explicité. Sur le terrain, quand on nous dit “le cap est technique”, on n’a juste plus de cap, on ne sait pas où on va. 

Cette situation se décline plus près du terrain : les décisions prises et les priorités décidées par un·e directeur·rice d’une caisse d’allocation familiale ou d’un·e directeur·rice d’hôpital sont profondément politiques. Elles expriment des préférences, et le pouvoir politique ne fixe que le cadre général, les contraintes juridiques ou financières. A moyens constants, est-ce qu’on accentue la lutte contre la fraude ou plutôt l’accès aux droits ? Ce n’est pas vrai qu’on n’a pas de marges de manœuvre.  

Ce n’est donc pas tant une question de repolitiser le débat que d’assumer ce qui devrait être une évidence : ce que l’on fait peut être contesté, et cette contestation est légitime. Assumer ce caractère politique impliquerait de faire les choses très différemment : avec plus de participation des citoyen·ne·s, avec  des positions plus ouvertes vis-à-vis des syndicats, et non des positions anti-syndicales, parfois un peu méprisantes “parce qu’on n’est pas dans le même camp”. 

L’ensemble de ces conflits est au fondement de notre démocratie, on en a besoin. L’action publique est en train de s’abêtir de l’absence de conflits internes. Une option qui n’est pas challengée, une préférence politique qui n’est pas discutée, pas débattue, n’est pas confrontée à toutes ses conséquences et a beaucoup plus de risque d’être mauvaise ou plus fragile. Le débat démocratique ne peut pas être résumé seulement aux élections. 

Qu’est-ce qui différencie le collectif Nos services publics des syndicats, mis à part la sociologie, avec davantage de cadres supérieurs ? Quelles collaborations et relations se dessinent avec les syndicats ? 

La sociologie fait une différence, mais ce n’est pas la seule. D’abord, parce que l’on parle depuis des milieux peu syndiqués. Si notre expression prend la forme d’un collectif, c’est aussi parce l’on est assez conscient·e·s que ce n’est pas demain que la CGT Inspection Générale des Finances sera majoritaire. 

Le cadre du collectif n’entraîne pas la même fonction qu’un syndicat : il n’a pas la fonction de défendre l’intérêt collectif de ses membres mais il se donne pour objectif de défendre le sens du service public. Ça ne donne pas les mêmes expressions mais ça permet des convergences, c’est à nous de les construire.

Nous ne sommes pas encore en lien avec tous, car il est tôt. Mais on a vocation à construire des ponts à chaque fois que nos combats et positions pourront se rejoindre. Chacun avec ses positions et chacun avec ses outils. J’étais hyper impressionné et ému pendant le mouvement contre la réforme des retraites, des danseur·se·s de l’Opéra qui dansaient dehors devant des grandes banderoles “Opéra de Paris en grève”. Moi, je ne suis pas très gracieux avec un tutu mais je sais analyser des chiffres, c’est moins classe, mais ensemble on doit pouvoir arriver à être plus efficaces !

Dans tous les cas, il faut mobiliser d’autres outils, d’autres cadres de réflexion, d’autres cadres de mobilisation, parfois en tirant dans le même sens, en tout cas jamais en ayant la prétention de réinventer la poudre. Comme il y a des syndicats, il y a d’autres collectifs d’agent·e·s publics, d’autres structures et lieux de réflexion – Autrement Autrement en est une – il y a des tas d’autres gens dans les services publics qui se posent ces questions. On veut proposer une structure qui puisse établir des passerelles avec celles qui souhaiteront travailler avec nous.  

Est-ce qu’il y a eu des oppositions, des personnes que la tribune et la sortie du collectif ont fait bondir ?  

Il y en a forcément eu. Il y a eu aussi des petits commentaires, par exemple dans Le Figaro on pouvait lire qu’Agnès Verdier-Molinié manquait de s’étrangler en lisant notre note sur l’externalisation. Bon, ce n’est pas grave, a priori elle s’en est tirée. 

Franchement, l’accueil est très positif. Les premiers jours après l’annonce de la création du collectif, on recevait une centaine de demandes par jour pour nous rejoindre alors qu’on n’était personne. Sans compter les abonné·e·s sur les réseaux sociaux, où ça a flambé. 

Il faut croire qu’on répond à un besoin… Je crois que la question de la perte de sens dans les services publics touche tout le monde : l’agent·e de guichet qui n’a pas le droit de prendre un rendez-vous ou de recevoir directement la personne en face d’elle, car il faut le faire en ligne ; le·a directeur·rice des finances publiques départementales qui réduit les effectifs à un endroit alors qu’il·elle sait que ça coûtera plus cher demain. C’est vraiment un phénomène endémique qui rassemble bien au-delà du socle des gens qu’on aurait pu entendre ou voir dans une manifestation. 

Le collectif s’inscrit dans une démarche qui apparaît à la fois très radicale et de bon sens. Très radicale, parce que dans le milieu c’est nouveau, on prend rarement la parole, a fortiori pour parler de notre travail. De bon sens, parce que l’on veut juste que le service public réponde aux besoins des gens. La perte de sens des agent·e·s c’est avant tout un décalage entre ce que l’on fait et ce que l’on devrait faire. Ça apparaît comme étant la base mais c’est tellement éloigné de ce que l’on fait aujourd’hui, que ça rassemble des gens, d’un peu partout. 

En revanche, je pense que l’intérêt impressionnant suscité par le collectif dit quelque chose d’assez inquiétant sur l’état actuel de nos services publics et des agent·e·s qui sont dedans. D’ailleurs, on a lancé une enquête sur notre site internet sur la perte de sens des agent·e·s des services publics. On a beaucoup de réponses à ce stade, aujourd’hui un millier (plus de 2000 au moment de la publication de cet entretien, ndlr), mais ça monte vite. Le succès et les centaines de témoignages que l’on reçoit sont assez impressionnants et nous disent que l’on a vraiment touché du doigt un problème de société.

Vous avez déjà produit une première note de fond, sur l’externalisation de l’action publique. Pourquoi ce sujet ? Quelles en sont les conclusions ?

L’externalisation, c’est un exemple. On y avait déjà pensé à l’automne dernier, mais c’est sûr que les questions autour de la vaccination ont aidé à la mettre en exergue, pour qu’on se dise qu’il y avait un vrai sujet, qui dépassait largement la vaccination. On voulait dépasser la collection d’exemples à laquelle on restreint souvent le sujet. L’externalisation, c’est structurel, c’est massif, 160 milliards d’euros, c’est l’équivalent du quart du budget de l’Etat ! Même nous, ça nous a frappé.

Ce que l’on montre aussi c’est que ce n’est pas un choix. Ça l’a été, notamment au milieu des années 90, avec le gouvernement Juppé qui disait qu’il fallait redéfinir le périmètre du public et du privé – amusant comme on retrouve ce discours 30 ans plus tard. Mais ça ne l’est plus. 

Ce que l’on constate beaucoup plus c’est qu’aujourd’hui c’est subi, c’est une contrainte : ce sont les baisses de plafond d’emploi, les contraintes juridiques, les contraintes budgétaires (la fongibilité asymétrique ou l’interdiction d’utiliser des crédits pour recruter des agent·e·s). Ce sont ces contraintes qui nous poussent de plus en plus à externaliser, sans que ça soit un choix stratégique, débattu. On ne dit pas qu’il faut réinternaliser les 160 milliards, ça n’aurait pas de sens. Mais l’externalisation a des conséquences immédiates et pérennes sur la capacité des services publics à agir. Quand on démantèle un service ou que l’on ne recrute pas ou ne construit pas l’ingénierie publique au soutien des collectivités territoriales par exemple, on met ensuite des années à reconstruire ces capacités, quand bien même on le voudrait. C’est facile de couper la branche, c’est beaucoup plus difficile de la faire repousser.

C’est la première note que l’on sort, ce ne sera pas la dernière, loin de là. Elle illustre la démarche que l’on veut mettre en avant : remonter autant que possible à la source des problèmes, essayer de les prendre sous un angle un peu froid, déplier le problème, le mettre à plat et le rendre à la fois intelligible, précis et en retirer le suc politique, si je puis dire. Essayer de mettre dans le débat les quelques questions qui en ressortent et qui nous semblent intéresser l’ensemble de la société.

C’est en ça que notre travail est intéressant : en prenant la parole sur les services publics et leurs sens, on essaye de redonner à la société, aux citoyen·ne·s qui n’ont pas toujours nos grilles de lecture, les clés pour comprendre et décider ensuite collectivement du fonctionnement et des outils des pouvoirs publics.  

2022, tu es nommé Ministre chargé de la fonction et de la transformation publiques. Quelle est ta première décision ?

Première réaction, je n’ai pas du tout envie d’être ministre – même si je suis convaincu qu’il y a un rôle d’impulsion, un rôle fondamental, ne serait-ce que dans le discours, pour re-montrer que les dirigeant·e·s politiques croient au service public. Le collectif n’a pas d’ambition partisane : on parle, de notre côté, de notre quotidien d’agent·e·s publics, et on essaye de faire en sorte que les élu·e·s entendent nos voix et se saisissent des enjeux qu’on va porter.

Deuxième réaction : une seule première décision ? Il y aurait beaucoup trop à faire ! Je pense qu’il y aurait certainement des revalorisations d’enseignant·e·s, d’infirmier·ère·s, des métiers trop essentiels qui souffrent d’un vrai problème de reconnaissance et de valorisation. Et puis il y aurait quelque chose aussi dans la réaffirmation de la liberté d’expression des fonctionnaires. Je pense qu’elle est d’utilité publique et que ça doit être dit par nos dirigeant·e·s.

Puis, il y a quand même un troisième élément : je pense qu’il est nécessaire de ne pas attendre un ministre qui croit et qui partage le sens du service public pour faire bouger les choses. Je crois que ça sera loin d’être suffisant. On a besoin de faire bouger les cultures dans les administrations, on a besoin que nous-mêmes, agent·e·s des services publics, nous nous organisions. On ne peut pas tout attendre des ministres, on ne doit pas, ce serait même mortifère. Voilà, du coup, aujourd’hui, je suis très content de ne pas être ministre, parce qu’on a déjà énormément de choses à faire à notre niveau.

VV a sorti un article, Après le service public, où l’on questionne les effets pervers d’une conception trop “servicielle” du service public. Qu’en penses-tu ?

J’ai trouvé votre réflexion vraiment stimulante ! Elle m’a évoqué au moins trois choses.

La première, c’est combien l’idée de “services” est en opposition avec celle du service public : réduire le service public au service rendu, c’est réduire ses ambitions de manière drastique. On n’est pas juste là pour délivrer une prestation. C’est d’ailleurs là une des différences entre public et privé : on ne propose pas un produit, on essaie de résoudre des problèmes. C’est beaucoup plus dur et c’est vachement plus ambitieux. Ça nécessite de se confronter à une énorme complexité, pour essayer de remonter le fil des problèmes. En ça, la réduction en “service” du service public est vraiment problématique.

Le deuxième point, c’est l’utilisation des indicateurs dans le service public. Le collectif aura l’occasion de s’y pencher. On en voit tous les effets pervers. Ils sont utilisés de manière bête et méchante, comme si on compensait, par la rigidité des indicateurs, le manque de capacités réelles d’agir dont on se déleste petit-à-petit. Au fond, un bon indicateur serait un indicateur qui ne sert à rien : qui ne détermine aucun budget, aucune rémunération complémentaire et sur lequel on n’a aucun impact direct. Si on a un levier direct pour agir sur cet indicateur, il ne va mesurer que notre capacité à l’améliorer facialement. Je pense qu’il y a quelque chose à repenser sur l’usage des chiffres dans le secteur public.

Troisième point auquel votre article me faisait penser, c’est la réduction des citoyen·ne·s aux usager·ère·s. C’est assez problématique et va tout à fait avec l’ambition de réduction des services publics. Mettre l’usager·ère au cœur, tout le monde est d’accord et surtout c’est hyper pratique, parce que ce n’est pas engageant. On peut le faire, parce que c’est toujours nous qui choisissons comment on le met au cœur, pourquoi on le met au cœur et au cœur de quoi. Il est important de se souvenir que les personnes en face de nous ne sont pas que les usager·ère·s des services publics, ce sont les citoyen·ne·s, donc les commanditaires de l’action publique, nos dirigeant·e·s. Nos commanditaires sont en bas, pas “en haut”. Le système administratif s’est sclérosé à force de ne regarder plus que vers le haut, d’essayer de deviner ou de devancer les attentes de nos chef·fe·s. Il faut regarder avant tout les besoins de celles et ceux qu’on sert. Si on arrive à reconstruire cette pensée-là, dans chaque agent·e public, on ré-insuffle l’intérêt général à tous les échelons.

Quels sont les sujets de vos prochaines notes ? 

On a plusieurs travaux dans les cartons : des travaux sur la santé, sur le devoir de réserve, des travaux sur le sens, et il y aura clairement les résultats de l’enquête. On espère les sortir d’ici l’été.

Les prochaines productions dépendront aussi de la volonté des gens qui nous rejoignent de s’investir dans le collectif. On va aller là où il y aura des énergies pour fonctionner, pour s’y pencher, pour travailler sur le fond, que ce soit une note ou des plus petites interpellations. Il faut que l’on puisse être flexible et on le sera sur des travaux de plus ou moins grandes ambitions. Une de nos règles est de  « fonctionner au kif ». Il faut qu’on prenne plaisir à réfléchir, en réinventant bout par bout nos services publics, en trouvant les angles pour essayer de les mettre dans le débat, pour y apporter ce qu’on a à dire de l’intérieur et remonter aux racines des problèmes. 

Toutes les énergies sont les bienvenues ! 

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Carte réalisée par Vraiment Vraiment avec tilemaker et mapboxgl.js, données OSM Novembre 2022