« Il y aura plusieurs Ehpad du futur » : entretien avec Erwan Privat

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Alors que le modèle des Ehpad paraît largement en crise, le vieillissement de la population va entraîner à partir de 2030 une hausse de l’âge des résidents et l’augmentation des taux d’occupation. Les établissements cherchent à s’adapter, tant pour favoriser l’autonomie des personnes au sein de parcours allant du maintien à domicile à l’hébergement et à la fin de vie, que pour redevenir attractifs pour les professionnel·les du soin. 

Dans ce contexte, nous accompagnons le projet de construction de deux Ehpad à Ploërmel et Auray dans le cadre d’une mission d’Assistance à Maîtrise d’Usage (AMU). Nous avons proposé à Erwan Privat, directeur délégué du Centre hospitalier de Josselin, de l’Ehpad de Malestroit et directeur référent de ces futurs établissements, de faire le point sur les défis du secteur et sur les pistes pour les relever. 

Autrement Autrement - Dans l’actualité, les Ehpad font surtout parler d’eux sous un angle négatif. De quoi est faite la crise des Ehpad ?

Erwan Privat - On peut effectivement commencer par ce dont on entend sans cesse parler et qui est bien réel :  les Ehpad sont en crise ! Nous avons des difficultés financières majeures, ainsi que des problèmes d’attractivité : les scandales qui ont émaillé l’actualité ces dernières années ont dégradé l’image des Ehpad. Dans certains établissements, les pratiques et les dysfonctionnements posent de sérieuses questions. A ce contexte, il faut ajouter que la population dans les Ehpad est vieillissante : on y entre de plus en plus tard. Cela contribue à une augmentation des personnes hébergées présentant des pathologies cognitives avancées, ce qui a des conséquences sur notre fonctionnement. 

Le rapport aux résidents et aux familles évolue aussi sur fond d’augmentation régulière des· tarifs, y compris dans les structures publiques. Cette augmentation correspond à la hausse des coûts de l’accueil mais du côté des résidents et de leur famille cela crée aussi des attentes, voire des exigences, plus fortes. Cette pression est assez nouvelle, et elle est difficile à gérer car les recettes supplémentaires viennent seulement compenser l’inflation. 

Ce tableau correspond à une partie de la réalité, que vous connaissez parce que vous y êtes immergé·es et parce que vous lisez la presse. Vous savez aussi que les dynamiques de terrain sont plus contrastées : les Ehpad sont des établissements dynamiques qui se transforment, qui portent des projets, qui créent de nouveaux dispositifs. Nous cherchons à innover en termes d’offres à destination des résidents et des familles, de dispositifs d’accompagnement, de fonctionnement des équipes et de management, et même technologiquement. 

Il y a aussi beaucoup de coopération inter-établissements notamment pour penser les parcours dans les filières gériatriques. On parle du turnover des équipes, mais pour les établissements que je dirige je constate plutôt une stabilité, il me semble qu’on commence à retrouver une certaine attractivité. On parle trop rarement des professionnel·les qui sont engagé·es, qui sont fidèles et heureux de travailler en Ehpad. 

AA - Pour concevoir les nouveaux établissements d’Auray et Ploërmel, vous avez fait le choix d’adjoindre une Assistance à la Maîtrise d’Usage aux approches traditionnelles des architectes et des programmistes. Pourquoi ?

Erwan Privat - L’ambition de beaucoup d’Ehpad, aujourd’hui, est de réussir à ce que les résidents se sentent réellement chez eux au sein de l’établissement. C’est le “virage domiciliaire”, appliqué aux Ehpad. Mais concrètement, qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que c’est juste de la décoration ou est-ce qu’on veut aller plus loin ? 

C’est une question à laquelle nous essayons de répondre collectivement, en interrogeant nos pratiques et notre fonctionnement. C’est d’autant plus important qu’étant rattachés à un hôpital, les enjeux de médicalisation et de sécurité des soins sont facilement prédominants, avec une approche sociale souvent moins naturelle et moins ancrée. Donc nous nous demandons comment nous décentrer d’un fonctionnement issu d’une culture hospitalière pour favoriser le bien être des résidents. 

Parallèlement, j’ai eu la chance de piloter la rénovation de l’Ehpad de Josselin. Dans un bâtiment remarquable, qui offre de bonnes conditions de travail et une ambiance de vie très agréable, nous avons constaté avec deux années de recul que nous reprenions trop facilement des habitudes et des fonctionnements que nous avions pensé abandonner à la faveur du nouveau bâtiment - nous avions travaillé ensemble pour ça. Alors nous essayons d’en tirer les leçons : avec la reconstruction de Ploërmel et d’Auray, nous avons la chance de pouvoir continuer à réfléchir avec les équipes et au niveau institutionnel à nos ambitions sur l’approche médico-sociale en parallèle de la conception du futur bâtiment. Et c’est en regardant un peu ce qui se faisait ailleurs que nous avons eu l’idée de nous faire accompagner par une AMU afin de nous assurer un regard extérieur et une méthode nous forçant à mettre en discussion nos pratiques à chaque étape, et de bénéficier de traductions très concrètes, dans la conception du bâtiment, à nos réflexions.

AA - Est-ce que c’est une démarche facile à proposer aux différentes parties prenantes ?

Erwan Privat - Ce type de dynamique ne serait pas possible sans une prise de conscience au niveau institutionnel et un engagement de toutes les directions - soin, ressources humaines… - dans cette transformation. Quand on commence à bouger les lignes on touche à tout : à nos organisations de travail, aux compétences nécessaires, à nos process d’alimentation, à la logistique, à la pharmacie… Charge à nous de convaincre tout le monde, d’aller expliquer, d’embarquer les résidents, les équipes y compris dans les fonctions support. Les prestataires, également. Évidemment, il y a des règles du jeu avec lesquelles il faut composer, on reste rattachés à un groupement hospitalier avec un fonctionnement propre, qui nous dépasse en partie. Par exemple, nous fonctionnons en liaison froide pour la restauration et nous avons une blanchisserie centralisée : ça fait partie des contraintes avec lesquelles la maîtrise d’usage doit composer. 

AA - Est-ce qu’il y a aussi un travail à faire auprès des financeurs et régulateurs, par exemple auprès des ARS ou des directions du ministère ?

Erwan Privat - Évidemment, c’est mieux s’ils sont sensibilisés, mais associer les habitants et les familles,  ce n’est pas qu’une question d’argent et du côté des institutionnels, il y a plutôt une politique générale d’encouragement à l’initiative, ils disent : “faites-le !”. Bien entendu, la question des moyens se pose ensuite, pour faire : quand on a moins de moyens, on a moins de temps et c’est plus compliqué de faire sérieusement de la participation et de l’intégration des parties prenantes. 

Parce que ça prend du temps ! Je prends un exemple : comme je le disais, l’inflation nous a conduit à augmenter les tarifs, sans que cela ne corresponde à des améliorations tangibles de l’accueil du point de vue des résidents ou des familles qui se sont légitimement posés la question : “où va mon argent ?” Nous avons décidé de faire un travail de pédagogie. Plutôt que de parler des dizaines de millions d’euros du budget global de l’Ehpad, ce qui est très abstrait, nous avons travaillé sur la répartition des coûts sur une journée type de résident. Cela nous a permis d’expliciter où va l’argent qu’on reçoit des différents contributeurs : X% pour le repas, X% pour l’électricité, X% pour payer les salaires, etc. Je recevais des familles en colère qui repartaient de mon bureau parfois un peu déprimées et soucieuses du devenir de l’Ehpad, mais au moins nous avons amorcé une autre relation entre l’Ehpad et elles. Ça permet de discuter autour d’une réalité commune et d’expliquer pourquoi on ne peut pas recruter 10 soignants pour mieux s’occuper de nos résidents. Mais ça prend du temps, donc pour le faire, ça nécessite d’avoir la marge de manœuvre dans les moyens.

AA - À quoi ressemblera l’Ehpad du futur, dans lequel nous serions potentiellement toutes et tous appelé·es à vivre un jour ?

Erwan Privat - De même qu’il n’y a pas aujourd’hui “un” Ehpad unique, il y aura plusieurs Ehpad du futur, avec des caractéristiques et des identités différentes. Si je prends notre territoire, Josselin est un Ehpad en milieu rural, Auray est au bord de la mer et Vannes en milieu urbain. Ce n’est pas la même sociologie de résident·e, ils n’ont pas les mêmes envies alimentaires ou le même lien avec l’extérieur. C’est vrai aujourd’hui et ça le restera demain. De même, on a aujourd’hui des Ehpad plus médicalisés ou au contraire plus proches du domiciliaire. C’est l’avantage de faire partie d’un groupement hospitalier, on a les moyens de faire des arbitrages et de moduler les établissements en fonction des besoins et des attentes du territoire, en complémentarité entre eux.  

Si l’on essaie de regarder vers l’avenir, vers ces Ehpad du futur, je pense qu’on peut imaginer des professionnel·les qui continueront à être de plus en plus attentifs au respect de l’équilibre vie pro/vie perso : cela vaut pour tous les secteurs et pour chacun·e d’entre nous, mais cela a des impacts particuliers sur des établissements qui fonctionnent 24h/24 et 365 jours par an. C’est un défi, pour trouver des modèles de gestion des plannings qui soient plus modulables et individualisés tout en garantissant la continuité et la qualité du service. On ira, je pense, vers davantage d’autonomie pour ces professionnel·les, qui auront une vraie délégation, une capacité à faire des choix sur l’organisation de leur travail. Cette évolution nous rendra plus attractifs mais elle va à l’encontre de la culture hospitalière traditionnelle. 

Du côté des habitants de nos établissements, il faut regarder en face la dépendance croissante et l’augmentation des troubles cognitifs, tout en reconnaissant des besoins et des envies plus grandes d’individualisation, de liberté, d’expression. Il faut donc tendre vers une réelle implication et décision des habitants et de leurs familles et proches dans le fonctionnement de l’établissement. Nous faisons déjà de la concertation, de l’information, nous faisons vivre les conseils de vie sociale, mais je pense qu’il reste pas mal de choses à inventer de ce côté. 

Pour ce qui concerne les établissements eux-mêmes, il me semble qu’il y a une tendance à la diversification de l’offre. Aujourd’hui, par exemple, nous portons un centre de ressource territorial, un accueil de jour, une plateforme de répit à destination des aidants, des équipes mobiles…  Cette diversité est extrêmement intéressante pour les Ehpad d’aujourd’hui et de demain car elle permet d’être ancré sur le territoire et de toucher les personnes beaucoup plus tôt pour faire de la prévention et construire un parcours qui soit moins haché. Les habitants du territoire nous connaissent, nous les connaissons, on peut donc les accompagner dans le temps. L’entrée en Ehpad, pour celles et ceux qui l’ont connu avant, est moins violente aujourd’hui que dans les situations trop classiques qui voient une personne passer du domicile à l’Ehpad en deux semaines, via une hospitalisation suite à une chute, sans que rien n’ait vraiment été préparé avant. 

Enfin, dans les Ehpads de demain, on ne peut pas passer à côté des aspects technologiques, de la domotique et des métiers liés à l’intelligence artificielle. Par exemple, on déploie ce qu’on appelle une oreille augmentée : ce sont des capteurs qui décryptent le bruit et qui sont capables d’alerter des soignants selon le type de besoins, du danger immédiat à l’appel pour un besoin de confort. Ces technologies sont des outils qui vont considérablement faire évoluer les métiers tels qu’ils existent aujourd’hui.

AA - Les Ehpad de demain seront-ils davantage ouverts sur l’extérieur ?

Erwan Privat - La Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie lance beaucoup d’appels à projet ou à manifestation d’intérêt autour des tiers-lieux. Ils sont très sensibles à la question de l’ouverture et mettent l’accent dessus en termes de financement. De fait, c’est très intéressant et ça irrigue les établissements avec une formidable énergie, même si c’est d’une grande complexité à faire vivre dans la durée. D’abord, ce n’est pas le cœur de notre métier et il faut trouver les bons interlocuteurs qui s’engagent. Ensuite, ce n’est jamais facile de faire venir une population extérieure aux Ehpad, même si cela progresse doucement.

Si on veut aller plus loin, cette ouverture sur l’extérieur fera nécessairement émerger de nouveaux métiers. Lesquels ? Honnêtement, aujourd’hui je suis incable de vous le dire. Il y a une évolution des tâches des professionnel·les, les champs de compétences des infirmières et des aides-soignantes s’élargissent, les agents de services hospitaliers font beaucoup plus de choses qu’avant. Il faut reconnaître des nouvelles compétences, les valoriser, organiser les parcours professionnel·les pour les prendre en compte. 

AA - Merci pour cet échange. Un mot de la fin ?

Erwan Privat - Un peu de visibilité financière nous aiderait à mieux dormir et surtout à porter les ambitions de ce beau secteur médico-social !