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Francis Rol-Tanguy : « L’État actionnaire doit retrouver une parole stratégique et technique »

Temps de lecture : 11 minutes

Avec la crise énergétique, la « sobriété » est entrée dans le champ de l’urgence. Les changements de comportements et les évolutions du modèle productif à opérer sont tels, que l’ensemble des leviers d’action de l’État sont fortement sollicités. Parmi ceux-ci, « l’État actionnaire » : pour en comprendre les ressorts, nous avons interrogé Francis Rol-Tanguy. Haut fonctionnaire (à la retraite), son parcours – dans les secteurs du transport, de l’énergie ou de l’écologie – l’a conduit à régulièrement représenter ou côtoyer l’Etat actionnaire. Réalisé avant l’annonce par le gouvernement du lancement prochain d’une offre publique d’achat d’EDF, cet entretien éclaire un champ de l’action publique pas toujours bien connu.

Vraiment Vraiment : Dans quels secteurs l’État est-il aujourd’hui le plus actif en tant qu’actionnaire ?

Francis Rol-Tanguy : Lorsque l’on regarde ce qu’il reste de participations de l’État dans des entreprises, elles se situent, en volume, essentiellement dans le champ du ministère de la Transition écologique, autour des transports et de l’énergie. Ces deux secteurs représentent près de 80 % des participations de l’État, à la fois en montant financier et en importance stratégique.

Les principales participations de l’Etat dans des sociétés (source : rapport d’activité 2020-2021 de l’Agence des participations de l’État)

VV : Au-delà même des secteurs, c’est le rôle de l’État comme financeur de l’économie et gestionnaire d’actifs stratégiques qui n’a cessé d’évoluer au gré des soubresauts de l’histoire politique et économique du XXe puis du XXIe siècle. Selon vous, quelle est la dernière évolution notable de la doctrine de l’État actionnaire ?

F. R-T : L’évolution qui me semble la plus importante au cours des vingt dernières années, c’est la création de l’Agence des participations de l’État (APE), en 2004. Nous arrivons au terme d’un processus de refonte de la doctrine de l’État en matière de participation.

Nous sommes passés, en quelques années, d’une doctrine et d’un partage des compétences entre les ministères dits techniques et le ministère des Finances à un rôle quasiment réservé à l’APE, à une doctrine financière de la gestion des participations de l’État en tant qu’actionnaire. Désormais, cette doctrine est incarnée pleinement par l’APE. 

VV : Qu’entendez-vous par doctrine financière ?

F. R-T : Jusqu’à la création de l’APE, le débat était équilibré entre des réflexions stratégiques du côté des ministères techniques et une réflexion financière du côté du ministère des Finances. Aujourd’hui, je trouve cette réflexion stratégique pour le moins assez faible, pour ne pas dire pire…

VV : C’est-à-dire ? Qu’est-ce qui caractérise cette faiblesse de réflexion stratégique de l’État actionnaire ?

F. R-T : Je constate qu’il n’y a pas un vrai comportement d’actionnaire, mais un comportement souvent très politique. Prenons l’exemple d’EDF : ce qui a été décidé à propos de l’entreprise publique, qui doit vendre davantage de sa production à un prix défiant toute concurrence au nom du dispositif d’Accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH), n’est pas un comportement d’actionnaire. C’est un comportement politique pour éviter que les concurrents d’EDF ne se cassent la figure. Naturellement, il faut essayer de protéger les participations de l’État et de faire monter le cours des entreprises qui ont un statut de société anonyme. Mais lorsque c’est coté en bourse, nous n’avons pas un vrai comportement d’actionnaire ! Nous sommes dans cette ambiguïté là… On reste dans une sorte de capitalisme d’État où, de temps en temps, la politique vient interférer, tandis que le reste du temps on laisse faire le management.

VV : Mais alors quelle place accorder au management de l’entreprise ? N’est-ce pas précisément le rôle de l’actionnaire – en l’occurrence l’État – de faire entendre sa voix pour mener à un renouvellement du management lorsqu’il ne lui donne plus satisfaction ?

F. R-T : L’histoire d’EDF est éloquente. On voit bien que, dans les dernières décisions prises, il y a un vrai désaccord entre le management et l’actionnaire. On est face à une décision de l’État actionnaire qui est franchement contraire à l’intérêt de l’entreprise. Il est donc relativement normal que le management se fasse entendre. Pourtant, dans le même temps, cela contribue à créer une crise de confiance qui est tout de même très préjudiciable à l’entreprise.

À l’inverse, sur les questions que j’évoquais précédemment, pour lesquelles je m’étonne d’une absence de réaction de l’actionnaire, si ça conduit à un désaccord avec le management, alors il faut changer de management. Là on serait dans un vrai propos d’actionnaire ! Mais ce n’est pas le cas aujourd’hui.

VV : Pour l’actionnaire, s’opposer au management sur la durée peut aussi se révéler contre-productif, voire mettre en jeu la survie de l’entreprise. Cela pose clairement la question de l’alignement des visions du management et de l’actionnaire, et on voit alors bien à quel point une dissonance peut desservir la mission d’intérêt général…

F. R-T : Il est clair qu’on ne fait pas non plus évoluer une entreprise contre l’avis de son management, ça c’est une règle quasi-immuable. J’ai vu de mes yeux le processus qui a conduit à la création d’EADS, dorénavant Airbus. Conduire un tel processus ne peut pas se faire contre le management. 

De la même manière, j’ai vu toutes les discussions qui ont fini par aboutir au découpage d’Areva et à la reprise par EDF de la partie de l’entreprise dédiée à la construction de nouvelles centrales nucléaires. Ces discussions m’ont parues pendant longtemps lunaires, parce que totalement opposées au management d’Areva. Le management a un vrai rôle à jouer, il ne s’agit pas simplement pour l’actionnaire de dire : « je change les têtes, ça suffit !” Si on veut de la continuité au sein d’une entreprise, publique comme privée, il y a une vraie attention à porter au management.

VV : D’ailleurs, pour EDF, cela ne se limite pas à des questions de management…

F. R-T : Oui… Et il y a des choses qui me sidèrent dans le comportement de l’Etat actionnaire à propos d’EDF. Les difficultés du modèle EPR sont désormais assez claires. Là, j’enfonce une porte ouverte, tout le monde constate que plus ça va, plus c’est cher. Mais cela n’empêche pas EDF d’annoncer un nouveau modèle. Or, on sait bien d’expérience que plus c’est gros, plus ça pose de problèmes et plus c’est invendable à l’étranger, parce que pour ça il faut avoir un réseau dont très peu de pays disposent. Il ne suffit pas de le produire, il faut le distribuer et le vendre. Le seul produit qui pourrait avoir une chance de fonctionner à l’international, c’est un réacteur de 1000 MW. Mais on a fait le choix d’un réacteur de 1650 MW et on laisse faire, alors que seules la Russie ou la Chine pourraient être acheteurs.

Sur un sujet aussi complexe que celui-ci, doté d’une forte dimension internationale, on permet à EDF d’inventer une solution franco-française… Mais ça n’a jamais fonctionné comme ça le nucléaire ! L’EPR existe parce qu’il a été coproduit par Areva et Siemens. Imposer à EDF de dire « vous n’allez pas faire un 1650 MW, sinon il n’y a pas de marché international », ça ce serait un comportement d’actionnaire. Il s’agit de soulever des questions comme celle-là. Mais un comportement d’actionnaire, ce n’est pas de laisser le management faire ce qu’il veut… À l’inverse, on va imposer de vendre encore plus d’énergie nucléaire à un prix cassé à ses propres concurrents. Ce n’est pas un comportement d’actionnaire ! Là, en l’occurrence, on ne peut que souscrire à la protestation du management.

VV : Mais alors où se situe le nœud du problème ? Du côté du conseil d’administration d’EDF et des représentants de l’État ? Du côté politique ? 

F. R-T : Le nœud du problème, pour moi, c’est justement qu’il manque cette parole que je qualifie de stratégique, qui vient porter un point de vue technique par rapport à des équations strictement financières. Tous ces sujets, qu’il s’agisse par exemple de choisir si l’on fait des futures centrales nucléaires surdimensionnées ou, au contraire, plus petites, ne relèvent pas, à ce jour, du domaine de l’APE. Ce n’est pas une critique vis-à-vis de l’APE, ce n’est pas dans ses attributions. Mais alors, soit on transforme cette institution pour lui donner cette capacité, soit on va la chercher là où elle devrait être, notamment du côté de la direction générale de l’Énergie et du Climat (DGEC).

VV : Selon vous, quelle voie serait préférable ? Où devrait être abritée cette compétence stratégique et technique ?

F. R-T : J’estime que les deux voies sont envisageables. Pour la seconde, cela impliquerait de (re)donner des moyens à la direction générale de l’Énergie, mais elle n’en a, aujourd’hui, ni le pouvoir ni la capacité. Je constate surtout que cette parole experte n’existe presque plus au sein de l’État. Ce qui conduit alors à laisser des responsabilités au management qui ne devraient pas être forcément celles du management. Il y a des décisions ou des orientations politiques qui vont bien au-delà de la responsabilité de la direction.

J’observe la même chose dans le secteur des transports avec des entreprises comme la SNCF ou la RATP. Pour que l’État conserve une certaine forme de contrôle, encore faut-il que les compétences soient présentes dans les directions générales comme celles des Transports ou de l’Énergie, au sein des ministères concernés. Or, on peut en douter aujourd’hui. Il ne s’agit pas simplement d’imposer un point de vue dans des arbitrages politiques, il s’agit avant tout de savoir le construire. Si vous allez à la direction générale de l’Énergie, les vrais spécialistes du nucléaire, aptes à discuter avec les directeurs techniques qui sont en face, comme par exemple avec le directeur de la stratégie d’EDF… ces spécialistes se comptent sur les doigts d’une main.

VV :  On se retrouve dans une situation où l’Etat est dépossédé de compétences techniques primordiales, ce qui va jusqu’à mettre en péril sa capacité à éclairer une stratégie indépendante… À quoi est dû ce manque de compétences du côté de l’État, selon vous ? Comment retrouver cette capacité déterminante au vu des décisions de long terme qui doivent être prises tant dans le secteur de l’énergie que des transports ?

F. R-T :  Je me demande constamment ce qui pourrait faire que, demain, l’État se redonne les moyens et une capacité d’avoir des échanges stratégiques avec les grandes entreprises dans lesquelles il possède des participations, au-delà des ratios financiers, avec comme objectif de défendre le bien commun que l’État possède dans ces entreprises au travers de son actionnariat. Ce n’est clairement pas facile.

Pour poursuivre sur le secteur de l’énergie, la direction générale de l’Énergie est bien évidemment le produit d’une histoire. Pour ce qui est du nucléaire, on a transféré beaucoup de compétences à l’Autorité de sûreté nucléaire au fil du temps. Ce qui prouve que nous disposons toujours de ces compétences sur notre territoire ! On pourrait donc tout à fait envisager de reconstituer ce capital de compétences au sein de l’État, si la volonté politique était là.

Mais une chose est sûre : dès lors que l’on parle de ressources humaines, il n’y a pas de bouton magique. Quand les gens – en l’occurrence les ingénieurs et experts – s’aperçoivent qu’ils n’ont aucun rôle, sauf de façade, au sein de l’État, ils partent faire autre chose. Si on veut reconstituer des compétences, ça prendra forcément du temps, ça ne se fera pas d’un claquement de doigts.

Il faut, pour commencer, redonner un vrai rôle à jouer aux ingénieurs et spécialistes au sein de l’État. En matière d’énergie – c’est quand même l’un des secteurs les plus stratégiques – nous sommes dans un système qui a été habitué à fonctionner en disant « avec 3 raffineries et 17 sites nucléaires, j’ai ce qu’il me faut pour fournir 80 % de l’énergie, et le reste c’est pas grave… ». Nous n’avons que peu de spécialistes des énergies renouvelables qui peuvent être de vrais interlocuteurs pour ceux qui font le solaire ou l’hydraulique aujourd’hui. Même les appels d’offres en matière d’énergies renouvelables sont sous-traités à la Commission de régulation de l’énergie, dont ce n’est absolument pas le métier ! Donc on la paie pour traiter les appels d’offres. Ça montre à quel point l’administration est réduite…

VV : L’est-elle seulement dans le secteur de l’énergie ou ce constat s’applique-t-il aux autres secteurs dans lesquels l’État possède des participations ?

F. R-T : On pourrait évoquer, dans le secteur des transports – autre secteur phare des participations de l’État –, la situation d’Air France. La direction générale de l’Aviation civile s’interdit toute réflexion stratégique et délègue à l’APE la redéfinition du secteur aérien. Pourtant, le moins que l’on puisse dire, c’est que c’est une bonne question, très stratégique ! Évidemment, les réponses ne sont pas évidentes. Alors oui, on a sauvé financièrement Air France parce que ça s’appelle Air France… mais ça va être permanent, on va constamment devoir remonter le capital d’Air France. 

Je peux comprendre le choix politique qui consiste à dire « je ne laisserais pas mourir Air France ». Mais enfin, avec quelle stratégie derrière ? Les impasses stratégiques sont exactement les mêmes que celles que l’on a vu il y 10 ans, ça n’a pas changé. Mais les bonnes voies stratégiques, on les connaît. Ce sont soit des alliances, voire des fusions, avec des compagnies du Golfe, soit un vrai projet européen, ambitieux. La France a les moyens d’injecter 1 ou 2 milliards par an pour que la compagnie survive. Mais à quoi bon ?

VV : La solution pourrait donc, selon vous, venir de l’Europe ?

F. R-T : Il y a l’idée que tout pays digne de ce nom devrait avoir une compagnie aérienne. Mais quand vous voyez les histoires d’Alitalia en Italie… Ça fait 20 ans que l’État italien continue à y injecter de l’argent. Alors, oui, la situation est pire que celle d’Air France. Mais la question centrale est en effet celle de la création d’un vrai opérateur européen, capable de rivaliser à l’international. Air France et Lufthansa sont des ennemis historiques, d’accord, mais nous avons bien réussi à nous allier dans la construction aéronautique !

VV : Les administrateurs d’une entreprise sont censés participer activement à la définition de sa stratégie de moyen et long terme. Cette impulsion qui mènerait à un projet européen pourrait-elle donc venir des administrateurs représentants de l’État, généralement de fins connaisseurs du secteur concerné ?

F. R-T : Sans doute en théorie, mais mon expérience personnelle récente en la matière n’est pas très encourageante. Je vais m’appuyer sur deux exemples. Commençons avec la SNCF : ce qui m’a le plus frappé sur la dernière période, en tant qu’ancien administrateur de la SNCF, c’est la réforme de l’entreprise avec notamment la transition du statut d’établissement public de caractère industriel et commercial (EPIC) à celui de société anonyme (SA). De ce fait, il a fallu réattribuer des postes d’administrateur aux représentants de l’État au conseil d’administration de la nouvelle SA. Décision a été prise de se séparer de tous ceux qui pouvaient prétendre avoir une bonne connaissance du secteur ferroviaire, dont je faisais partie. Il n’y en a plus un seul. J’avoue être tombé de mon armoire, nous n’étions pas du tout au courant. Et le fait que je n’y ai pas été reconduit n’a pas été un cas isolé. Mais surtout, quasiment tous ceux qui ont été nommés n’avaient pas de réelle connaissance du secteur, de son économie et de son histoire… Les nouveaux nommés étaient dans le service public ou au sein de l’entreprise, ce qui bien entendu a une dimension positive, je ne dis pas le contraire. Mais enfin…

Comme je le disais plus tôt, il est important de redonner toute sa place au management stratégique, et pour cela les administrateurs comptent. La façon dont on les choisit, dont ils exercent leur rôle et leur capacité de dialogue avec le management… tout cela est déterminant.

Mon deuxième exemple, c’est celui de la « confrontation » entre Areva et EDF, avant qu’Areva n’explose parce qu’on avait changé à la fois de président et de directeur général. Dans les discussions, avant que cet événement ne se produise, l’un des administrateurs était à la fois administrateur d’Areva et d’EDF. Ce n’était pas n’importe qui et, dans l’État, les statures personnelles comptent aussi. C’est notamment grâce à cette stature et à son expertise qu’il avait les 2 mandats. Cet administrateur a rapidement fait remarquer que d’un côté l’intérêt d’EDF était de prolonger ses centrales, tandis que l’intérêt d’Areva était d’en construire… Il fallait donc bien que l’État actionnaire, à un moment donné, trouve l’équilibre nécessaire entre les deux. Cet administrateur était pourtant le seul à mettre sur la table ce sujet hautement stratégique. Il est certain que l’actionnaire qui se contente de regarder seulement les chiffres d’EDF va faire le choix de prolonger les centrales, alors que l’actionnaire d’Areva, lui, souhaiterait obliger la construction de nouveaux réacteurs. Il y a donc là un arbitrage stratégique à faire et c’est le rôle des administrateurs de soulever ces sujets en conseil d’administration.

VV : Mais encore faut-il qu’ils puissent le faire. Mais vous sembliez dire que c’est un exercice de plus en plus compliqué ?

F. R-T : Oui, les administrateurs doivent jouer ce rôle stratégique. Mais franchement, je trouve, de ce que j’en ai vu dans la dernière période, que la fonction au sein des entreprises publiques a été vidé d’une partie de son sens. Et ça alors que les administrateurs peuvent être un pont entre le management et les actionnaires – en l’occurrence l’État. Si la personne est reconnue dans le domaine, ça peut être un facteur d’échange, y compris avec les syndicats et le personnel.

Toutes ces grandes entreprises publiques sont issues d’une culture technique. Alors, on peut dire aux hauts fonctionnaires « vous êtes dépassés », mais à un moment, il faut aussi reconnaître que la culture de la maison est une culture technique. On peut dire : « j’aimerais mieux que ce soit une autre culture qui prime », mais une fois qu’on l’a dit, ça c’est bon pour le café du commerce, encore faut-il la respecter ! D’ailleurs, lors de la récente réforme de la SNCF, quand il a fallu nommer le nouveau PDG, on l’a complètement respecté cette culture, on a été chercher quelqu’un de l’entreprise et, si vous voulez mon avis, à juste titre. Avec les traumatismes qu’on venait de faire subir à cette culture historique, il était sans doute mieux que ce soit quelqu’un qui connaisse la maison. Par contre, quand ils ont nommé les nouveaux administrateurs, de ce que j’en ai compris, le ministère des Transports et de la Transition écologique n’ont même pas été vraiment associés aux nominations…

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