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Collectif Nos services publics : “le point de départ, c’est le décalage entre l’orientation des services publics et les besoins des gens”

Temps de lecture : 14 minutes

Nous avons rencontré Arnaud Bontemps, fonctionnaire en disponibilité, aujourd’hui co-fondateur et porte-parole du collectif “Nos services publics” dont l’ambition est “la construction d’une alternative au management bureaucratique et austéritaire des services publics” – forcément, de quoi nous intriguer. 

VV – Le collectif « Nos services publics » a fait irruption fin avril 2021 dans le paysage très policé des acteurs qui s’intéressent à l’action publique. Pour faire quoi ?

Le point de départ, c’est le décalage que l’on constate globalement entre l’orientation des services publics et les besoins des gens. On externalise au privé des fonctions stratégiques, on réduit l’accès aux soins des sans-papiers en pleine pandémie, on diminue les emplois dans les secteurs d’avenir (environnement, éducation, etc.). Pour beaucoup d’agent·e·s publics, ce décalage entre en tension avec l’idée que l’on se faisait du service public, l’idée pour laquelle on y est venu. 

Cet écart est lié à des choix politiques, bien sûr, mais aussi à des dysfonctionnements structurels de l’administration, des pouvoirs publics. Ce ne sont pas des problèmes isolés. Nous, agent·e·s principalement des administrations, nous pensions que c’était important de reprendre la parole pour décrypter la décision publique, que nous préparons et mettons en œuvre. 

Concrètement, le collectif a trois objectifs principaux. D’abord, proposer un cadre où les gens peuvent réfléchir, au-delà de nos isolements respectifs dans nos fonctions professionnelles, au-delà des cadres des administrations, des corps, etc.  Ensuite, porter une parole publique : les débats sur l’action publique sont extrêmement policés voire inexistants, on a souvent l’impression que la  moquette épaisse des ministères assourdit toutes les discussions. On pense que c’est important de se réveiller, de nommer, de parler. Enfin, essayer de faire changer les choses en fédérant un grand nombre d’agent·e·s, toutes celles et ceux qui pensent que le service public a encore un sens. De ce point de vue, depuis le lancement du collectif fin avril, on sent qu’il rencontre un besoin, tant l’engouement est grand.

VV – Qu’est-ce qui, dans ton parcours personnel, t’a conduit à te dire un jour « c’est ça que je dois faire, maintenant » ?

Ce n’est pas une réflexion nouvelle, ni pour moi, ni pour pas mal de collègues.  Ça fait un peu plus de 6 ans que je travaille dans le service public. Dans toutes mes fonctions ou stages en divers endroits de l’administration, j’ai constaté des dysfonctionnements et des agent·e·s qui s’auto-censuraient, qui taisaient ces dysfonctionnements – empêchant d’en tirer des leçons politiques ou des pistes de changement. 

Un exemple avec le premier rapport que j’ai écrit : je contrôlais une agence stratégique de l’Etat dans le secteur numérique. Ils étaient 120 agent·e·s, soit 15 millions d’euros en ressources humaines. Ils avaient un plafond d’emploi à 120 emplois, ce qui était insuffisant pour réaliser toutes leurs missions. Aussi, ils utilisaient le même montant, 15 millions d’euros, pour des prestations privées. Mais pour ce montant, il n’y avait que 60 prestataires ! Ce n’était pas pérenne et c’était plus cher que d’avoir des emplois publics… Mais il ne fallait pas montrer et dire l’absurdité de cette situation, qui heurtait de plein fouet le dogme selon lequel “il faut baisser les emplois publics” (ou, en tous cas, ne pas les augmenter). 

Cette absurdité-là, je l’ai retrouvée quand je suis allé à l’autre bout du spectre de l’administration, à l’Assurance maladie en Seine-Saint-Denis. Il y avait des agent·e·s hyper intéressé·e·s, hyper motivé·e·s pour accompagner les professionnel·le·s de santé. Mais on se heurtait à des consignes nationales qui ne nous demandaient pas de tendre l’oreille mais de serrer les boulons, pas d’écouter les besoins ou les projets de santé des professionnel·le·s de santé, mais d’appliquer une logique de réduction des dépenses. 

La crise a exacerbé pas mal de ces tensions, ce décalage dont je parlais au début. Avec d’autres, on s’est dit qu’il fallait que l’on passe un cap. Il y a urgence à construire quelque chose, un service public qui réponde aux besoins des gens. Il y a une défiance qui grandit. Il y a une urgence démocratique, une urgence écologique et on a besoin de l’Etat pour cela. Les pouvoirs publics ne seront pas au rendez-vous si on ne prend pas notre part, nous, agent·e·s publics, dans leur reconstruction. 

VV – Tu n’as pas peur pour la suite de ta carrière dans l’administration ?

D’abord, je pense que ce qui prend le dessus, c’est le sentiment du devoir. C’est l’idée que l’on a besoin de cette expression-là, qu’on n’entend pas une parole interne pourtant nécessaire pour porter le débat sur le fonctionnement de nos services publics, et ça l’emporte à peu près sur tout le reste. 

Mais on s’appuie aussi sur une analyse, déjà travaillée avec quelques ami·e·s, de ce qu’est vraiment le devoir de réserve. Celui-ci ne contraint pas grand chose, il impose juste la modération dans l’expression – à ce stade de notre entretien, je crois être resté plutôt modéré dans mes propos. En revanche, le devoir de réserve agit comme une contrainte idéologique, qui met en sourdine les agent·e·s des services publics qui demandent “pourquoi ?” : pourquoi on diminue le nombre de lits dans les hôpitaux, pourquoi on réduit les dépenses publiques… A l’inverse, les agents qui se demandent “comment ?” sont rarement rappelés à leur devoir de réserve : comment on réduit le nombre de lits, comment on réduit les dépenses, etc. C’est bizarrement des expressions publiques beaucoup plus autorisées, parce qu’on a l’impression qu’elles sont le prolongement de leurs activités professionnelles. Elles ne sont pourtant pas moins politiques : elles découlent simplement de choix ou d’options différentes. 

Donc, on a le droit de s’exprimer publiquement. Et je suis convaincu que c’est aujourd’hui nécessaire. J’ai pris un an pour m’y consacrer : il faut bien s’y mettre ! Se lancer aujourd’hui, c’est permettre à l’ensemble des agent·e·s qui le souhaiteront de mieux et plus prendre la parole par la suite. On sera d’autant plus utiles et protégé·e·s collectivement que notre démarche fera boule de neige. 

Le hiatus entre ce que disent, en privé, les hauts fonctionnaires, et les décisions qu’ils prennent dans leur fonction, est parfois énorme – sous couvert du « devoir de réserve », d’un côté, et du devoir d’obéissance, de l’autre. Ils semblent parfois avoir l’impression d’être prisonnier·ère·s dans un système où les marges de manœuvre seraient inexistantes. Est-ce qu’à travers le collectif, il y a cette ambition de réconcilier chaque agent·e public avec lui-même ?

Je crois qu’il y a deux choses différentes : l’agent·e public dans l’exercice de ses fonctions et l’agent·e public à l’extérieur de ses fonctions.

Le comportement de l’agent·e public et les positions qu’il prend dans l’exercice de ses fonctions ont beaucoup plus à voir avec un cadre et une pensée administrative dominante, très peu contestés, qu’avec une quelconque contrainte liée au devoir de réserve. Il y a un devoir d’obéissance, d’ailleurs toujours mis, même dans la loi, au regard du devoir de désobéissance – ils sont dans la même phrase du même article de loi. Le devoir de désobéissance intervient quand l’ordre que l’on nous donne est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public. D’ailleurs, c’est intéressant que l’on ne retienne que le devoir d’obéissance. A cette culture de l’obéissance poussée jusqu’à l’absurde, je préfère opposer un impératif de loyauté au service public. 

Notre rôle en tant que fonctionnaire, agent·e administratif·ve, c’est de tenir la barre quand le politique fixe le cap. La loyauté c’est de dire à la personne qui fixe le cap quand on pense qu’elle se plante. Après, c’est à elle de prendre la décision, mais on a le devoir de lui donner notre avis. Cela fait partie intégrante du devoir de loyauté : mettre les problèmes sur la table, pas sous le tapis.

Le deuxième élément, toujours au sein de notre neutralité et de nos fonctions, ce sont les choix que l’on s’autorise à faire. Quand on tient la barre, on fixe la route dans tous ses détails, ce qui ne relève pas du politique. Dans cette route à définir, l‘horizon des possibles est extrêmement restreint, en tout cas si l’on s’en tient aux modes dominants de gestion des administrations : on va s’interdire certains recrutements, certaines positions qui seraient jugées trop risquées, certaines procédures de participation jugées trop engageantes… C’est complètement notre rôle, également à nous agent·e public, d’élargir cet horizon des possibles dans le niveau infra-politique. 

Et puis, il y a le ou la fonctionnaire en tant que citoyen·ne. Là, on est pleinement dans la liberté d’opinion et le devoir de réserve. Mais il ne faut pas surinterpréter ce devoir : il ne nous empêche pas d’être citoyen·ne. Il ne nous empêche pas d’avoir notre liberté d’opinion, d’expression, de vote, de signer des pétitions, de nous engager d’une quelconque manière. Au contraire, on en a besoin !

On a aussi besoin de dire à l’extérieur que la parole des agent·e·s publics est d’utilité publique : on entend les profs sur les protocoles sanitaires, et encore heureux, sinon, on ne saurait pas ce qui se passe à l’école. On entend les infirmier·ère·s dans les hôpitaux, et encore heureux, sinon on ne comprendrait pas ce que ça veut dire une saturation dans un service de réanimation.  Mais on n’entend pas ceux et celles qui rédigent les décrets ou celles et ceux qui choisissent s’il faut plutôt fermer des lits de maternité ou des lits de réanimation. Or on a des choses à dire, y compris pour éclairer le débat public.

Est-ce que ta démarche et la création du collectif portent une nouvelle conception du rapport des agent·e·s au politique ? 

On continue à travailler sur la question même du rapport au politique. C’est important de la redéfinir, a fortiori dans cette période où l’on a une technicisation, au moins dans le discours, de l’ensemble des décisions politiques. Elles ne relèveraient plus d’un choix mais du “bon sens” :  laisser les écoles ouvertes est important pour les enfants, mais plutôt que d’assumer que c’est aussi utile pour l’économie, on préfère se cacher derrière l’idée que le virus n’y circulerait pas. Cet exemple peut être décliné dans tous les secteurs de politique publique. 

On a un refus du politique par le pouvoir politique lui-même, ce qui interroge beaucoup, notamment pour le débat démocratique. Ce refus représente le paroxysme d’une tendance assez longue à la technicisation du débat public, qui conduit à nier le fait que nos choix sont des options politiques, qui pourraient être contestées et contestables, et qu’ils peuvent l’être de manière tout à fait légitime. Nous n’avons pas tou·te·s les mêmes préférences dans une société et c’est d’ailleurs pour cela que l’on est heureux·ses de vivre dans une démocratie. 

Je pense que cette dépolitisation génère des dysfonctionnements majeurs de notre administration. J’ai l’impression que c’est un des trois dysfonctionnements aujourd’hui structurants – pour aller vite -, avec la culture de l’obéissance et l’austérité comme cadre de pensée. Mais la dépolitisation nous empêche de réfléchir vraiment à la direction à prendre. Dès lors que l’on dépolitise, on ne sait plus où est le cap car il n’est pas clairement explicité. Sur le terrain, quand on nous dit “le cap est technique”, on n’a juste plus de cap, on ne sait pas où on va. 

Cette situation se décline plus près du terrain : les décisions prises et les priorités décidées par un·e directeur·rice d’une caisse d’allocation familiale ou d’un·e directeur·rice d’hôpital sont profondément politiques. Elles expriment des préférences, et le pouvoir politique ne fixe que le cadre général, les contraintes juridiques ou financières. A moyens constants, est-ce qu’on accentue la lutte contre la fraude ou plutôt l’accès aux droits ? Ce n’est pas vrai qu’on n’a pas de marges de manœuvre.  

Ce n’est donc pas tant une question de repolitiser le débat que d’assumer ce qui devrait être une évidence : ce que l’on fait peut être contesté, et cette contestation est légitime. Assumer ce caractère politique impliquerait de faire les choses très différemment : avec plus de participation des citoyen·ne·s, avec  des positions plus ouvertes vis-à-vis des syndicats, et non des positions anti-syndicales, parfois un peu méprisantes “parce qu’on n’est pas dans le même camp”. 

L’ensemble de ces conflits est au fondement de notre démocratie, on en a besoin. L’action publique est en train de s’abêtir de l’absence de conflits internes. Une option qui n’est pas challengée, une préférence politique qui n’est pas discutée, pas débattue, n’est pas confrontée à toutes ses conséquences et a beaucoup plus de risque d’être mauvaise ou plus fragile. Le débat démocratique ne peut pas être résumé seulement aux élections. 

Qu’est-ce qui différencie le collectif Nos services publics des syndicats, mis à part la sociologie, avec davantage de cadres supérieurs ? Quelles collaborations et relations se dessinent avec les syndicats ? 

La sociologie fait une différence, mais ce n’est pas la seule. D’abord, parce que l’on parle depuis des milieux peu syndiqués. Si notre expression prend la forme d’un collectif, c’est aussi parce l’on est assez conscient·e·s que ce n’est pas demain que la CGT Inspection Générale des Finances sera majoritaire. 

Le cadre du collectif n’entraîne pas la même fonction qu’un syndicat : il n’a pas la fonction de défendre l’intérêt collectif de ses membres mais il se donne pour objectif de défendre le sens du service public. Ça ne donne pas les mêmes expressions mais ça permet des convergences, c’est à nous de les construire.

Nous ne sommes pas encore en lien avec tous, car il est tôt. Mais on a vocation à construire des ponts à chaque fois que nos combats et positions pourront se rejoindre. Chacun avec ses positions et chacun avec ses outils. J’étais hyper impressionné et ému pendant le mouvement contre la réforme des retraites, des danseur·se·s de l’Opéra qui dansaient dehors devant des grandes banderoles “Opéra de Paris en grève”. Moi, je ne suis pas très gracieux avec un tutu mais je sais analyser des chiffres, c’est moins classe, mais ensemble on doit pouvoir arriver à être plus efficaces !

Dans tous les cas, il faut mobiliser d’autres outils, d’autres cadres de réflexion, d’autres cadres de mobilisation, parfois en tirant dans le même sens, en tout cas jamais en ayant la prétention de réinventer la poudre. Comme il y a des syndicats, il y a d’autres collectifs d’agent·e·s publics, d’autres structures et lieux de réflexion – Autrement Autrement en est une – il y a des tas d’autres gens dans les services publics qui se posent ces questions. On veut proposer une structure qui puisse établir des passerelles avec celles qui souhaiteront travailler avec nous.  

Est-ce qu’il y a eu des oppositions, des personnes que la tribune et la sortie du collectif ont fait bondir ?  

Il y en a forcément eu. Il y a eu aussi des petits commentaires, par exemple dans Le Figaro on pouvait lire qu’Agnès Verdier-Molinié manquait de s’étrangler en lisant notre note sur l’externalisation. Bon, ce n’est pas grave, a priori elle s’en est tirée. 

Franchement, l’accueil est très positif. Les premiers jours après l’annonce de la création du collectif, on recevait une centaine de demandes par jour pour nous rejoindre alors qu’on n’était personne. Sans compter les abonné·e·s sur les réseaux sociaux, où ça a flambé. 

Il faut croire qu’on répond à un besoin… Je crois que la question de la perte de sens dans les services publics touche tout le monde : l’agent·e de guichet qui n’a pas le droit de prendre un rendez-vous ou de recevoir directement la personne en face d’elle, car il faut le faire en ligne ; le·a directeur·rice des finances publiques départementales qui réduit les effectifs à un endroit alors qu’il·elle sait que ça coûtera plus cher demain. C’est vraiment un phénomène endémique qui rassemble bien au-delà du socle des gens qu’on aurait pu entendre ou voir dans une manifestation. 

Le collectif s’inscrit dans une démarche qui apparaît à la fois très radicale et de bon sens. Très radicale, parce que dans le milieu c’est nouveau, on prend rarement la parole, a fortiori pour parler de notre travail. De bon sens, parce que l’on veut juste que le service public réponde aux besoins des gens. La perte de sens des agent·e·s c’est avant tout un décalage entre ce que l’on fait et ce que l’on devrait faire. Ça apparaît comme étant la base mais c’est tellement éloigné de ce que l’on fait aujourd’hui, que ça rassemble des gens, d’un peu partout. 

En revanche, je pense que l’intérêt impressionnant suscité par le collectif dit quelque chose d’assez inquiétant sur l’état actuel de nos services publics et des agent·e·s qui sont dedans. D’ailleurs, on a lancé une enquête sur notre site internet sur la perte de sens des agent·e·s des services publics. On a beaucoup de réponses à ce stade, aujourd’hui un millier (plus de 2000 au moment de la publication de cet entretien, ndlr), mais ça monte vite. Le succès et les centaines de témoignages que l’on reçoit sont assez impressionnants et nous disent que l’on a vraiment touché du doigt un problème de société.

Vous avez déjà produit une première note de fond, sur l’externalisation de l’action publique. Pourquoi ce sujet ? Quelles en sont les conclusions ?

L’externalisation, c’est un exemple. On y avait déjà pensé à l’automne dernier, mais c’est sûr que les questions autour de la vaccination ont aidé à la mettre en exergue, pour qu’on se dise qu’il y avait un vrai sujet, qui dépassait largement la vaccination. On voulait dépasser la collection d’exemples à laquelle on restreint souvent le sujet. L’externalisation, c’est structurel, c’est massif, 160 milliards d’euros, c’est l’équivalent du quart du budget de l’Etat ! Même nous, ça nous a frappé.

Ce que l’on montre aussi c’est que ce n’est pas un choix. Ça l’a été, notamment au milieu des années 90, avec le gouvernement Juppé qui disait qu’il fallait redéfinir le périmètre du public et du privé – amusant comme on retrouve ce discours 30 ans plus tard. Mais ça ne l’est plus. 

Ce que l’on constate beaucoup plus c’est qu’aujourd’hui c’est subi, c’est une contrainte : ce sont les baisses de plafond d’emploi, les contraintes juridiques, les contraintes budgétaires (la fongibilité asymétrique ou l’interdiction d’utiliser des crédits pour recruter des agent·e·s). Ce sont ces contraintes qui nous poussent de plus en plus à externaliser, sans que ça soit un choix stratégique, débattu. On ne dit pas qu’il faut réinternaliser les 160 milliards, ça n’aurait pas de sens. Mais l’externalisation a des conséquences immédiates et pérennes sur la capacité des services publics à agir. Quand on démantèle un service ou que l’on ne recrute pas ou ne construit pas l’ingénierie publique au soutien des collectivités territoriales par exemple, on met ensuite des années à reconstruire ces capacités, quand bien même on le voudrait. C’est facile de couper la branche, c’est beaucoup plus difficile de la faire repousser.

C’est la première note que l’on sort, ce ne sera pas la dernière, loin de là. Elle illustre la démarche que l’on veut mettre en avant : remonter autant que possible à la source des problèmes, essayer de les prendre sous un angle un peu froid, déplier le problème, le mettre à plat et le rendre à la fois intelligible, précis et en retirer le suc politique, si je puis dire. Essayer de mettre dans le débat les quelques questions qui en ressortent et qui nous semblent intéresser l’ensemble de la société.

C’est en ça que notre travail est intéressant : en prenant la parole sur les services publics et leurs sens, on essaye de redonner à la société, aux citoyen·ne·s qui n’ont pas toujours nos grilles de lecture, les clés pour comprendre et décider ensuite collectivement du fonctionnement et des outils des pouvoirs publics.  

2022, tu es nommé Ministre chargé de la fonction et de la transformation publiques. Quelle est ta première décision ?

Première réaction, je n’ai pas du tout envie d’être ministre – même si je suis convaincu qu’il y a un rôle d’impulsion, un rôle fondamental, ne serait-ce que dans le discours, pour re-montrer que les dirigeant·e·s politiques croient au service public. Le collectif n’a pas d’ambition partisane : on parle, de notre côté, de notre quotidien d’agent·e·s publics, et on essaye de faire en sorte que les élu·e·s entendent nos voix et se saisissent des enjeux qu’on va porter.

Deuxième réaction : une seule première décision ? Il y aurait beaucoup trop à faire ! Je pense qu’il y aurait certainement des revalorisations d’enseignant·e·s, d’infirmier·ère·s, des métiers trop essentiels qui souffrent d’un vrai problème de reconnaissance et de valorisation. Et puis il y aurait quelque chose aussi dans la réaffirmation de la liberté d’expression des fonctionnaires. Je pense qu’elle est d’utilité publique et que ça doit être dit par nos dirigeant·e·s.

Puis, il y a quand même un troisième élément : je pense qu’il est nécessaire de ne pas attendre un ministre qui croit et qui partage le sens du service public pour faire bouger les choses. Je crois que ça sera loin d’être suffisant. On a besoin de faire bouger les cultures dans les administrations, on a besoin que nous-mêmes, agent·e·s des services publics, nous nous organisions. On ne peut pas tout attendre des ministres, on ne doit pas, ce serait même mortifère. Voilà, du coup, aujourd’hui, je suis très content de ne pas être ministre, parce qu’on a déjà énormément de choses à faire à notre niveau.

VV a sorti un article, Après le service public, où l’on questionne les effets pervers d’une conception trop “servicielle” du service public. Qu’en penses-tu ?

J’ai trouvé votre réflexion vraiment stimulante ! Elle m’a évoqué au moins trois choses.

La première, c’est combien l’idée de “services” est en opposition avec celle du service public : réduire le service public au service rendu, c’est réduire ses ambitions de manière drastique. On n’est pas juste là pour délivrer une prestation. C’est d’ailleurs là une des différences entre public et privé : on ne propose pas un produit, on essaie de résoudre des problèmes. C’est beaucoup plus dur et c’est vachement plus ambitieux. Ça nécessite de se confronter à une énorme complexité, pour essayer de remonter le fil des problèmes. En ça, la réduction en “service” du service public est vraiment problématique.

Le deuxième point, c’est l’utilisation des indicateurs dans le service public. Le collectif aura l’occasion de s’y pencher. On en voit tous les effets pervers. Ils sont utilisés de manière bête et méchante, comme si on compensait, par la rigidité des indicateurs, le manque de capacités réelles d’agir dont on se déleste petit-à-petit. Au fond, un bon indicateur serait un indicateur qui ne sert à rien : qui ne détermine aucun budget, aucune rémunération complémentaire et sur lequel on n’a aucun impact direct. Si on a un levier direct pour agir sur cet indicateur, il ne va mesurer que notre capacité à l’améliorer facialement. Je pense qu’il y a quelque chose à repenser sur l’usage des chiffres dans le secteur public.

Troisième point auquel votre article me faisait penser, c’est la réduction des citoyen·ne·s aux usager·ère·s. C’est assez problématique et va tout à fait avec l’ambition de réduction des services publics. Mettre l’usager·ère au cœur, tout le monde est d’accord et surtout c’est hyper pratique, parce que ce n’est pas engageant. On peut le faire, parce que c’est toujours nous qui choisissons comment on le met au cœur, pourquoi on le met au cœur et au cœur de quoi. Il est important de se souvenir que les personnes en face de nous ne sont pas que les usager·ère·s des services publics, ce sont les citoyen·ne·s, donc les commanditaires de l’action publique, nos dirigeant·e·s. Nos commanditaires sont en bas, pas “en haut”. Le système administratif s’est sclérosé à force de ne regarder plus que vers le haut, d’essayer de deviner ou de devancer les attentes de nos chef·fe·s. Il faut regarder avant tout les besoins de celles et ceux qu’on sert. Si on arrive à reconstruire cette pensée-là, dans chaque agent·e public, on ré-insuffle l’intérêt général à tous les échelons.

Quels sont les sujets de vos prochaines notes ? 

On a plusieurs travaux dans les cartons : des travaux sur la santé, sur le devoir de réserve, des travaux sur le sens, et il y aura clairement les résultats de l’enquête. On espère les sortir d’ici l’été.

Les prochaines productions dépendront aussi de la volonté des gens qui nous rejoignent de s’investir dans le collectif. On va aller là où il y aura des énergies pour fonctionner, pour s’y pencher, pour travailler sur le fond, que ce soit une note ou des plus petites interpellations. Il faut que l’on puisse être flexible et on le sera sur des travaux de plus ou moins grandes ambitions. Une de nos règles est de  « fonctionner au kif ». Il faut qu’on prenne plaisir à réfléchir, en réinventant bout par bout nos services publics, en trouvant les angles pour essayer de les mettre dans le débat, pour y apporter ce qu’on a à dire de l’intérieur et remonter aux racines des problèmes. 

Toutes les énergies sont les bienvenues ! 

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