Un an après la dissolution, continuer à cerner d'où vient le danger
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Souvenons-nous : c’était il y a un an, à peine. Le RN arrivé en tête des élections européennes, le Président de la République annonçait la dissolution de l’Assemblée nationale, ouvrant la possibilité d’un gouvernement d’extrême droite – une hypothèse qui jusque là paraissait improbable. Comme toutes les personnes travaillant dans le secteur public ou à ses côtés, nous avons passé un mois à nous poser cette question vertigineuse : si le RN gagne, si la tête de l’État applique un programme d’extrême-droite, que faire ?
Pour éviter de rester seul·es face à l’angoisse, Vraiment Vraiment et le collectif Nos Services Publics avaient organisé fin juin 2024 une soirée ouverte aux agents publics pour croiser les regards sur la situation et partager nos craintes et nos espoirs. Le titre de l’événement était « Imaginer les manières de servir (ou non) sous un drapeau bleu-blanc-brun » et nous avions été un peu débordés par le nombre d’inscrit·es.
A la suite de la soirée, une petite équipe composée de personnes travaillant dans/pour l’action publique s’est mise en place autour du collectif Nos Services Publics pour continuer de travailler le sujet : si les résultats des élections législatives ont temporairement renvoyé la question à plus tard, elle demeure d’actualité.
Ce groupe informel a lancé un questionnaire à destination des agents publics et de leur écosystème, dans le but de recenser à partir du terrain des situations, des pratiques et des observations de ces dérèglements démocratiques et de leurs impacts sur le quotidien de l’administration et des services publics.
Nous avons posé quelques questions à quatre initiateur·rices de cette enquête.

VV : Un an après, quel regard portez-vous sur cette période de la dissolution ?
Sylvine (27ème Région) : C’est fou, ça paraît déjà loin, presque irréel, comme le souvenir d’un cauchemar au réveil. Et pourtant, le sentiment de vertige est toujours là ! Tous les questionnements que l’on a eus durant ce mois intense continuent de nous hanter, autant qu’ils nous aident à comprendre ce qui nous arrive dessus.
Nicolas (Partie prenante) : La dissolution, c’est le moment où l’on a pris conscience que l’arrivée d’un gouvernement d’extrême-droite nous concerne comme citoyens, mais aussi comme agents publics. Que cela aurait des conséquences directes sur notre quotidien professionnel, sur nos marges de manœuvre et sur le sens de notre action. C’est vrai pour les profs comme pour les policiers, pour les agents qui travaillent à Bercy comme pour ceux du ministère de la transition écologique, pour les consultants extérieurs comme pour les agents de collectivités. Dans les territoires, depuis, on ne peut pas travailler sans se poser la question : c’est quoi l’action publique locale quand les préfets sont nommés par un gouvernement RN ?
Yoan (Vraiment Vraiment) : C’est un moment qui a fait apparaître à la fois notre force et notre vulnérabilité. Notre force, car un gouvernement ne peut pas faire grand chose sans administration, sans ces milliers d’agents qui au quotidien assurent le fonctionnement de l’État et des services publics. Notre vulnérabilité, car si notre tutelle politique refusait subitement de suivre les règles du jeu d’un État de droit, on ne saurait pas trop comment s’y prendre. Écrire des tribunes ? Faire des recours ? Démissionner en masse ? Pas facile de savoir comment réagir efficacement… Signe qu’on n’est pas complètement prêt à faire face à une telle situation.
Nadège (27ème Région) : Ce que je retiens de la soirée à Césure en juin 2024, c’est la force du collectif. Il y avait à la fois de l’angoisse et de l’énergie, du vertige et une détermination collective à ne pas subir. On ne (se) laissera pas faire ! Mais pour y parvenir, encore faut-il s’y préparer. C’est pour cela qu’on essaie de maintenir la dynamique.
Justement, que s’est-il passé depuis cette soirée à Césure en juin 2024 ?
Nicolas : A la fois pas grand chose et beaucoup de choses… On s’est interrogé sur la façon de poursuivre la réflexion, pour éviter que cela reste un événement sans lendemain. Mais ce n’est pas facile ! Après les élections, on a ressenti une grande fatigue, comme si après un mois d’angoisse et de mobilisation les gens avaient besoin de passer à autre chose.
Nadège : Pourtant la situation ne s’améliore pas. L’arrivée de Trump au pouvoir est là pour nous rappeler que le cauchemar peut devenir réalité. On l’observe aussi en France, où la remise en cause de l’État de droit se fait plus visible et plus intense. La menace est toujours là.
La menace, quelle menace ?
Sylvine : C’est toute la question ! Dans le travail qu’on a mené depuis un an, on a passé notre temps à s’interroger sur les bons termes pour qualifier le problème : arrivée de l’extrême droite au pouvoir ? Tournant répressif ou autoritaire ? Dérive illibérale ? Fragilisation de l’État de droit ? C’est loin d’être anecdotique : on ne pourra combattre efficacement que ce qu’on arrive à nommer précisément.
Nicolas : Politiser le problème en l’associant au RN, c’est risquer de mettre à mal l’impartialité de l’administration… et de tomber dans le piège que le parti d’extrême-droite nous tend ! C’est ce que je me suis dit en voyant au moment de la dissolution des agents publics poster sur les réseaux sociaux : « mon job n’est pas compatible avec le RN ». Et que se passe-t-il s’ils remportent l’élection ?… On n’est pas là pour faire de la politique partisane. L’enjeu, c’est de distinguer ce qui relève de l’alternance démocratique choisie par les électeurs (qu’il nous faut accepter, même à contre-cœur) et ce qui vient mettre à mal le fonctionnement de la démocratie.
Yoan : La difficulté, c’est d’objectiver la menace car l’angoisse n’est pas toujours gage de lucidité. A trop dramatiser la situation, on risque de se tromper de bataille en construisant des lignes Maginot contre des ennemis fantasmés. C’est pour cela que pour nous, la solution passe par l’enquête. C’est en allant voir sur le terrain, au plus près des agents et de toutes les personnes qui font fonctionner l’État au quotidien qu’on arrivera à cerner la menace.
Dans le questionnaire, vous parlez de dérèglements démocratiques. De quoi s’agit-il ?
Nicolas : Assez vite, on a eu envie de faire le parallèle avec le dérèglement climatique. L’idée qu’il s’agit moins d’une rupture unique avec un avant et un après, que d’un processus plus structurel et progressif, avec des points de bascule, des effets à retardement, des mécanismes générateurs… Comme pour le climat, il y a un enjeu de combiner atténuation (la lutte contre les atteintes à l’État de droit) et adaptation (l’anticipation des dégradations à venir, notamment pour tenter de protéger les plus vulnérables).
Nadège : C’est aussi une manière de mettre en évidence le lien entre l’affaiblissement, voire la remise en cause des services publics, contre lequel le collectif Nos services publics se bat, et la fragilisation de notre démocratie. Ils ont des ressorts, des symptômes communs (la réduction drastique de la capacité d’action de la puissance publique, la pénétration des intérêts privés dans toutes les sphères de l’État) et portent de la même façon atteinte aux droits des personnes, à commencer par les plus fragiles.
La formule est parlante, mais concrètement, quels sont les dérèglements à l’œuvre ?
Sylvine : C’est justement pour mieux les appréhender qu’on a décidé de mener l’enquête. On a d’abord voulu regarder ce qui se passe à l’étranger, ce que l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir dans d’autres pays (en Italie, en Hongrie, au Pays-Bas…) avait changé très concrètement dans la vie et le travail des agents publics. Ça nous a permis de prendre conscience de la diversité des temporalités : certains dérèglements sont brutaux, alors que d’autres sont plus discrets et insidieux. Ça n’a pas été simple de trouver les bons interlocuteurs, des personnes qui sont (encore) à l’intérieur des institutions et acceptent de partager leur vécu. Et finalement, on n’a pas appris grand-chose de nouveau.
Yoan : Surtout qu’au même moment il y a eu l’élection de Trump. Il suffisait de suivre l’actu pour lire en temps réel l’analyse de son opération commando contre l’administration fédérale avec le DOGE d’Elon Musk. Même si le système politique et administratif des Etas-Unis est très différent du nôtre, les méthodes déployées ces derniers mois nous ont aidé à cerner les mécanismes à l’œuvre : sur l’incompétence érigée en stratégie pour affaiblir l’appareil d’État, sur l’usage des données numériques pour décupler les effets du tournant répressif, sur la neutralisation des contre-pouvoirs par l’effet de sidération, etc.
Nadège : C’est éclairant, mais à ce stade cela reste assez théorique et hors-sol. L’enjeu du questionnaire, c’est d’être plus précis et concrets sur les changements déjà à l’œuvre, d’objectiver leurs conséquences et de repérer les mécanismes de défense qui peuvent être activés en situation.
Quels sont les objectifs du questionnaire ?
Nicolas : On l’a pensé comme un outil d’auto-diagnostic. Pour les agents publics préoccupées par le sujet, c’est un moyen de faire le point sur la situation pour être plus clairvoyant. Chaque question est une invitation à se rendre chacun attentif à ce qu’on voit et ce qu’on vit, pour pointer là où cela se dérègle et se mettre au clair sur le niveau de gravité. En concevant le questionnaire, on a fait le parallèle avec le « violentomètre » utilisé pour qualifier les violences sexistes et sexuelles : vue de loin, l’échelle des violences peut paraître évidente, sauf qu’en situation on nage en plein brouillard.
Yoan : L’objectif, c’est aussi de consolider les remontées de terrain et d’accumuler des preuves, pour transformer le vécu individuel de ces dérèglements (qui sont souvent source de souffrance au travail et de perte de sens) en action collective. C’est un peu ce qu’essaie de faire l’Observatoire des libertés associatives du coté des acteurs associatifs : dépasser l’isolement de chaque structure pour réussir à faire front commun face à des menaces qui les fragilisent toutes.
Sylvine : Le troisième objectif, c’est de repérer les stratégies individuelles et collectives mises en place sur le terrain pour faire face à ces dérèglements, pour se les partager. On n’a pas voulu aller trop vite sur la question « que faut-il faire ? », de peur de faire fausse route. La réponse adéquate dépend du contexte, elle est donc différente à chaque fois. Mais par contre il y a un enjeu à apprendre les uns des autres, et à mettre ces luttes localisées en réseau.
Et après ? Qu’allez-vous faire des réponses collectées ?
Nicolas : C’est du « work-in-progress », on avance à tâtons. L’idée est d’abord de tester l’outil pour rendre ce violentomètre plus robuste : est-ce que les hypothèses qu’on a fait se retrouvent sur le terrain ? Quels sont les dérèglements démocratiques qu’on a laissé dans l’angle mort et ceux qui tombent à coté de la plaque ? Comment on se met d’accord sur l’échelle de gravité ?
Nadège : On organise aussi un temps collectif fin juin avec les personnes qui ont répondu au questionnaire, pour en partager les résultats et voir ensemble les moyens de prolonger la dynamique. Ce sera aussi l’occasion d’identifier les priorités pour la suite, en fonction des besoins : mettre en place un observatoire pour rendre visible ces dérèglements démocratiques vus du terrain ? Faciliter les logiques d’entraide informelle pour réussir à tenir et résister ? Porter des actions plus coordonnées pour défendre l’Etat de droit ?
Yoan : Projetons-nous dans un an et demi : si l’arrivée d’un gouvernement d’extrême droite redevient d’actualité, qu’aura-t-on réussi à faire pour mieux s’y préparer ?
Agents publics, vous pouvez répondre au questionnaire et/ou participer à la visio de travail du 25 juin à 19h00 (inscription obligatoire ici).
