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Nous avons mangé des croissants avec un (ex-)espion.

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Abou Djaffar, ancien de la DGSE, consultant et rédacteur d’un blog passionnant sur différentes « activités humaines » comme le terrorisme et les guérillas, avait annoncé qu’il mangerait beaucoup de croissants — finalement, il a parlé, beaucoup, et bien peu mangé.

Et, surprise : entre un analyste des services secrets et un-e designer de politiques publiques, il y a du commun, même si les terrains sont différents et les nôtres, moins chauds (sinon moins dramatiques).

Le travail de l’analyste consiste à comprendre, relier, corréler, vérifier, des situations qu’il n’a pas vécues et dont il doit reconstruire le fil le plus précis et juste possible, pour alimenter ensuite une éventuelle action. « J’aime faire de l’analyse du chaos, plus c’est compliqué, mieux c’est ». Sa méthode ? Le croisement et la labellisation des sources. Chaque information est recoupée au moins deux fois et chaque source est évaluée pour s’assurer de sa fiabilité, soit par cooptation, soit par l’expérience (et donc le temps). Une pratique minutieuse, où l’erreur peut coûter cher.

Nous avons, justement, parlé du rapport à l’erreur. Pour faire mieux, nous considérons qu’il est indispensable d’autoriser et de s’autoriser à tâtonner — donc à, parfois, se planter. Pourtant, dans « les services », l’erreur est par principe inenvisageable. Or, force est de constater qu’elle arrive. Comment la gérer ? Quand il n’est plus possible de nier les dysfonctionnements, la question fatale de la responsabilité se pose. Et paradoxalement, les services sont champions de la dé-responsabilisation, notamment de la hiérarchie : la “carrière” devient alors relativement indépendante de la compétence et de la pertinence, sans parler des loyautés et des mécanismes de protection et d’interdépendance qui génèrent, au final, une organisation assez figée.

Hors des — relativement — récentes intelligence studies aux États-Unis, le champ du renseignement souffre d’un manque d’étude universitaire visant à analyser, comprendre et critiquer les méthodes, objectifs, cultures des services de renseignement. Les discussions se font principalement entre pairs, et inviter des “extérieurs” pour se former et se soumettre à d’autres regards est presque impossible : « tu n’as pas vu le terrain, tu ne peux pas parler » — une posture qui a fait partir Abou Djaffar vers des environnements plus ouverts et plus humbles.

Il se rassure (et nous rassure) : vu l’ampleur de la menace terroriste, des fonds supplémentaires et une certaine pression présidentielle viennent secouer « la baraque » pour, sans doute, générer des évolutions positives, même si la DGSI reste selon lui sous-équipée et sous-contrôlée pour être vraiment efficace. Les exercices de « retours d’expérience », d’auto-analyse et d’auto-critique, courants dans l’armée ou les pompiers, transforment doucement les services de renseignement français. Encore faut-il vouloir et savoir agir sur ses erreurs une fois qu’elles sont diagnostiquées…

Conclusion : pas sûr que les designers de politiques publiques soient les bienvenus à court terme pour travailler avec les services de renseignement, nos méthodes risquant de se fracasser sur des principes et des postures de réalisme et de cynisme dur à éviter. Mais on garde l’idée pour bientôt, et en attendant, on agit sur les autres administrations. Parce que comme l’a dit Abou Djaffar : « un attentat est un choc, brutal et tragique, mais sur le temps long, il a peut-être moins de conséquences politiques et sociales qu’une mauvaise réforme de l’Éducation Nationale qui condamne une génération entière de bambins à mal connaître son Histoire. »