« Former pour répondre aux grands enjeux du siècle » : entretien avec Léa Douhard (Policy Lab de Sciences Po Paris)
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Après la soirée du 5 avril consacrée à la prochaine génération de designers des politiques publiques (voir le replay) et la vraie-fausse lettre de candidature à la direction du nouvel Institut national du service public, nous poursuivons notre exploration des formations qui cherchent comment préparer les femmes et les hommes aux problèmes contemporains. Léa Douhard est responsable du “Policy Lab” de l’École d’affaires publiques de Sciences Po Paris et elle a beaucoup à dire sur le sujet.
Vraiment Vraiment - Le Policy Lab fait partie de Sciences Po, lieu de recherche et de formation des futur·e·s dirigeant·e·s public·que·s. D’après toi, quels sont les défis que les politiques publiques - et donc ces futur·e·s responsables - vont devoir relever dans les années qui viennent ?
Léa Douhard - La liste est à la fois longue et connue. Agir maintenant, sans attendre, face au changement climatique, préserver la biodiversité, lutter contre les déserts médicaux, mieux défendre l’égalité des chances, réguler les réseaux sociaux, lutter contre les discriminations… Les étudiants sont avides que leur formation aborde ces défis et c’est la mission de Sciences Po depuis 150 ans d’intégrer les enjeux contemporains aux enseignements.
Au-delà de cette liste non exhaustive, ce qui me paraît être un défi au-delà des défis, c’est l’identification et la définition des nouveaux problèmes. Ceux qui ne sont pas encore formulés. Geoff Mulgan, le fondateur du NESTA au Royaume-Uni, définissait trois types de défis. D’abord, apprendre à résoudre les problèmes déjà connus. Ensuite, apprendre à résoudre les nouveaux problèmes - toute la liste citée plus haut, bien identifiée et dont on cherche à résoudre les problèmes en croisant les disciplines, en expérimentant, etc. Enfin, apprendre à identifier, définir et résoudre les problèmes qui n’existent pas encore. Par exemple, le cadre conceptuel permettant de traiter ensemble réchauffement climatique et inégalités sociales n’est pas encore posé au bon niveau. On a aussi des professeurs, à Sciences Po, qui aident à poser ce genre de cadre conceptuel, comme Bruno Latour.
C’est ce qu’on essaie de faire, au Policy Lab. Il s’agit moins de permettre aux étudiants de travailler sur des “projets innovants”, l’innovation” pouvant être un peu tout et n’importe quoi, que de leur donner des outils et des postures différentes pour résoudre les problèmes de demain, ceux pour lesquels la manière dont on les forme aujourd’hui, les savoirs qu’on leur donne, ne suffisent pas.
VV - Justement, quelles compétences te paraissent nécessaires pour relever ces différents types de problèmes - de ceux qu’on connaît mais qu’on n’est pas parvenus à résoudre encore, à ceux qui ne sont pas encore clairement cristallisés ?
A Sciences Po et en particulier à l’École d’affaires publiques (EAP), on forme les futurs dirigeants publics. Pour préparer au mieux les quelque 1500 étudiantes et étudiants que l’on accueille chaque année au sein des formations de l’EAP à leurs futures fonctions, nous devons dès maintenant intégrer les grands défis qu’ils auront à résoudre demain. Transition écologique, crises de la démocratie, transformation numérique : autant de dynamiques qui viennent percuter un certain nombre de certitudes et de méthodologies transmises en formation initiale. Eh bien, le rôle du Policy Lab est d’explorer les manières d’articuler la formation classique et les contraintes conjuguées de ces transitions en proposant des modules de formation innovants et professionnalisants. Par exemple, les étudiants ont la possibilité de développer des projets d’intérêt général concrets en lien avec des partenaires extérieurs avec l’Incubateur de politiques publiques ou le Certificat égalité femmes-hommes et politiques publiques. Ils participent aussi à des études de cas ou des simulations qui leur permettent de décortiquer des controverses publiques complexes et contemporaines.
Ce que je dis aux étudiants, quand ils postulent, c’est qu’il ne s’agit pas seulement d’avoir un truc sympa dans leur maquette d’enseignements. Je considère qu’on est dans une démarche de transformation publique : on est au bout d’un modèle global, et face aux crises, les vieilles recettes ne fonctionnent plus. Il faut former les étudiants à faire un pas de côté dans la façon de concevoir, de mettre en œuvre et d’évaluer les politiques pour répondre aux grands enjeux du siècle.
Au début de leur parcours, quand on demande aux étudiants ce qu’est pour eux l’innovation publique, ils ont deux réponses principales. Ils parlent de Guillaume Rozier, avec une vision très numérique et extérieure à l’action publique, ou disent qu’il s’agit d’appliquer les méthodes du privé dans le public - on voit ainsi la pénétration des principes du nouveau management public. A partir de là, on essaie de travailler avec eux à un décentrement vis-à-vis de ces premières visions, et à l’adoption d’approches plus critiques.
VV - Concrètement, qu’est ce que cela donne ?
Au sein de l’Incubateur de politiques publiques, qui est un des principaux programmes du Policy Lab, nous travaillons par exemple à ce que les étudiants développent le réflexe de penser de façon centrale à l’usager d’un dispositif, notamment en allant sur le terrain. Cette année, ils sont allés en immersion dans des hôpitaux, des écoles, des services municipaux, ils ont maraudé avec la Croix-Rouge, se sont immergés dans des musées… Ce n’est pas des choses dont ils ont l’habitude au sein de leur scolarité.
Nous essayons également de transmettre la capacité à répondre à un problème de politique publique en passant par un objet, via le prototypage - alors que pour eux, la forme la plus aboutie est l’écrit, la note, le “policy brief”. Faire valoir la valeur d’un objet pour répondre à un problème les sort de leur zone de confort et paradoxalement, au début, ils trouvent que ce n’est pas concret. Puis ils s’aperçoivent que c’est une manière d’aller vers les usagers et les agents, pour les faire réagir sur l’utilité ou au contraire la redondance éventuelle, d’une idée. Passer de l’analyse théorique à un objet, c’est un gros changement pour eux. Or, pour relever les grands défis dont on parle, la capacité à écrire et à faire des recommandations n’est pas suffisante.
Les fondamentaux de l’approche expérimentale font également partie du programme. Là aussi, c’est autant une question de posture que de compétences : accepter de tester la validité de son idée sur le terrain, recueillir et tenir compte des retours des citoyens, implique d’être capable de revenir sur ses présupposés et sur ce qu’on imaginait comme étant une bonne solution. Nous travaillons avec les chercheurs de la faculté permanente de Sciences Po pour croiser les méthodes du design et les méthodes d’expérimentation bien connues des chercheurs, mais qui ne sont pas habituellement appliquées à un objet.
Enfin, on leur apprend à travailler avec d’autres disciplines et d’autres corps de métier très différents. C’est, par exemple, le sens du travail avec l’ENSCI et avec des étudiants qui ont un parcours de futurs designers.
VV - Comment ça se passe, la collaboration entre des étudiants de Sciences Po et des étudiants de l’ENSCI ?
LD - Au départ, c’est un peu le choc des cultures, avec des stéréotypes énormes d’un côté et de l’autre. Les étudiants de l’ENSCI disent qu’au début, les étudiants de Sciences Po pensent qu’ils vont les aider à faire des powerpoint plus jolis ! La collaboration oblige chaque côté à expliciter les compétences qui peuvent être versées au pot commun : qu’est ce que mes compétences d’étudiant en design ou d’étudiant à Sciences Po peuvent apporter à un projet ?
Et puis, côté Sciences Po, c’est complètement révolutionnaire de travailler avec des gens qui, en quelques minutes, vont commencer à dessiner, à prototyper une interface ou un objet. Un étudiant parlait aussi de la différence entre les manières de réfléchir avec de jolis mots, en parlant de la “réflexion linéaire” des Sciences Po et de la “réflexion en nuage” des futurs designers.
Ce qui est sûr, c’est que tout ça s’inscrit dans les envies de bifurcation des étudiants, de chaque côté, qui ont envie de mettre leurs compétences au service du bien commun en inventant des parcours un peu moins linéaires et attendus. Un autre point commun est le flou autour du type de métier “dans” et “autour de” l’action publique auquel ces formations donnent potentiellement accès. Il y a encore peu d’exemples de parcours, peu d’informations, et peu d’endroits où faire un stage en dehors par exemple d’agences comme Vraiment Vraiment ou Où sont les dragons. Même si je reçois davantage d’offres ces derniers mois, y compris au sein d’acteurs publics comme la Direction interministérielle de la transformation publique.
VV - Après une telle formation, les étudiants trouvent-ils des débouchés à la hauteur de leurs attentes ?
LD - C’est difficile d’avoir du recul à ce stade, mais ce qu’on observe est qu’après tous les efforts de Sciences Po pour diversifier les profils “à l’entrée”, il y a aujourd’hui clairement un enjeu de diversifier aussi les parcours à “la sortie”, à deux niveaux.
D’abord, celui des nouveaux métiers de l’action publique, ceux dont on ne parle pas aux étudiants et pour lesquels il n’existe aujourd’hui aucun référentiel, aucune carrière “type”, aucun concours spécifique. C’est le cas, par exemple, des métiers du design des politiques publiques.
Ensuite, il y a les nouvelles manières d’exercer les métiers classiques de la haute fonction publique, notamment via les concours. Trois étudiants qui viennent de rentrer à l’INSP (l’école issue de la fusion de l’ENA, de l’INET, etc., ndlr) sont passés par le Policy lab, et témoignent de l’influence que ce passage a eu dans leur vision des politiques publiques et dans leur manière d’envisager leur carrière. C’est un enjeu fondamental, ici : comment donner aux étudiants des éléments de posture différents, et les moyens de les garder tout au long de leur parcours de formation puis professionnel.
C’est pour ça, notamment, qu’on s’appuie sur le design. L’idée n’est pas de fournir aux étudiants une réponse unique aux problèmes, mais de leur fournir un ensemble d’outils, de méthodes, comme autant de petites graines pour la suite. On travaille sur l’adoption de réflexes qui pourront servir dans le moyen et long terme. Ensuite, c’est aussi notre rôle de travailler avec les écoles qui préparent à la haute fonction publique et avec les futurs recruteurs, pour que ce qu’on essaie de faire ici puisse être poursuivi, que les transitions soient assurées.
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