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L’hôpital, hors-cadre. (1)

Temps de lecture : 9 minutes

Chapitre 1  – Du recueil sensible des expériences vécues sur le terrain pendant la crise.

La crise sanitaire que nous vivons a provoqué un déferlement photographique d’innovations, à l’hôpital et plus généralement dans le secteur du soin : qui eût cru que l’intérieur d’un wagon SNCF (aménagé en hôpital ambulant), une salle d’imprimantes 3D ou quelques personnes portant un masque en plexiglas fussent susceptibles de faire la Une de la presse la plus généraliste ? Déjà célèbre sur les plages, le masque Décathlon est devenu – à juste titre – l’incarnation du caractère exceptionnel de la situation et de la mobilisation qu’elle suscite, poussant un industriel à renoncer à des ventes et à sa propriété intellectuelle. Ces photos sont autant de témoignages de l’inventivité, de la créativité et des capacités de mobilisation des soignants et pour les soignants. Elles montrent le soin échapper à l’enceinte physique de l’hôpital.

En tant que designer, on pense alors au travail d’Ernesto Oroza, qui documente le quotidien des Cubains et leur créativité face aux pénuries diverses. Ce genre de recueil est important. Comme Michel De Certeau nous le rappelle, ces gestes quotidiens, ces bricolages, sont autant d’actes de résistance qui nourrissent l’idée d’une alternative. Ils montrent comment, dans un contexte contraint et contraignant, l’individu peut prendre du pouvoir, se créer une place et dessiner de nouveaux possibles. Les recenser, à la manière d’Oroza ou de Twitter, donne matière à espérer : si l’on sait être créatifs dans les moments les plus durs, on saura imaginer demain, quand les circonstances seront meilleures, les réponses à tous nos problèmes. À cet égard, l’inventaire n’est pas une finalité en soi, mais une étape pour construire un avenir désirable. 

Or, toutes les innovations et initiatives utiles ne sont pas aussi photogéniques qu’un train aménagé ou un masque fraîchement sorti d’un fab lab. Il y a “tout le reste”, qui compte au moins autant : la manière d’improviser un service, de faire participer des acteurs de quartiers aux actes de prévention et de soin, d’embarquer les étudiants et plus généralement les renforts, d’accompagner, quand c’est possible, les familles des malades. Se jouent aujourd’hui dans les couloirs des hôpitaux, des déplacements discrets mais précieux qui, si on ne leur prête pas d’attention, ne nous aideront pas à construire le (soin dans le) monde d’après.

L’hôpital ne se portait pas bien avant la crise sanitaire et, au-delà de l’indispensable investissement humain et matériel, un travail de fond devra être mené pour interroger les logiques managériales et financières à l’œuvre depuis au moins 15 ans, pour mettre au centre l’acte de soin. Une partie de la qualité de ce qui pourra se mettre en place demain dépend de la qualité des indices recueillis aujourd’hui. Notre capacité à concevoir un changement désirable dépend de notre capacité à documenter ce qui se joue depuis plusieurs semaines déjà. Mais qui a commencé ce travail ? Sommes-nous outillés pour écouter le terrain ? Comment faire ce recueil ? Avec qui ? 

Les réponses à ces questions ne sont pas neutres : en histoire comme en journalisme, on le sait, le choix des sources a une influence considérable sur les conclusions. Si l’on ne prête pas attention à qui tient la plume, l’histoire sera racontée par ceux qui ont le temps et les moyens de le faire – rarement ceux qui sont les plus proches du terrain et les plus à même d’en comprendre les densités. Pourtant, c’est bien ce terrain qu’il ne faut pas perdre. À l’image des tribunes sur le “monde d’après”, chacun projette sur la situation les enseignements qui viennent confirmer sa “pensée d’avant”. Confiez ce travail de recueil à des consultants en management, ils vous diront qu’il faut optimiser les flux et les surfaces. Confiez-le à un groupe de médecin, ils vous diront que les dysfonctionnements sont dus à la perte de pouvoir des médecins faces aux “administratifs”. Confiez-le à un corps d’inspection, ils écriront des choses confidentielles que ni vous ni nous n’aurons l’occasion de lire. 

Pour que le chantier “hôpital de demain” échappe aux logiques déshumanisées et déshumanisantes, et qu’il dépasse la seule (et nécessaire) préparation pour les futures pandémies en interrogeant radicalement et concrètement les modèles et les doctrines du soin, il faudra non seulement faire un autre inventaire mais aussi choisir d’autres grilles de lecture de la matière récoltée. Il faudra entendre les multiples expériences humaines qu’ont représenté ces dernières semaines, bien au-delà des carences matérielles. Il faudra, en résumé, élargir le champs d’observation (le quoi), choisir et écouter d’autres experts (le qui) et adopter d’autres approches (le comment). Pour cela comme pour le reste, la méthode n’est pas annexe : elle est centrale, vitale. 
Comment tirer aujourd’hui des enseignements pour construire autrement l’hôpital de demain ? Comment faire une analyse qui nous assure de ne pas construire les mêmes choses ? Davantage qu’une méthode ou, pire, une “solution” clé en main, nous proposons ici quelques principes qui nous semblent favorable à une dynamique innovante et utile.

1 – Recueillir avec soin le retour d’expérience des professionnel-le-s de terrain

Avant même d’être au contact quotidien et  physique de la pandémie et de ses malades, les professionnel-le-s de terrain avaient une expertise concrète de l’hôpital. Ils font, depuis longtemps, l’expérience de l’empêchement du soin par les grandes stratégies et le management par l’efficience. Davantage que d’autres, ils disposent des ressources pour comprendre collectivement ce qui fonctionne et ce qui dysfonctionne.

Leur donner la parole garantit une compréhension minimale de ce qui importe, sans faire l’impasse sur les conditions de travail des soignants : on ne construira pas l’hôpital de demain sans aussi le concevoir comme un cadre de travail cohérent qui donne du sens à l’ensemble des professionnels qui y agissent – du brancardier au jeune psychiatre, de la secrétaire médicale à la chirurgienne proche de la retraite. 

Cette parole des professionnel-le-s de terrain prend (et donne) du sens à condition de ne pas être confisquée ou monopolisée par les mêmes (les hommes, les cadres, les médecins, les syndicalistes) et d’être au contraire partagée avec la diversité des métiers et des profils hospitaliers. Le soin, au-delà des “blouses blanches”, requiert un ensemble de métiers plus ou moins valorisés (souvent moins), d’accueil, de maintenance et d’administration. Il n’y a pas que les salles de réanimation et les réanimateurs qui ont été bousculés, ces dernières semaines. Créer un cadre de collecte et de partage de toutes les paroles hospitalières est un gage de transformation vertueuse.

2- Plonger dans le ressenti des patients

Ce sont systématiquement les grands absents des chantiers de conception des politiques publiques ; l’hôpital n’y échappe pas. Bien qu’une place toujours plus importante leur soit théoriquement (et juridiquement) faite dans les établissements, leur parole est souvent institutionnalisée par des intermédiaires (“Maison des usagers” ou autre dispositif généralement creux) et, ainsi, vidée de son potentiel instructif et subversif. L’institutionnalisation de la parole des patients favorise des postures de revendication (elles-mêmes génératrices de rigidités de l’hôpital), au détriment d’une indispensable logique de coopération.

Donner la parole aux patients est la seule manière de comprendre finement la manière dont le soin est réellement et subjectivement vécu, et la manière dont il se dénature parfois. C’est l’occasion d’identifier concrètement les lieux, les moments, les situations où l’hôpital vient à manquer à sa promesse d’hospitalité. C’est l’occasion de quitter une lecture exclusivement centrée sur les chiffres pour ré-incarner enfin le sujet du soin avec dignité. Évidemment, une borne avec trois smileys vert, orange et rouge à la sortie de l’hôpital ne capte rien de cette matière et revêt un caractère insultant à l’égard de l’acte de soin et des soignants. 

3 – Reconnaître les familles comme partenaires du soin

Le soin est une affaire éminemment sociale : quand un patient rentre à l’hôpital, c’est toute une famille qui y entre avec lui. En dépit de cette évidence, la place des proches est un impensé hospitalier. Sont-ils seulement pris en considération ? Que reste-t-il de dignité quand le soin se résume aux actes médicaux ? On a évidemment en tête les nombreux témoignages de décès où les familles sont exclues des derniers moments de vie de la personne. 

Au-delà de cet exemple “extrême”, les hôpitaux gagneraient à davantage considérer la place des proches dans le soin. Les accompagnants ne sont pas uniquement des visiteurs ponctuels : ils sont – et pourraient être davantage encore – des partenaires précieux avant l’hospitalisation, pendant le séjour et après le passage à l’hôpital. Il est indispensable de les ré-inclure dans la fabrique du soin et cela doit commencer, dès maintenant, par l’écoute de leur expérience pendant ces semaines de crise sanitaire.

4 – Élargir la focale, pour prendre le pouls des relations entre hôpital et territoire

Hébergement pour les soignant-e-s, préparation de repas, aide matérielle, garde d’enfant, garagiste… L’ élan de solidarité qui s’est construit autour des hôpitaux et au service des soignants rappelle que l’hôpital n’est pas un objet insulaire, mais bien une pièce urbaine qui résonne (plus ou moins) avec ce qui l’entoure.

Aussi, il serait utile d’élargir la focale : pour penser l’hôpital de demain, ne pas observer uniquement l’intérieur – les murs, les professionnels, les patients – mais également l’extérieur, la ville, ses acteurs, ses habitants, ses commerçants, ses services de proximité, ses élu-e-s.

Une telle lecture territoriale nous aide à voir différemment les choses et à considérer l’hôpital non plus comme un microcosme hermétique, mais comme un écosystème ouvert et relié. Une étude récemment menée par Vraiment Vraiment sur l’Hôtel Dieu de Clermont-Ferrand nous l’a récemment confirmé : l’hôpital n’est pas uniquement un espace de soin, mais un terrain de vie, un lieu de visite, un lieu de passage, un lieu de rencontre. Quelle pourrait être la place de la Cité dans le projet d’établissement ? En quoi participe-t-elle au soin ? Inversement – en dehors de ses services de soin – qu’apporte l’hôpital à la Cité ?

Pour penser et outiller ces interactions avec l’extérieur, recueillons les indices qui nous aident à comprendre comment le territoire contribue au soin et, symétriquement, comment l’hôpital enrichit le territoire.

5 – À froid, chérir l’exploration des problèmes davantage encore que les propositions de solution

Quand ils ont pu – et qu’ils en avaient les moyens – les professionnels ont su inventer des solutions pour combler les carences matérielles, organisationnelles, humaines. Il y a eu de nombreux exemples qu’il faut louer. Mais se concentrer sur ce qui a été résolu, alors qu’une infime partie des problèmes l’ont été, représente la meilleure façon de maintenir les choses comme elles étaient. Dans une perspective de changement, il est crucial de documenter ce qui n’a pas marché, ne marche pas et doit être repensé. De même que l’appel à projet “Défis Cartes Blanches” de la DITP invitait les agents de terrain à documenter soigneusement le problème qu’ils voulaient résoudre avant de “sauter” sur une solution, documenter concrètement les maux hospitaliers à partir du terrain crée un terrain bien plus sûr pour imaginer des propositions adaptées et durables. 

6 – Corps, objets, lieux : ré-incarner le contexte hospitalier

Dans les débats politiques comme dans les programmes de transformation publique, on perd souvent de vue que les enjeux de politiques publiques s’incarnent in fine dans des corps, des objets et des situations bien concrètes. Cette abstraction est source de malentendus (entre ambition et réalisation), d’impuissance (de l’action publique), de souffrance (des agents publics et des usagers) et de dépolitisation (sous couvert de mesurer la “qualité de service”, on fait l’impasse sur l’analyse fine des rapports de domination et de dépendances que créent les dispositifs publics). 

Une attention permanente aux fragments de réalité ainsi qu’à la forme dans laquelle on les collecte et les restitue, permet en partie d’échapper à ce travers lourd de conséquences, en incarnant les sources de tensions, de colère, d’inefficacité. Concrètement, de quoi s’agit-il ? Qu’est-ce que la fatigue des soignants ? Que génère l’angoisse du débordement ? Quelles discussions de machine à café autour des dilemmes éthiques ? Quels rituels pour tenir ? Les lieux se sont-ils transformés, comment ? Les rapports hiérarchiques, dans leurs manifestations les plus quotidiennes, ont-ils évolués ? Tous ces détails, qui paraîtront triviaux aux tenants des macro-analyses et des grandes stratégies, sont autant d’indices précieux pour les futurs concepteurs. 

On pense aux reportages photographiques de Jan Banning sur les agents administratifs, qui aident à comprendre les enjeux d’espace, d’information et d’organisation du travail. On pense aux reportages radiophoniques de Studs Terkel, qui redonnent la parole aux travailleurs. La forme de l’inventaire conditionne ce qui pourra en être fait ; une forme puissante, qui conserve l’intelligence du terrain, permet d’espérer créer les conditions d’un avenir alternatif souhaitable à l’hôpital. 

7 – Ouvrir à chacun-e la possibilité de recueillir le réel

Le travail de recueil tel que défini est un travail conséquent, dont nous sommes convaincus qu’il est porteur de petites et grandes transformations vertueuses de l’hôpital. Pour en assurer la fertilité, il nous semble important de réunir deux conditions en plus des points déjà cités :

  • Un chantier “ouvert au public” et à la communauté des professionnels, même s’il devait être porté par une institution “surplombante” (une mission d’information parlementaire, une mission d’inspection, etc.). Le recueil sera d’autant plus riche qu’il est porté par des agents volontaires qui se passent le mot, et son potentiel transformateur sera d’autant plus fort que l’intégralité de la matière collectée sera visible et accessible. 
  • Cette première condition, de principe, en entraîne une seconde, très concrète :  il faut trouver des moyens simples et frugaux de mettre les agents en capacité de témoigner, sous des formes variées et accessibles, et de restituer la matière pour nourrir l’indispensable débat national sur l’hôpital. Entre la mise à disposition des données brutes (indispensable !) et des formats plus éditorialistes et attractifs, un vaste travail de design est nécessaire.

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En tournant le dos à l’optimisation et en ne nous payant pas de mots, nous voudrions travailler avec pour horizon un hôpital redevenu espace d’hospitalité, lieu de soin et acteur à part entière de la Cité. A l’instar de ce qu’expérimente le Lab-ah au Groupe Hospitalier Universitaire (GHU) Paris psychiatrie & neurosciences, cela implique de mettre au centre du système les personnes – patients, professionnel-le-s dans toute leur diversité, proches…

On n’y parviendra peut-être, à condition de prendre le temps d’entendre les récits de celles et ceux qui ont fait l’expérience intime et incarnée de ces dernières semaines de crise sanitaire. La phase de documentation conditionne le chantier de reconstruction. 

Comment mettre les professionnels en posture de documentation, alors qu’on ne leur demande que du reporting depuis des années ? Comment faire participer des agents débordés (et épuisés) sans fragiliser les soins ? Comment recenser et capter les problèmes et les initiatives sans en perdre la dimension très humainement contingente ? Comment traiter cette matière sans s’épuiser dans une énième usine à gaz ? Comment faire le lien entre ce travail de collecte et l’action tangible ? La documentation est un projet qui se conçoit : il y a des compétences et des outils pour cela. Il est peut-être temps d’y avoir recours : un millième des ressources dépensées dans les hôpitaux en cabinets de conseil en stratégie et management ces dernières années y suffira amplement, et la dynamique vertueuse sera sans commune mesure. Chiche !

A suivre : Chapitre 2 – Des conditions de l’innovation publique à l’hôpital.

…et pour en parler : contact@vraimentvraiment.com