« BercyRIM » : une appli emblématique du chaos interministériel
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L’Etat est organisé autour de différents Ministères, tant au niveau central (les “directions générales”, à Paris ou en proche banlieue) qu’en déconcentré (l’Etat aux niveaux régional et départemental, principalement, sur tout le territoire). Les services des différents Ministères sont souvent amenés à travailler ensemble, autour d’un projet (de loi, par exemple) ou d’une demande (d’autorisation, d’intervention…). Les services déconcentrés font l’objet de réorganisations régulières (permanentes ?), qui voient disparaître les services ministériels au profit d’entités interministérielles, comme par exemple les Direction régionales de la jeunesse, de sports et de la cohésion sociale (DRJSCS !), qui rassemblent des services dépendant des Ministères des sports, de la santé, des solidarités, etc.
Or, la collaboration entre différents ministères est de piètre qualité. Dans les administrations centrales comme dans les services déconcentrés, elle souffre de l’absence de culture et d’outils communs, de la défiance réciproque et du manque de pilotage politique et stratégique.
Dans ce contexte, le lancement d’une application “spécialement conçue pour faciliter la préparation” des réunions interministérielles (RIM) était alléchante. Les RIM réunissent, dans les locaux du Premier Ministre, les conseillers de cabinet et les directeurs d’administration centrale autour d’un sujet soumis à arbitrage du cabinet du Premier ministre : il peut s’agir d’un projet de loi, d’annonces gouvernementales, de gestion de crise latente… Sans épuiser les formes du travail interministériel, elles en représentent à la fois un summum et une routine. On en apprend davantage sur cette nouvelle application, baptisée “BercyRIM”, dans cet article d’Acteurs Publics.
La RIM, symbole de la dépolitisation du pouvoir
Avant d’entrer plus en détail dans l’analyse de ladite application (ou, plutôt, de ce qu’elle révèle), il est utile de replonger dans les travaux passés, en relisant par exemple le rapport “d’audit de modernisation” de 2007 sur la coordination du travail interministériel conjointement élaboré par le Conseil d’Etat et l’Inspection générale des finances
Il y est relevé (déjà) que “le travail de coordination connaît un emballement pathologique propre à la France, le nombre des réunions interministérielles (étant) passé d’un millier par an au milieu des années quatre-vingt à plus de 1 600 aujourd’hui (en 2007, ndlr)”. A l’époque, les auteurs font mine de regretter que “le nombre des réunions de ministres et des comités interministériels a diminué, passant de 70 par an au début des années quatre-vingt à une quarantaine aujourd’hui. La coordination s’est donc éloignée des décideurs politiques tout en connaissant une inflation significative au niveau de leurs collaborateurs.”
Ces quelques lignes résonnent avec ce qu’écrit Emile Marzolf, dans Acteurs Publics sur l’application BercyRIM : “la cure d’amaigrissement des cabinets ministériels (…) a conduit les conseillers à délester une part non négligeable de leur charge de travail sur les administrations”. Ainsi, en 2007, la responsabilité et le pouvoir de coordination étaient largement passés des Ministres à leur cabinet aujourd’hui, ce sont les administrations qui en ont la charge. Conséquence : “l’inflation du processus de coordination dilue les enjeux des décisions et les responsabilités des décideurs” (audit de 2007).
Les RIM souffrent de maux multiples. Peu politiques, mal contextualisées, elle conduisent souvent à des décisions politiquement aberrantes. Peu de participants à ces réunions se sentent comptables de la réussite collective du gouvernement et s’inscrivent dans une démarche d’élaboration partenariale : chacun cherche à limiter ses risques et à prendre le moins de coups possibles, tant en séance qu’au retour “à domicile” (dans le Ministère). Certaines directions viennent faire valoir quelques principes “maison” martelés ad nauseam, quel que soit le contexte / le sujet (les Directions du Budget et du Trésor, à Bercy, y excellent chacune dans leur genre, le Quai d’Orsay aussi parfois).
Par ailleurs, la focalisation absolue sur la décision du cabinet du Premier ministre (déjà pointée dans l’audit de modernisation de 2007), au détriment de la préparation et du suivi collectifs (à peu près inexistants), génère un processus qui manque de cohérence stratégique. Le secrétariat, voire la co-présidence, assurés par le Secrétariat général du gouvernement, confère à l’ensemble une forte tonalité juridique, qui ne saurait épuiser le champ des considérations techniques et politiques de décisions de cette ampleur.
Des conditions matérielles et méthodologiques absurdes
Les conditions matérielles de la convocation, de la tenue et des suites des RIM sont absurdes. Selon les chiffres de Bercy cités par Acteurs publics, “l’envoi de l’avis de RIM arrive moins de deux heures et demie avant son début dans 25 % des cas”, via les cabinets ministériels qui les répercutent à toutes les directions - charge à chacune de s’estimer concernée ou non et d’envoyer un-e représentant-e. Le dossier de RIM, quand il existe, est constituée de pièces ajoutées principalement par le ministère “demandeur” de la RIM, sans effort de spécification des enjeux de controverse possible. La réunion - plusieurs dizaines de personnes - se tient dans une vaste pièce où l’on se parle avec micro, et où l’on se rend régulièrement compte que les dés sont jetés avant même le début de la discussion. Si par hasard la discussion prend une tournure différente de celle prévue, il reste toujours au Ministère lésé (ou au secrétariat général du gouvernement ou au cabinet du Premier ministre) la possibilité d’influer directement sur le “bleu”, relevé de décision “imprimé” sur un papier bleu et envoyé par le SGG “aux principaux intéressés” qui peuvent avoir participé à la RIM ou pas, et sans que ceux qui y ont effectivement participé soient sûrs de le recevoir directement.
Bref : une RIM conduit plusieurs dizaines de personnes à traverser le 7ème arrondissement ou Paris, sans réelle préparation, pour passer une heure dans une pièce à échanger des positions (postures) sur un sujet, sans garantie que ce qui semble être décidé à la fin de la RIM par le cabinet du Premier ministre 1/soit effectivement ce qui sera acté dans le “bleu” 2/soit un minimum “actionnable” et opérationnel 3/corresponde à ce qu’auraient décidé les Ministres s’ils avaient été réunis et consultés sur le sujet. Et il y en a quatre par jour.
BercyRIM, le règne du chacun pour soi ministériel
Dans ce contexte, Bercy a donc imaginé “BercyRIM”, une application permettant de “mieux gérer les agendas” et de mieux coordonner la préparation des RIM au sein des Ministères économiques et financiers (i.e. à chaque direction de “nourrir le dossier avec ses propres documents”) et de garder des traces au-delà des seuls bleus. Une application dont la naissance obéit à une certaine rationalité ministérielle, même si le numérique ne vient pas ici fondamentalement transformer les processus de la maison (qui souffre elle-même de ses propres silos) et que l’ouverture revendiquée de l’outil aux autres Ministères semble plus théorique que réelle (d’après l’article d’Acteurs publics, toujours).
En revanche, c’est d’une infinie tristesse pour ce que cela dit de l’état de l’interministériel. Une fois le diagnostic posé (il l’était en 2007, il l’est manifestement en 2020 et Acteurs publics le relate parfaitement), n’y a-t’il personne pour s’emparer du sujet - grave, coûteux - et interroger cette absurde routine ? Le SGG (ou, tiens, la DITP) n’a pas envie de se pencher sur le “coeur du réacteur” que constitue ce processus ? Pourquoi ? Dans une contribution aux Assises du design de 2019, nous avions suggéré que la transformation radicale de la conception des politiques publiques « en amont » et notamment dans sa composante interministérielle, était une nouvelle frontière du design des politiques publiques : tant que l’un des sanctuaires de la conception des politiques publiques fonctionnera selon des règles et avec des outils qui ne tiennent que par l’inertie, la transformation de l’action publique restera marginale.
C’est d’autant plus urgent que ces défauts d’inter-ministérialité “en central” se retrouvent, avec moins de faste, dans les services déconcentrés, où les directions régionales et départementales interministérielles fonctionnent mal dès qu’il s’agit d’instruire en commun des demandes ou des projets ou de tirer parti d’une implantation commune dans une “cité administrative”. A cet égard, il faut d’ailleurs saluer demarches-simplifiees.fr, qui précisément outille (et raccourcit) le processus interministériel d’instruction de dossier, en donnant les moyens de collaborer aux agents instructeurs, au bénéfice des usagers (qualité de l’instruction, délais, etc.). Comme quoi, le numérique, parfois, peut être un formidable moyen de résoudre de vrais problèmes - à condition de ne pas être une jolie “surcouche” masquant une situation dysfonctionnelle (c’est tout aussi valable pour les interfaces usagers), d’améliorer les processus et de donner davantage de pouvoir d’agir aux agents (et, le cas échéant, aux usagers).