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Le vélo, la campagne et le quotidien : trouple impossible ?

Temps de lecture : 25 minutes

A la campagne, les alternatives au trajet automobile à 90km/h paraissent bien rares, même pour quelques centaines de mètres. Par les chemins de traverse, cet article veut contribuer aux tentatives de moins polluer et moins dépenser. En se faisant plaisir.

Il existe plusieurs unités pour mesurer l’absurdité qu’il y a à déplacer une tonne de métal pour aller chercher le pain, déposer un enfant à l’école ou rendre visite à un voisin. En euros, bien sûr – ceux qui restent dans les porte-monnaies à la fin du mois une fois les deux ou trois pleins mensuels soldés. En émissions de gaz à effet de serre – celles qu’on peut se permettre avant la fin d’un monde habitable. En silences dans les sommets internationaux – tous ces petits et grands arrangements avec les exportateurs et producteurs de pétrole ou de terres rares, rarement à la pointe des droits humains. En hectares d’espaces naturels ou agricoles – ceux qui sont artificialisés par le bitume qu’on continue de vouloir dérouler, partout.

En ville, cette absurdité est particulièrement criante et l’idée commence à infuser plus ou moins sérieusement les politiques publiques. A la campagne, où le souvenir des transports en commun s’est estompé depuis longtemps (quand il y en a eu un jour !), on est loin d’avoir commencé à attaquer le problème de la réduction de la part des déplacements réalisés en voiture à la hauteur des besoins. 

Historiquement, les promoteurs de la mobilité à vélo prônent le doublement de toutes les départementales par des voies cyclables sécurisées. Quel pied ce serait ! Nous sommes infiniment pour, bien sûr. On peut néanmoins considérer que la prise en compte d’un certain principe de réalité impose de réfléchir à quelques voies complémentaires – sinon alternatives – en attendant que cet investissement à 20 milliards d’euros inonde notre vie quotidienne de joie. A l’instar de la FUB, qui vient de produire une note passionnante sur la sécurité des cyclistes en milieu rural

Notre hypothèse ici est que, si la majorité des trajets de moins de trois kilomètres hors agglomération se fait en voiture, ce n’est pas tant par paresse que parce que toute autre expérience y est insoutenable. Cet article illustré a l’ambition de contribuer à inverser la tendance à court terme, dans des équations budgétaires et culturelles réalistes. On se permettra, pour y parvenir, quelques détours historiques et techniques – parce qu’on a la place, le temps et qu’on aime ça. 

Bien entendu, le changement vers des mobilités durables à la campagne ne se limite pas à ces courts trajets et de nombreux autres leviers que le vélo et la marche sont à mobiliser : en témoigne la très riche et concrète boîte à outils du Céréma pour la mobilité en zone peu dense.

L’impasse du tout-voiture à la campagne, fruit d’une culture et de choix publics 

Les déplacements ruraux ont été confisqués par la voiture après des siècles pendant lesquelles les voies furent partagées – entre piéton·ne·s et chariots, chevaux et, plus tardivement, vélos. 

Il ne s’agit pas de verser dans la nostalgie de ces époques laborieuses mais de chercher à comprendre comment nous en sommes arrivé·e·s à une situation dans laquelle aller rendre visite à la voisine à pied est, au mieux, une expérience pénible, au pire, une inconsciente prise de risque – dans les deux cas, quelque chose que l’on ne fait pas, pour peu qu’elle habite à quelques centaines de mètres de route. 

Le tissu rural, la compacité de ses bourgs, la distance des fermes aux lieux de distribution – le marché puis l’épicier du village – en bref, toute la géométrie compacte et dense (oui !) des formes rurales, ont explosé au 20ème siècle sous l’effet de la victoire sans partage de la voiture, qui s’est arrogée l’exclusivité des déplacements, distendant artificiellement le territoire.

Mon fils : “Pourquoi les gens ils marchent ici?”. L’automobiliste qui arrivera après confirmera l’incongruité de la chose avec d’insistants appels de phare. Tout le monde est d’accord pour admettre que les voies rurales ne sont faites pour rien d’autres que des voitures qui roulent à 80km/h.

Qui a ainsi façonné et entretient ce système viaire rural, et avec quels objectifs ? La ligne de partage des rôles en matière de routes est houleuse depuis la fin du 18ème siècle, écartelée entre centralisme – incarné, entre autres, par l’experte élite des Ponts et Chaussées – et velléités décentralisatrices, sous la pression d’acteurs locaux qui se sentent mal accompagnés par les ingénieurs parisiens ignorants des spécificités locales. Au-delà des questions d’expertise, les routes représentent une patate chaude que se refilent les acteurs publics depuis 40 ans, et on les comprend : une fois qu’elles sont construites, elles coûtent très cher à l’ entretien et elles souffrent de cette malédiction partagée par presque tous les dispositifs publics, qui veut que si la construction et l’inauguration sont politiquement rentables, la maintenance, elle, est ingrate.

Si l’on exclut les autoroutes, coûteuses mais marginales tant en longueur (10 000 Km d’autoroute pour respectivement 400 000 et 600 000 de “route” et de “rues”) que dans les usages quotidiens, les rôles en matière de routes tendent vers une répartition entre les “rues” aux communes et intercommunalités, et les “routes” aux départements (même si sur certains territoires, la domanialité communale reste forte). Ces derniers ont notamment hérité d’une grande part des voies rapides nationales et gèrent 380 000 kilomètres de routes départementales – un chiffre à peu près stable depuis 30 ans.

L’échelon communal (ou intercommunal) ramifie et “tire des rues” jusqu’aux adresses, ce réseau grandissant de façon inquiétante du fait de l’étalement urbain (de presque 1% par an depuis le début du siècle). Les communes, la plupart du temps en quête de nouvelles·eaux habitant·e·s, n’ont pas d’autres choix que de desservir les nouvelles adresses, tout en cherchant à contenir le linéaire de voies pour des raisons économiques : le kilomètre de rue et sa promesse d’aménités minimums – éclairage, trottoir, plantations, accotements, évacuation des eaux enterrées – coûtent beaucoup plus cher que la route.

Parlons, justement, des routes. L’effort des départements – leur énorme et 1er budget d’investissement – se concentre sur la gestion du stock, un réseau “contenu” avec peu d’ouverture de nouvelles voies (qui, pourtant, permettraient de raccourcir les trajets). Avec l’avènement de la voiture et d’une mobilité sans effort, l’attention publique ne porte plus sur une ramification de « raccourcis » mais sur l’augmentation de la vitesse moyenne et du débit, dans une perspective strictement motorisée de la mobilité. La vitesse a vocation à faire oublier aux automobilistes les distances physiques réelles.

La recette de ce “confort de conduite” des automobilistes est faite d’une grande diversité d’ingrédients. Caractéristiques de voirie, rayons de virage, dévers de voies, largeurs des accotements, respect des clothoides (sorte de spirale de Fibonacci du confort de la conduite)… Ensemble, ils constituent les référentiels de construction et d’amélioration des routes. Normalisés, ils incitent à rouler vite. Or, on le sait, le partage de la voie tolère mal les différentiels de vitesse trop importants.

C’est implacable : plus la vitesse d’un véhicule est importante au moment de la collision avec une piétonne, plus la probabilité de causer le décès de la piétonne est grande. A 40km/h, elle est déjà de 50%, à partir de 55km/h, on est au-dessus de 90%. (Etude IBSR)

Or, sur ce réseau de routes, la “sécurité routière” est réduite à la sécurité des usagers qui se déplacent au sein d’un habitacle motorisé. En s’assurant que les automobiles peuvent rouler en tout point à plus de 60 km/h, on crée une insécurité qui exclut de fait les autres usagers possibles de la route – et ce n’est pas une ligne blanche continue ou quelques potelets de plastiques qui y changent quoi que ce soit. L’augmentation de la mortalité des cyclistes en 2022, bien plus importante dans les territoires ruraux qu’en ville, en témoigne.

Alors que seule une petite fraction des ménages possède une voiture à l’époque, les constructeurs (ici Berliet) ont très tôt été des prescripteurs de voies exclusivement consacrées à l’automobile. Sur ces illustrations, pas une seule piétonne ou cycliste (alors qu’il y a deux fois plus de cyclistes que de voitures à l’époque !).

On en arrive alors, pour développer les mobilités douces à la campagne, à ne pas voir d’alternatives à la construction de pistes cyclables tout au long des routes. Chantier titanesque ! On aime trop rouler en vélo pour ne pas en rêver et ne pas regretter que cela n’ait pas été rendu obligatoire il y a 40 ans, comme aux Pays-Bas via les “Masterplan Fiets”.

Mais soyons aussi des cyclistes réalistes : le coût comme la faisabilité technique et écologique d’une telle opération en font une chimère. Des portions gigantesques nécessiteraient de dispendieux ouvrages d’élargissement et de terrassement, l’arrachage de haies qu’on a déjà assez de mal à protéger, l’abattage d’arbres qui ont assez de problèmes par ailleurs. Sans parler des zones de montagne, petites ou grandes, où les routes sont jetées en travers des pentes.

Alors, que faire ? Nous faisons l’hypothèse que le binôme rue/route représente un appauvrissement par rapport à la diversité des formes de voies roulables et marchables, y compris au quotidien.

Nous avons perdu un répertoire viaire varié au profit d’options qui coûtent cher en elles-mêmes et qui sont faites pour convoyer des véhicules motorisés eux-mêmes chers et polluants. Focalisées sur ces deux rôles voyers, l’un se dédiant principalement à la vitesse des voitures, et l’autre ayant bien assez à faire avec ses rues coûteuses et les multiples plaintes qui viennent avec, les politiques publiques ont abandonné l’idée qu’il serait envisageable de se déplacer autrement qu’en voiture sur un “bassin de vie”. Et pourtant.

La possibilité d’autres voies, par les chemins de traverse 

“Ça va où, par là ?”

Les chemins pourraient représenter une alternative au tête-à-tête mortifère entre rue et route, pour le grand bonheur des cyclistes et, dans une certaine mesure, des piétons. 

Avec 1 millions de kilomètres linéaires, les chemins tissent le premier réseau de France et ont une qualité fondamentale pour une infrastructure viaire : un maillage sans pareil, avec une ramification qui est gage de distances courtes.

Mauvaise nouvelle, néanmoins : ces sentiers et chemins, agricoles ou ancestraux, ces routes déclassées, ont été largement oubliés, et rares sont celles et ceux qui connaissent leurs viabilités. 

Pour la plupart de ces chemins, en effet, personne ne sait plus dire où ils mènent et rien ne vous indiquera leur état – condition de leur cyclabilité et de leur marchabilité – avant que vous n’en fassiez l’expérience plus ou moins heureuse. Hormis chez quelques personnes âgées qui auraient pratiqué ce tissu rural à pied avant l’effondrement de la marche depuis les années 60, la connaissance collective de ce réseau dans toutes ses caractéristiques s’est nettement appauvrie.

Même la connaissance publique de ces chemins s’étiole : là où les spécifications des routes sont scrupuleusement consignées avec précision, le mot d’ordre sur les nouvelles bases de données – notamment BDTopo qui devient le référentiel des métiers de l’aménagement  – est de ne consigner que les tracésdont la fréquentation ou l’entretien ne fait aucun doute” et d’oublier en creux tout autre tracé qui présente un doute ou est en cours d’enfrichement. Si l’objectif de fiabilité est louable, les conditions de l’oubli sont bien là. Les chemins à vocation touristique et naturelle font exception et sont repertoriés, à commencer par les GR (chemins de grande randonnée), qui représentent moins de 3 à 4% des chemins, ainsi qu’une partie des chemins à vocation touristique ou sportive consignée dans les plans départementaux des espaces, sites et itinéraires (CDESI). Localement, on peut aussi noter quelques belles – mais relativement limitées – initiatives de communautés d’IGNRANDO ou des Offices du tourisme. De toute façon, ces itinéraires de “loisir” sont par essence faiblement intéressants pour la mobilité quotidienne : ils sont essentiellement sélectionnés pour leur éloignement des centralités, lorsqu’ils ont un objectif de découverte de la nature, pour leur dénivelé, lorsqu’ils s’agit d’itinéraires sportifs, ou pour leur sinuosités, bucoliques mais éloignés de l’efficacité que requièrent nos déplacements quotidiens.

Afin d’illustrer l’hétérogénéité et les lacunes de la connaissance des chemins, nous avons produit une carte de France sur la base de données OpenStreetMap. Cette carte recense l’ensemble des chemins et sentiers de la France hexagonale, en différenciant d’une part ceux qui ne sont pas qualifiés et d’autre part ceux qui semblent être propices à la circulation cyclable.

Ces derniers ont été identifiés sur la base des “tags” utilisés pour les qualifier et qui nous semblent caractéristiques de chemins cyclables : 

  • les différents tag décrivant l’état des sols (smoothness=good / tracktype=grade (1, 2,3 surface  = compacted ou surface  = fine_gravel.  Nous avons exclu surface=sand et surface = mud ). 
  • Les différents tag liés au vélo : cycleway=track , bicycle=yes ainsi que les chemins de VTT de niveau 0 et 1 (sur 6 niveaux mtb:scale) qui ne présentent aucune difficulté et pas de dénivelé important (mtb:scale:uphill=0).

Cette carte n’est donc pas en l’état un référentiel solide. Elle a pour objectif de mettre en avant l’hétérogénéité de la connaissance des chemins et les différentes communautés qui les pratiquent, et elle démontre l’ampleur du potentiel de desserte des chemins.

A défaut d’une connaissance collective et/ou publique des chemins, les applications de navigation routière font la loi en matière de trajets et, sans surprise, elles projettent un monde vue d’un habitacle qui roule sur du bitume : les processus de cartographie partent d’imagerie aérienne ou les algorithmes décèlent mal les fins et discontinus chemins puis ces données sont confirmées et qualifiées par les Google/Apple Cars qui parcourent et inventorient les voies, les vitesses, le stationnement, les commerces et même les bordures de trottoir. C’est donc un monde “depuis la voiture” qui nous est livré, dans lequel tout espace qui n’est pas carrossable est invisibilisé.

C’est aussi un trajet “contractualisé” qui nous est proposé par les applis : on sait non seulement que le tracé est adapté mais aussi combien de temps cela va nous prendre. Or, nous choisissons un parcours de mobilité en fonction du temps de trajet, du sentiment de sécurité et de la quasi-certitude qu’on ne devra pas “rebrousser chemin” du fait d’un obstacle ou de la mauvaise qualité de la voie. Ces choix se sédimentent et se routinisent. Et aujourd’hui, être piéton ou cycliste, même sans passer par des chemins de traverse, c’est nécessairement s’exposer à un trottoir qui disparaît ou à une magnifique piste cyclable interrompue sitôt une limite administrative franchie entre deux communes. Sur les chemins, c’est pire encore : à tout moment, le chemin s’arrête – propriété privée, arbre en travers, affaissement, végétation surabondante, mauvais drainage, ornières géantes d’engins d’exploitation forestière ou agricoles. 

Perte de connaissance collective et publique, dépendance aux applis des GAFAM pour nous déplacer : le cercle vicieux s’enclenche. La fiabilité des chemins est inégale et nous est inconnue, nous les empruntons donc de moins en moins, ce qui fait sortir leur état et leur continuité des préoccupations des collectivités locales, ce qui dégrade la fiabilité des chemins et leur connaissance. Une fois enherbé, le chemin est davantage sujet au grignotage par les riverains, souvent agricoles, et les communes se délestent sans y penser de ce trésor –  200 000 km de chemins publics auraient ainsi disparu en 40 ans

Un réseau de chemins qui possède des qualités intrinsèques

La disparition progressive des chemins de notre quotidien et de notre connaissance collective sont d’autant plus dommageables que ce patrimoine présente des qualités intrinsèques particulièrement précieuses pour en faire des alliés de la transition en matière de mobilité.

L’intelligence du sol et des usages séculaires pour mailler un territoire

Des décennies – plus souvent des siècles – ont façonné le tracé des sentiers et chemins sur la base de leur confort d’usage et de la moindre friction avec les éléments naturels. Les tracés les plus sinueux ont été poncés génération après génération, pour se tendre jusqu’à atteindre le meilleur rapport entre distance, dénivelé et qualité du sol. Telle que la raconte ce podcast, la façon dont les sentiers américains se forment et s’entretiennent illustre ce propos. La résilience physique des tracés a progressivement été optimisée, là en les appuyant sur une ligne d’enrochement particulièrement stable, ailleurs en les faisant passer par des sols et sous-sols naturellement bien drainés toute l’année. Ces qualités nous intéressent particulièrement en termes de cyclabilité et de marchabilité, offrant une bonne base de confort de circulation, notamment grâce à l’évitement de dénivelés inutiles. 

Par ailleurs, les chemins ont été façonnés par des usages multiples (agricoles, forestiers, commerciaux…), dont la reconnaissance d’une certaine efficacité à desservir des destinations populaires, aménités ou lieux de sociabilité. 

Or, même si la métropolisation et la croissance des aires urbaines ont redistribué les polarités du territoire, une partie des centralités historiques sont restées des destinations fortes ou ont vocation à le redevenir – comme l’incarnent les grands programmes publics “Action Coeur de Ville”, “Petites villes de demain” ou “Villages d’avenir”. 

A ce titre, une partie des chemins représente encore des trajectoires optimales vers des destinations du quotidien et offre ainsi des alternatives aux routes, qui peuvent se permettre de faire de longs détours en offrant l’illusion aux motorisé·e·s de s’affranchir tant des reliefs que des distances – un luxe que ni le cycliste, ni le marcheur, ni la planète ne peuvent s’offrir.

Si ce constat est sans doute moins spectaculaire dans les régions où le relief est un peu plus accidenté et où les routes principales ont davantage été tracées sur les chemins, précisément pour leurs qualités citées, il est particulièrement pertinent dans toutes les zones relativement plates où les routes ont été tracées au cordeau sans égard pour les contraintes topographiques. 

Herbes, petits cailloux et nids de poule : des filtres modaux frugaux

Les chemins et sentiers offrent “by design” des filtres modaux et des régulateurs de vitesse intransigeants (petites ornières, mottes d’herbe centrales qui frottent les bas de caisse…). Ceux-ci contrastent avec l’échec patent à réguler la vitesse sur route ou rue (35% à 75% d’infraction d’après le dernier Observatoire des Vitesses de l’ONISR), où toutes les coûteuses innovations (radars fixes, voitures radars, ralentisseurs divers…) semblent vaines.

La tolérance sur les petits excès de vitesse récemment annoncée par le Ministre de l’intérieur, avec la fin du retrait de point pour les excès inférieurs à 5km/h, perpétue l’idée que l’interprétation des limites de vitesse est largement à la discrétion des automobilistes. C’est particulièrement le cas dans les zones rurales, où les contrôles sont rares, vite signalés sur Waze, et où l’emplacement des quelques radars fixes est bien connu.

Ainsi, le chemin devient potentiellement de facto le seul espace en zone rurale où il est possible de marcher ou de rouler en vélo en desserrant les dents. 

Un support de biodiversité plutôt qu’une frontière

Si, du plus gros gibier aux plus petits insectes en passant par les batraciens et les rongeurs, les routes sont de notoires mouroirs pour la faune, elles génèrent également un appauvrissement de la diversité végétale et dégradent les sols. En effet, les gestionnaires s’accommodent mal de la grande diversité d’essences qui peuple les abords des routes et y préfèrent des peuplements homogènes, choisis pour ne jamais devenir trop grands ni déborder au-dessus de la route. Plus généralement, en quadrillant densément le territoire, les routes empêchent la continuité des bassins et des corridors écologiques, dont les travaux scientifiques soulignent le caractère stratégique dans la préservation de la biodiversité. C’est un des arguments des opposantes aux nouvelles autoroutes comme l’A69, et l’enjeu est tout aussi grand sur les réseaux routiers ordinaires (50-80-90 kmh) dont le linéaire est bien plus important. A l’inverse, non seulement les chemins ont un impact limité sur la mortalité de la faune ou la réduction de la diversité végétale, mais ils représentent même des refuges de biodiversité dans les paysages les plus anthropisés (monocultures, zone d’activités aux pelouses bien tondues, etc.) et, dans une certaine mesure, ils opèrent comme corridors entre espaces écologiques. Avec un entretien limité ou raisonné, les bords de chemins sont accueillants pour la micro-faune et les pollinisateurs qui sont également utiles aux activités agricoles adjacentes.

Une viabilité des chemins à reconsidérer à l’aune du numérique et de l’évolution technique des vélos

L’histoire du vélo précède celle des routes : le premier âge d’or du vélo (1890-1910) a lieu alors que seule une toute petite partie du réseau est couverte par des enrobés. En 1905, on compte 36 022 km de route empierrées et 2 144 pavées et seuls quelques lieux emblématiques comme Versailles, l’avenue Victoria ou Montecarlo bénéficient de “bitume”. 

Le vélo a donc été massivement utilisé à une époque faite avant tout de chemins aux revêtements variés, allant de la terre compactée à des roches plus ou moins grossièrement concassées.

Après un siècle de bitumage, deux évolutions techniques nous permettent de considérer la possibilité de remettre les chemins au cœur de nos mobilités quotidiennes à vélo : l’avènement des outils numériques au service de notre connaissance des tracés d’une part, et notre capacité effective à (bien) rouler grâce aux évolutions techniques du matériel à notre disposition d’autre part. 

Ne plus se perdre à vélo grâce à l’avènement de la cartographie numérique

Il s’agit là, en fait, de deux évolutions majeures : d’abord, la qualité des bases de données, ensuite, l’ergonomie des applications .

Grâce à une variété d’intérêts (cyclisme et randonnée pédestre notamment) qui ont poussé les contributrices à mieux qualifier les chemins, OpenStreetMap a réussi à dépoussiérer et établir un socle minimal de connaissances des chemins – même si cette connaissance demeure inégale. 

Par ailleurs, les efforts d’ergonomie des applications géolocalisées (Geovelo, Komoot, GMaps) mettent à la portée de chacun, ce que les cartes et GPS d’hier réservaient seulement aux randonneurs ayant des notions cartographiques et un sens de l’orientation. L’interface “turn by turn” rend n’importe quel smartphone très efficace dans un guidage qui prend par la main même les néophytes peu dotés en sens de l’orientation ou qui découvrent une nouvelle région.

Les interfaces des applis de guidages (Google Maps, Apple Plans, Komoot, Geovelo…) ont rendu accessible à tou·te·s la découverte des sentiers. Ici, il s’agit d’écrans de Komoot. 

Une nouvelle offre et une grande variété de vélos réellement “tous chemins”

La R&D dans le domaine du VTT de compétition des années 1990 a permis une meilleure maîtrise des plastiques et l’apparition de confortables pneus “ballons”, moins sujets aux crevaisons, légers et au rendement correct avec une grande variété de références maintenant déployées sur toutes les gammes de vélos.

Depuis 2010, les diamètres de sections de pneus ont doublé. Aujourd’hui, la plupart des vélos – du gravel aux électriques en passant par les cargos – roule avec des pneus de plus de 40mm de section qui étaient jadis l’apanage des VTT. Les faiblesses des premiers “vélos tous chemins” (les “VTC” des années 2000), qui n’allaient jamais bien loin sortis des voies bitumées, se trouvent ainsi compensées. La grande variété des postures et formes cyclistes (gravel, vélos-cargos, longtails, randonneuses et même une partie des vélos pliants), et sur une grande gamme de budgets, a en commun de rouler en pneus “confort”, ce qui ouvre de nouveaux horizons pour la mobilité quotidienne. 

Bien entendu, la démocratisation de l’assistance électrique ouvre également de nouvelles perspectives : elle permet d’aplanir l’expérience des micro-dénivelés ou les plus longues pentes, et d’accompagner la poussée quand le sol est légèrement meuble ou fait de gravier non consolidé. Sauf en haute montagne, le vélo à assistance électrique met à portée de tou·te·s le sentier rural moyen de 3 à 10 kilomètres et une batterie moyenne de 500wh vous poussera sur presque 1000 mètres de dénivelé positif.

A la faveur de ces évolutions matérielles, on voit d’ailleurs apparaître sur les chemins des cyclistes “non sportifs”. Certes, cela donne des trajets où l’on roule plutôt autour de 20 km/h qu’entre 25 et 30km/h mais la qualité du trajet en fait une alternative sérieuse aux routes : même si le trajet est plus long de quelques minutes, on préfère rouler sur un chemin où l’on ne se fait pas frôler par des voitures et des camions lancés à 80 km/h.

Propositions pour faire rouler au quotidien des vélos loin des routes 

La partie qui suit s’adresse aux acteurs publics, pour proposer des premières pistes d’action et de coopération en faveur du vélo du quotidien à la campagne.

Si vous n’êtes ni élu·e·s ni agent·e·s publics, mais que vous êtes convaincu, vous pouvez faire suivre tout ou partie de cet article auprès de vos décideurs locaux : peut-être que cela leur donnera des idées. 

Si vous voulez vous lancer dans la mobilité cyclable sans attendre leur mobilisation, vous pouvez pratiquer l’arpentage de votre bassin de vie en suivant les principes et les étapes très bien décrites dans ce thread twitter de Zerf

Enfin, si vous travaillez dans une collectivité rurale, une Région, un Département, à l’IGN, au Cérema ou au Ministère de la cohésion des territoires ou des transports, nous espérons que ce qui suit vous intéressera.  

Faire l’inventaire, ensemble, pour connaître les chemins et les itinéraires utiles 

On se prend ici à rêver d’une belle coopération entre différents acteurs publics, la société civile organisée, les professionnelles et les particuliers volontaires – un beau travail de transfo publique et de gouvernement ouvert, comme on en voit peu. Elle est techniquement possible, reste à la mettre en musique. L’IGN avec le soutien du CEREMA (dans son rôle d’intégrateur et fort de sa nouvelle gouvernance associant mieux les collectivités locales), pourraient être les orchestrateurs nationaux, pour créer les conditions d’un structuration homogène de la donnée orientée navigation et pour mettre à disposition des acteurs locaux des outils simples leur permettant de documenter et de qualifier l’état des chemins. 

Les collectivités locales auraient tout intérêt à se mobiliser, en confiant à leurs services techniques une mission et des outils leur permettant de participer à l’effort de cartographie fine ou même simplement en ouvrant des données existantes. On pense par exemple aux pistes DFCI (ou voies de défense des forêts contre l’incendie) des pompiers, qui font l’objet d’importantes campagnes de mise à jour et qualifient très finement la viabilité des chemins pour leurs différents véhicules (largeurs de voies, pentes, points noirs etc.), et dont on pourrait très simplement déduire des informations de cyclabilité.

Les collectivités locales pourraient également donner mandat (et soutien financier) aux associations locales pour qu’elles arpentent, jalonnent et qualifient la cyclabilité et la marchabilité des chemins. Un des défis ici est de décloisonner et dé-spécialiser la qualification des chemins par pratique sportive (le VTT, la randonnée, le trail…), au profit d’une mise en commun des critères et des données. Les subventions devraient bien entendu être conditionnées à l’ouverture et au partage des données produites (à l’opposé de certaines pratiques qui penchent vers des formats de données propriétaire).

La mise à disposition et la formation des bénévoles – membres d’associations ou non – à des outils numériques simples de cartographie permettraient de mobiliser la multitude pour construire une connaissance harmonisée de l’état des chemins et hiérarchiser les itinéraires au regard des usages possibles. Une révolution s’opère sur des outils simplifiés de saisie géolocalisée qui permettent à tou·te·s, sans connaissance cartographique, de qualifier le revêtement de sol, la largeur d’un chemin ou son interruption à un endroit précis. 

Installez StreetComplete ou OsmAnd sur votre smartphone, et voilà : vous êtes cartographe et vous nourrissez OpenStreetMap en qualifiant les chemins !

Du coté de l’IGN, fort de sa très haute technicité cartographique, il y a autant un enjeu à dépoussiérer des vieux fonds cartographiques SCAN25 qu’à créer une nouvelle génération de données (notamment, mais pas que, à partir de du programme 3D Lidar) sur les tracés, l’état et la micro-topographie des chemins, ainsi que sur l’intensité des maillages et la “connectivité” des tronçons, la desserte de destinations, et la clarté sur les domanialités. 

Plus généralement en matière de données, on ne peut que saluer les dynamiques de standardisation de la donnée du récent Schéma de données d’aménagements cyclables (et son ingénieuse interopérabilité avec OpenStreetMaps) ou le plus ancien Geostandard des véloroutes et voies vertes qui vise à homogénéiser la qualification des voies vélo en site propre. Mais retenons que ce sont essentiellement des référentiels qui qualifient des aménagements cyclables “lourds”. Cela a le mérite de forcer les collectivités de départager le grain des « aménagements de peinture » que pratiquent encore beaucoup de collectivités. Il faudrait basculer sur un Schéma de données de la cyclabilité des voies : route, chemins, sentiers. Subtile nuance, qui demanderait d’agréger un peu plus de données (nombre de véhicules motorisés par heure, vitesse maximum et vitesse réelle, topographie, largeurs)

On devrait pouvoir y retrouver les largeurs de voies (peut-on y passer en vélo cargo, une remorque enfant ou même un vélo adapté?) la présence d’un enherbement central, l’état de surface du chemin. Et pourquoi pas des données dynamiques sur le drainage du sol, s’il est boueux en hiver ou comme nous en font la démonstration les helvètes qui intègrent en temps réel les fermetures de chemins sur l’appli nationale Swisstopo.

Hiérarchiser, choisir, investir dans les chemins et dans leur maintenance

Une fois l’inventaire fait au plus près des chemins, on pourrait prendre un pas de recul, à l’échelle des communes ou des vieux cantons (on n’a pas fini de les regretter, ceux-là, qui souvent correspondaient à des vrais bassins de vie), avec le soutien méthodologique des intercommunalités, des Pays et/ou des Régions (en fonction de qui se sent concerné par les mobilités douces à la campagne) et du Cerema, pour imaginer des plans de circulation territoriaux, au sens politique du terme. La récente et passionnante note “Assurer la sécurité des cyclistes en milieu rural” de la Fédération des usagers de la bicyclette (FUB) est à cet égard passionnante et très utile. 

Il s’agit de hiérarchiser les voies, peut-être d’accepter de déclasser certaines routes communales pour en réserver l’accès motorisé aux seuls riverains et agriculteurs, et de formaliser des cheminements pratiques (et non pas seulement touristiques) et sécurisés pour les cyclistes. Dans la Manche, des petites routes départementales seront bientôt réservées aux piétons et aux cyclistes, avec bien entendu les riverains. Au-delà de l’immense progrès et du confort ainsi offert aux mobilités douces, y compris pour des enfants ou des débutants, cette logique permettrait sans doute des économies substantielles aux collectivités locales en termes d’entretien du linéaire bitumé. 

Aux côtés de ces routes déclassées, les chemins identifiés comme stratégiques auraient un rôle majeur à jouer pour ramifier le réseau et atteindre une myriades d’adresses, y compris les plus éloignées des centralités. On est à rebours des annonces sur l’élargissement d’une route qui permettrait d’aller plus vite plus loin mais ne desservirait que très peu d’adresses et aurait l’inconvénient d’accélérer l’aspiration “par le haut” des éléments qui font la vie du territoire. Ici, on re-vitaliserait réellement les campagnes et leurs petites centralités commerciales, culturelles et administratives. 

Au fond, il s’agit d’inventer une politique publique des chemins bien distincte de celle – modeste – qui est adossée aux politiques touristiques. En effet, si les itinéraires touristiques et sportifs font l’objet d’une certaine attention (voir par exemple le programme de crowdsourcing des traces Outdoor Vision) et d’investissements des collectivités locales (et de 10 millions d’euros de l’État et du Céréma en 2023), on a vu qu’ils ne correspondaient pas aux critères d’un réseau de la mobilité quotidienne. Une fois les chemins à fort potentiel d’usage quotidien identifiés, il s’agit donc de construire des politiques locales d’aménagement et d’entretien. 

Les sommes en jeu sont sans commune mesure avec celles consenties pour les routes, mais elles ne sont pas nulles. Au-delà des enjeux financiers, il y a un savoir-faire local à reconstruire, d’entretien des chemins, avec des déclinaisons très matérielles : si on conçoit et dimensionne les voies selon les dimensions des véhicules et engins qui sont appelés à les construire puis à les entretenir, le parc automobile et machine des services techniques a pris du poids en retour et pourrait être bien en peine d’aller du jour au lendemain travailler sur les chemins, avec un usage des matériaux présents sur place autant que possible. Ici, des partenariats sont à construire avec les agriculteurs, posant avec toujours plus d’acuité la (juste) rémunération de ceux-ci pour les services écologiques rendus. 

Rendre accessible l’information pour des usages quotidiens 

Pour les acteurs publics, il ne s’agit pas seulement de garantir dans la durée les conditions de la production, de la structuration et de l’entretien de la connaissance sur les chemins : il s’agit aussi d’assurer les conditions de la médiation de cette connaissance auprès de toutes et tous. Pour cela, il nous semble important que la puissance publique réinvestisse le champ des rendus cartographiques afin de rendre lisible les informations, de les sélectionner et de les hiérarchiser, de donner à la lectrice les moyens de choisir les informations qu’elle souhaite ou non lire. 

Le travail de cartographe, souvent vu à tort comme une sorte d’agrégateur boulimique de données localisées, porte précisément sur ce travail de hiérarchie de l’information et de soin porté au rendu, en cohérence avec les usages souhaités et le niveau d’acculturation cartographique des usagers. Ce savoir-faire, qui n’existe ni au sein des collectivités locales ni au sein de la plupart des acteurs associatifs, porte autant sur l’extrême rigueur graphique des cartes papier que sur les styles graphiques des outils cartographiques numériques, qui doivent relever le défis de la cohérence et de la lisibilité dans un contexte de mouvements de zoom/dézoom continus. Google Maps et Apple Plans investissent d’ailleurs de grands moyens dans ces qualités graphiques et interactives et s’approchent maintenant d’une granularité de représentations proche du 1/1000e, notamment pour la navigation piétonne urbaine (on surveille avec Julien de Labaca le partenariat entre Londres et Google Maps sur la cyclabilité), loin devant l’ancien fleuron de l’IGN au 1/25000e.

Ce n’est pas d’hier que, chez Vraiment Vraiment, nous invitons les acteurs publics à résister à la douce tentation de déléguer aux GAFAM les usages cartographiques populaires (cf l’article “Espace public : Google a les moyens de tout gâcher — et pas qu’à Toronto”). Il nous semble a minima indispensable que les opérateurs publics, IGN en tête, investissent les usages peu solvables. Si Google Maps investit autant la cartographie de la ville et la cyclabilité urbaine, c’est pour mieux vendre la mise en relation des usagères avec des opérateurs de transport urbain (trottinettes, uber etc.) ou pour mettre en valeur des destinations marchandes. Rien d’aussi solvable dans nos mobilités rurales ! Aussi, au-delà de son rôle de producteur et grossiste de données, il nous semble important que l’IGN se positionne sur le “dernier kilomètre cartographique” à l’ère numérique, pour apporter dans les mains et le quotidien des gens des cartes et des rendus utiles (et beaux !) comme à la grande époque des cartes papier. 

Cela implique de relever deux défis. D’une part, tenir compte de la grande diversité des besoins des usagers potentiels en matière de rendus cartographiques numériques, avec des acteurs qui ont des enjeux techniques et sémantiques très variés. Cela implique aussi de gérer des rendus multi-scalaires, qui font le succès de Maps (on passe son temps à zoomer et dézoomer une carte numérique). 

D’autre part, il s’agirait de ne pas oublier la carte physique, papier, celle qu’on garde en souvenir d’une rando mythique, celle qu’on accroche à un mur chez soi ou dans une école, celle qu’on distribue dans le carnet de correspondance, celle sur la grille de l’entreprise… On accorde trop peu d’attention à l’accessibilité de ces objets, tant pour celles et ceux qui ne savent ou ne veulent pas installer une énième appli que pour celles et ceux qui sont mal à l’aise avec la navigation tactile. 

Carte artisanale des chemins cyclables réalisée “à la main” par Zerf 51 à destination de ses collègues de l’usine. On ne sait pas pourquoi cela ne fait pas partie des affichages obligatoires des entreprises. Surtout lorsqu’on connaît le coût par employée du foncier de parking.

L’actualité de l’IGN, et notamment les projets cartes.gouv.fr et MaCarte.ign.fr, semblent prometteurs – reste bien entendu à voir si les promesses sont tenues au-delà de la mutualisation d’hébergement et du re-branding. 

Un exemple de service public cartographique qui fait rêver : Swisstopo. Très accessible, avec une courbe d’apprentissage progressive, de magnifiques rendus du relief alpin, des outils hyper performants de planification d’itinéraire …et la fermeture des chemins vélo et piétons en temps réel. 

Pour conclure, rien de tel qu’un peu de mise en pratique participative ! N’’hésitez pas à arpenter vos contrées pour y repérer les chemins et sentiers qui mériteraient d’être mieux considérés dans les plans de mobilité des vos collectivités. A titre d’exemple, nous l’avons fait sur deux territoires ruraux : la Côte des Isles, dans la Manche, et le territoire au nord de Montpellier. 

Sur la Côtes des Isles – et comme dans beaucoup de régions littorales. Trois infrastructures routières desservent les centralités littorales. La très roulante D650 où les 80km/h ne sont jamais respectée. La D124 escarpée et aux virages aveugles dans le bocage ou le “chemin de Carteret”, route à peine transformée en mauvais chaucidou de peinture (tel qu’il est recommandé de ne plus les faire). Or, plusieurs chemins traversent l’arrière dune et les havres. Ils permettraient de relier de façon quasi-rectiligne toutes les communes de bord de mer (depuis Denneville en passant par Portbail jusque Carteret). Les chemins sont assez mal qualifiés par les cartes IGN et n’apparaissent pas dans les itinéraires touristiques. Certains tronçons mériteraient de petits aménagements (restauration du petit pont piéton, gestion du sable sur quelques tronçons etc.), mais globalement pour une fraction du budget d’une piste cyclable le tracé permettrait de relier 10 km de côtes et une demi-douzaine de bourgs/petite-villes.

Au nord de Montpellier, la nationale 109 et son prolongement dans l’autoroute A750 constituent la porte d’entrée de la métropole pour un large ensemble de communes péri-urbaines (Montarnaud, Vailhauquès, Murles, Saint-Paul-et-Valmalle, etc.). Trait d’union quotidien de travailleur·euses et lycéen·nes, cette infrastructure routière catalyse l’urbanisation (croissante) de ces villages et tend à canibaliser chemins et infrastructures secondaires. Or d’autres modes de déplacement sont possibles dans ce secteur. La départementale DE14 qui longe la nationale pourrait, par exemple, être requalifiée en voie cyclable pour sécuriser près de la moitié du trajet pour les usagers qui se rendent ou reviennent de Montpellier. Par ailleurs, les chemins qui traversent la garrigue – relativement bien entretenus – apparaissent comme des opportunités à la mobilité cyclable. L’Ancien Chemin de Fer Montpellier-Rabieux ou encore les cheminements qui sillonnent Bel Air – en particulier l’Ancien Chemin de Vailhauquès à Montpellier forment un réseau secondaire sous exploité. La toponymie de ces voies cachées ou oubliées ouvre la voie à une ré-appropriation d’un passé qui peut inspirer quelques leçons utiles à nos politiques actuelles de mobilité.

État de la connaissance des chemins sur OpenStreetMap

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Chemin probablement cyclable

Chemin sans qualification de la cyclabilité

Voie cyclable

Carte réalisée par Vraiment Vraiment avec tilemaker et mapboxgl.js, données OSM Novembre 2022

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1 mètre carré, 1000 usages : le plan et l’agenda

Temps de lecture : 7 minutes

Le plan spatial est au cœur du travail et de la négociation du projet architectural. Il nous semble important que l’agenda trouve aussi une place au cœur de tout projet de construction/rénovation : ordonner dans le temps d’une semaine ou d’une année des usages qui « s’enchaînent » dans un même espace est indispensable pour intensifier utilement les usages des mètres carrés. 

Cet article de Vraiment Vraiment est paru dans le dossier de Construction 21 « Intensifier les usages des mètres carrés de nos villes » coordonné par Eléonore Slama et Sylvain Grisot.

Les acteurs d’un projet architectural peuvent parler du plan pendant des jours – à juste titre, car il est par définition structurant. Les futurs occupants sont appelés à spécifier leurs besoins en termes de surface et de caractéristiques spatiales, avant que les contraintes budgétaires et techniques ne forcent à reconsidérer les ambitions de tout le monde. Une fois sorti de terre et inauguré, on s’apercevra peut-être que la salle d’animation périscolaire à côté de la bibliothèque était une bonne idée sur le papier…, sauf les deux soirs par semaine où le club d’échecs, avec ses joueurs concentrés, utilise, précisément, la bibliothèque. Ou que le clubhouse du gymnase aurait fait un parfait lieu de vie de quartier, si son accès n’avait pas été pensé exclusivement pour les trois associations sportives du gymnase.

C’est que le travail sur le plan, seul, est insuffisant pour favoriser des usages à la fois intenses et compatibles. Il est nécessaire, pour cela, de travailler également sur l’agenda du futur lieu. Et ce, dès les tous premiers stades de la conception du projet. Est-ce que l’entièreté de l’équipement aura les mêmes amplitudes horaires, même après 18 h, et même le week-end ? Comment prévenir les conflits d’usages d’espaces mitoyens qui se succèdent mal ? Qui doit être chargé de gérer cet agenda partagé d’espaces partagés ? 

Vraiment Vraiment n’a ni 30 ans d’expertise à faire valoir sur le sujet, ni de solution toute faite. Dans le cadre du projet de recherche « Lieux Publics Intensifiés » ou dans nos projets, nous explorons différentes façons de mettre « le planning » au cœur de la conception puis du fonctionnement des lieux qui se prêtent à la mutualisation et à l’intensification des usages (équipements scolaires, logements sociaux, bureaux, espaces publics…) à différentes phases du projet (programmation, maîtrise d’œuvre, etc.). Ce sont ces expérimentations, récentes ou en cours, que nous présentons ici. 

Dialoguer autour de l’agenda d’une bâtisse pour créer du lien social 

Vraiment Vraiment a accompagné une municipalité dans le Puy-de-Dôme dans la définition des nouveaux usages, les pistes de gestion et d’activation transitoires d’une bâtisse au cœur du village. L’actualité brûlante des enjeux des centres-bourgs, de ZAN, de bilan carbone des constructions neuves, obligent les collectivités à ne plus sélectionner des implantations d’équipement uniquement sur l’expansivité des volumes constructibles, mais à privilégier fortement la bonne adresse : quitte à ajuster le programme au regard des capacités de l’existant. Ici, un bâtiment d’à peine 100 m2 au sol, en périmètre classé, au carrefour entre la mairie, l’école et les commerces du bourg. Puisque les coques constructibles ne sont plus infinies ni malléables, ces politiques rurales gagneraient fortement à penser à la chronotopie de chaque pièce.

Les premiers échanges avec les habitants ont fait jaillir de nombreux besoins et envies : accueillir les personnes âgées isolées en hiver, loger des artistes et (télé)travailleurs de passage, héberger des activités sportives, d’artisanat, de soin, de loisirs… Dans le cadre d’une réhabilitation, la forte contrainte spatiale a forcé une réflexion autour de l’agenda, pour faire cohabiter ou se croiser tous ces usages différents. Les outils de discussion – de négociation dans cet espace contraint – avec les habitants doivent tout de suite poser la question de la granularité du quotidien. C’est le problème d’une programmation ouverte de lieu : on y projette rapidement la « grande » vie sociale, les quelques grands jalons de festivités annuelles. Mais pas les mille petites raisons qui en font une petite destination récurrente (le mercredi après-midi ou à 22 h, quand le café ferme et qu’il n’y a plus de lieu pour se retrouver), l’objet d’un petit détour, et à la fin, un lieu de rencontre quotidienne.

La photo illustre ici un des outils de l’agence pour aider habitants et associations à se projeter très concrètement dans les temporalités quotidiennes, hebdomadaires et saisonnières, à agencer tous les usages imaginés dans un même espace en fonction de leur fréquence, de leur saisonnalité, de leurs besoins, et surtout à éviter l’effet d’empilement programmatique « chacun son local, chacun son bureau ». À titre d’exemple : une des orientations chronotopiques que l’outil a permis de faire sortir, tant sur le projet bâtimentaire que sur le réaménagement de l’espace public, est sa résonance avec ce bref mais stratégique moment que représente la sortie d’école, quelques numéros plus loin. La superposition d’usages projetés, dans un temps contraint sur un espace étroit, a révélé le besoin d’élargir généreusement ce trottoir qui les lie pour en faire un parvis.

Pour favoriser la durabilité de ce cadre, le projet a conduit à élaborer un guide sur la gestion, à destination des porteur·ses de projet, dans lequel est détaillé la programmation (et donc la chronotopie des espaces), la création d’un métier de gestionnaire-concierge, des questions de gouvernance à envisager ou encore une stratégie économique pour le lieu.

Expérimenter l’ouverture du réfectoire à d’autres usages (et d’autres horaires) 

Dans le cadre de la construction d’un nouveau collège, Vraiment Vraiment est mobilisée aux côtés des architectes pour que le futur équipement consacre une attention particulière aux usagers et à leurs besoins. La question de l’intensification des usages en journée s’est vite imposée pour le réfectoire : la monofonctionnalité de cet espace, 2 heures par jour, 5 jours sur 7, contraste avec les nombreuses qualités architecturales qu’on lui prête : un espace généreux, lumineux, facilement accessible et capable d’accueillir bien plus que deux services par jour. Pour résoudre la difficile équation plus d’usages / moins de conflits de gestion, nous expérimentons actuellement sur un collège voisin l’utilisation du réfectoire en dehors des heures de service.

La donnée temporelle est la porte d’entrée pour comprendre le fonctionnement de cet espace, tout autant que l’outil de discussion avec les différentes parties prenantes (agentes d’entretien, conseillers techniques de la restauration, gestionnaire d’établissement…) autour de la question au cœur de l’ouverture du réfectoire : par qui, quand et comment est nettoyé cet espace dont l’usage principal nécessite une attention d’hygiène particulière ?

Nous avons enquêté sur les outils de gestion internes dont ils disposent, observé le rythme de l’espace in situ et travaillé en atelier sur un nouveau modèle de gestion.

En demandant aux agentes de raconter leur tâches quotidiennes, nous remarquons que celles avant la restauration et après sont interchangeables. En revanche, le réfectoire commence à être exploité dès 10h30.

Parallèlement, la discussion autour du planning des assistants d’éducation qui encadrent et surveillent un collège fait ressortir le manque d’espace pour les heures de permanence et la possibilité qu’un AED emmène un nombre précis d’élèves au réfectoire (élèves en demande d’espaces de détente au sein du collège…).

L’ensemble de ces données issues de la rencontre entre la donnée temporelle, le taux d’usage et la gestion nous permet de dresser le cahier des charges du réfectoire du futur. Une zone de détente y complètera l’offre d’espaces mis à disposition des élèves n’ayant pas cours dès 14 h. Elle doit être située proche de la sortie de la restauration pour éviter d’avoir à traverser les cuisines et/ou salir l’ensemble du self. Elle est délimitée car elle ne doit accueillir qu’une trentaine d’élèves pour ne mobiliser qu’un AED et est facilement identifiable (signalétique, mobilier de même couleur). Son mobilier doit tant permettre le repas que des activités liées à la détente en après-midi. La présence de cloisons mobiles permettra de protéger la ligne de self en dehors des temps du repas.

Pour l’entretien, il est décidé que les agentes nettoieront cette zone du self en amont du service (et non plus juste après). Pour éviter l’effet purée sur cahier, les collégien·nes du deuxième service ayant accès à cette zone attractive doivent en contrepartie nettoyer leur table grâce à une desserte mise à leur disposition et ainsi soulager le travail des agentes. Une convention claire sera passée entre les AED et les agentes de restauration. Il est même envisagé que le nettoyage des tables du réfectoire se fasse en amont des services et non plus à la fin.

C’est donc un nouvel espace qui a fait irruption dans la vie quotidienne de l’établissement grâce à l’analyse fine de la donnée temporelle. Ce travail, en cours d’expérimentation, a pour objectif d’affiner le scénario d’usage en le testant/amendant avec des usagers types afin d’acculturer en interne les services, infuser la mission mobilier, l’aménagement et le projet d’établissement du futur collège.

Légitimer tous les usages de la piscine via le calendrier

Utiliser le planning comme support de débat pendant la conception architecturale d’un équipement scolaire nous aura permis de transformer l’aménagement d’un espace pour assurer son utilisation tout au long de la journée. Pendant la programmation d’un équipement rural, il permet d’accueillir une palette d’usages variés. Dans ce troisième et dernier exemple, il légitimise une diversité d’usages : Vraiment Vraiment est intervenu pour aider à repenser l’offre de services et l’identité d’une piscine dans les Yvelines afin de reconquérir visiteur·euse·s et abonné·e·s, mais aussi d’en attirer de nouvelles·aux.

Dans un contexte où les usages « nobles » (= où la médaille est le principal indicateur de réussite d’une politique sportive) prenaient beaucoup d’espaces (= de créneaux de ligne d’eau) au point de créer du non-recours pour les autres usagers, il était nécessaire de revaloriser tous les usages, en les « dé-hiérarchisant », dans un lieu accessible et ouvert à tous·tes.  

Une première esquisse de l’agenda « spatial/temporel » (ci-dessous), réunissant sur la même illustration usages/horaires/plan a permis d’aboutir à une signalétique modulaire, affichée dans le hall aux yeux de tous (ci-dessous).

Signalétique modulaire, affichée dans le hall de la piscine.

Ce partage d’usages légitimes a facilité la compréhension de la cohabitation des usages (l’oisiveté/la compétition, la vitesse/la lenteur, la solitude/le collectif…) au regard des heures et lignes d’eau. En s’affichant au mur, le planning prévient les conflits entre des usagers/usages qui pouvaient paraître incompatibles et légitimise leur présence.

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Design d'intérêt général Espaces publics Urbanités

Logement social : les communs ne se décrètent pas, ils se conçoivent

Temps de lecture : 6 minutes

Depuis plus d’un an, Vraiment Vraiment accompagne Paris Habitat* aux côtés de l’agence Djuric Tardio Architectes dans la rénovation de la résidence Alphonse Karr (Paris 19e). L’objectif ? Réhabiliter les espaces communs et améliorer la qualité de service des logements. 

Dans cette résidence se côtoient de nombreuses familles, jeunes et enfants en bas âge. Mais la population vieillissante de la résidence et l’absence d’aménagements adéquats dans les cours d’immeubles rendent la cohabitation difficile. La place des enfants dans les espaces communs ne fait pas consensus et cristallise les tensions du voisinage. Ces derniers se retrouvent souvent évincés des espaces de jeu extérieurs – ils sont perçus comme perturbateurs par certains voisins, ou encore trop bruyants le soir et l’après-midi, habituels temps de repos pour les personnes âgées et les travailleurs nocturnes. 

Si les habitants sont nombreux à souhaiter accorder plus de place aux enfants, peu souhaitent les voir jouer sous leurs fenêtres. Alors, comment créer un cadre de cohabitation apaisée ? Cet exemple montre l’importance de réfléchir ensemble, pour inventer de nouveaux modes de gestion des espaces de vie “communs”, c’est-à-dire des espaces réellement partagés qui deviennent une ressource pour toute une communauté. 

Derrière la rénovation d’une résidence, il n’y a pas que des plans, mais tout une ingénierie sociale de l’habiter à repenser : les communs ne se décrètent pas, ils se conçoivent avec les habitants qui en ont besoin. 

Comment faire ?

Le partage des espaces communs à l’échelle d’une résidence, d’un lotissement ou d’un quartier ne va pas de soi, c’est un équilibre fin qui se construit avec les acteurs en présence, pas à pas, en se posant les questions concrètes de la vie quotidienne. En tant que designers et assistance à maîtrise d’usage (AMU), notre métier repose sur quelques étapes fondamentales. 

D’abord, nous observons (et écoutons) le problème : en déplaçant notre regard, en écoutant vraiment tous ceux qui ont des choses à dire – habitants, enfants, personnes isolées, techniciens, agents publics, adolescents… C’est ce que l’on appelle l’immersion. C’est sans doute l’étape la plus importante de notre démarche, car il faut être prêt à dialoguer, à observer, à être dans une posture d’écoute bienveillante et parfois de médiation, pour libérer la parole et l’écoute mutuelle, en allant jusqu’à observer les usages et mésusages – parfois même la nuit. C’est ainsi qu’à Alphonse Karr, nous avons compris que préserver des temps où les enfants profitent des extérieurs, c’est aussi préserver les seuls moments où les parents de familles monoparentales peuvent se retrouver au calme en surveillant leur enfant depuis leur fenêtre, tandis que les aînés peuvent faire leur devoir dans des appartements autrement surchargés.  

Ensuite, nous créons la communauté de projets sur laquelle repose la conception de solutions en allant vers les publics les plus éloignés des cercles de concertation et de participation habituels. Sans cette communauté, nous n’irions pas bien loin, car ce sont les usagers et habitants, c’est-à-dire les premiers concernés par le problème, qui sont le plus à-même de le résoudre. Dans les projets urbains, nous cherchons par exemple à capter des jeunes adolescent.e.s, des mamans isolées, des personnes âgées qui ne sortent presque jamais de chez elles, des adolescent.e.s ou jeunes hommes installés dans les halls. Nous avons vite compris que la résidence avait évolué en inadéquation avec leurs besoins car ils n’avaient pas voix au chapitre.  

Nous développons aussi une ingénierie d’atelier pour outiller la communauté de projet et mettre l’habitant-usager en position de contribuer réellement et concrètement, grâce à des outils accessibles et appropriables. Une fois le problème identifié à Alphonse Karr, nous avons organisé des ateliers de co-conception auxquels nous avons invité différents profils d’usagers, y compris ceux qui était contre la présence des enfants dans les cours, afin de réfléchir à la gestion partagée de ces communs. 

Cette méthodologie nous permet de croiser toutes les échelles : nous allons rencontrer les habitants, les gardiens d’immeubles, les gestionnaires de résidences, les agents municipaux. Lorsque l’on travaille sur un projet de rénovation, cette attention à l’articulation des échelles des usages est fondamentale. Par exemple, la question de la gestion des déchets démarre dans le placard de sa cuisine, passe par la ressourcerie de son quartier et l’armoire partagée entre voisins de palier, pour aller jusqu’au bac composteur géré par un collectif d’habitants. C’est à partir de cet enchaînement d’usages, trop souvent oublié par le travail des architectes, que le designer travaille pour apporter des réponses. 

Cette approche nous mène jusqu’à la question de la gestion des nouveaux services ou équipements imaginés avec les habitants. Souvent, les dispositifs communs ne fonctionnent pas car ils n’ont pas sollicité l’expertise d’usage des premiers concernés lors de leur conception, ou qu’ils n’ont pas été pensés à l’échelle du quotidien – les horaires de passage des habitants, les nuisances générées, les différents usages du jour et de la nuit… À la question de l’espace, nous ajoutons donc la question du temps des usages (c’est ce qu’on appelle la chronotopie) et celle de la gestion ultra-locale (par exemple en imaginant la nouvelle fiche de poste d’un gardien).

Une fois le diagnostic posé et une ou plusieurs solutions proposées, il n’est pas envisageable de demander à toute une résidence, à des usagers aux habitudes parfois très différentes et fortement ancrées, de faire évoluer leurs pratiques quotidiennes du jour au lendemain. Il faut tester les solutions conçues collectivement, en conditions réelles, pour les mettre à l’épreuve du quotidien et laisser le temps aux choses de s’installer, pour que la (ré)appropriation par les habitants advienne – c’est là l’ambition de l’urbanisme transitoire. 

Tout l’enjeu du test et du droit à l’erreur consiste à s’autoriser à mettre le doigt sur ce qui ne fonctionne pas pour que les solutions développées puissent être enrichies et ajustées. Pour en revenir à l’exemple des cours d’enfants, nous allons tester au printemps des heures de présence des enfants dans les cours à la sortie de l’école, ainsi qu’un mobilier créé sur-mesure pour permettre de déployer et replier facilement une aire de jeu. Cette microarchitecture permettra de partager l’espace, de sanctuariser des heures où le jeu est toléré et des heures de calme. La phase de test permettra aussi d’expérimenter la gestion de cette activité – par une association, un gardien Paris Habitat, ou un collectif habitant… On touche ici à la gouvernance des communs et de nouveaux modes de responsabilisation autour d’une ressource partagée.

En pleine crise énergétique, faire des habitant·e·s des partenaires de la rénovation

Ces projets d’aménagement nous montrent qu’il est nécessaire de sortir des murs du logement pour penser l’habiter, que des plans d’architecte ne suffisent pas à résoudre les questions du quotidien et que la réponse à la question “comment habiter ma résidence/mon appartement/mon quartier demain ?” ne saurait être uniquement spatiale. 

Un projet de rénovation réussi, c’est un projet qui reconnaît le pouvoir d’agir des habitants, qui les considère  comme des partenaires et les intègre pleinement à la démarche. C’est un projet qui pose la question des usages, des services, de leur gestion et de la réappropriation des logements. C’est un projet qui permet d’expérimenter sans imposer de nouvelles pratiques quotidiennes, en sortant d’une vision naïve de la collaboration facile de tous avec tous, qui adopte un principe de réalité pour imaginer les cohabitations au-delà du bâti. 

C’est pourquoi l’AMU et l’urbanisme transitoire ne sont pas une fin en soi, mais plutôt un véhicule pour nourrir le projet des architectes et maîtrises d’œuvre. Si l’architecture ne peut pas tout résoudre, notre métier est bien in fine d’outiller la vie et les usages dans le projet architectural à long terme. Alors que la crise énergétique va rendre la question de la rénovation du parc de logement social plus critique encore qu’auparavant, les bailleurs sociaux et les maîtres d’oeuvre ont à leur disposition de nouveaux outils pour faire des habitants des partenaires à part entière. 

*Paris Habitat est l’office public de l’habitat de la Ville de Paris.

Ce texte est initialement paru dans le n°80 de la revue Passion Architecture (avril – mai – juin 2022). Il a été marginalement modifié.

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Francis Rol-Tanguy : « L’État actionnaire doit retrouver une parole stratégique et technique »

Temps de lecture : 11 minutes

Avec la crise énergétique, la « sobriété » est entrée dans le champ de l’urgence. Les changements de comportements et les évolutions du modèle productif à opérer sont tels, que l’ensemble des leviers d’action de l’État sont fortement sollicités. Parmi ceux-ci, « l’État actionnaire » : pour en comprendre les ressorts, nous avons interrogé Francis Rol-Tanguy. Haut fonctionnaire (à la retraite), son parcours – dans les secteurs du transport, de l’énergie ou de l’écologie – l’a conduit à régulièrement représenter ou côtoyer l’Etat actionnaire. Réalisé avant l’annonce par le gouvernement du lancement prochain d’une offre publique d’achat d’EDF, cet entretien éclaire un champ de l’action publique pas toujours bien connu.

Vraiment Vraiment : Dans quels secteurs l’État est-il aujourd’hui le plus actif en tant qu’actionnaire ?

Francis Rol-Tanguy : Lorsque l’on regarde ce qu’il reste de participations de l’État dans des entreprises, elles se situent, en volume, essentiellement dans le champ du ministère de la Transition écologique, autour des transports et de l’énergie. Ces deux secteurs représentent près de 80 % des participations de l’État, à la fois en montant financier et en importance stratégique.

Les principales participations de l’Etat dans des sociétés (source : rapport d’activité 2020-2021 de l’Agence des participations de l’État)

VV : Au-delà même des secteurs, c’est le rôle de l’État comme financeur de l’économie et gestionnaire d’actifs stratégiques qui n’a cessé d’évoluer au gré des soubresauts de l’histoire politique et économique du XXe puis du XXIe siècle. Selon vous, quelle est la dernière évolution notable de la doctrine de l’État actionnaire ?

F. R-T : L’évolution qui me semble la plus importante au cours des vingt dernières années, c’est la création de l’Agence des participations de l’État (APE), en 2004. Nous arrivons au terme d’un processus de refonte de la doctrine de l’État en matière de participation.

Nous sommes passés, en quelques années, d’une doctrine et d’un partage des compétences entre les ministères dits techniques et le ministère des Finances à un rôle quasiment réservé à l’APE, à une doctrine financière de la gestion des participations de l’État en tant qu’actionnaire. Désormais, cette doctrine est incarnée pleinement par l’APE. 

VV : Qu’entendez-vous par doctrine financière ?

F. R-T : Jusqu’à la création de l’APE, le débat était équilibré entre des réflexions stratégiques du côté des ministères techniques et une réflexion financière du côté du ministère des Finances. Aujourd’hui, je trouve cette réflexion stratégique pour le moins assez faible, pour ne pas dire pire…

VV : C’est-à-dire ? Qu’est-ce qui caractérise cette faiblesse de réflexion stratégique de l’État actionnaire ?

F. R-T : Je constate qu’il n’y a pas un vrai comportement d’actionnaire, mais un comportement souvent très politique. Prenons l’exemple d’EDF : ce qui a été décidé à propos de l’entreprise publique, qui doit vendre davantage de sa production à un prix défiant toute concurrence au nom du dispositif d’Accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH), n’est pas un comportement d’actionnaire. C’est un comportement politique pour éviter que les concurrents d’EDF ne se cassent la figure. Naturellement, il faut essayer de protéger les participations de l’État et de faire monter le cours des entreprises qui ont un statut de société anonyme. Mais lorsque c’est coté en bourse, nous n’avons pas un vrai comportement d’actionnaire ! Nous sommes dans cette ambiguïté là… On reste dans une sorte de capitalisme d’État où, de temps en temps, la politique vient interférer, tandis que le reste du temps on laisse faire le management.

VV : Mais alors quelle place accorder au management de l’entreprise ? N’est-ce pas précisément le rôle de l’actionnaire – en l’occurrence l’État – de faire entendre sa voix pour mener à un renouvellement du management lorsqu’il ne lui donne plus satisfaction ?

F. R-T : L’histoire d’EDF est éloquente. On voit bien que, dans les dernières décisions prises, il y a un vrai désaccord entre le management et l’actionnaire. On est face à une décision de l’État actionnaire qui est franchement contraire à l’intérêt de l’entreprise. Il est donc relativement normal que le management se fasse entendre. Pourtant, dans le même temps, cela contribue à créer une crise de confiance qui est tout de même très préjudiciable à l’entreprise.

À l’inverse, sur les questions que j’évoquais précédemment, pour lesquelles je m’étonne d’une absence de réaction de l’actionnaire, si ça conduit à un désaccord avec le management, alors il faut changer de management. Là on serait dans un vrai propos d’actionnaire ! Mais ce n’est pas le cas aujourd’hui.

VV : Pour l’actionnaire, s’opposer au management sur la durée peut aussi se révéler contre-productif, voire mettre en jeu la survie de l’entreprise. Cela pose clairement la question de l’alignement des visions du management et de l’actionnaire, et on voit alors bien à quel point une dissonance peut desservir la mission d’intérêt général…

F. R-T : Il est clair qu’on ne fait pas non plus évoluer une entreprise contre l’avis de son management, ça c’est une règle quasi-immuable. J’ai vu de mes yeux le processus qui a conduit à la création d’EADS, dorénavant Airbus. Conduire un tel processus ne peut pas se faire contre le management. 

De la même manière, j’ai vu toutes les discussions qui ont fini par aboutir au découpage d’Areva et à la reprise par EDF de la partie de l’entreprise dédiée à la construction de nouvelles centrales nucléaires. Ces discussions m’ont parues pendant longtemps lunaires, parce que totalement opposées au management d’Areva. Le management a un vrai rôle à jouer, il ne s’agit pas simplement pour l’actionnaire de dire : « je change les têtes, ça suffit !” Si on veut de la continuité au sein d’une entreprise, publique comme privée, il y a une vraie attention à porter au management.

VV : D’ailleurs, pour EDF, cela ne se limite pas à des questions de management…

F. R-T : Oui… Et il y a des choses qui me sidèrent dans le comportement de l’Etat actionnaire à propos d’EDF. Les difficultés du modèle EPR sont désormais assez claires. Là, j’enfonce une porte ouverte, tout le monde constate que plus ça va, plus c’est cher. Mais cela n’empêche pas EDF d’annoncer un nouveau modèle. Or, on sait bien d’expérience que plus c’est gros, plus ça pose de problèmes et plus c’est invendable à l’étranger, parce que pour ça il faut avoir un réseau dont très peu de pays disposent. Il ne suffit pas de le produire, il faut le distribuer et le vendre. Le seul produit qui pourrait avoir une chance de fonctionner à l’international, c’est un réacteur de 1000 MW. Mais on a fait le choix d’un réacteur de 1650 MW et on laisse faire, alors que seules la Russie ou la Chine pourraient être acheteurs.

Sur un sujet aussi complexe que celui-ci, doté d’une forte dimension internationale, on permet à EDF d’inventer une solution franco-française… Mais ça n’a jamais fonctionné comme ça le nucléaire ! L’EPR existe parce qu’il a été coproduit par Areva et Siemens. Imposer à EDF de dire « vous n’allez pas faire un 1650 MW, sinon il n’y a pas de marché international », ça ce serait un comportement d’actionnaire. Il s’agit de soulever des questions comme celle-là. Mais un comportement d’actionnaire, ce n’est pas de laisser le management faire ce qu’il veut… À l’inverse, on va imposer de vendre encore plus d’énergie nucléaire à un prix cassé à ses propres concurrents. Ce n’est pas un comportement d’actionnaire ! Là, en l’occurrence, on ne peut que souscrire à la protestation du management.

VV : Mais alors où se situe le nœud du problème ? Du côté du conseil d’administration d’EDF et des représentants de l’État ? Du côté politique ? 

F. R-T : Le nœud du problème, pour moi, c’est justement qu’il manque cette parole que je qualifie de stratégique, qui vient porter un point de vue technique par rapport à des équations strictement financières. Tous ces sujets, qu’il s’agisse par exemple de choisir si l’on fait des futures centrales nucléaires surdimensionnées ou, au contraire, plus petites, ne relèvent pas, à ce jour, du domaine de l’APE. Ce n’est pas une critique vis-à-vis de l’APE, ce n’est pas dans ses attributions. Mais alors, soit on transforme cette institution pour lui donner cette capacité, soit on va la chercher là où elle devrait être, notamment du côté de la direction générale de l’Énergie et du Climat (DGEC).

VV : Selon vous, quelle voie serait préférable ? Où devrait être abritée cette compétence stratégique et technique ?

F. R-T : J’estime que les deux voies sont envisageables. Pour la seconde, cela impliquerait de (re)donner des moyens à la direction générale de l’Énergie, mais elle n’en a, aujourd’hui, ni le pouvoir ni la capacité. Je constate surtout que cette parole experte n’existe presque plus au sein de l’État. Ce qui conduit alors à laisser des responsabilités au management qui ne devraient pas être forcément celles du management. Il y a des décisions ou des orientations politiques qui vont bien au-delà de la responsabilité de la direction.

J’observe la même chose dans le secteur des transports avec des entreprises comme la SNCF ou la RATP. Pour que l’État conserve une certaine forme de contrôle, encore faut-il que les compétences soient présentes dans les directions générales comme celles des Transports ou de l’Énergie, au sein des ministères concernés. Or, on peut en douter aujourd’hui. Il ne s’agit pas simplement d’imposer un point de vue dans des arbitrages politiques, il s’agit avant tout de savoir le construire. Si vous allez à la direction générale de l’Énergie, les vrais spécialistes du nucléaire, aptes à discuter avec les directeurs techniques qui sont en face, comme par exemple avec le directeur de la stratégie d’EDF… ces spécialistes se comptent sur les doigts d’une main.

VV :  On se retrouve dans une situation où l’Etat est dépossédé de compétences techniques primordiales, ce qui va jusqu’à mettre en péril sa capacité à éclairer une stratégie indépendante… À quoi est dû ce manque de compétences du côté de l’État, selon vous ? Comment retrouver cette capacité déterminante au vu des décisions de long terme qui doivent être prises tant dans le secteur de l’énergie que des transports ?

F. R-T :  Je me demande constamment ce qui pourrait faire que, demain, l’État se redonne les moyens et une capacité d’avoir des échanges stratégiques avec les grandes entreprises dans lesquelles il possède des participations, au-delà des ratios financiers, avec comme objectif de défendre le bien commun que l’État possède dans ces entreprises au travers de son actionnariat. Ce n’est clairement pas facile.

Pour poursuivre sur le secteur de l’énergie, la direction générale de l’Énergie est bien évidemment le produit d’une histoire. Pour ce qui est du nucléaire, on a transféré beaucoup de compétences à l’Autorité de sûreté nucléaire au fil du temps. Ce qui prouve que nous disposons toujours de ces compétences sur notre territoire ! On pourrait donc tout à fait envisager de reconstituer ce capital de compétences au sein de l’État, si la volonté politique était là.

Mais une chose est sûre : dès lors que l’on parle de ressources humaines, il n’y a pas de bouton magique. Quand les gens – en l’occurrence les ingénieurs et experts – s’aperçoivent qu’ils n’ont aucun rôle, sauf de façade, au sein de l’État, ils partent faire autre chose. Si on veut reconstituer des compétences, ça prendra forcément du temps, ça ne se fera pas d’un claquement de doigts.

Il faut, pour commencer, redonner un vrai rôle à jouer aux ingénieurs et spécialistes au sein de l’État. En matière d’énergie – c’est quand même l’un des secteurs les plus stratégiques – nous sommes dans un système qui a été habitué à fonctionner en disant « avec 3 raffineries et 17 sites nucléaires, j’ai ce qu’il me faut pour fournir 80 % de l’énergie, et le reste c’est pas grave… ». Nous n’avons que peu de spécialistes des énergies renouvelables qui peuvent être de vrais interlocuteurs pour ceux qui font le solaire ou l’hydraulique aujourd’hui. Même les appels d’offres en matière d’énergies renouvelables sont sous-traités à la Commission de régulation de l’énergie, dont ce n’est absolument pas le métier ! Donc on la paie pour traiter les appels d’offres. Ça montre à quel point l’administration est réduite…

VV : L’est-elle seulement dans le secteur de l’énergie ou ce constat s’applique-t-il aux autres secteurs dans lesquels l’État possède des participations ?

F. R-T : On pourrait évoquer, dans le secteur des transports – autre secteur phare des participations de l’État –, la situation d’Air France. La direction générale de l’Aviation civile s’interdit toute réflexion stratégique et délègue à l’APE la redéfinition du secteur aérien. Pourtant, le moins que l’on puisse dire, c’est que c’est une bonne question, très stratégique ! Évidemment, les réponses ne sont pas évidentes. Alors oui, on a sauvé financièrement Air France parce que ça s’appelle Air France… mais ça va être permanent, on va constamment devoir remonter le capital d’Air France. 

Je peux comprendre le choix politique qui consiste à dire « je ne laisserais pas mourir Air France ». Mais enfin, avec quelle stratégie derrière ? Les impasses stratégiques sont exactement les mêmes que celles que l’on a vu il y 10 ans, ça n’a pas changé. Mais les bonnes voies stratégiques, on les connaît. Ce sont soit des alliances, voire des fusions, avec des compagnies du Golfe, soit un vrai projet européen, ambitieux. La France a les moyens d’injecter 1 ou 2 milliards par an pour que la compagnie survive. Mais à quoi bon ?

VV : La solution pourrait donc, selon vous, venir de l’Europe ?

F. R-T : Il y a l’idée que tout pays digne de ce nom devrait avoir une compagnie aérienne. Mais quand vous voyez les histoires d’Alitalia en Italie… Ça fait 20 ans que l’État italien continue à y injecter de l’argent. Alors, oui, la situation est pire que celle d’Air France. Mais la question centrale est en effet celle de la création d’un vrai opérateur européen, capable de rivaliser à l’international. Air France et Lufthansa sont des ennemis historiques, d’accord, mais nous avons bien réussi à nous allier dans la construction aéronautique !

VV : Les administrateurs d’une entreprise sont censés participer activement à la définition de sa stratégie de moyen et long terme. Cette impulsion qui mènerait à un projet européen pourrait-elle donc venir des administrateurs représentants de l’État, généralement de fins connaisseurs du secteur concerné ?

F. R-T : Sans doute en théorie, mais mon expérience personnelle récente en la matière n’est pas très encourageante. Je vais m’appuyer sur deux exemples. Commençons avec la SNCF : ce qui m’a le plus frappé sur la dernière période, en tant qu’ancien administrateur de la SNCF, c’est la réforme de l’entreprise avec notamment la transition du statut d’établissement public de caractère industriel et commercial (EPIC) à celui de société anonyme (SA). De ce fait, il a fallu réattribuer des postes d’administrateur aux représentants de l’État au conseil d’administration de la nouvelle SA. Décision a été prise de se séparer de tous ceux qui pouvaient prétendre avoir une bonne connaissance du secteur ferroviaire, dont je faisais partie. Il n’y en a plus un seul. J’avoue être tombé de mon armoire, nous n’étions pas du tout au courant. Et le fait que je n’y ai pas été reconduit n’a pas été un cas isolé. Mais surtout, quasiment tous ceux qui ont été nommés n’avaient pas de réelle connaissance du secteur, de son économie et de son histoire… Les nouveaux nommés étaient dans le service public ou au sein de l’entreprise, ce qui bien entendu a une dimension positive, je ne dis pas le contraire. Mais enfin…

Comme je le disais plus tôt, il est important de redonner toute sa place au management stratégique, et pour cela les administrateurs comptent. La façon dont on les choisit, dont ils exercent leur rôle et leur capacité de dialogue avec le management… tout cela est déterminant.

Mon deuxième exemple, c’est celui de la « confrontation » entre Areva et EDF, avant qu’Areva n’explose parce qu’on avait changé à la fois de président et de directeur général. Dans les discussions, avant que cet événement ne se produise, l’un des administrateurs était à la fois administrateur d’Areva et d’EDF. Ce n’était pas n’importe qui et, dans l’État, les statures personnelles comptent aussi. C’est notamment grâce à cette stature et à son expertise qu’il avait les 2 mandats. Cet administrateur a rapidement fait remarquer que d’un côté l’intérêt d’EDF était de prolonger ses centrales, tandis que l’intérêt d’Areva était d’en construire… Il fallait donc bien que l’État actionnaire, à un moment donné, trouve l’équilibre nécessaire entre les deux. Cet administrateur était pourtant le seul à mettre sur la table ce sujet hautement stratégique. Il est certain que l’actionnaire qui se contente de regarder seulement les chiffres d’EDF va faire le choix de prolonger les centrales, alors que l’actionnaire d’Areva, lui, souhaiterait obliger la construction de nouveaux réacteurs. Il y a donc là un arbitrage stratégique à faire et c’est le rôle des administrateurs de soulever ces sujets en conseil d’administration.

VV : Mais encore faut-il qu’ils puissent le faire. Mais vous sembliez dire que c’est un exercice de plus en plus compliqué ?

F. R-T : Oui, les administrateurs doivent jouer ce rôle stratégique. Mais franchement, je trouve, de ce que j’en ai vu dans la dernière période, que la fonction au sein des entreprises publiques a été vidé d’une partie de son sens. Et ça alors que les administrateurs peuvent être un pont entre le management et les actionnaires – en l’occurrence l’État. Si la personne est reconnue dans le domaine, ça peut être un facteur d’échange, y compris avec les syndicats et le personnel.

Toutes ces grandes entreprises publiques sont issues d’une culture technique. Alors, on peut dire aux hauts fonctionnaires « vous êtes dépassés », mais à un moment, il faut aussi reconnaître que la culture de la maison est une culture technique. On peut dire : « j’aimerais mieux que ce soit une autre culture qui prime », mais une fois qu’on l’a dit, ça c’est bon pour le café du commerce, encore faut-il la respecter ! D’ailleurs, lors de la récente réforme de la SNCF, quand il a fallu nommer le nouveau PDG, on l’a complètement respecté cette culture, on a été chercher quelqu’un de l’entreprise et, si vous voulez mon avis, à juste titre. Avec les traumatismes qu’on venait de faire subir à cette culture historique, il était sans doute mieux que ce soit quelqu’un qui connaisse la maison. Par contre, quand ils ont nommé les nouveaux administrateurs, de ce que j’en ai compris, le ministère des Transports et de la Transition écologique n’ont même pas été vraiment associés aux nominations…

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Agir avec Bruno Latour (2) – Ré-apprendre à faire politique

Temps de lecture : 9 minutes

Pour réfléchir aux “métamorphoses de l’action publique”, un petit groupe d’agents publics, designers, chercheurs et praticiens politiques se réunit régulièrement à l’invitation de Vraiment Vraiment. Le 9 mars 2021, ce groupe a eu le plaisir d’échanger avec Bruno Latour, Maÿlis Dupont et Baptiste Perrissin-Fabert pour chercher les ponts et le commun entre la pensée et les actions de Bruno Latour et de ses complices, et celles du groupe et de ses membres. Après un premier texte publié dans la foulée avec Mathilde François, Nicolas Rio, de Partie Prenante, propose ici une deuxième volet pour « agir avec Bruno Latour ».

En mars dernier, nous avions publié un article avec Mathilde François intitulé « Agir avec Bruno Latour » dans la foulée de la rencontre organisée par Vraiment Vraiment sur les métamorphoses de l’action publique. On y partageait la conviction que la pensée de Latour peut nous aider à s’orienter et à agir dans le nouveau régime climatique.

Neuf mois plus tard, deuxième volet de la série pour passer de la théorie à la pratique, en espérant qu’il donne l’envie à d’autres de prendre la plume. Après les territoires, la démocratie. Car les écrits de Latour encouragent à dépasser les constats fatalistes sur la crise de la démocratie représentative, autant qu’ils mettent en garde sur les limites de la démocratie participative. Ce que je comprends en lisant Latour, c’est qu’il nous faut ré-apprendre à faire politique, au local comme au national, élu.e.s comme citoyen.ne.s. 

Comme le précédent, ce papier est à prendre comme une réflexion en cours et une invitation à engager la discussion. Je ne suis pas un spécialiste de Latour, mais un praticien de l’action publique qui essaie, à tâtons, de voir comment on peut transformer la théorie en pratiques. 

Trouver les maux d’une démocratie mal-entendante

Des muets parlent à des sourds : voilà comment Bruno Latour résume les dysfonctionnements de notre démocratie. Écrit pendant le Grand Débat organisé au lendemain de la crise des Gilets Jaunes, son article dans la revue Esprit explique l’impossibilité du dialogue entre élu.e.s et citoyen.ne.s, du fait de la dépolitisation du débat public.

La formule a le mérite de ne pas pointer un coupable unique, en mettant en vis-à-vis les difficultés de l’État (ou des collectivités) avec celles de la société. Nous l’avions vu avec Manon Loisel lors de notre travail sur les élu.e.s locaux.ales : lorsqu’on parle de crise démocratique, chacun.e est tenté.e de rejeter la faute sur l’autre. Les citoyen.ne.s reprochent à leurs élu.e.s de ne pas les représenter, et d’être en décalage avec leurs aspirations. Et les élu.e.s reprochent aux citoyen.ne.s leur individualisme consumériste et leur désintérêt pour la chose publique (« la preuve, ils ne viennent même plus voter ! »). Latour dépasse cette opposition en montrant que le blocage est double « à l’émission comme à la réception. (…) Ni le « peuple » ne semble capable d’articuler des positions politiques compréhensibles par le gouvernement ; ni le « gouvernement » ne semble capable de se mettre à l’écoute d’une revendication quelconque. » 

Le deuxième intérêt de cette formule consiste à souligner les limites de la démocratie participative, pour compenser les travers du modèle représentatif. Il ne suffit pas d’inverser la logique : que « des muets tentent de s’adresser à des sourds », pas sûr que la discussion en devienne plus audible ! Si le dialogue apparaît impossible, ce n’est pas (seulement) parce qu’il manque des espaces d’échange, mais parce qu’on ne parvient plus à construire une parole politique. « Qu’est-ce qu’une parole engagée ou engageante par opposition à des paroles qui ressemblent à des clics sur un réseau social ? Pourquoi le prix à payer pour les premières est-il si lourd au point qu’elles semblent s’être tout à fait raréfiées ? Mais parce qu’elles ne proviennent aucunement d’un « moi, je pense avec conviction que ». Loin de venir des profondeurs de l’individu, (une parole politique) doit continuer d’aller à la pêche de ce que les autres, plus loin dans la chaîne, en feront. » Parler politique ne peut être qu’un geste collectif : ce qui transforme une prise de parole en acte politique, c’est sa volonté de faire exister un acteur collectif capable d’en faire quelque chose. C’est sa capacité à élargir le « nous » à des personnes qui ne sont pas de la même opinion mais qui appartiennent au même tissu d’interdépendances.

Et c’est là le troisième apport de la réflexion de Latour : faire le lien entre crise de la démocratie et nouveau régime climatique. Si le dialogue entre le peuple et son gouvernement devient si peu audible, c’est que plus personne n’est en mesure de qualifier notre monde commun. Plus que la démocratie, ce qui est en crise selon Latour, c’est la notion même de « société » tant elle est associée au projet moderne : distinction nature-culture qui exclut les non-humains de la (vie en) société, frontières des États-Nations (et des collectivités) structurellement en décalage avec nos territoires de subsistance, construction d’un « appareil d’État » conçu comme un super-ingénieur en charge de la modernisation du pays… Il nous faut donc trouver d’autres moyens de définir ce qui nous unit, et ce qui justifie qu’on se dote d’une puissance publique pour veiller à l’habitabilité de nos territoires.

La formule présente un quatrième intérêt, autour de la place des non-humains dans la question démocratique. Les travaux de Latour nous encouragent à élargir notre repérage des inaudibles. Les muets désignent aussi bien les précaires et les migrant.e.s, que les arbres et les abeilles. Et la COP 2026 nous rappelle que les gouvernements sont aussi sourds pour entendre la colère sociale que les soulèvements de la terre. Inutile donc d’opposer les ami.e.s des bêtes et les défenseurs.ses des humains, car il s’agit du même problème : comment réussir à (faire) entendre toutes celles et ceux qui sont aujourd’hui réduits au silence ? 

Latour ne se contente pas de dresser le constat d’un dialogue démocratique impossible, il explore des outils (presque) opérationnels qui pourraient permettre d’en sortir. Je voudrais ici attirer l’attention sur deux d’entre eux : la cartographie des controverses et les cahiers de doléances

Les controverses pour remettre en mouvement la vie démocratique

Dans un monde de l’action publique structurée par l’injonction au consensus, l’approche par les controverses proposée par Latour apporte une bouffée d’air. Et si, au lieu de formuler des orientations générales, les projets de territoire se focalisaient sur la cartographie des controverses et leur mise en débat ? Cartographier une controverse, c’est partir de chaque point de friction de notre vie collective pour en repérer la diversité des parties prenantes, décrypter les arguments et les instruments qu’elles mobilisent, suivre les coalitions qui se forment (et se déforment) au gré des débats. C’est replacer l’incertitude au cœur de la démocratie, en sortant de la dissociation artificielle entre la science (qui serait en charge de dire le vrai) et la politique (qui serait en charge de dire le bon).

C’est surtout prendre conscience que la ligne de compromis ne cesse d’évoluer, en fonction notamment de la façon dont on formule le problème. C’est ce travail qu’on entreprend chaque printemps avec des étudiant.e.s de Sciences Po dans le séminaire « les mots d’ordre de l’action publique locale » animé avec Manon Loisel. Attractivité, lutte contre l’étalement urbain, revitalisation des villes moyennes… À chaque fois, on tente de déplier toutes les divergences qu’il y a derrière des mots d’ordre apparemment consensuels, pour tracer la transformation des politiques publiques et la recomposition des acteurs en présence. 

De la régulation des pesticides à la densification urbaine en passant par la décarbonation de l’économie ou la gestion des pénuries d’eau : l’action publique est pleine de controverses ! Mais le plus souvent, celles-ci échappent à la vie démocratique. Soit les controverses sont cantonnées à un débat d’experts dans des espaces feutrés, soit elles virent au conflit dans lequel la délibération peine à trouver sa place. Et quand les citoyen.ne.s sont saisi.e.s, ils.elles le sont sur des questions à la fois très générales et très cadrées, en faisant comme si la controverse n’existait pas. Le Grand Débat initié par Emmanuel Macron est l’archétype de cet art de l’esquive. La Convention Citoyenne sur le Climat aurait pu à l’inverse être un bon espace de mise en débat démocratique de la controverse sur la taxe carbone (reformulée en « Atteindre une baisse d’au moins 40% des émissions de carbone dans un esprit de justice sociale »). Mais les productions de la CCC ne nous disent rien (ou si peu) des désaccords qui ont agité ses membres et de la recomposition des lignes de clivage en son sein. Pourtant, comme le dit Pierre Charbonnier, l’écologie ne nous rassemble pas, elle nous divise. Ou plutôt, elle fait les deux en même temps ! Et c’est tout l’intérêt de la cartographie des controverses que de rappeler que les parties prenantes ont beau défendre des positions divergentes, elles appartiennent toutes au même problème. C’est le problème qui fait le public, ne cesse de répéter Latour en citant John Dewey.

Dans nos missions auprès des collectivités, c’est par la technique du débat mouvant qu’on parvient à réintroduire (un peu) de controverses. Le principe est simple : soumettre une proposition potentiellement clivante, en invitant les participant.e.s à prendre position physiquement (d’un côté les pour, de l’autre les contre) puis à échanger des arguments en laissant chaque personne libre de changer de position au fil du débat. Au-delà du contenu des échanges, le débat mouvant oblige les organisateurs à identifier les sujets de controverses et à en trouver la bonne formulation. On retrouve cette logique dans le format « tribunal des générations futures » initié par la revue Usbek et Rica, qui reprend les codes de la Justice pour structurer la controverse.

Des cahiers de doléances aux États Généraux

Pour repolitiser notre vie démocratique, Latour propose un second outil : l’élaboration des cahiers de doléances. Si Latour fait référence à cet exercice qui a précédé les États Généraux de 1789, c’est qu’il y voit un processus de construction de la chose publique (et donc un préalable indispensable à la République). Ce qui compte, c’est le travail d’écriture collective mené dans chaque canton pour définir des revendications communes à partir d’une description du territoire de subsistance. Au fond, on en revient au principe de l’éducation populaire (qu’elle se fasse sur les ronds-points ou au sein d’associations). En transformant des difficultés individuelles en indignations collectives, la discussion crée un lien politique entre les personnes qu’elle implique. « L’étrange propriété des énoncés politiques » nous dit Latour, « c’est qu’ils ont pour tâche –éminemment provisoire, risquée, fragile – de produire ceux qui les énoncent ! ». 

Ce lien politique ne s’arrête pas là, car tout l’enjeu de l’éducation populaire consiste à rendre possible la rencontre des personnes confrontées à un même problème avec d’autres personnes/institutions potentiellement en capacité de modifier cette situation, pour montrer qu’en dépit de leurs intérêts divergents, elles appartiennent à un même collectif. D’une certaine manière, on peut considérer que les rapports du GIEC et de l’IPBES sont l’équivalent des cahiers de doléances du nouveau régime climatique. En mobilisant les instruments scientifiques pour se mettre à l’écoute des non-humains, ils s’attachent à décrire leurs conditions d’existence et à qualifier leurs besoins d’action publique. En ce sens, ils contribuent à introduire les écosystèmes vivants à la table des négociations et à en faire des « citoyen.ne.s-capables-d’expression ».

C’est là qu’on aurait envie de pousser la proposition de Latour un cran plus loin, en essayant d’imaginer à quoi ressembleraient les États Généraux du nouveau régime climatique. Il avait bien essayé en 2015, avec la simulation de la COP21 intitulée « Make it work », où les délégations de l’Amazonie, des pôles ou des peuples aborigènes côtoyaient celles du Brésil, de la France ou des États-Unis. Mais le ton très policé de ce « théâtre des négociations » apparaissait bien pâle face à l’atmosphère des États Généraux de 1789, si bien restituée par Joël Pommerat dans sa pièce Ça ira, fin de Louis. Qui pour convoquer les États Généraux du nouveau régime climatique et qui pour y siéger ? Quel est aujourd’hui l’équivalent du Tiers États qui n’est rien mais qui aspire à devenir quelque chose ? La pièce de Pommerat rappelle que la tension des États Généraux ne fonctionne que parce qu’on ne connaît pas la fin : impossible d’écrire l’histoire si l’issue est donnée d’avance. 

Rendre la parole aux muets… et rendre l’ouïe aux sourds ?

La proposition des cahiers de doléances amène une seconde réserve. Lorsqu’on parle de crise démocratique, la plupart des propositions visent à « donner la parole aux muets » en favorisant l’expression citoyenne. Mais qu’en est-il des sourds ? Travailler la capacité d’écoute des élu.e.s et des institutions publiques apparaît pourtant comme une condition sine qua non pour rendre le dialogue possible. On peut même faire l’hypothèse que faire parler les muets sans rendre l’ouïe aux sourds ne ferait qu’accentuer la défiance dans la démocratie (hypothèse confirmée par la plupart des démarches participatives laissées sans suite).

Rendre les sourds entendant : plus facile à dire qu’à faire ! Sans avoir de solution miracle, je vois trois pistes à explorer :

  • La première porte sur l’importance des témoignages dans la vie démocratique, et la nécessité de renforcer leur place dans l’action politique. Le mouvement #metoo illustre la puissance politique du témoignage vécu, quand le récit à la première personne entre en résonance avec d’autres. La Commission Sauvé sur les violences sexuelles dans l’Église a montré que la méthode pouvait être répliquée dans un cadre plus institutionnel. C’est par sa capacité à combiner écoute des victimes et analyse quantitative que la CIASE est parvenue à rendre incontestable la dimension systémique du problème. Reprise par la Commission sur l’inceste, cette attention au témoignage des victimes permet de déplacer la responsabilité du problème. « On dit beaucoup qu’il faut parler, aller porter plainte… On le fait ! Mais le problème, c’est que personne n’écoute » relate une des personnes auditionnées. Et si on transposait cette méthode sur d’autres sujets, de l’état des services publics à la lutte contre les pesticides ? Et si on remplaçait les auditions d’expert.e.s par des témoignages d’expériences, quels en seraient les effets sur le débat politique et l’action publique ?
  • Une deuxième piste concerne le rôle des instances de médiations pour fluidifier le dialogue entre les citoyen.ne.s et la puissance publique (qu’elle soit incarnée par ses élu.e.s ou ses administrations), face à la saturation des guichets. La montée en puissance du Défenseur des Droits souligne la nécessité d’avoir des tiers pour faire entendre les protestations légitimes de citoyen.ne.s confronté.e.s à la surdité des institutions. Elle démontre aussi l’enjeu de combiner travail d’objectivation et prise en compte des ressentis subjectifs pour parvenir à créer une qualité d’écoute. C’est en tout cas l’enseignement qu’on tire du travail mené sur les sentiments d’injustice avec la Métropole de Lyon
  • La troisième piste consiste à transformer le fonctionnement des instances démocratiques. Des Conseils municipaux aux séances de l’Assemblée Nationale, les espaces délibératifs officiels sont souvent réduits à une fonction de caisse enregistreuse. Si les « représentants du peuple » continuent de s’exprimer dans ces Parlements, cela donne surtout le sentiment que nos élu.e.s sont condamné.e.s à s’écouter parler (parfois à leur corps défendant). Transformer l’expression politique en parole d’écoute, voilà sans doute le principal défi de notre démocratie. Ré-apprendre à faire politique vous disiez ?

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“Mettre fin au désencastrement entre numérique et politique publique”

Temps de lecture : 19 minutes

Dans le paysage complexe et parfois un peu morose des administrations centrales interministérielles, le programme Société numérique – intégré à l’Agence nationale de la cohésion des territoires depuis 2020 – occupe une place un peu à part. Doté de peu de pouvoirs et, au départ, de faibles ressources humaines et financières, il pilote aujourd’hui 250 millions d’euros du plan de relance dédiés à “l’inclusion numérique” et, surtout, il porte une vision du numérique et de la transformation publique fondée sur de nouveaux cadres de coopération entre l’Etat, les collectivités locales et la société civile, au service d’une “politique publique des communs” aux antipodes des avatars du nouveau management public. 

Repoussé à plusieurs reprises début 2021, cet entretien avec Pierre-Louis Rolle, directeur du programme SoNum, du programme Nouveaux Lieux Nouveaux liens et de la mission Incubateur des Territoires, nous tenait à cœur pour creuser un peu les recettes de cette aventure. Bonne lecture !

VV – En quelques années, la mission Société numérique est passée d’une équipe de 3 personnes avec 200 000 euros de budget annuel, à un programme de 15 personnes gérant, entre autres, 250M€ du plan de relance. Cette trajectoire “flash” est assez originale au sein de l’État. C’est quoi le secret ?

Pierre-Louis Rolle – (rires) Pas sûr qu’il y ait un secret, mais c’est intéressant de refaire le parcours et de voir ce qui a permis cette évolution, d’autant que chercher les conditions de la réplicabilité de notre expérience fait un peu partie de nos obsessions.

D’abord, nous sommes comme tous les agents publics : notre travail dépend de la volonté politique. Si on se retrouve à opérer une part aussi importante du plan de relance, c’est qu’à un moment  un ministre l’a porté et s’est battu.

Nous sommes aujourd’hui une quinzaine sur les trois programmes (Société Numérique, Nouveaux lieux, nouveaux liens et l’incubateur de services numériques, ndlr), dont une dizaine sur l’inclusion numérique, mais on a effectivement commencé tout petit. C’est ma prédécesseure, Orianne Ledroit, qui a structuré l’équipe et créé ce cadre de travail et cette méthode, qui ont généré beaucoup de confiance auprès des partenaires. 

A notre arrivée en 2016, dans une toute nouvelle agence au sein de Bercy, nous étions tous convaincus de l’intérêt du problème qu’on nous demandait de traiter. L’Agence du numérique regroupait alors plusieurs programmes plutôt gérés précédemment directement au niveau des cabinets (Plan Très Haut Débit, Mission French Tech), avec un très fort portage politique. Nous, nous arrivions pour travailler sur l’inclusion numérique, un sujet qui n’était pas encore à l’agenda public mais qui était ancré à la fois dans une forte tradition de l’éducation populaire et associative, avec des acteurs comme les FabLabs, les hackers space et toute cette culture de la bidouille, et dans plus de vingt ans d’expériences en médiation numérique. A ce moment-là, ce sont les collectivités territoriales qui commençaient à tirer la sonnette d’alarme sur un fait qui allait devenir de plus en plus prégnant, alertant sur la multiplication d’usagers mis en difficulté par la dématérialisation des services publics. 

VV – On peut dire que vous arrivez au bon moment ?

En fait, il y a eu une rencontre, un choc, entre plusieurs tendances et phénomènes : la dégradation de la qualité du service public déconcentré, des lieux qui étaient plutôt des lieux de culture numérique mais qui se retrouvaient à faire de l’action sociale avec de moins en moins de ressources, c’est à dire de subventions publiques, un plan de dématérialisation qui s’accélérait côté État, et nous, qui arrivions avec 384 000€ de budget sur une ligne de crédit de la Direction Générale des Entreprises, avec plein d’idées et de volonté. 

Toute la stratégie que nous avons mise en place a alors été de commencer par nouer des alliances, prenant la mesure de notre petitesse dans l’appareil d’Etat. C’est là que, quelque part, on a été amené à faire de l’innovation publique, par incidence et par manque de moyens : quand on ne peut pas faire, avec qui doit-on faire ? C’était une dynamique à lancer, en tenant d’ailleurs compte du fait que les GAFAM arrivaient en embuscade. De grands opérateurs de service public et des collectivités commençaient à signer avec Facebook ou Google, par exemple pour ouvrir des lieux de formation, en embarquant bien sûr au passage leurs technologies dans le bazar pédagogique qui se mettait en place. 

VV – On retrouve le lien à l’éducation populaire ? L’ambition de penser un numérique qui émancipe, un numérique de citoyens ?

En y réfléchissant rétrospectivement, on parle beaucoup de neutralité du net mais nous, notre mission, c’était de créer les conditions d’une neutralité pédagogique face à la technologie. Comment est-ce qu’on donne à chacun des clés de compréhension pour appréhender le numérique dans ses aspects les plus quotidiens comme les plus politiques ? Cela impliquait de se faire des alliés, de reconnaître le travail accompli par des acteurs historiques de la médiation numérique, et de chercher à créer une coalition avec de nouveaux acteurs. 

Ces impératifs ont notamment conduit à la création de la MedNum, la première société coopérative d’intérêt collectif avec l’Etat à son capital. C’est le premier dossier dont je me suis occupé en arrivant à SoNum. Certains acteurs historiques voyaient d’un mauvais œil que des startups ou des acteurs de l’économie numérique montent à bord. Pourtant, l’idée était bien de trouver un cadre de coopération entre l’État, les collectivités locales, des entreprises privées, les associations, qui garantisse cette neutralité pédagogique et la poursuite de l’intérêt général. La décision collective des acteurs a été très symboliquement prise lors des Assises de la Médiation Numérique qui se tenaient alors en 2016 à Mende, en plein hiver lozérien. 

VV – Concrètement, comment avez-vous réussi cette “mise à l’agenda public” du sujet de l’inclusion numérique ? 

Ça a été une des principales questions des débuts de SoNum : comment s’équiper pour préparer le terrain politique et administratif au traitement d’un problème public nouveau et le rendre intelligible pour une autorité publique ?

Il nous semblait avant tout nécessaire d’outiller les décideurs publics sur les enjeux d’inclusion numérique. Concrètement, ça signifiait soutenir les chercheurs et donner une visibilité aux travaux scientifiques menés sur ces sujets dans le domaine des sciences sociales et des études statistiques. Je pense par exemple au Baromètre du numérique que nous portons avec  l’ARCEP et le CGE (L’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse et le Conseil Général de l’Economie, ndlr) ou à l’enquête Capacity portée par le groupement d’intérêt scientifique M@rsouin sur les usages numériques des Français. Rapidement, nous avons lancé le Labo Société Numérique. J’ai bien connu le monde universitaire et cela me semblait essentiel de renforcer les ponts avec la recherche, y compris en recrutant dans l’équipe des personnes formées aux sciences sociales – nous avons d’ailleurs aujourd’hui trois docteurs dans l’équipe. 

Nous avons également adopté une démarche proche de celle du design des politiques publiques, en expérimentant d’abord à petite échelle – par exemple le Pass numérique, lancé d’abord dans quelques départements seulement – et en documentant notre action. Nous sommes un certain nombre à être des militants de l’open source, de la civic tech et de l’hacktivisme. Autant de cadres d’engagement dans lesquels nous avions le temps et l’habitude de prendre du recul sur notre action et notre méthode. Une fois arrivés aux manettes, après avoir beaucoup critiqué, nous nous sommes retrouvés dans une situation où nous avions une politique publique à imaginer et à mettre en œuvre, sans avoir le temps de réfléchir sur la méthode ni de prendre du recul, pour documenter. Au sein de l’Etat, clairement, ce n’est pas évident de faire et de documenter en même temps.

VV – Quel est le sens d’avoir le programme Société numérique, et donc cette politique publique de l’inclusion numérique, intégrée à cette grande chose qu’est l’Agence nationale de la cohésion des territoires ?

J’ai pris les rênes de cette petite équipe au moment de la création de l’ANCT par la fusion du Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET), de l’Agence du numérique et de l’EPARECA. De notre point de vue, cette fusion représente une opportunité de défendre l’inclusion numérique non pas comme la béquille de la dématérialisation, mais plutôt comme un levier de montée en compétence globale de la population sur le numérique, comme un moyen de large diffusion d’une culture numérique. Le numérique que l’on promeut est un objet politique et un levier de développement territorial, ce n’est pas un numérique subi. 

Notre intégration à l’ANCT s’est accompagnée d’un budget plus conséquent, a permis d’étoffer l’équipe, et a renforcé notre légitimité territoriale. Elle nous a permis d’avoir les moyens et la légitimité institutionnelle pour répondre présents au moment du plan de relance. À cet égard, l’ANCT est un objet intéressant. Il existe toute une littérature en sciences politiques qui décrit les effets pervers de “l’agenciarisation” de l’État – excusez l’anglicisme. Sans entrer dans les détails de ce débat, je trouve que l’ANCT est un objet qui permet de répondre à un certain nombre de ces critiques. C’est aujourd’hui une agence suffisamment souple qui constitue un bon outil pour créer des gouvernances partagées avec les collectivités et de développer des programmes souhaités par l’Etat en bonne intelligence interministérielle. Bien qu’elle reste une structure en construction, son organisation vient renforcer des administrations existantes et nous a donné de la liberté pour intervenir. C’est un objet institutionnel qui me semble adapté à la mission à laquelle nous devons répondre.

VV – Peux-tu présenter simplement la MedNum et APTIC à des gens qui ne connaissent pas bien l’écosystème de l’inclusion numérique ?

La MedNum, ce sont plein d’acteurs différents qui agissent pour la culture numérique des citoyens. Il y a les acteurs associatifs, des start-ups et des acteurs issus de la Grande École du Numérique qui arrivaient sur le secteur, des collectivités qui finançaient des actions et qui voulaient s’allier avec l’écosystème, des grands groupes notamment mutualistes, et puis l’Etat. Plutôt que de créer un énième COPIL, ou une association de la médiation numérique, nous avons créé une Société Coopérative d’Intérêt Collectif qui mélange tous ces acteurs, afin de développer des produits tech et de faire du conseil/service. L’État est sociétaire de la coopérative et il siège au Conseil d’Administration. 

Concernant APTIC, il s’agit d’un opérateur du Pass numérique. Le principe du Pass numérique reprend celui du chèque déjeuner, c’est-à-dire qu’on peut échanger des chèques contre des heures de formation au numérique. C’est à la fois un outil de consolidation économique du secteur, puisqu’on échange ces contre-marques dans des lieux qui auront été qualifiés par APTIC comme capables de mettre en œuvre ces services de formation, et à la fois un outil de ciblage des populations. Souvent, on a un double stigmate sur les lieux de formation au numérique : soit ce sont des lieux très “tech”, et on n’ose pas passer la porte, soit ce sont des lieux très sociaux et on se dit que “ce n’est pas pour moi”. Finalement, on manque toutes nos cibles. Avec le Pass Numérique, l’idée est de labelliser des lieux accessibles et non stigmatisants, où on est sûrs de la qualité de service, et de donner un titre qui a une valeur faciale de 50 à 100 euros. C’est valorisant et c’est incitatif. Il fallait un opérateur capable d’avoir des fonds publics et des fonds privés. 

VV – Ce qui frappe, quand on suit un peu l’histoire et l’action du programme Société numérique, c’est l’originalité du cadre de coopération Etat-collectivités territoriales-société civile que vous avez créé. Sans parler du reste de l’ANCT (certains élus locaux diraient que ce cadre manque à l’ancien CGET), ce n’est pas une modalité de relation courante au sein de l’Etat. Comment avez-vous fait ?

Pour nous, tout l’enjeu résidait dans deux questions majeures : “quels sont les bons cadres de coopération ?” puis “comment coder dans le dur les dépendances et les relations qui font qu’on s’auto-contraint dans une relation réciproque ?”. Signer une convention, ça ne suffit pas toujours ; donner une subvention, ça ne suffit pas non plus. Comment est-ce qu’on arrive à créer une ingénierie de la gouvernance qui permette de faire vraiment les choses, de produire du résultat ? 

Notre objectif n’était pas de créer un Rotary Club de l’inclusion numérique. Nous voulions éviter ce phénomène un peu “club”, d’où l’idée du coopérativisme, qui s’est présenté rapidement comme une solution souhaitable. La forme coopérative adoptée pour la MedNum nous paraissait intéressante pour le développement de projets numériques, notamment quand on voit comment sont produits les logiciels libres, c’est-à-dire par couches additives et avec une forme de démocratie participative interne. Nous voyions le secteur de l’économie sociale et solidaire comme un prolongement, comme un espace démocratique de discussion entre l’État, le privé et les collectivités. Il nous semblait qu’il y avait là quelque chose d’un peu nouveau à essayer. 

Bien sûr, ça n’a pas été facile. Nous avons essuyé les plâtres, par exemple avec l’Agence de Participation de l’État (APE), pour qui c’était nouveau et qui a été très bienveillante dans son accompagnement pour la structuration de la participation de l’État dans la MedNum. Il y a encore des éléments réglementaires qui créent des faiblesses, et nous continuons de travailler à leur amélioration. Et puis il ne faut pas idéaliser : cette architecture n’est pas LA solution pour tous les projets. Dans de nombreux cas, les marchés publics ou les GIP (Groupements d’Intérêt Public, ndlr) – pour ne citer qu’eux – sont des véhicules tout à fait pertinents. Il ne s’agit pas de tout basculer dans un objet entrepreneurial, même à but non lucratif. C’était en tout cas la première fois que l’Etat entrait au capital d’une SCIC.

Pour travailler avec les collectivités, la coopérative représentait selon nous une voie à explorer, et un moyen pour l’Etat de s’auto-contraindre et de poser sa propre minorité dans une gouvernance. Je le rappelle, l’objectif était de trouver le bon véhicule opérationnel pour obtenir des résultats en matière d’inclusion numérique. Comment est-ce qu’on met tout le monde d’accord ? Comment est-ce qu’on trouve le bon modèle économique ? Il fallait identifier les tiers- payeurs et les véhicules de financement agrégeant différentes sources, créer des conditions où les règles du jeu en matière de dépense sont claires, tout en respectant une logique d’intérêt général. Peut-être que sur des objets plus « tech » le véhicule SCIC s’avèrera plus pertinent, notamment dans une logique de coopérativisme de plateforme. 

VV – Est-ce que vous avez identifié soit des effets pervers, soit des faiblesses de ce nouveau mode d’action coopératif ?

Il faut particulièrement être vigilant par rapport à la commande publique, par rapport à la concurrence, ce n’est pas une solution magique… C’est difficile, aussi, de convaincre qu’il s’agit d’un objet pérenne. Encore une fois, on a essuyé les plâtres. Il faut qu’une organisation de ce type puisse s’insérer dans un écosystème ouvert, puisse dialoguer… Il ne s’agit pas de créer des monopoles d’État coopératifs. On est encore un peu sur une ligne de crête sur le montage de ces projets. Et attention, encore une fois, ce n’est pas la solution à tout. Peut-être que maintenant sur les projets plus tech comme je disais, ce serait plus simple et l’État n’aurait pas vocation à rester au sociétariat… Finalement, ce n’est pas tant la question du sociétariat de l’État qui est à mettre en avant, mais plutôt la pérennité de l’action, comme pour le maintien d’un logiciel libre par sa communauté.

Je n’ai d’ailleurs pas encore parlé de l’incubateur des territoires, qui est né au moment de l’intégration à l’ANCT et qui s’inscrit dans cette même réflexion : comment est-ce qu’on construit, sous maîtrise publique, des services numériques innovants, open source, de qualité, avec l’appui des collectivités ? Et qu’est-ce que ça veut dire pour la gouvernance d’un produit tech ensuite ? C’est là que notre réflexion rejoint celle du coopérativisme de plateforme, comme dans le cas de Mobicoop sur des questions de mobilité ou comme dans le cas, différent, de Railcoop sur une ligne de train. Ça interroge le rôle de la puissance publique dans ces coopératives. Je n’ai pas encore la réponse. On lance la réflexion sur certains produits tech portés dans le cadre de l’incubateur des territoires. On verra ! Aujourd’hui, l’incubateur des territoires opère sa propre ligne du plan de relance, dotée de 30M€ et dédiée à l’outillage numérique des collectivités.

VV – Vous mobilisez dans votre action des leviers très différents :  appels à projets, animation de communautés, investissement, incubation de services numériques, labellisation d’événements… Le tout, souvent, en lien avec les collectivités locales et les acteurs de l’économie sociale et solidaire. Vous êtes un labo du futur de l’Etat ?

Comme je le disais, nous faisons de l’innovation comme M. Jourdain. Il y a eu des contraintes, des volontés de faire, des rencontres, qui ont fait qu’on a dû prendre des chemins de traverse, en situation de rareté, pour arriver à nos fins. Au-delà, il y a toujours cette réflexion un peu continue sur la manière de garder une maîtrise publique dans la gouvernance d’un projet, sur la manière dont on ouvre sans diluer et sur la manière de créer l’irréversabilité des actions. Ces questionnements, ce sont nos moteurs. Nous avons pour cela plusieurs cordes à notre arc : le levier coopératif, j’en ai parlé, le levier collaboratif, quand nous organisons des grandes concertations comme pour l’élaboration du rapport sur la stratégie nationale pour un numérique inclusif, l’incubation, l’animation de communautés avec notamment Numérique En Commun[s] (NEC). 

NEC, c’est à la fois une communauté de pratique et une série d’événements. Un événement national, des déclinaisons locales. L’objectif est de croiser les mondes de la médiation et des cultures numériques, avec ceux de l’action sociale, des élus locaux, de l’open data, des agents territoriaux, de l’innovation sociale… Et d’organiser des évènements où, au-delà de la satisfaction de se retrouver, on travaille et on documente, on essaie de partager dans la durée. On crée du commun. La vraie ambition de notre travail, ce qui relie Société Numérique à l’incubateur des territoires en passant par Nouveaux Lieux, Nouveaux Liens, c’est de participer de l’émergence d’une politique publique des communs. Le chantier juridique, politique, administratif est énorme. Et on souhaite y prendre toute notre part. 

Pour revenir au cœur de la question sur le “futur” de l’Etat dans le sens administrativo-administratif du concept, je pense que la question RH n’est pas anodine, d’autant en cette période où le Président de la République vient d’annoncer la création de l’Institut du Service Public. C’est un sujet qui me taraude d’autant plus qu’on a pas mal recruté durant l’année écoulée. C’est aussi quelque chose que ma prédécesseure a su faire : savoir faire confiance à des profils atypiques – sinon je ne serais d’ailleurs pas là. Aujourd’hui, dans l’équipe, on a des docteurs en sociologie, des profils issus des médias, des profils tech, des profils venus de collectivités, même de giga-collectivités de l’étranger… On a su créer une force d’attraction et donc recruter ces profils un peu différents au sein de l’État, des têtes bien faites qui n’ont pas forcément d’expérience dans le numérique ou le public mais qui ont des compétences diverses. Il s’agit aussi d’arriver à créer une culture de l’intérêt général et un sens de l’État au sein de l’équipe, donc il faut trouver des profils qui ont ce sens de l’État, et le faire prospérer. La question suivante est “comment est-ce qu’on garde ces profils ?”. Ça devient plus compliqué, même si tout le monde aime la bière. Travailler au sein de SoNUm, ça a été un travail abattu sans compter les heures ou les week-ends travaillés parce qu’on y croit, ce sont les salaires qui ne suivent pas forcément et c’est la valse des contrats de droits publics. Le problème ne se pose pas uniquement chez nous. C’est un problème qui se pose dans toutes les administrations qui ont été dites “innovantes” ou “atypiques” à un moment donné au sein de l’État. Par exemple, c’est le cas d’une partie du CGDD ou de la DITP, à Etalab, à beta.gouv… L’État investit beaucoup pour former des gens venus d’ailleurs, qui hybrident le meilleur des deux cultures, et on n’est pas capables de garder ces personnes. Je veux bien qu’on parle de la réforme du concours de l’ENA mais ça me paraît tout aussi important de réfléchir à comment-est ce qu’on garde ce vivier de contractuels hyper qualifiés.

Personnellement, il m’a fallu des années pour dépasser mon syndrome de l’imposteur et me retrouver à négocier à très haut niveau ou à piloter des grosses équipes sur des projets complexes. J’ai énormément appris, nous avons énormément appris. C’est la chance qu’on a tous eu dans notre équipe. Cette question RH se pose donc à la fois en termes de formation avant, de formation pendant et de rétention ensuite.

À cela s’ajoute le besoin de créer une culture commune, car il ne s’agit pas de créer des utopies socialistes où chacun a son petit projet, où tout le monde vit sa meilleure vie entre agents innovants et autres rentiers de l’innovation publique dans son coin. L’idée, l’ambition, c’est plutôt de s’interroger sur comment est-ce qu’on peut faire tâche d’huile sur toute l’administration sans avoir une équipe bling bling sur son petit piédestal. C’est une critique qui a pu être faite aux Startups d’État des incubateurs, et à beta.gouv. On se dit : “c’est formidable, on va créer des petits îlots avec des gros moyens, une équipe de prestataires aux ordres d’un agent public, on va faire un super truc”. Attention, il y a effectivement des projets supers qui sont sortis de là, et paradoxalement, ça a créé une culture publique, un véritable sens de l’Etat, forts, y compris chez des prestataires freelance. Mais ce sont des conditions de travail uniques au sein de l’Etat. 

Dès lors, je pense qu’il faut chercher les moyens de sécuriser tout le monde et de mener une réflexion plus globale sur les cadres de la fonction publique, sur la diffusion d’une posture compréhensive, sur la diffusion d’une culture commune.. On a un problème de rétention des talents au sein de l’État. Au-delà, la vraie réflexion, ce n’est pas la réforme de la fonction publique, c’est comment on fait prospérer le sens du service public, et le sens du travail que l’on y effectue en servant. Et il peut y avoir plusieurs formes.

VV – Tu décris des profils nouveaux plutôt jeunes, plutôt pas titulaires… Ça laisse quelle place aux fonctionnaires, et à ceux qui sont là depuis longtemps ?

Sans eux, on n’y arrive pas ! Il ne suffit pas d’avoir des idées, de vouloir faire des coopératives ou des objets institutionnels innovants… Il y a toujours besoin d’une technicité, d’un savoir-faire de navigation dans les arcanes de l’État, d’une expertise sur tout un tas de points réglementaires, légistiques… Selon moi, c’est plutôt l’occasion d’offrir un nouveau positionnement professionnel à tous les agents publics : avoir des coudées franches et mettre toute son expertise technique et son expérience au service de projets expérimentaux. 

Il ne s’agit pas d’opposer les anciens contre les modernes ou les contractuels contre les fonc’ (fonctionnaires, ndlr). Au contraire, toutes ces expertises, tous ces savoir-faire sont très complémentaires. C’était quelque part le sens de ma remarque tout à l’heure sur la création de poches d’utopies. Créer des poches d’utopies, ce n’est pas le but. Au contraire, il faut que nous arrivions à diffuser, à infuser, à produire de meilleures synergies. Sans oublier l’importance, essentielle, du statut. 

VV – L’incantation du « 100% dématérialisation » n’a pas survécu aux Gilets jaunes et aux confinements. Qu’est ce qu’il y a garder dans le numérique pour l’action publique ? À quelles conditions ?

À mon sens, il y a deux problèmes qui mériteraient une réflexion plus poussée. Il y a d’abord la question de la relation à l’usager : on ne peut pas se contenter de dématérialiser, encore moins sans étude d’impact sur les effets que cette dématérialisation va produire. Le plan “Préfecture nouvelle génération” en est un excellent exemple. La fermeture des guichets en préfecture a eu pour conséquence la création de grandes chaînes de garages automobiles qui proposent de faire votre carte grise – un document essentiel, obligatoire – pour 50€, avec option de paiement en trois fois sans frais. Cela en dit long sur les publics qui sont affectés. Des initiatives comme France Services offrent un premier niveau de réponse : remettre l’État partout dans le territoire, avec une logique de guichet unique polyservices. Tout le nœud est là. Il peut y avoir dématérialisation des services publics si on met le paquet sur un accueil physique de qualité qui accompagne les gens.

Cela rejoint un problème plus large : la séparation entre les politiques publiques et le numérique. Dans la tête des décideurs publics, cette séparation est très présente. D’abord on décide, puis on demande aux cabinets de conseil et aux SSII de produire ce qu’on a décidé. Pour la dématérialisation, c’est le même principe. On prend une démarche administrative existante, et on la dématérialise. C’est un classique de la science politique : entre la décision et l’application, il y a mille strates qui vont créer une différence entre les deux. Je pense qu’on sous-estime le numérique. Il y a cette impression qu’une fois qu’on aura exprimé le besoin, le jouet numérique qui va en sortir va servir tout de suite. De la même façon, beaucoup trop de décideurs publics pensent que de simples solutions numériques vont apporter des solutions à des problèmes sociaux complexes, pour reprendre la thèse du livre de Daniel Greene, The Promise of Access. La martingale, la killer app, fusse-t-elle connectée ou artificiellement intelligente, qui va apporter une solution exogène à l’administration, n’existe pas. Il faut privilégier le numérique instrumental au service de la politique publique. C’est une approche en continu qui intègre une réflexion à la fois sur les effets pervers potentiels et sur l’accompagnement des utilisateurs finaux, qu’ils soient internes à l’État ou externes, une approche qui doit être intégrée dès la première phase de conception et à tous les niveaux de décision. 

Mon combat, c’est de mettre fin au désencastrement entre le numérique et la politique publique. Aujourd’hui, quand on met en place une politique publique, il y a toujours une déclinaison numérique à un moment et à un endroit. De la cathédrale algorithmique complexe, au simple formulaire que devra remplir l’usager. Si on ne garde pas une maîtrise et une compétence publiques, le décideur public, qu’il soit ministre ou chef de service, va se retrouver dépossédé de sa capacité de décision, tout comme l’usager va se retrouver dépossédé de sa capacité d’appropriation de son parcours. Il faut aussi bien accompagner l’usager à faire sa démarche qu’il faut garder une maîtrise publique du numérique. Et il faut systématiquement penser la politique publique dans les plis numériques qu’elle va prendre, et qui vont contraindre son application. 

L’action publique pâtit de la métaphore de l’État-plateforme. D’abord nécessaire, pour extraire l’Etat de son approche délégataire et distante du numérique, c’est une métaphore aujourd’hui assez dysfonctionnelle. La plateforme, dans son sens étymologique, pure et parfaite n’existe pas, on ne passe pas du train à la plateforme sans obstacles. Je reprends là une analogie du sociologue Tarleton Gillespie qui liste 4 impensés de la plateforme qui la rendent inopérante dans notre cas : « la plateforme n’est pas responsable du passager ». Et derrière chaque plateforme, son lot de travailleurs du clic, de biais de conception, de coupe-fils… Il faut qu’on arrive à montrer tous les chemins de traverse qu’on prend quand on fait du numérique. Ce n’est pas grave de prendre ces chemins, c’est même très bien puisque c’est l’occasion de poser nos règles, nos conditions et de poser un modèle pour le numérique qui soit éthique et républicain. Cette métaphore a été très utile dans la transformation numérique de l’État et dans la façon de conduire et d’aborder des projets numériques. Il est néanmoins temps d’entrer dans un nouveau paradigme beaucoup plus encastré, avec une vision politique du numérique et avec l’intention du politique et de l’administration intégrée au cœur de la conception des objets numériques.

VV – En 2021, la France élabore son nouveau « plan d’action pour un gouvernement ouvert », dont les principes fondamentaux sont la transparence, l’ouverture et la collaboration avec la société civile dans la conception, la production et l’évaluation des politiques publiques. Ça donne quoi, chez SoNum ?

À titre personnel, c’est une de mes marottes, car je viens du milieu de la civic tech. Aux côtés d’autres personnes engagées, je me suis longtemps battu, de Taïwan jusqu’à Paris, pour pousser les sujets de la transparence budgétaire et de l’open data. 

Quand on est de l’autre côté de la barrière, ce n’est pas si simple. Cela demande énormément de travail, et l’application à soi-même des principes que l’on prêche pour les autres. En cohérence avec l’ensemble de nos collègues et de notre hiérarchie, nous cherchons à être plus transparents avec les données publiques et l’utilisation des fonds publics. 

Le Président de la République s’est d’ailleurs engagé sur la publication des données du plan de relance. Maintenant, c’est à nous de réfléchir à la manière de rendre ces données intelligibles, et de chercher les alliés capables de nous aider dans cette démarche. À côté de cela, si on revient sur la question de la réplicabilité, nous réfléchissons à la manière de rendre les documents administratifs (cahiers des charges, conventions, etc.) ouverts et publics dans une sorte de centre de documentation, pour qu’ils puissent être utiles à d’autres acteurs. 

Par ailleurs, l’OGP ne concerne pas uniquement la transparence et l’open data. C’est aussi associer des partenaires et rendre pérenne des gouvernances partagées, au-delà de la comitologie. Il faut inclure ces méthodes de concertation dans notre droit commun. Numérique En Commun[s] ne doit pas uniquement être un lieu de réflexion commune, il doit permettre d’aller plus loin en nourrissant la manière de prendre des décisions. 

VV – Il paraît que tu es intarissable, y compris tard dans la nuit, sur Decidim, le projet open source de plateforme de consultation citoyenne  de la mairie de Barcelone. Même s’il fait jour, un petit mot dessus ? 

(Rires) Il fallait me dire qu’on repartait pour une heure ! Je suis un très grand fan de Decidim. Je les ai rencontrés très tôt dans la conception du projet, avec mes complices de Code for France et Democracy Now. Dans le cadre des réflexions menées par le Labo Société Numérique, nous avons écrit de longs articles sur le modèle économique et la gouvernance de Decidim. C’est un exemple de projet très inspirant pour nous. Il part d’une volonté publique de créer un logiciel de participation citoyenne, avec un investissement plutôt sobre d’1M€. La mairie a choisi de confier la gouvernance du commun numérique à une fondation, et d’intégrer plein de petites entreprises locales dans le développement du logiciel. 

Ensuite, Decidim a pris son essor à l’échelle européenne. La fondation dispose d’une gouvernance qui lui permet de décider quelles modifications de code développées dans des pays partout en Europe sera intégrée à la brique principale, à savoir le dépôt de code initial. De nombreux acteurs publics locaux participent à l’investissement en R&D de ce projet, ce qui en fait un commun numérique qui grossit à l’échelle européenne. L’investissement public est vertueux car il est cumulatif – c’est mieux que d’acheter plein de licences d’un logiciel propriétaire, chacun dans son coin. 

C’est tout de même un projet qui a été créé par des universitaires avec une logique qui essaie de contraindre la transparence et l’équité au sein même du code. Il y a une vraie réflexion sur les valeurs du logiciel et les processus de démocratie citoyenne. C’est un peu le wordpress de la démocratie citoyenne, avec des modules très fins. Ainsi, à la fois dans la philosophie de la conception et dans le modèle économique mis en place, c’est très vertueux, notamment pour concilier des acteurs très différents. Un véritable commun, qui accompagne nos réflexions. 

D’ailleurs, nous utilisons Decidim pour le budget participatif qui vise à répartir l’enveloppe du plan de relance dédiée à l’outillage numérique des collectivités opérée par l’Incubateur des Territoires.

VV – Ça donne des idées pour un numérique à l’européenne, tout ça, non ?

C’est effectivement ce type de projet qui nous permettrait de changer de braquet et de penser et agir à l’échelle européenne. J’ai beaucoup échangé avec le directeur numérique de l’État fédéral belge, qui met à disposition Decidim pour les collectivités belges et qui a beaucoup investi dans le projet. Nous échangions au sujet de la gouvernance avec les Espagnols en s’interrogeant sur l’intérêt de créer une structure européenne pour la gouvernance de ce commun numérique, pour maximiser l’investissement, la R&D et le partage d’évolutions technologiques.

Très schématiquement, la branche principale du logiciel Decidim est maintenue par une fondation à Barcelone. Les parties prenantes votent pour les modifications du code sources faites par les différents acteurs publics et privés qui modifient le logiciel pour leurs usages, issues de leurs différents forks. Celles-ci sont ensuite intégrées à la version commune. Transposer cette logique à un niveau européen, avec plusieurs acteurs publics qui investissent dans un commun qui s’améliore de façon continue, avec une vraie gouvernance qui concilie les évolutions du logiciel, plutôt que chacun achète dans son coin une licence ou fasse développer telle fonctionnalité additionnelle, ce sera un vrai atout 

Si on veut créer un numérique à l’européenne, il va falloir qu’on passe par ce niveau de coopération : créer des communs numériques avec une gouvernance à l’échelle de l’Union Européenne. 

État de la connaissance des chemins sur OpenStreetMap

Légende

Chemin probablement cyclable

Chemin sans qualification de la cyclabilité

Voie cyclable

Carte réalisée par Vraiment Vraiment avec tilemaker et mapboxgl.js, données OSM Novembre 2022

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“Accepter que le peuple soit libre et sauvage” : entretien avec Valérie Petit, députée.

Temps de lecture : 18 minutes

Fin 2017, Valérie Petit nous avait sollicité pour un échange sur l’évaluation des politiques publiques – sujet d’une mission d’information qu’elle menait alors. Depuis, elle est une partenaire régulière de réflexion, à Paris comme dans le Nord, dont elle est députée – “La République en Marche”, d’abord, puis “Agir ensemble”, depuis 2020. Sa conception de son rôle de Parlementaire, son attention si rare au “dernier kilomètre” de l’action publique, et le fait qu’elle soit extrêmement sympa (ça compte pas mal, dans le secteur…) nous ont donné envie de ce long entretien, qui paraît un peu plus d’un mois après celui mené avec Cécile Duflot. Bonne lecture !

Valérie, vous êtes devenue députée de la 9ème circonscription du Nord en 2017, après une quinzaine d’années de carrière dans l’enseignement et la recherche. Qu’est-ce qui surprend, quand on débarque comme ça en politique ?

En arrivant en politique, j’ai connu deux chocs culturels successifs. Le premier, entre le monde de la science, qui était le mien, et le monde politique ; le second entre le monde politique et le monde administratif.

Je suis une scientifique, je viens du monde de la recherche, j’avais baigné dans des valeurs professionnelles d’indépendance, d’éthique, d’excellence, de compétition et cela, dans un contexte très international. Arrivée en politique, j’ai ressenti parfois comme une inversion de mes valeurs, celles-ci ne fonctionnaient plus dans un univers très franco-français plutôt marqué par l’obéissance, gouverné par l’émotion et avec finalement peu de place pour les idées au regard de celle ménagée aux egos. Ce fut difficile au début, comme toute reconversion professionnelle (c’était ma seconde reconversion) mais j’ai tenu parce que je savais que j’étais précisément là pour cela : changer la façon de faire de la politique quitte à être considérée comme un électron-libre ou une semeuse de trouble tant que je n’aurais pas acquis suffisamment de « poids politique ». Ensuite les choses changent… 

Le second choc culturel, ce fut dans la relation entre les parlementaires et l’administration et notamment les hauts-fonctionnaires. Pour le dire très directement, j’ai souvent éprouvé comme un certain mépris à mon endroit et plus largement à l’endroit des « débutants » que nous étions, nous, les primo-députés. Honnêtement, lorsque vous êtes parlementaire, il est acté d’une certaine façon que vous n’êtes ni « sachant », comme les hauts-fonctionnaires, ni « puissant », comme les Ministres. Et qui plus est nous étions des débutants en politique…avec des interlocuteurs qui semblaient penser que nous étions aussi des débutants dans la vie. J’ai passé mes deux premières années à asseoir ma légitimité et surtout à préciser mon rôle pour construire des relations de travail partenariales plutôt que conflictuelles, complémentaires plutôt qu’asymétriques.

J’ai aussi compris que pour récupérer ma légitimité je devais aussi récupérer mon pouvoir. Un exemple : je me souviens de l’étonnement voire de la vexation des administrateurs de l’Assemblée lors de ma première mission parlementaire lorsque j’ai annoncé que c’était moi qui écrirais mon rapport. La règle était qu’on écrive à la place des députés. Il était hors de question que quelqu’un pense et écrive à ma place. Vous ne trouverez pas un mot, pas un discours avec mon nom à côté qui n’est pas de moi, depuis le début de mon mandat. Parce que le verbe est le premier et peut-être le dernier pouvoir du parlementaire.

Au-delà de la récupération de mon pouvoir parlementaire, j’ai pris soin dans chacune de mes interactions avec les patrons d’administration, de préciser, d’entrée de jeu, ma vision de nos rôles et responsabilités respectives. Je me souviens, d’un échange récent avec la DREAL Directeur régional de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement) des Hauts-de-France. Un homme charmant par ailleurs. Depuis des mois, je me bats pour créer une Agence Régionale de la Biodiversité (ARB) mais, j’ai senti que les services avaient envie de faire les choses comme à leurs habitudes, entre eux…et moi, je voulais que les citoyens et les entreprises fassent irruption dans la gouvernance ! Avec le sourire, j’ai écouté, puis j’ai rappelé que oui, cette ARB était une décision politique, et que c’était donc ainsi que j’entendais procéder, malgré l’immense respect pour la compétence des uns et des autres, chacun dans son rôle. Il faut savoir exactement à quoi on sert et à quoi on ne sert pas quand on est un politique et être à 100 % dans son rôle et sa responsabilité. Dans ce cas précis, il s’agissait de faire de la  politique, en allant convaincre le gouvernement et le président de région, ce que j’ai fait, et aujourd’hui les patrons d’administration en sont ravis car rien ne semblait possible il y a encore quelques mois et là, nous lançons le processus de création de l’ARB. L’administration administre et le politique fait de la politique. Quand chacun est efficace dans son rôle, on avance.

C’est le rôle d’une députée, d’intervenir ainsi auprès des services déconcentrés de l’Etat ? 

Oui. C’est l’un de ses trois rôles tels que définis à l’article 24 de la Constitution : “Le Parlement vote la loi. Il contrôle l’action du Gouvernement. Il évalue les politiques publiques.” L’Assemblée à laquelle j’appartiens a voté, avant mon arrivée, la loi créant les Agences régionales de la biodiversité. C’est mon rôle de m’assurer que la loi est suivie d’effets, de vérifier qu’elle fait “le dernier kilomètre”, jusqu’aux Français. 

Est-ce que vous faites ce que vous espériez en vous présentant aux législatives de 2017 ? Comment vous situez-vous entre les attentes que vous aviez avant d’être élue, et vos possibilités d’actions aujourd’hui ? 

J’ai déjà vécu une reconversion professionnelle, je sais ce que c’est de s’habituer à un nouveau poste et à un nouvel environnement. J’ai pris le temps de comprendre et depuis quelque mois, je me sens un peu comme Néo, je vois la matrice ! Je choisis mes combats, je perçois mieux quand et comment agir, et je commence à être vraiment efficace. 

Au début de votre mandat, vous avez été rapporteure d’une mission d’information sur l’évaluation des politiques publiques. Qu’est-ce qu’il en reste aujourd’hui ? 

En politique, il faut se tenir prêt. Être opportuniste dans le bon sens du terme. Il ne sert à rien de s’acharner sur une mesure tant que ce n’est pas le bon moment. A l’époque, il n’y avait pas beaucoup d’espace et d’écoute pour ce sujet, qui est un sujet d’efficacité de l’action publique autant qu’un sujet de pouvoir du Parlement. Richard Ferrand (le Président de l’Assemblée nationale) a moins de goût pour l’évaluation que son prédécesseur. Alors j’ai attendu, j’ai patienté. Et quand le bon moment arrive, il faut saisir l’instant et ressortir ces propositions du tiroir. Le contexte actuel crée un moment propice : la pandémie et ses conséquences nous ouvrent une brèche sur l’efficacité de l’action publique et donc de l’évaluation. De la même façon, elle offre des outils pour favoriser l’acceptabilité des changements. L’évaluation, on l’oublie, est aussi un outil de résolution politique qui créer un cadre de débat rationnel, basé sur les résultats. Par exemple, pour la loi climatique…

La Convention citoyenne ne suffit pas à assurer l’acceptabilité de la loi climatique ?

Non pas du tout. Sur la rénovation énergétique des logements, par exemple, il y a matière à beaucoup de difficultés d’acceptation. D’un côté, nous avons une exigence très forte et absolue de la Convention citoyenne, qui veut que tous les logements soient rénovés, et en face il y a les Français modestes, pour qui le reste à charge d’une rénovation globale n’est pas supportable. Ce sont des dilemmes terribles, qui divisent et opposent les Français, l’impératif social, le respect de la dignité et l’urgence écologique. 

Des dilemmes comme cela sont nombreux.  Par exemple, sur le score carbone on dit “oh là là, il faut calculer le carbone dans le steak, etc.”. Sauf que les steaks les mieux notés en la matière, ce sont ceux issus de l’élevage intensif – ce qui va à l’encontre de la préservation de la biodiversité, du bien-être animal, etc. et nous sommes confrontés, nous les écologistes, a un conflit interne entre lutte contre le réchauffement climatique et protection de la biodiversité. C’est là qu’une bonne évaluation croisée, multifactorielle, prend tout son sens pour arbitrer autrement que par des choix binaires.

Que mettriez-vous dans une loi “Transformation publique & enjeux du XXIème siècle” ? 

Cela fait longtemps que je cherche un levier pour changer la culture et la structure administratives et les remettre au service du citoyen. Pour faire un parallèle avec le management d’entreprise, comment faire en sorte que le « client » qu’est l’usager soit celui à partir duquel tout se pense, se construit ? C’est terrible de simplicité, mais je me suis juste demandé : “comment faire pour que l’administration se soucie et prennent enfin soin des gens ou tout du moins soit consciente de ce qu’elle leur inflige parfois ?” 

En travaillant sur le revenu universel, j’ai été sensibilisée à l’accablement que subissent les demandeurs de prestations sociales. En tant qu’ancienne spécialiste de la gestion d’entreprise je connais aussi l’accablement des petits entrepreneurs face à la complexité de la fiscalité, du droit du travail et des aides aux entreprises, ce sont un peu les mêmes histoires, de souffrance, de stigmatisation, et finalement d’abandon de droits ou de projet, souvent des projets de vie. Je me suis demandé : “comment je peux, avec la loi, impulser ce changement de culture, que l’on a fait avec l’entreprise qui est de remettre au point de départ l’expérience de l’usager, en la simplifiant, en la rendant plus humaine et toujours, en partant de chacun, avec sa capacité ?” Mon idée est simple : faire reconnaitre la complexité administrative comme une charge mentale pour les citoyens et leur donner la possibilité de se retourner contre l’administration quand celle-ci les fait manifestement souffrir, alors que selon moi, qui suis libérale, l’État doit avant tout simplifier, garantir et faciliter la vie des citoyens et non les régenter, les juger ou les infantiliser.

Je pense que ce nouveau droit pour le citoyen peut créer un électrochoc culturel dans l’administration ! 

Cette analogie entreprise/administration, clients/usagers, m’interroge. L’Etat a cette particularité qu’il encadre – plus qu’il ne délivre – des services aux usagers, et qu’en même temps, il est l’incarnation de la Nation, du corps politique. Comment on articule ces logiques distinctes de l’usager et du citoyen ? De l’individu et du collectif ? Sans compter que les citoyens ne sont pas usagers de tous les services publics, et qu’il y a des politiques publiques qui n’ont pas d’usagers…

C’est une très bonne question que je n’ai pas encore traitée. Je l’ai bien en tête mais si déjà j’arrive à toucher l’usager, c’est bien. Mais clairement mon « client final » si vous permettez la comparaison est bien le citoyen. J’ai d’autres combats, pour les citoyens, pour les inclure dans la conception de certaines politiques publiques et promouvoir une gouvernance plus démocratique de nombre de politiques publiques… 

Ce combat de démocratisation des gouvernances ou de gouvernance citoyenne est clé et  il se mène aujourd’hui dans de nombreux domaines : j’ai le même combat sur les fonds d’investissement privés comme publics. Il s’agit d’œuvrer pour qu’ils soient régis par des formes de gouvernance plus démocratiques, faisant toute leur place aux citoyens, parce que nous savons qu’une telle gouvernance réoriente les fonds, notamment vers des investissements plus durables. Je donne un exemple. J’avais proposé à Bruno Le Maire que l’on reprenne, dans le cadre de France Relance, la proposition d’Axelle Lemaire sur la création d’un fonds souverain citoyen. Un fond public/privé d’investissement durable mais qui intègre une souscription citoyenne pour que chacun puisse être “actionnaire” d’un investissement responsable sur son territoire. Ce sont des combats aujourd’hui peu audibles pour les Français, mais que les investisseurs privés ou publics comprennent très bien et qui a terme changeraient le quotidien des territoires : il nous faut dans bien des domaines un choc de démocratie sur la gouvernance, notamment dans les instances publiques qui échappent aujourd’hui au contrôle direct du citoyen ou des élus. Je pourrais dire la même chose sur les politiques européennes, bien entendu.

Vous êtes une fervente défenseuse du revenu universel. Pourquoi ? 

Quand j’avais 22 ans, j’étais chez EELV, proche de Daniel Cohn-Bendit. Nous étions de ceux qui militaient pour l’extension du RMI (le RSA aujourd’hui) aux moins de 25 ans. Je n’ai jamais compris qu’il puisse y avoir des demi-droits pour les 18/25 et ça me choque toujours. A 18 ans, on est un citoyen complet. On ne met pas un demi bulletin dans l’urne. Il n’y a pas de raison qu’il y ait un demi droit social. Mon combat pour le revenu universel s’inscrit aussi dans mon engagement dans la lutte pour les droits et l’égalité des chances.

20 ans se passent et en 2017 je me retrouve élue au sein de la majorité parlementaire. Pendant la crise du Covid, je suis à la Commission des finances et je m’occupe avec Olivia (Grégoire, ndlr) du fonds de solidarité. Je m’emploie notamment à faire des retours à Bercy (le Ministère de l’économie, ndlr) sur les couacs du fonds de solidarité, les fameux « trous dans la raquette » de notre système de protection sociale. Nous sommes confrontés à la détresse des indépendants, à celle des étudiants, à celles des ménages précaires. On s’aperçoit que, si demain tu as une rupture d’activité, qu’elle vienne d’une pandémie, d’une catastrophe naturelle, une crise économique ou terroriste, trop de gens se retrouvent sans rien pour faire face. Nous qui sommes si prompts à nous vanter de notre modèle social. C’est une injustice insupportable.

On s’aperçoit alors que cette vieille utopie, le revenu universel, qui date de Thomas Paine en 1795, correspond peut-être au mécanisme universel et individuel qu’il nous faut pour répondre à ces nouvelles crises globales et massives. Un revenu individuel car, en tant que libérale, je suis aussi attachée à l’individualisation des droits et l’émancipation de chacun. Un revenu universel parce que nous sommes le pays de l’article 1 de la Déclaration des Droits de l’Homme. Imagine ce qu’aurait été la réponse à la crise si nous avions eu le revenu universel : en quelques secondes chacun, sans exception, sans oubli, sans injustice, était garanti d’avoir le minimum pour faire face au choc. Ça nous aurait pris quelques minutes, plutôt que plusieurs mois. Pendant ces mois la vie s’écoule, et elle s’écoule difficilement pour tous les Français en première ligne de la société du risque. 

Vous relancez alors le débat sur le revenu universel, en cherchant une alliance transpartisane sur le sujet. 

Face à ces injustices et cette faible efficacité de l’Etat, je me suis demandé ce que nous pouvions faire. L’Etat qui met des pansements, qui veut adresser une par une toutes les situations individuelles”, c’est une folie, et ça ne marche pas, ça laisse la moitié des gens de côté. Et c’est très paternaliste. Bref, rien ne m’allait dans cette façon de gérer l’urgence sociale, rien ne m’allait et rien ne me va toujours pas. 

Nous avons donc commencé à réfléchir à un mécanisme de revenu universel. A l’époque je discute avec Gaspard Koenig, parce que Génération libre, son think tank libéral, avait repris la vieille idée de l’impôt négatif et avait proposé une formule basée sur l’impôt négatif et budgétairement soutenable. 

Quelles différences avec la proposition portée en 2017 par Benoit Hamon? 

On n’a pas de grandes différences avec Benoît Hamon, sinon sur le mécanisme de financement : Benoît pense qu’il faut fusionner et élargir les aides, et faire des taxes, là où moi je pense qu’il faut réformer l’impôt sur le revenu et verser le revenu universel via l’impôt. 

Je ne crois pas à une réforme des aides sociales qui s’appuient sur les aides existantes, je prône un choc de simplification socio-fiscal (le bénéfice collatéral du revenu universel) et je préfère un mécanisme national plutôt que départemental pour pallier les inégalités de territoires. 

Vous discutez donc avec Gaspard Koenig, et au fil des mois avec d’autres, c’est ça ?

Donc je discute avec Gaspard Koenig et l’économiste Marc de Basquiat, avec les associations comme ATD-Quart Monde, le Secours catholique, avec des chefs d’entreprises, les fédérations d’auto-entrepreneurs, bref, tous ceux qui cherchent des solutions et qui sont favorables au revenu universel. Nous publions une première tribune sur ce « socle citoyen », nous lançons également une pétition, et je commence à travailler à une proposition pour l’Assemblée

Je sais que le Président y est opposé. Mais je ne considère pas cela comme un problème car je connais mon macronisme et le revenu universel est macroniste ! C’est une vraie mesure sociale et libérale, une mesure d’émancipation. Je fais du transpartisan, je vais voir tout le monde, sans préjugé – ça me vaut des regards en coin au début mais je m’en moque, j’ai toujours fait comme cela. On travaille avec les socialistes, les radicaux, les libéraux, on travaille avec toutes les familles politiques, nous faisons cause commune car il y a urgence.

On arrive finalement à un texte qui est une proposition de résolution, parce qu’on sait qu’on n’aura pas gain de cause tout de suite en y allant frontalement avec l’exécutif. On exige un débat, d’autant plus qu’en parallèle, on fait des consultations citoyennes pendant la crise qui montrent que le revenu universel est un sujet qui monte dans l’opinion, que les gens sont en train de changer d’avis, ils comprennent que ce n’est pas un truc en faveur de l’assistanat. Les gens comprennent que le monde a changé, que les règles ont changé, qu’il faut de nouveaux mécanismes. On leur explique que c’est comme la Sécu en 1945, un filet universel. On leur montre aussi à quel point ça peut être émancipateur pour les jeunes, pour les femmes. Et on leur montre surtout à quel point notre système est à bout de souffle, qu’il faut changer tout en restant fidèle à nos valeurs : universaliste, libérale, solidariste 

On commence à engranger des soutiens, et c’est comme cela que j’arrive à faire voter la proposition de résolution en novembre 2020, avec la grande alliance historique de la famille libérale et de la famille socialiste, qui ont toutes les deux ardemment défendu le revenu universel. On a un but commun « contraindre l’exécutif à le mettre sur son agenda, même s’il ne le veut pas”. Je suis très fière parce que le Parlement a obtenu avec ça une petite victoire. Comme quoi c’est possible. « Ils » ne pourront plus ne pas en parler. Là, en ce moment, je souris, car je vois les Républicains qui commencent à y réfléchir. Pardon, mais si on peut écrire MDR dans l’entretien, alors MDR.

On peut, sans souci.

Plus sérieusement, c’est la victoire du législatif et du transpartisan, c’est rare. C’est aussi la victoire de la société face au pouvoir qui la sous-estime toujours dans sa capacité à innover : car les Français sont prêts, le gouvernement doit l’entendre.

Bref, c’est une super aventure politique qui me tient personnellement à cœur. Je viens d’un milieu qui a connu des époques de disette. Je sais ce que c’est quand on est étudiant d’avoir faim parce qu’on doit faire des arbitrages. J’ai toujours été révoltée par les injustices. Avec le Covid, j’ai vu tellement d’injustices… Et je ne peux plus entendre les discours du type :  “il faut mériter quelque chose pour avoir une aide sociale”, je ne peux plus l’entendre, pas après ce qu’a démontré Esther Duflo, pas après le caractère injuste et brutal de cette crise. On ne peut pas chercher une quelconque responsabilité morale et individuelle en échange de droits fondamentaux, on doit être un pays à la hauteur de notre Histoire, faire l’égalité et la liberté, donner le minimum à chacun pour réaliser sa vie. En plus en bons libéraux, nous savons démontrer que ça ne coûte pas trop d’argent, si en même temps on réforme l’Etat. 

Quelles sont les prochaines étapes ? 

J’aimerais en faire un sujet des élections locales de 2021. Les départements ont l’impression, avec ma solution “nationale”, de perdre des prérogatives. Or, je ne veux pas du tout dessaisir les départements de leurs prérogatives sociales. Au contraire : on leur retire le calcul, le contrôle et le versement du revenu universel, mais je veux que les départements soient confortés dans leur rôle d’accompagnement, y compris en créant un service public de l’activité (plutôt que de l’insertion). Je milite beaucoup, comme Benoît Hamon, pour passer d’une société du “travail” à une société de “l’activité”, avec tout ce que ça comporte d’élargissement de la conception du travail mais aussi de ce qu’est un citoyen actif dans la société. 

Je pense aussi que ce sera un grand enjeu de la présidentielle, et j’aimerais bien que ce soit la majorité qui s’en saisisse. Ce serait dommage de laisser le sujet à des opposants, vu tout le travail que l’on a déjà fait. Et sinon, il nous reste le Referendum d’Initiative Partagée ! 

Ensuite, seulement, je parlerai avec l’administration. Peut-être que ce n’est pas très sympa de ma part mais j’estime que c’est d’abord le politique qui doit décider, avec les citoyens, et ensuite l’administration pourra entrer dans la discussion. Car je sais qu’elle résistera. Nous l’avons vu sur le RUA. Je sais qu’ils ne seront pas tous contents parce que c’est un choc de simplification radical dans un certain nombre d’administrations. Je n’ai pas de problème avec ce rapport de forces là. Je fais de la politique, mon seul donneur d’ordres ce sont les Français.

Vous parlez de la crise, qui a renforcé la pertinence du revenu universel. Plus largement, quelle analyse faites-vous de la gestion de crise par le gouvernement et par l’Etat depuis le début de l’année 2020 ?

Je me réjouis, façon de parler bien sûr, que la crise révèle une certaine faillite de l’Etat. Pourquoi je m’en réjouis ? Parce que je fais partie de ceux qui pleurent Action Publique 2022 (AP2022, programme de réforme de l’Etat lancé par le gouvernement en 2017 mais rapidement abandonné, ndlr). J’ai vraiment très envie qu’à la faveur des critiques – justifiées ou non – sur la gestion de crise, l’ambition de transformation de l’action publique sorte de la tombe dans laquelle elle a été enterrée. Ça peut d’ailleurs rendre service à la majorité, en l’absence de grande réforme à mener avant 2022 : il reste peu de temps, et les réformes comme celle des retraites seraient extrêmement compliquées à mener. 

Par contre, faire la réforme de l’Etat et, en partie des institutions (je pense à la proportionnelle), c’est à portée de main. Il y a un désir de reposer les questions de la “bureaucratie”. Je ne devrais pas dire ça mais je pense qu’il faut faire de cette crise une opportunité pour remettre la réforme de l’Etat sur la table. Je l’ai toujours dit : un des échecs de ce quinquennat, c’est la réforme de l’Etat. 

Et j’espère que si on remet ce sujet sur la table, on va vraiment mettre les citoyens dans la boucle ce coup-ci. On a vraiment un problème pour toucher le citoyen et en même temps pour l’associer à la prise de décision. Et puis, s’il vous plaît, pas de tirage au sort avec la main blanche et visible de l’exécutif. Par contre, qu’on demande aux citoyens comment ils veulent intégrer le tirage au sort dans les institutions, ça, oui cela m’intéresse. 

Quelles devraient être les grandes orientations de la réforme de l’Etat à lancer d’ici 2022 ?

Cette crise révèle deux choses : une certaine faillite de l’action publique telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, et la tentation de l’hubris de ceux qui nous gouvernent. 

Pour ce qui est de la faillite de l’action publique, il me semble qu’on manque la déconcentration. Sur mon territoire, la faillite de l’ARS est emblématique. Je donne un exemple : hier avait lieu le Comité départemental de vaccination, qui est censé être le “pilote opérationnel sur le territoire”. 154 personnes en zoom. Aucun ne sait vacciner, aucun ne sera vacciné, pas de citoyens, voilà. Évidemment, tu ne peux pas poser de questions. Ça ne sert à rien, ce n’est juste plus possible. Les ARS, c’est un qui soigne, 10 qui regardent et en plus ils prennent le temps de lui demander un tableau excel. Ce n’est plus acceptable. Je suis désolée. C’est du David Graeber, c’est auchemardesque, cette autoproduction, cette autopréservation de l’administration, avec des conséquences absolument terribles pour les soignants. Les patrons d’hôpitaux sont au bord du burn-out, les gens ne comprennent pas pourquoi ils ne sont pas vaccinés. C’est vraiment l’impuissance publique dans toute sa splendeur et en parallèle, la privation de liberté et le paternalisme d’Etat qui privent les citoyens de leur capacité d’agir et de prendre des initiatives, ce qui nourrit un peu plus le cercle vicieux de l’impuissance générale.

Il y a aussi la décentralisation, inachevée. On a un peu décentralisé, ça a permis que les Régions pallient parfois les défaillances des services de l’Etat, mais en même temps, ça a instauré une compétition délétère. Nous sommes au milieu du gué, avec tous les inconvénients et aucun avantage. Evidemment je suis pour une véritable décentralisation et à nouveau pour partir du citoyen en revalorisant le pouvoir communal.

Et il y a l’hubris, l’hubris de nos gouvernants qui refusent de travailler comme des gens normaux, dans n’importe quel autre domaine professionnel, à savoir : je prends une décision, je l’évalue, je l’ajuste et je ne crains pas d’en discuter, car cette décision n’est qu’une décision, ce n’est pas moi !  Si on pouvait faire de la politique centrée sur les décisions et pas sur les egos, quel gain d’efficacité et de rationalité…. Hier encore, le Premier Ministre était incapable de dire “ça, ça n’a pas marché”. Moi demain je suis Ministre, je dis “bon écoutez, on a choisi cette stratégie, à telle époque on a fait ça, on a mesuré les options, on voit que ça ne marche pas, dont acte, qu’est-ce qu’on tire comme leçons de nos erreurs, qu’est-ce que l’on peut rattraper, qu’est-ce que ça nous coûte, qu’est-ce qu’il faut faire pour y arriver ?” Je ne comprends toujours pas, je n’ai toujours pas dépassé ce choc avec mes milieux professionnels précédents, je ne comprends pas pourquoi on ne se détend pas sur les egos. Nous ne sommes que de passage sur cette terre comme en politique ! Ce n’est pas la politique qui nous définit, contentons-nous de définir ce qu’est encore et ce que peux la politique pour commencer…

On dit souvent que la réforme de l’Etat, si ce n’est pas lancé dans les 6 premiers mois d’un mandat, c’est mort. Vous, vous dites qu’il y a un espace entre maintenant et 2022 ? 

Je pense, oui. Je suis une optimiste. 

En préparant la discussion, vous m’avez dit être frappée par l’existence de “tabous” de l’action publique. Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?

Je viens d’un milieu professionnel où on n’a pas de problème à parler des choses, à nommer les choses. On ne fait pas de morale en sciences, ça n’a pas lieu d’être. Je suis une libérale, une vraie, Je suis attachée aux libertés toutes les libertés notamment aux libertés fondamentales, comme celle de disposer de soi et de son corps. J’ai toujours été très impliquée sur ces sujets. Ce qui fait que l’on m’a trouvée sur la proposition de loi sur l’IVG, j’ai déposé une proposition sur les violences obstétricales et gynécologiques, j’ai interpellé les ministres sur les difficultés que rencontrent les travailleurs et travailleuses du sexe pendant le COVID, sur les mutilations des enfants intersexes. La propriété de soi et le consentement éclairé sont pour moi des combats premiers. 

En menant ces actions, je me rends compte que sur tous les sujets liés au corps, au corps sexué, au corps des femmes, c’est incroyablement difficile de se faire entendre. Un exemple, récent : je me bats contre l’imposition aux femmes du port du masque pendant l’accouchement. J’ai beaucoup d’alertes de maternités, de femmes, qui disent que ce n’est pas possible. J’ai accouché deux fois, dans des conditions dites physiologiques, donc j’étais au maximum de mes capacités et de mes sensations, et tu ne peux pas accoucher avec un masque. C’est violent. J’interpelle le Ministre, je dis que rien en droit n’oblige à imposer le masque, pourtant les maternités l’imposent, et les femmes n’en peuvent plus. C’est vraiment une violence faite aux femmes. Sur un sujet comme ça, d’abord ça a été compliqué dans mon groupe de poser la question au Gouvernement …. Puis le Ministre ne veut pas en entendre parler. Il a fallu que j’aille faire une tribune dans la Libé “La salle d’accouchement est-elle une zone de non-droit ?” pour pouvoir libérer la parole, et nous continuons de nous mobiliser avec les associations sur les violences obstétricales et gynécologiques. 

Je viens de déposer une proposition de résolution sur les droits des personnes transgenres. Le Défenseur des droits a fait des alertes, sur l’accès aux droits notamment pendant la transition. Rebelote, impossible de se faire entendre, encore obligée d’aller crier, alors que franchement, on est juste sur l’effectivité du droit, contre des pratiques qui sont contraires à la loi, que ce soit en matière d’état civil ou de remboursement de soins par la Sécu. Ce sont des administrations qui devraient être rappelées à la loi et on ne le fait pas. On touche à des sujets tabous, le sexe, le corps. L’Etat de droit oui, mais avec un cache sexe…

Comment l’expliquez-vous ? 

Le politique est en parti déconnectée de la société qui est bien plus à l’aise et libérale que lui sur ces sujets !

Ensuite, il y a, chez les politiques, une culture du contrôle et une peur du « peuple », partagées par l’administration. On a l’impression que pour ces « mondes », la société civile, c’est un peu le monde sauvage. La société civile, c’est parfois la nouvelle frontière. Comme si au-delà des frontières de l’ARS, au-delà des frontières de l’Etat, il existait un monde sauvage : des « gens », dont ne sait pas trop ce qu’ils veulent, parce qu’ils sont encore un peu trop libres, prenant la parole de façon un peu désordonnée, imprévisibles. Mais il faut les laisser s’exprimer, les écouter, lâcher prise et rendre un peu de liberté et de responsabilité à chacun, sinon la démocratie ira agoniser dans les rues et c’est le populisme qui ruissèlera. 

Pour revenir sur les sujets de société, le sexe est encore tabou (alors qu’il est au cœur de nos quotidien) car il est profondément sauvage ! L’accouchement, sans péridurale croyez-moi c’est une expérience de sauvagerie et pourtant c’est assez merveilleux, c’est la vie libérée. 

Pour faire un peu de provocation, je pense qu’il faudrait que certains politiques se réensauvagent un brin pour se reconnecter au quotidien et à la vie des Français. Ré-ensauvager les coeurs.  Il faut accepter que le peuple soit aussi libre et sauvage, comme disait Thoreau, ce n’est pas « grave ». Au contraire, c’est plein d’énergie pour faire et pour rester vivant, surtout dans ces temps sombres où la vie s’étiole. Le rôle de l’Etat – et encore moins du politique – ne peut pas être de nous domestiquer. 

État de la connaissance des chemins sur OpenStreetMap

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Chemin probablement cyclable

Chemin sans qualification de la cyclabilité

Voie cyclable

Carte réalisée par Vraiment Vraiment avec tilemaker et mapboxgl.js, données OSM Novembre 2022

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Collectivités territoriales Design d'intérêt général Futurs Soin et attention Transformation publique

D’une pierre, deux ou trois coups

Temps de lecture : 7 minutes

Dans son discours sur le déconfinement prononcé à l’Assemblée nationale le 28 avril, le Premier ministre français a annoncé la création de brigades chargées, dans chaque département, de recenser et “remonter” la liste des cas de covid-19 et des personnes ayant été en contact avec ces malades. Si ces brigades ont été prototypées en Haute-Savoie et dans l’Oise, et bien qu’Edouard Philippe ait implicitement écarté le recrutement de personnel dédié (au profit d’équipes mixtes issues de l’Assurance maladie, des CCAS et des départements), le dimensionnement de ces brigades (20 à 30 000 personnes nécessaires) et leur activité très particulière en font, quelque part, l’ébauche d’un nouveau métier de la fonction publique. Avec un recrutement (même “seulement” interne) à mener tambour battant, des compétences à lister et acquérir, des outils à mettre en place, notamment numériques – il faut lire à ce sujet le texte très utile d’ancien-ne-s du Conseil national du numérique

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Futurs Transformation publique

Pour nos enfants, pas de priorité au désendettement

Temps de lecture : 6 minutes

Par Montluc, pseudonyme d’un Haut fonctionnaire du Ministère des Finances français.

Les leçons de la crise financière n’auront été qu’à demi apprises si, après avoir réagi beaucoup plus rapidement et de façon coordonnée qu’en 2009-2012, les Européens devaient ensuite retomber dans la passion triste de la réduction rapide de la dépense publique et de l’austérité sans fin. Au-delà du risque pour l’économie et les moins bien lotis d’une telle stratégie, c’est bien la définition du rôle et du périmètre de l’Etat qui est en jeu. L’accélération du rythme des chocs économiques, pandémiques et climatiques risque de réduire l’Etat à un rôle d’amortisseur en temps de crise et d’ordonnateur de la réduction des services publics et de la sécurité sociale par temps calme. 

On respire un peu mieux ces derniers jours dans les espaces confinés où l’on suit les décisions prises par les autorités européennes pour amortir le choc économique causé par la pandémie du COVID19. Les leçons de l’échec de la réponse européenne à la crise financière venue des Etats-Unis en 2008 semblent avoir été en partie retenues. La BCE de Christine Lagarde aura réagi en moins d’un mois quand la BCE dirigée par Jean-Claude Trichet, enfermée dans une orthodoxie aveugle et sous la pression des membres les plus conservateurs de son directoire, avait tant tardé à prendre la mesure du choc. Les Ministres des Finances ont annoncé un plan de plus de 500 Mds d’euros pour faire face aux « coûts directs et indirects » de la pandémie. Dans le sombre moment où nous sommes, alors que le nombre de décès augmente chaque jour et le chômage croît fortement, on ne peut qu’être soulagé par la vitesse et l’ampleur des mesures européennes. Et se féliciter que la France joue, encore une fois, un rôle pivot pour pousser des mesures de solidarité entre pays Européens.

Pourtant, il est bien trop tôt pour crier victoire. Réagir rapidement et fortement à un choc économique par des mesures de soutien, soient-elles budgétaires ou monétaires, correspond au b.a.-ba de la politique économique. Et il existe un consensus entre les économistes, les administrations nationales et les organisations internationales en faveur de telles mesures. 

Le vrai défi est devant nous : celui de la sortie de criseEt sur ce front, on peut être moins confiant sur le fait que les leçons du précédent choc ont été retenues. En effet, même si l’objectif devait être un simple retour à la croissance telle que nous la connaissions avant la crise, une des conditions du succès de la réponse publique à un choc économique est son maintien aussi longtemps que l’activité économique n’a pas redémarré et que la dépense publique doit se substituer à la dépense privée pour maintenir la demande. Un large consensus[1] existe aujourd’hui pour reconnaître qu’une des erreurs commises à la suite de la crise financière a été la décision du G20 de débuter trop tôt, dès 2010, la réduction des déficits publics. La pente de baisse du déficit alors adoptée était par ailleurs excessive[2]. En 2010 et 2011, les Européens ont donc arrêté trop précocement leurs mesures budgétaires de soutien à l’économie, contribuant ainsi à causer la rechute du continent dans la récession. L’augmentation du taux directeur par la BCE en 2011 restera probablement également dans les annales des mauvaises décisions de politique monétaire. Pour la France, il a sans doute été insuffisamment réfléchi aux conséquences économiques, sociales mais aussi électorales, à la priorité donnée à l’objectif de réduction du déficit pendant les deux premières années du quinquennat de François Hollande, alors même que la croissance française était proche de 0[3].

Quelle politique économique prépare-t-on pour l’après-crise ? Si tout le monde s’accorde sur le fait que la baisse de la dépense publiques a été excessive et trop précoce après la crise financière, comment lire les récentes déclarations du Gouverneur de la Banque de France selon lequel « Le traitement des dettes héritées de la crise supposera nécessairement un effort budgétaire rigoureux avec des dépenses publiques enfin plus sélectives. » [4] ? Outre la question de savoir si une autorité chargée de la politique monétaire est légitime à se prononcer sur le niveau et l’utilisation de la dépense publique, le message semble bien viser à préparer dès à présent à une politique de baisse rapide de la dépense publique. On peut y voir une conséquence de l’échec anticipé de la proposition, poussée notamment par la France, d’un endettement commun des Européens pour faire face à la crise sous la forme de l’émission d’Eurobonds ou plutôt de Coronabonds[5]. Cette proposition, qui permettrait d’éviter que chaque Etat ait à supporter seul le poids de l’endettement généré par la crise et de faire baisser le coût de l’endettement pour les pays perçus par les marchés comme plus fragiles, est pour l’heure repoussée par les pays qui s’opposent à ce qu’ils perçoivent comme un pas décisif vers une forme de fédéralisme budgétaire (essentiellement les Pays-Bas et l’Allemagne). Aussi souhaitable soit-elle, l’émission d’une dette commune européenne ne permettra pas à elle seule d’éviter la question du rythme du remboursement de la dette. En effet, qu’elle soit française ou européenne, cette dette devra in fine être remboursée. Par ailleurs, les pays européens auront, dans tous les scénarios, un niveau de dette publique nationale nettement plus élevé après le choc causé par le COVID19. 

Ne nous y trompons pas, le risque existe d’un scénario grec pour l’ensemble de l’Europe quand le COVID19 sera vaincu. Le risque est grand que le fétichisme de la réduction de la dette publique, la doxa de la gestion en bon père de famille et les appels à « l’effort » prennent le pas sur les leçons de l’histoire économique et sur l’urgence écologique. On peut déjà imaginer 10 prochaines années pendant lesquelles les Ministres des Finances de la Zone Euro ne débattront plus que de comment accélérer la baisse des déficits et des dettes publiques. Et la dégradation de l’image de la coopération européenne qui s’en suivrait.

Réfléchissons donc à la rationalité macroéconomique d’une baisse rapide du déficit et de la dette publics après la crise. Selon les dernières projections disponibles, le déficit public en France atteindra 9% du PIB en 2020. La dette publique dépassera nettement 100% du PIB. Ce niveau est-il réellement problématique et justifie-t-il une « dépense publique plus sélective » ? L’analyse économique et les politiques économiques connaissent depuis la crise financière un bouleversement considérable du fait d’une situation qui ne correspond pas à ce que les manuels d’économie orthodoxes enseignent. Les chercheurs en science sociale parleraient d’un changement de paradigme. Et l’un des principaux bouleversements tient justement à la difficulté à identifier un niveau souhaitable de dette publique dans un contexte où les Etats perçus comme les plus solides, dont la France, s’endettent à des taux très faibles voire négatifs. Un des échecs les plus retentissants de la recherche économique sur la période récente est celui de deux économistes américains, qui faisaient figure de référence, pour déterminer le niveau de dette publique au-delà duquel les Etats ne devraient pas aller[6]. Les économistes ne sont en réalité pas en capacité de déterminer le « bon niveau de la dette publique » auquel il faudrait revenir rapidement. A l’inverse, la démonstration la plus claire et la plus convaincante pour tirer les leçons du nouvel environnement post-crises financière est celle d’Olivier Blanchard, ancien chef économiste du FMI, qui démonte la croyance, affectionnée et répétée ad nauseam par certains décideurs, selon laquelle notre dette d’aujourd’hui se transformera en « fardeau pour nos enfants »[7].  En effet, en l’absence de risque inflationniste, alors que la liquidité est abondante sur les marchés et alors que les taux d’emprunt des Etats sont historiquement bas, les conditions sont remplies pour préparer l’avenir au moyen de l’emprunt et de l’investissement publics et il est faux de dire que l’augmentation de l’endettement public aujourd’hui pénalisera nos enfants demain.

Au-delà raisonnement économique, l’accélération des chocs économiques, pandémiques et écologiques, offre une opportunité à ceux qui croient nécessaire une réduction du rôle et du poids de la sphère publique de la mettre en œuvre, selon la stratégie du choc théorisée par Naomi Klein[8]. L’Etat serait alors réduit à un rôle de prêteur de dernier ressort de la sphère privée. Son action lors des tempêtes aurait pour corollaire une réduction de son rôle par temps calme, au nom du rétablissement des comptes publics. Dans ce scénario noir, chaque choc rendrait la réduction de la dépense publique plus urgente lors des périodes de retour au calme et nous assisterions à un amoindrissement graduel des services publics, de la sécurité sociale, ainsi qu’à la disparition de toute marge de manœuvre pour financer la transition écologique et sociale de notre modèle de développement. C’est pourquoi il est essentiel d’affirmer dès à présent que le désendettement rapide ne devra pas être la priorité à la suite de la crise actuelle. Et pour les forces de gauche de préparer une politique économique alternative à la politique mise en œuvre entre 2012 et 2017, et à celle qui se prépare, si elle devait revenir au pouvoir en 2022. L’endettement public doit être pleinement mobilisé, non seulement pour permettre de sortir plus rapidement de la crise en cours mais, au-delà, pour financer les investissements nécessaires à la transition écologique et donc assurer à nos enfants une société plus prospère et plus vivable.


[1] Pour l’autocritique du FMI, voire notamment le rapport IMF advice on unconventional monetary policies. Evaluation report, 2019. Pour une recension plus complète de cet épisode voire Crashed: Comment une décennie de crise financière a changé le monde, Adam Tooze, Les belles lettres, 2018 

[2] Au sommet de Toronto en juin 2010, les économies avancées du G20 « se sont engagées à mettre en place des plans budgétaires qui auront pour effet de réduire d’au moins de moitié les déficits d’ici 2013 ».

[3] En 2012 et en 2013, alors que la croissance s’élevait à 0,3% et que le chômage augmentait, ce qui aurait dû justifier des actions de soutien à l’activité, le choix a été fait – notamment sous la pression européenne et après avoir renoncé à la renégociation du  traité budgétaire européen- de privilégier la baisse du déficit avec un important effort de baisse de 1,3 point de PIB en sur les deux années en nominal et de 1,7% en structurel (c’est à dire en pourcentage de la croissance potentielle).

[4] Dans une tribune dans Le Monde daté du 8 avril

[5] Pour une proposition détaillée voir notamment Time for a corona fund,  Shahin Vallée , 2020:  https://dgap.org/en/research/publications/time-corona-fund

[6] Carmen Reinhart and Ken Rogoff ont dû reconnaître que, du fait d’erreurs de calcul, ils ne parvenaient pas à déterminer de façon probante que la croissance ralentissait lorsque le niveau de dette publique était supérieur à 90% du PIB.

[7] Voir l’entretien très pédagogique donné aux Echos en juillet 2019 : https://www.lesechos.fr/economie-france/budget-fiscalite/un-depassement-du-deficit-public-prevu-de-la-france-nempechera-pas-les-marches-de-dormir-1034626

[8] La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Naomi Klein, 2008, Actes Sud 

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Let us rethink public space right now (for tomorrow)

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Eight challenges and a package of proposals so that physical distancing does not have us die of grief.

One point in the French prime minister Edouard Philippe’s address on TV last Sunday (April 26th) has to be remembered: the shift from the terrible and much misnamed “social distancing” that prevailed until that day, to the “physical distancing” stance. However, the global challenge in front of us remains huge; but at least, it becomes liveable. How to revive desirable shapes of social life while respecting sufficient distance, while not relying on a potentially ineffective tracking App. which presents risks in terms of personal freedoms?

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