Équipements publics : un m² mal utilisé est un m² mal investi (entretien avec Éléonore Slama et Alexandre Mussche)

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À quelques mois des élections municipales, dans un contexte de raréfaction des ressources - naturelles, énergétiques, budgétaires… - il va sans doute être compliqué de promettre partout la construction d’équipements publics flambants neufs. Et si l’intensité d’usage permettait de répondre mieux à des besoins sociaux croissants sans s’affranchir des limites planétaires ?

Nous avons fait dialoguer Eléonore Slama, adjointe à la Maire du XIIème arrondissement de Paris, autrice d’En finir avec le gâchis des mètres carrés- Plaidoyer pour l’intensité d’usage et pilote d’un groupement d’acteurs publics et privés consacré à l’intensification des usages, et Alexandre Mussche, designer, co-fondateur de Vraiment Vraiment, alors que “l’Intensi’Score” - qu’iels ont imaginé ensemble avec le groupement - est de plus en plus utilisé en France.

Autrement Autrement : Comment vous êtes-vous rencontrés ?

E.Slama - En 2023, j’ai co-dirigé, avec l’urbaniste Sylvain Grisot, un dossier spécial pour le magazine Construction 21, axé sur l’intensité d’usage des bâtiments et des espaces urbains. Pour cette publication, nous avions fait appel à divers contributeurs extérieurs reconnus pour leur expertise. Vraiment Vraiment en faisait partie.  

Parallèlement j’avais initié et fédéré un collectif d’acteurs publics et privés, unis par l’enjeu stratégique de l’intensification des usages. L’une des idées fondatrices de ce groupement d’acteurs était le développement d’un  outil innovant, l’Intensi’Score. Pour concrétiser et rendre cet outil opérationnel, il nous fallait un bureau d’études spécialisé. Nous avons choisi de travailler avec Vraiment Vraiment. 

A.Mussche - Au moment de la sortie du dossier de Construction 21 et de la rédaction de notre contribution, les projets de Vraiment Vraiment liés à la conception ou à la gestion des équipements publics faisaient éclore avec force la question de l’intensification des usages. Un parfait alignement de planètes qui nous permet de cheminer ensemble depuis. 

C’était d’ailleurs une de nos polarités de réflexion chez VV, qu’on appelait “Lieux Intensifiés” et qui faisait déjà l’hypothèse que l’intensité du bâti mettait en synergie l’efficacité de l’investissement public et amplification du lien social, amplification des “lieux”. Et c’est resté depuis un des piliers de nos méthodes d’Assistance à Maitrise d’Usage.

Peut-on continuer à produire des équipements publics comme avant, dans le contexte écologique, budgétaire, social et démocratique actuel ?

E.Slama - Non. Et la question ne se limite pas aux seuls équipements publics, d’ailleurs. Elle concerne absolument tout type d’actifs, qu’ils soient publics ou privés comme tous types de territoires.

Pour limiter le réchauffement climatique, il faudrait réduire de 42% les émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 - si on veut rester dans le cadre des accords de Paris. Or l’industrie de la ville est la plus polluante au monde. Elle est au cœur des trois crises du siècle: celles des ressources, de la biodiversité et du climat. C’est l’activité qui consomme le plus de ressources minérales et produit le plus de déchets en France. Le secteur représente environ un tiers des émissions nationales.

Bien sûr, il ne s’agit pas d’arrêter de construire. En tant qu’adjointe en charge du logement, je suis la première à voir à quel point les besoins en particulier de nouveaux logements sont criants. Mais avant de délivrer un permis de construire, nous devons nous demander comment les espaces déjà existants sont utilisés, ou comment ils pourraient l’être davantage. Réinventer leur usage nous permettrait d’économiser une quantité considérable de matériaux, d’énergie et d’argent. Changeons de regard sur les mètres carrés qui nous entourent!

Parmi les freins à cette conversion, on pense d’abord au coût : il peut être moins cher de raser et construire du neuf, plutôt que de transformer, d’intensifier. 

A.Mussche - Cela pose d’abord une question de comptabilité publique et de manière de ranger les dépenses d’une collectivité locale : un dogme persistant conduit à mettre la construction de bâtiments neufs dans la colonne investissement, qui apparaît vertueux, légitime, source potentielle de revenus futurs, alors que la gestion apparaît dans les coûts de fonctionnement, à réduire, toujours plus. Or l’intensification d’usage passe notamment par des nouveaux modes de gestion.

E.Slama - C’est le cœur du sujet. Nous devons changer de modèle. Il faut absolument réinvestir dans la gestion et la maintenance. Et alors que nous sommes confrontés à un contexte de réduction importante des finances publiques, nos villes sont encore trop financées par les droits à bâtir. C’est donc bien un nouveau modèle de financement de l’action publique locale qu’il nous faut inventer.

A.Mussche - Il y a une réelle incitation à construire. Pendant longtemps, la direction bâtiment, celle qui investissait, construisait, c’était les directions nobles avec des gros pôles, des gros cadres, des rôles importants et des élus importants. Là où cette forme de noblesse de l’administration de construction on ne la retrouve pas, ni dans ses moyens, ni dans sa capacité d’embauche, dans le volet gestion. 

Est-ce qu’il y a d’autres freins qui s’opposent à cette nouvelle manière de penser la conception et la programmation des équipements publics ?

A.Mussche - La modularité des espaces n’est pas naturelle dans la fabrique française d’équipements publics parce qu’il y a une culture d’ingénieurs de poser d’abord le béton et les structures, pour penser seulement ensuite aux usages. On voit bien qu’on embête un peu la vieille fabrique à équipements publics, mais il nous semble important de porter très tôt le souci des configurations, des aménagements et donc des usages possibles d’un même mètre carré

E.Slama - Le frein le plus important est sans conteste culturel. L’intensification des usages n’est pas encore un réflexe, et n’a rien d’inné alors que le concept de modularité par exemple est déjà familier. Pensez aux publicités dans le métro : elles nous montrent comment optimiser une petite surface avec un lit qui disparaît au plafond. Si nous savons faire preuve d’une telle ingéniosité pour une pièce exiguë, pourquoi ne pas appliquer ce principe à l’ensemble de nos bâtiments ? C’est un changement de regard que nous devons opérer. Pour susciter l’adhésion, notre plaidoyer doit être clair : l’intensité d’usage doit améliorer la qualité de vie. Je suis convaincue que chacun est prêt à accepter un petit compromis personnel si, au final, le gain collectif est bien plus grand.

Justement, quels sont les bénéfices de l’intensification d’usage des équipements et bâtiments publics ? 

E.Slama - D’un point de vue économique, l’intensité d’usage a un coût, qu’il faut mettre en perspective au regard de ses bénéfices et des économies réalisées par exemple grâce au partage de charges comme le nettoyage ou le gardiennage. Au-delà, il y a les économies réalisées en renonçant à construire du neuf quand ce n’est pas nécessaire : la métropole de Rennes, par exemple, s’est abstenue de construire 200 m² pour agrandir une école, soit une économie de 800 000 € de budget simplement en repensant la façon dont l’existant était utilisé. L’intensification d’usage représente aussi - parfois - une nouvelle source de revenus potentiels, en multipliant les activités en un lieu donné. 

A.Mussche - Je vois également des bénéfices massifs en termes d’attractivité des équipements publics et donc de renforcement de la relation avec des usagers et de non-usagers, des gens qui par exemple ne poussent pas encore la porte d’une bibliothèque ou d’un équipement d’éducation nationale. Ouvrir les bâtiments scolaires à des usages collectifs pour les parents fabrique un lieu où l’école et le collège redeviennent des lieux de la parentalité. C’est tout sauf anodin : pour des parents éloignés de l’institution scolaire que les professionnels n’arrivent pas à faire venir pour parler de la scolarité de leur enfant, venir pour “autre chose” (même si c’est juste un café des parents le matin) permet de tisser à nouveau la relation. Ça marche super bien ! Et vous transformez l’école non pas en une série de classes le long d’un couloir, mais en lieu où les parents se croisent, rencontrent les enseignants, deviennent acteurs et moteurs des projets éducatifs. C’est un exemple du champ éducatif, mais ça vaut pour toutes les politiques publiques qui ont toutes de bonnes raisons d’ouvrir leurs lieux et mettre en frictions d’autres fonctions et d’autres usages.

E.Slama - Exactement. Cela nous amène aux bénéfices sociaux, qui sont pour moi les plus importants. Dans une société aussi fragmentée que la nôtre, où l’on s’enferme dans nos modes de vie et notre façon de penser, nous n’avons même plus besoin de sortir pour manger, pour nous divertir ou rencontrer d’autres personnes. Résultat ? La solitude devient un problème de santé publique. De plus en plus de gens se sentent seuls. Il suffit de voir la disparition des cafés, ces lieux de sociabilité par excellence, en baisse de 80 % depuis les années 1960. L’intensification d’usage peut inverser cette tendance, en créant des lieux où les hommes et les femmes se croisent de nouveau, et où la convivialité se crée naturellement.

Un exemple que j’affectionne particulièrement, c’est celui de l’association les Bureaux du cœur. Elle permet à des personnes sans domicile fixe de dormir la nuit dans des bureaux utilisés le jour par des salariés. Au départ les salariés concernés étaient plutôt réticents mais au fil du temps, le fait de simplement croiser la personne accueillie - par exemple en prenant un café le matin avec elle- leur a permis de changer de regard sur les personnes en situation de grande précarité, de recréer du lien et au final permet une réinsertion plus rapide. 

Intensifier les usages contribue à “renouveler la biodiversité des publics” - une belle expression de Sonia Lavagnino - et ainsi à recréer une nouvelle façon de vivre ensemble. Pour moi, ce n’est pas qu’une question d’aménagement urbain ou d’immobilier. L’intensité d’usage est résolument un projet de société, positif et fédérateur.

A.Mussche - Mettre des structures différentes dans un même bâtiment, forcément, ça incite les gens à se mettre autour d’une table et à se croiser, que ce soit pour se passer les clés, ranger, changer de salles… En prenant soin de la gestion, de la gouvernance et des modes d’entretien du bâtiment, on n’a que des bonnes histoires qui brassent les publics et produisent du lien social.

Tout de même, l’intensité d’usage telle que vous la décrivez ne fait pas courir un risque démultiplié de conflits de voisinage et de gestion, entre des occupations, des usages de natures très différentes ? Quelles sont les conditions pour que l’intensification des usages se fasse bien ?

A.Mussche - En effet, mettre la petite enfance dans un équipement sportif, cela ne va pas de soi. Pour que ça fonctionne, il faut aller au-delà des ambitions floues ou des déclarations de principe, et faire de la place aux usages réels dans des projets principalement géré à huis clos entre techniciens, budgétaires et architectes. 

C’est l’intérêt de l’assistance à maîtrise d’usage (AMU) que nous pratiquons chez Vraiment Vraiment : on crée les conditions de négociation entre les métiers et les structures “pour de vrai”, on s’intéresse dans le détail aux projets d’établissement et aux fiches de poste des gens qui gèrent la structure - comme les gardiens, par exemple - et puis on prototype et on teste parce que ce qui va permettre de régler les usages et de convaincre tout le monde que ça peut marcher. 

L’AMU donne un cadre et des outils pour donner un rôle actif et concret aux usagers, dans le temps long des projets de rénovation, de construction, de réaménagement d’espaces publics, de quartiers de logement social ou d’équipement public. Ces projets se conçoivent et se mènent traditionnellement à huis clos, entre les techniciens de la commune ou de la collectivité qui savent gérer des bâtiments et leurs budgets, et les architectes. Cette façon de concevoir produit des super plans, mais loupe totalement l’approche par les usages et la chronotopie. Au final, on obtient des équipements publics mal conçus et sous-utilisés. 

L’AMU est le “bras armé” de ces questions d’intensité d’usage, ou du moins elle permet de faire une place aux usagers dans une enceinte qui, longtemps, était hyper technique et financière. Que ce soit pour faire de l’hybridation, de la mutualisation ou de la chronotopie, il faut nécessairement intégrer l’usager de façon structurelle et avec une représentativité forte. 

Par exemple, construire un réfectoire de collège coûte au bas mot un million d’euros et c’est un espace qui va être utilisé une heure et demie par jour, seulement quatre jours par semaine, et vide pendant un grand nombre de congés. C’est un “rendement d’usages” scandaleusement bas pour un investissement, mais il ne suffit pas d’identifier cette vacance et de programmer d’autres fonctions. Pour que cela fonctionne, il faut discuter avec les différents métiers impliqués et comprendre les séquences d’usages et la répartition des tâches de gestion. Dans les méthodes d’AMU par Vraiment Vraiment, cette dynamique passe forcément par des prototypes dont la conception, l’animation et l’évaluation font l’objet d’une coopération et de négociation. Tester pendant cinq midis d’affilée des usages différents à la cantine. Qu’est-ce qui se passe si les ados nettoient ou pré-nettoient les tables, si on fait des configurations de tablées qui acte l’aspect social du temps méridien ? Est-ce que ça prend, est-ce que ça ne prend pas, quelles conditions et quelles règles on donne à ces adolescents ? Et on découvre que ça marche, quand on embarque tout le monde, les métiers de cuisine, métiers de surveillance, la directrice d’établissement, l’équipe pédagogique de l’école primaire d’à côté qui accueille aujourd’hui les collégiens de demain. 

E.Slama - L’intensification ne se décrète pas, elle se travaille et se met en œuvre patiemment. Son succès repose avant tout sur l’humain. C’est pourquoi il faut prévoir d’ajuster les choses dans le temps, même si les équipes changent. Un projet urbain, c’est un projet de société : Il faut le concevoir comme tel pour créer des lieux qui favorisent les interactions et le vivre-ensemble. 

Autrement Autrement : Comment s’articulent l’assistance à maîtrise d’usage et l’intensiscore ? 

E.Slama - L’Intensi’Score est avant tout un outil pour révéler le potentiel d’intensification d’un espace et changer de regard sur des mètres carrés existants. Le guide qui l’accompagne donne des pistes concrètes pour passer à l’action, il revient sur tous les freins, juridiques, assurantiels, techniques, de gestion, et donne des premières clés pour agir, avec des tableaux de compatibilité d’espace, des exemples de lieux, tout ce qui permet de devenir concrètement un acteur du changement. C’est la première étape quand on souhaite intensifier les usages d’un espace : diagnostiquer son utilisation, apprendre à connaître le territoire dans lequel il s’inscrit, ses besoins, ses possibilités. 

A.Mussche - Nous voulions trouver un indice simple, une note qui donne la mesure objective de l’usage d’un mètre carré, d’une salle, ou d’un bâtiment entier. Nous avons fait le choix, d’un indice neutre, qui ne qualifie pas s’il s’agit d’une bonne ou une mauvaise intensité : c’est un nombre d’heures d’usage pour un mètre carré, ou un nombre d’usagers pour un mètre carré, sans considération liée à l’intérêt général. La communauté locale qui utilise l’Intensi’Score peut en revanche injecter cette poursuite de l’intérêt général, le guide y invite et donne des clés pour cela.  On veut que ce soit un indice comparable, pour être capable de mesurer que la partie bureau du quartier n’obtient que 2,2 sur 5 alors que la partie université, par exemple, atteint 3,2. A l’instar de l’indice d’efficacité énergétique pour les logements, nous aimerions que l’intensiscore devienne un point de référence pour un langage commun. C’est bien parti !

Est-ce que l’intérêt de l’intensification d’usage se limite aux territoires urbains où le foncier est rare ?

E.Slama - Intensifier les usages est nécessaire dans les grandes métropoles comme Paris, où bien évidemment le foncier est rare et cher, mais c’est tout aussi pertinent dans les villes de taille moyenne ou les zones rurales :  Là-bas, l’objectif est de répondre à davantage de besoins dans un environnement disposant de ressources limitées, même si ce ne sont pas les ressources foncières qui manquent. C’est, par exemple, un excellent outil pour réintroduire des services publics dans les territoires ruraux.

A.Mussche - Effectivement, tu as raison de dire que ce n’est pas uniquement un outil pour des territoires qui connaissent une forte pression frontière. Dans les missions que VV mène dans les territoires ruraux, l’intensification comme vecteur de fabrique de lieux de rencontre rencontre un vif intérêt. Pendant longtemps, les communes ont fabriqué une myriade d’équipement publics neufs sur le foncier disponible, en lisière de ville ou de village, contribuant à casser toute dynamique de centralité. Aujourd’hui, la quête de centralités, de lieux de vie et de sociabilité à la campagne, renouvelle complètement le sujet. 

À quelques mois des municipales, si vous deviez résumer un message à destination des futurs candidats et de leurs équipes, que diriez-vous ?

E.Slama - Engagez-vous dans l’intensité de l’usage, c’est un projet politique positif et fédérateur ! À Paris et dans d’autres villes, des candidats se sont déjà emparés de la question du gaspillage immobilier, mais il y a encore du travail pour convaincre tous les élus. C’est pourquoi j’œuvre à fédérer et à créer un lieu d’échange et de partage d’expériences. Mon but est simple : montrer l’intérêt que chaque collectivité a à s’engager sur cette voie.

A.Mussche - Je leur dirais trois choses : d’abord, c’est vous qui avez la main pour faire de l’intensité d’usages. Il faut être prêt du terrain, des habitants, des usagers, sentir ce qui va marcher et ce qui ne va pas marcher, et ça c’est l’échelon communal qui en est capable. Ensuite, pensez aussi à l’échelle de l’intercommunalité : l’intensité d’usage peut représenter un beau projet de coopération intercommunal ou métropolitain. Enfin, préparez les électeurs, dès maintenant, à ne pas vous juger sur votre capacité à couper les rubans d’équipements flambants neufs, mais à penser intense, mutualisé, avec tout ce que ça a de vertueux en termes de sobriété budgétaire et écologique et en termes de prospérité du lien social.