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Que peut l’Etat face à l’impensable ?

Temps de lecture : 5 minutes

Le 3 octobre 2020, la Chaire « Transformations de l’action publique » de Sciences Po Lyon tenait ses premières rencontres, sur le thème « Avant, pendant, après la crise : l’action publique face à la pandémie.« 

L’équipe de la Chaire avait demandé à Romain Beaucher, co-fondateur de Vraiment Vraiment, de traiter la question « Que peut l’Etat face à l’impensable ? ». Voici la vidéo et le texte de son intervention.

« Nous sommes confrontés à un désastre que je n’ai jamais connu. »

Christian Estrosi, 3 octobre 2020

Je m’appelle Romain Beaucher, je suis co-fondateur d’une agence de design des politiques publiques, Vraiment Vraiment – c’est son nom, et je viens du Morvan.

Deux endroits où l’on aime les histoires et j’ai donc décidé, ce matin, de vous en raconter une, que je tiens de mon fils, qui avait 4 ans en 2020. 

Il sera une fois, vers 2042, un pays qui avait beaucoup souffert, au sein d’un continent qui avait beaucoup souffert, sur une planète dont l’habitabilité était en péril.

Un demi-siècle de troubles politiques, économiques et sociaux avaient éreinté la population ; et un demi-siècle de dé-gouvernement – au sens où gouverner, depuis le début des années 2000, revenait à affaiblir, saper, les moyens de gouverner – avaient brisé l’État et, plus généralement, les institutions. 

Quand au tournant des années 20 les effets du changement climatique s’étaient accélérés et intensifiés ;

Quand au tournant des années 20, la pandémie de covid avait fait exploser presque toutes les certitudes, conduisant le Président de la République de l’époque à faire un inhabituel et fondateur aveu de faiblesse, reconnaissant qu’on était entrés dans le territoire de « l’impensable » ;

Il avait fallu s’asseoir et penser différemment. Penser l’impensable ou, plutôt, se donner les moyens non seulement de penser l’impensable, mais d’y faire face, partout, tout le temps, car la survenue de l’impensable était devenue ordinaire

L’impensable prit, dans ces années 20, bien des visages.

L’incendie géant, pendant plusieurs semaines, d’une bande de 150km autour de la Méditerranée. 

La fréquence de mutation du covid, à peu près deux fois plus rapide que le rythme auquel les laboratoires parvenaient à un vaccin.

L’abandon de 10 des 31 millions d’hectare de surface agricole sur tout le territoire, principalement en raison de la disparition des exploitants, des sécheresses régulières et de la très forte intensification capitalistique du secteur.

Un peu avant 2027, avec l’accumulation et la conjonction des « crises », il ne fut plus possible de ne pas voir la réalité en face : dans ce nouveau monde, l’État était nu et les collectivités, guère mieux vêtues.

De quelle puissance publique, de quelles fonctions publiques, de quelle action publique, avons-nous besoin, pour protéger et émanciper dans ce nouveau régime climatique, sanitaire et social ? Ces questions furent au cœur des débats électoraux de 2027. C’était à la fois tardif et salvateur. 

Une fois n’est pas coutume, les élections furent remportés par celle qui avait mûrement réfléchi à ce sujet, avait expérimenté, hybridé, pris à bras le corps le défi. Dans les années  suivantes, la sphère publique a connu une métamorphose rapide, conduisant – en France comme dans d’autres pays du monde – à l’établissement de Devenirats – du latin devenire, devenir, là où l’Etat tirait son étymologie de stare, être – tels qu’on les connaît aujourd’hui.

Au contraire des États, fondamentalement conçus pour gérer davantage du même – notamment dans la relation extractive aux ressources dites naturelles et à « l’abondance », les Devenirats ont été conçus dès le départ pour adapter en permanence les réponses collectives à des contextes radicalement changeants. 

Nous manquons encore de recul historique, et les trajectoires des 65 Devenirats de par le monde sont très diverses, mais on peut déjà dessiner quelques caractéristiques qui leur sont communes et leur permettent, sans commune mesure avec les anciens États, de « faire face à l’impensable/ » 

D’abord, une volonté permanente d’élargir le domaine du pensable.

Du fait d’un compromis avec les conservateurs au moment de leur naissance, les Devenirats conservent en général une structure assez pyramidale.

Pour faire face à l’impensable, ils cherchent à réduire le champ de l’impensable, de trrois manières distinctes et complémentaires au sein de la doctrine dite de la « dissidence créative » (expression de Yoan Ollivier, célèbre designer des années 20). 

  1.  La valorisation de la parole contraire.

Ce qui circulait au sein des Etats relevait avant tout de la consigne et de l’obéissance, créant du conformisme et de la fragilité. Au contraire, les Devenirats ont cherché à institutionnaliser la parole contraire, c’est-à-dire à valoriser et protéger systématiquement les avis divergents, les visions minoritaires, les hésitations isolées. Cela a permis une dé-moyennisation de la pensée administrative et une bien plus grande robustesse des décisions publiques, désormais prises dans des enceintes collectives favorisant la controverse. 

  • L’irrigation de la pensée prospective à des sources alternatives.


A la création des Devenirats, avec la montée des périls, ont été appelés à la table des discussions les plus sérieuses les troubadours, les poètes, les auteurs de science-fiction, les designers et, même, les chercheurs en sciences humaines. Cette troupe hétérogène est venue compléter les expertises des économistes et des statisticiens, contraints de partager leur pouvoir. 

  • La création de zones et de temps de réflexivité. 

« Que faisons-nous ? Comment le faisons-nous ? Est-ce que notre action est utile au collectif et atteint ses objectifs ? Comment faire mieux ? Quel bilan tirer de ce que nous avons fait ? » Autant de questions rarement traitées au sein des États, sauf sous l’angle de « l’évaluation » surplombante (et souvent budgétaire), et qui irriguent les enceintes des pouvoir des Devenirats. 

Ensuite, une nouvelle articulation entre verticalité et horizontalité

Dans un mouvement qui pourrait paraître contradictoire, mais s’avère en fait tout à fait cohérent, les Devenirats se sont donné les capacités à la fois de relever la tête et de tendre la main –  selon la doctrine dite de la « maturité ».

  1. D’abord, après des années de déliquescence de l’autorité publique, les Devenirats ont retrouvé une capacité à faire preuve d’autorité légitime sur des sujets précis de santé et d’ordre publics. Pour cela, ils ont dû renforcer le caractère démocratique des décisions et de leur contrôle (via les Parlements), organiser la montée en puissance d’une parole technique de l’administration qui soit plus crédible que celle du gouvernement, travailler la constance et la consistance de la communication publique. 
  • Ensuite, les Devenirats ont métamorphosé les administrations des anciens États pour en faire des réseaux fondamentalement partenariaux et symbiotiques. Pour « faire face à l’impensable » ordinaire, plus question de se tirer la  bourre pour savoir qui filera en premier des masques floqués. Les organisations, les processus, les outils, la formation des agents publics, ont été repensés et reconçus pour que, fondamentalement et au-delà des dispositions légales, le travail en commun à toous les niveaux soit qualitatif et fluide, que ce soit avec les anciennes collectivités locales (elles-mêmes souvent métamorphosées en « communs locaux »), avec les associations, avec les collectifs informels de citoyens/habitants, avec les personnes elles-mêmes.
  • Des capacités distribuées

A rebours des États qui avaient perdu toute capacité à anticiper et à agir avec pertinence, pour cause d’hyper-rétention des attributs du pouvoir en haut de la pyramide, les Devenirats misent par défaut sur la distribution extrême des capacités décrites jusque-là : chaque agent public – chaque professeur, chaque policier, chaque agent d’accueil et chaque infirmière, imaginez ! – et chaque collectif d’agents publics, est invité à appliquer les doctrines de la dissidence créative et de la maturité, c’est-à-dire à faire vivre la parole contraire, nourrir sa puissance anticipatrice de sources variées – artistiques, fictionnelles, scientifiques…, pouvoir faire preuve d’autorité légitime autant que savoir nouer des partenariats formels et informels en quelques heures… Le devoir de chaque agent public de jouer un rôle de « sentinelle », de chercher à capter les signaux faibles, est garanti. Surtout, leur droit de dire et d’être écouté, qui avait cruellement manqué, par exemple, aux soignant-e-s lors des épidémies de covid des années 20, est devenu inconditionnel. 

Ce sont, en fait, les principes fondamentaux du service public qui ont trouvé une nouvelle traduction au sein des Devenirats : pour que continuité, mutabilité et égalité demeurent face à l’impensable, il a fallu tout repenser.  

Voilà l’histoire que mon fils m’a rapportée et voilà, peut-être, ce que nous avons à construire dès maintenant. 

NB : Vraiment Vraiment est heureuse d’être mécène de la Chaire « Transformations de l’action publique » de Sciences Po Lyon, aux côtés de la Compagnie nationale du Rhône, de la SNCF, de Mazars…et avec vous ? contact@vraimentvraiment.com