« AP2022 » : les formes de la réforme
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Ignorer l’importance pratique et symbolique des formes que prennent les dispositifs, services et lieux publics conduit à impuissanter l’Etat, ses opérateurs, et les collectivités locales. A l’inverse, on peut créer du désir et de l’envie si on prend en compte la façon dont les grandes ambitions s’incarnent dans la vie des Français-es et des agents.
Un guichet qui accueillait le public puis qui n’en accueille plus, un panneau qu’on enlève ou qui rouille, un service « dématérialisé », les mots d’un courrier ou d’une fenêtre pop-up qui peuvent être comme une gifle, un accueil téléphonique où l’humain est à plusieurs minutes de la première sonnerie… Il n’y a aucune raison d’être indifférent à l’évolution des formes (et symboles) du quotidien ou des moments importants de la vie. Au contraire, il y a toutes les raisons d’y réagir vivement. Ne pas penser ces formes et ces symboles, c’est créer du non-recours, de l’inefficacité et de l’impuissance publique — c’est passer à côté de ce qui fait la raison d’être des acteurs publics.
Réformer l’Etat ou « transformer l’action publique » n’a rien d’anodin — pas plus en France qu’ailleurs. Il ne s’agit pas seulement de délivrer plus efficacement des services, comme on le ferait de voitures ou de forfaits téléphoniques : en faisant évoluer les acteurs publics, on change les cadres pratiques, géographiques et symboliques dans lesquels nos vies se sont construites — terrains et parcours de vie. Au-delà des cadres : les formes. Une matière complexe, riche…et hautement inflammable.
Dans ce mouvement de réforme, l’attention aux formes (et son corollaire, l’attention aux usages) vaut autant pour les citoyens-usagers que pour les agents publics eux-mêmes.
Qui a pris la peine d’analyser ce que les 10 ans de RGPP puis de MAP, en parallèle des réorganisations entre Etat et collectivités, avaient fait évoluer dans le quotidien des agents ? Qui a jeté un œil aux (nombreux, très nombreux) outils numériques entre lesquels un agent se doit de jongler pour faire son travail, souvent avec des interfaces, une formation et un support indigents ? Aux lieux de l’action publique, y compris dans ses dimensions les plus « cachées » aux usagers ? Aux pratiques managériales et aux processus de décision, dans un contexte de transformations / fusions permanentes ? Qui sait de quelles tâches est faite la journée réelle d’un policier ? Qui a pris la peine d’interroger la culture des élites administratives et les conséquences de la prééminence de l’écrit comme mode unique de représentation et d’ordonnancement de l’action publique ?
Et qui pense pouvoir transformer quoi que ce soit sans porter attention à ces dimensions souvent jugées “triviales” et qui pourtant sont et font l’action publique tangible et concrète ?
Dans quelques semaines, le gouvernement donnera le cap de la transformation de l’action publique pour les années à venir. Il le fera sur la base d’un rapport produit par un « comité d’experts » dont le principe et la composition donnent à craindre une faible prise en compte des enjeux sus-cités.
Comme le gouvernement demeure souverain, nous plaçons tout notre espoir dans la distance ou, disons, l’enrichissement, qu’il saura apporter aux propositions du comité d’expert. Dans cet interstice, nous glissons les quatre suggestions suivantes. Elles se veulent transverses et concernent les politiques publiques conçues en dynamique.
1) En matière de numérique, penser la transition et l’autonomisation. Côté usagers, le “100% dématérialisé” n’est pas pour demain : au risque d’attrister les disruptofans, il s’agit moins d’un événement que d’un chemin — qui sera plus ou moins long en fonction des thèmes, des territoires et des personnes. La transformation des lieux de service public (et de leur matérialité) doit tenir compte de cet effet de transition : plutôt que de chercher à les « adapter » d’un coup à un futur qui n’existe pas encore, on peut les reconcevoir pour qu’ils favorisent la médiation et l’autonomisation progressive des usagers, avec des agents dont les rôles et les outils auront été repensés, et articulés à leur vocation de service public. En “back office”, des changements plus radicaux peuvent être envisagés à court terme : rien ne s’oppose aujourd’hui techniquement, par exemple, à la liquidation automatique a priori des prestations sociales, ou à ce qu’une machine lise le droit (de la construction, des risques, des transports…). C’est à peine de l’intelligence artificielle, et cela permettrait de repositionner progressivement les “ressources” humaines sur les tâches ayant le plus de sens — i.e. celles nécessitant écoute, empathie et le cas échéant capacité à transgresser les règles quand c’est justifiable en faveur d’un bien collectif plus grand.
2) Organiser les flux d’information entre le terrain et les niveaux décisionnels. Le reporting tel que l’avait institutionnalisé la RGPP (le suivi d’indicateurs de moyens qui générait des feux vert, jaune ou rouge) a plusieurs inconvénients : il ne dit rien des signaux faibles (vous pouvez toujours compter les portiques écotaxe installés et branchés, ça ne vous éclaire pas sur la grogne qui monte chez les Bretons), il ne dit rien des conséquences de la réforme sur la vie des personnes (or, à un moment ou à un autre, nouveau monde ou pas, quelqu’un — Président ou Député — qui doit répondre de ses actes devant les électeurs posera la question), et il conduit à prendre des décisions “in abstracto” qui ont peu de chance de répondre à des besoins ou défis réels (allez, on vous regarde passer une matinée chez une vieille dame pour lui expliquer, à elle et aux professionnels qui gravitent autour, les décisions stratégiques sur la perte d’autonomie que vous avez prises sur la base de benchmarks et d’indicateurs variés. Courage.). Quel progrès ce serait, que d’instruire les décisions les plus stratégiques sur la base d’informations variées en termes de format (photo, vidéo, son), d’échelle (compléter le “data-driven” par des représentations des subjectivités) et de temporalité (créer une capacité de simulation, voire de prospective, qui intègre la complexité du système et la variété des types de déterminants) !
3) Se donner les moyens de mobiliser des communautés autour de représentations partagées de l’avenir, et d’un chemin désirable pour y parvenir. Personne ne se mobilise pour “une action publique plus efficiente”. Or, sans mobilisation, il ne se passera pas grand chose : les changements envisagés sont trop importants, et la légitimité institutionnelle structurellement trop faible, pour que la transformation soit forcée “d’en haut”. Travailler au corps le jeu d’acteurs (multiples, souvent) en élaborant patiemment des représentations du réel — d’abord — et de la destination — ensuite — qui fassent terrain de discussion commun, créer des communautés signifiantes de professionnels et d’agents qui, non seulement, se parlent vraiment, mais tentent des choses ensemble, imaginer et mettre en place des outils qui, au-delà de leur fonction première (partager les bonnes pratiques, gérer le travail en mobilité, etc.), cristallisent et renforcent des réseaux d’acteurs mobilisés : autant de manière de mettre en mouvement et en musique la transformation de l’action publique, avec sens, méthode et capacité à durer, (très) au-delà des marronniers de l’innovation publique que sont devenus les hackathons ou les sessions de design-thinking.
4) Penser la dimension symbolique des réformes. Au-delà de leur ambition première, les réformes font bouger la perception de l’action publique par les agents et les citoyens : nouveaux territoires mentaux avec les grandes régions, nouveaux mots (bien des allocataires du RSA continuent de parler de “RMI”), nouveaux acteurs… Or, le rythme des réformes ces 10 dernières années ne laisse guère le temps aux personnes d’en appréhender intellectuellement et émotionnellement la reconfiguration. A peine une transformation commence-t-elle à prendre une forme de quotidienneté qu’un nouveau changement vient éroder ce qui devenait de nouveau connaissable. La tendance générale à la “dématérialisation”, à la “mutualisation” et à la “fusion”, dénominateur commun de ces changements, créé un sentiment de réduction de la puissance publique et d’abandon de certains territoires et de leurs habitants. Pour réussir et représenter un progrès, la méthode retenue pour les réformes de AP2022 devrait permettre aux usagers et aux agents d’appréhender et de comprendre les changements en cours, (et d’y participer), de façon tangible et presque en temps réel.
Les incidents ou accidents industriels sur des réformes pourtant jugées politiquement importantes n’ont pas été rares ces dernières années : de l’écotaxe à l’inquiétude qui pointe sur le prélèvement de l’IR à la source, en passant par les rythmes scolaires, la fabrication des cartes grises et Parcoursup, les anciennes manières de produire l’action publique créent des dysfonctionnements lourds de conséquences. Que AP2022 soit assumé comme un programme d’ensemble cohérent ou que les réformes soient annoncées et menées indépendamment les unes des autres afin d’éviter la constitution d’un front commun, n’y change rien et participe même d’une vision paradoxalement défaitiste, qui n’envisage que l’acceptabilité du changement, et jamais sa désirabilité.
10 ans après la création de la 27ème Région, un an après le lancement de la Chaire ENA/ENSCI, quelques mois après le lancement de #carteblanche dans le Lot, avec la DITP qui n’a cessé de renforcer ses capacités en matière d’innovation publique et les startups d’Etat à la DINSIC qui participent depuis 2013 d’une certaine révolution culturelle, les conditions semblent remplies pour que AP2022 soit enfin un programme de réformes smart — astucieux, élégant, audacieux. Pour que la transformatin de l’action publique soit plus désirable que les avatars qu’on en a connu ces dernières années. Du moins est-ce la version optimiste de l’histoire.