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Demain (maintenant), l’espace public.

Temps de lecture : 10 minutes

8 défis et quelques propositions pour que la distanciation physique durable ne nous fasse pas mourir de chagrin.

S’il y a un élément du discours de dimanche soir d’Edouard Philippe qu’on peut saluer, c’est l’apparition de la notion de “distanciation physique” en lieu et place de la terrible et bien mal-nommée “distanciation sociale” jusque-là officiellement recommandée. Le défi n’en demeure pas moins immense, mais au moins il est vivable :  comment, demain, renouer avec des formes désirables de vie sociale, tout en respectant une distance suffisante pour limiter la transmission du covid et sans tout miser sur une appli de tracking porteuse de risques en matière de libertés et potentiellement peu efficace ? 

Alors que la marche à pied est forcément à la base de toute reprise économique et sociale vertueuse, l’espace public tel que nous le connaissons ne permet pas le respect des distances minimales recommandées : le trottoir moyen français, massivement hors norme PMR (1,5 mètre  de large), est bien loin de pouvoir accueillir deux personnes se croisant à 1 mètre de distance (il faudrait pour cela 2 à 2,5 mètres).

En rouge, les trottoirs qui ne permettront pas de respecter la distanciation sociale à Paris (<2,50m). Simulation par Vraiment Vraiment sur la base de données de l’APUR 2013 et d’OpenStreetMap. Certaines données peuvent être erronées (ex : canal de l’Ourcq) ou datées (2013). Exercice de confinement pour vos enfants : avec un crayon, rejoindre la Porte de la Villette en partant de Montparnasse,  sans passer par un trottoir rouge. Ils en ont au moins pour jusqu’au 12 mai. Télécharger en HD.

Contre-intuitivement, il est remarquable que les territoires les plus densément peuplés ne sont guère plus mal lotis en la matière que les territoires péri-urbains, voire ruraux : si le trottoir parisien n’est pas particulièrement généreux, c’est pire là où les arbitrages en matière d’aménagement ont systématiquement été favorables à la voiture ces quarante dernières années.

Un trottoir, au hasard d’une rue du péri-urbain. Ce type d’aménagement urbain (interdit depuis 2001) continue de fleurir, à la faveur de la préférence des habitants pour la place de parking “devant chez soi” et de l’aversion des maires à aller à l’encontre de cette préférence.

Cette incapacité de l’espace public, criante au regard de la situation que nous vivons, rappelle de façon flagrante que l’espace public est très inéquitablement réparti – sa plus belle part allant à la voiture, qui représente pourtant une proportion mineure des trajets (plus de 50% pour 11% des trajets).

Ce qui vaut en quantité vaut également en qualité : la chaussée est libre, homogène, continue, et fait l’objet d’une intervention en quelques heures si quelque dégradation altère sa fluidité. Le trottoir (tout comme, dans bien des villes, la piste cyclable) rétrécit au gré des irrégularités de façade, des poteaux (qui doivent empêcher les voitures d’y monter), des coffrets EDF, d’un échafaudage prévu pour ne rester que 3 semaines, d’une moto mal garée, des encombrants, des poubelles… Bref : même un trottoir d’une largeur théorique de 3 mètres ne représente qu’un passage d’1,5/2 mètres maximum. Moins qu’il n’en faut pour enrayer durablement l’épidémie. 

Pour parvenir à mettre en place les conditions qui permettent à l’économie de proximité de revivre (et encore, très a minima) et à notre moral de ne pas défaillir durablement, les villes vont devoir relever (au moins) huit défis : 

1. Trouver des manières de concilier “distanciation physique” et “rapprochement social” – la formule est de Sylvain Grisot.

Si nous n’y parvenons pas, nous risquons bien de mourir de chagrin. Les nouveaux usages des balcons démontrent à la fois notre appétit et notre capacité à trouver des solutions: il n’est pas impossible de maintenir (voire de renforcer !) le lien social local tout en maintenant des formes de distanciation. L’enjeu du lien social est loin d’être accessoire :  le syndrome de glissement, qui touche de plus en plus les EHPAD, devrait nous en convaincre s’il était besoin.

Il va donc falloir restituer massivement de l’espace public “capable”, susceptible d’être un lieu d’échanges. Pour cela, deux réserves principales : le parking de surface et les chaussées d’une largeur supérieure à 3,5 mètres (double voie, double sens lorsqu’une alternative proche existe, voie élargie à cause de la vitesse). À l’image de New York ou de Milan qui piétonnisent respectivement 120 km et 35 km de voirie, l’enjeu réside bien dans la capacité à libérer massivement de l’espace public – et pas à aménager deux ruelles en guise d’alibi (d’autant qu’elles créeront alors un appel d’air et un effet d’attroupement fort peu compatibles avec les exigences sanitaires). 

Cela va offrir un défi majeur à des équipes d’urbanisme et de voirie qui sont déjà perturbées : articuler l’urgence et la transformation structurelle de la ville, avec une attention fine à la mise en oeuvre (design, mobilier, intelligence micro-locale des usages) sans renoncer à une capacité stratégique métropolitaine. 

2. Allouer l’espace public prioritairement aux moyens de se déplacer les moins “spatiovore”, afin d’offrir des alternatives aux transports en commun et à un report modal brutal des transports en commun vers la voiture individuelle.

Dans un contexte de surface disponible contrainte, (l’espace public n’est pas étirable à l’infini), la voiture est le moins efficace des moyens de transport. A titre d’exemple, le RER A accueille à lui seul davantage de passagers que le boulevard périphérique. Ce dernier, déjà congestionné en temps “normal”, ne pourra absorber qu’une petite fraction du report modal : il sature dès que le trafic augmente de 20% par rapport à la normale, alors que les grosses infrastructures cyclables ou piétonnes peuvent absorber des montées en charges de 300% à 400%. Les nouvelles pistes cyclables parisiennes ont montré pendant les grèves de 2019/2020 leur capacité à absorber une montée en charge rapide, tout en affichant déjà des formes de densité trop importante (notamment aux croisements) qu’il faudra résoudre pour respecter les règles de distanciation physique (en influant sur la largeur des pistes et en travaillant sur les comportements et distance minimum à respecter en dynamique). Si vous voulez suivre la variété des dispositifs et la déferlante de villes qui élargissent les pistes cyclables, on vous invite à suivre la veille journalière de Adrien Lelièvre et Mathieu Chassignet.

3. “Faire” la place qui nous permettra d’imaginer et d’accueillir des formes nouvelles de sociabilité, aujourd’hui difficiles à cerner précisément.

Est-ce qu’on se rencontrera demain dans les parcs ? Quelles formes prendront nos pique-niques ? Est-ce que les médiathèques devront produire du contenu sur leurs façades et leurs vitrines, inventant un “drive-in” à l’européenne ? Est-ce qu’enfin, les pouvoirs publics seront obligés d’intervenir pour réguler le bruit en ville, faute de quoi il sera impossible de se parler “à bonne distance” ?

De manière générale, il semble indispensable d’envisager que l’espace public puisse servir de prolongement – avec des fonctions variables d’extension ou de sas, par exemple – de certains équipements publics ou d’intérêt général : des terrasses et des parvis comme nouveaux lieux de rencontre et de visite dans les hôpitaux et les EHPAD, des cours de récréation et parvis d’école plus vastes, etc.  Assumer cette qualité de surface capable du trottoir et de la place de parking adjacente (on pense évidemment au parklet) devrait leur permettre d’absorber une variété de programmes permettant aux équipement publics et aux commerces de proximité de redevenir actifs, alors que tout va prendre davantage de place (les étalages, les terrasses, les files d’attente…). 

4. Compenser l’affaiblissement radical des espaces “intérieurs” de sociabilité. 

La pression sur l’espace public va être d’autant plus forte que les espaces sociaux “intérieurs” seront rares : si les lieux culturels, les centres commerciaux, les cafés, les PMU, restent fermés, s’il fait particulièrement chaud cet été (nous en sommes au 5ème mois d’affilé supérieur de 5° à la moyenne des 50 années précédentes), si les vacances de l’été sont largement amputées par la reprise des activités économiques, l’espace public devra être pensé pour accueillir nos envies de fête, de spectacle, de jeu, de flânerie. Ce qui n’est pas absurde d’un point de vue sanitaire : grâce au renouvellement de l’air et à la présence massive d’UV, qui pourraient être de bon alliés contre le COVID-19, les espaces extérieurs pourraient être plus “sains” que les autres.

5. Equilibrer surfaces fluides et volumes flânables.

Si l’urgence a guidé la décision de nombreuses collectivités à créer des voies cyclables temporaires, il convient de compléter la recherche d’une plus grande fluidité des déplacements avec l’impératif d’offrir des lieux à la flânerie et au lien social. L’espace public a une qualité de vitrine du monde et nous ne devons pas laisser le covid nous en priver : voir et être vu, prendre jour après jour conscience des autres et de l’altérité – pour l’aimer, s’en offusquer, en profiter ou s’en inquiéter -, se confronter à l’étrange(r), s’étonner de la tenue d’un tel, s’émerveiller des premiers pas burlesques d’un enfant au loin, se prendre à regarder un skaters tenter à l’infini et sans succès une figure… Autant de traits banals mais structurants de nos usages du banc, de la terrasse, du pas-de-porte ou du balcon. Une intelligence particulière devra être dédiée à trouver les compromis entre espace de circulation et espace de destination. A titre d’illustration pré-covid, le piétonnier bruxellois comme les berges de Seine n’ont pas encore trouvé leurs règles de cohabitation entre piétons-flâneurs et cyclistes-vélotafeurs et le bois de la Cambre, fermé à la circulation pour le COVID-19, fait déjà l’objet de conflits d’usage. Les nouvelles zones de partage à créer massivement devront tantôt choisir (et réguler) la cohabitation, tantôt la répartition, de ces usages.

6. Articuler l’intelligence micro-locale et la cohérence métropolitaine.

À l’échelle des agglomérations, il y aura un enjeu politique fort à faire émerger des consensus politiques réellement soutenus par les communes. La métropole bruxelloise rame en ce moment avec les communes souvent “pro-voiture” qui se sentent garantes d’une promesse locale “un habitant = une place de stationnement”. L’enjeu est d’autant plus fort que la qualité de ces aménagements “temporaires” va résider dans leur continuité à l’échelle métropolitaine – ce qui ne signifie pas concevoir “d’en haut” les aménagements et leur mise en oeuvre. Au contraire, le succès dans la durée des choix qui seront faits dans les semaines qui viennent réside dans la capacité à articuler vision et stratégie globale avec intelligence (des identités et des usages) micro-locale.

2010 – piétonisation de la  Place Royale de Bruxelles par Vraiment Vraiment. Agrandir les trottoirs, bien sûr, mais également créer les conditions pour se poser, profiter d’une vue, observer.

7. Penser soigneusement les formes de ces espaces publics : “quick”, mais pas “dirty

La bordure béton d’autoroute et le cône plastique orange ne sont pas les seules matérialités qui peuvent incarner des espaces piétons fraîchement mis en place, pas plus que le mobilier moche en palette ou les transat’ du PlaceMaking à l’américaine. Ce n’est pas parce qu’il faut faire vite qu’il faut faire l’économie d’une approche paysagère et urbaine qui soigne les insertions dans la ville, et d’un soin porté aux objets, aux marquages au sols et à la signalétique qui les incarneront aux yeux des habitants et des usagers.

Cela passe notamment par :

  • la recherche de frugalité, en mobilisant les matériaux disponibles sur site ou sur le territoire.
  • une attention portée à l’ergonomie des objets pour les métiers qui gèrent, pilotent, manoeuvrent et surveillent ces aménagements – des équipes qui ont la responsabilité de les installer aux policiers municipaux en passant par les services de propreté et les cadres intermédiaires (chef de secteur voirie, etc.). D’expérience, c’est une condition sine qua non pour que l’installation vive et survive, jusqu’à trouver pleinement sa place dans le tissu urbain.
  • une attention portée aux langages des signes, des objets et des sols qui délimitent ces nouveaux espaces : ils doivent être clairs pour tous-tes, alors que tout le monde ne maitrise pas le code de la route. Il faut inventer de nouvelles manières de signifier et d’expliciter les règles de partage. La ville de Bruxelles propose un “plan 20km/h”, grâce auquel les piétons seront prioritaires à n’importe quel endroit de la voirie. Fort bien, mais on se demande comment les piétons vont effectivement se sentir légitimes, sans signalétique dédiée, au milieu d’une chaussée qui a appartenu pendant 50 ans à la voiture et reste avant tout synonyme de danger.
  • la recherche d’un “génie du lieu” qui reconnaît et exploite les opportunités spatiales existantes : la rue jouxte-t-elle un petit parc déjà apaisé ? Un petit linéaire commerçant, pour lequel un peu de place supplémentaire devant la vitrine serait bienvenue ? La possibilité d’un ombrage qui sera bienvenu cet été ?
  • l’attention à ne pas projeter des réaménagements, des couleurs et du mobilier standards, avec pour effet de standardiser la ville et de gommer des aspérités et des qualités locales. Les logiques de kit, mis à disposition des acteurs locaux par les agglomérations et qui leur laissent une marge d’interprétation et de manoeuvre, est intéressante et peut permettre d’assurer une bonne articulation entre préconisations globales et réalités de quartier.
  • une stratégie de design urbain transitoire qui fait de ces nouveaux aménagements de réels prototypes préfigurant les nouvelles configurations spatiales possibles. Cet impératif renforce la nécessité de fonder ces projets “d’urgence” sur des critères d’évaluations partagés et des outils de mesure fins et sensibles. Il existe une myriade d’outils de comptage pour la voiture, mais rares sont ceux qui permettent les comptages piétons, l’appréhension des usages vernaculaires, et tous les autres signaux faibles qui font qu’une rue est vivante.
On peut faire du mobilier urbain beau, modulaire et frugal (ici, une ligne de mobilier Vraiment Vraiment installé dans le Quartier Nord à Bruxelles).

8.Transformer vite les espaces publics…de façon inclusive.

Le “jogging” comme seule pratique acceptée pendant le confinement pose question : s’il s’agit d’une pratique à peu près aussi masculine que féminine, elle est générationnellement et socialement marquée. Or, l’espace public doit être conçu et régulé pour rester un espace de liberté et accueillir une variété de cultures et de pratiques, à rebours soit d’une norme d’usage socialement marquée (certaines stratégies d’occupation temporaire peuvent par exemple être biaisée et déployer des visions ethnocentrées de l’espace public) soit renforcer les mécanismes d’exclusion et d’invisibilisation de certaines catégories – à commencer par les femmes.

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Comme (dans une bien moindre mesure) l’apparition des vélos et trottinettes “freefloat” il y a quelques années, l’impératif de distanciation physique lié au covid nous force à reconsidérer l’espace public – sa rareté, ses conflits et ses possibilités. D’un sujet anecdotique et technique – à l’exception de certaines villes où le débat est mûr comme Paris – la gestion de l’espace public devient, à la faveur de l’épidémie, un critère à part entière de la résilience urbaine (et rurale, d’ailleurs !). A cet égard, au passage : les collectivités locales ont d’ailleurs besoin du renfort de la société civile et celles qui, à l’image de l’APUR, ouvrent leurs données sur l’espace public et mesurent le partage de l’espace public, auront davantage de chance de s’en sortir par le haut. Ces données, complétées par d’autres à générer, permettent de construire des outils d’aide à la décision fondés sur des données d’usage précises et prenant en compte les signaux faibles (indice de flânerie, apaisement, sociabilité). 

De nombreux (ré)aménagements qui étaient à l’étude gagneraient à profiter de cette période pour être poussés plus loin et/ou testés et/ou amendés, et les collectivités qui avaient pris du retard sur la conception de nouveaux plans de mobilité faisant notamment davantage de place à la marche et au vélo ont un boulevard pour ouvrir le champ des possibles. L’équipe de Vraiment Vraiment, forte de ses projets d’urbanisme tactique, de reconception de l’espace public et d’occupation temporaire menés systématiquement avec la préoccupation de la qualité de la fabrique urbaine, du sens politique et de la qualité esthétique des propositions, est fière d’y contribuer aux côtés des collectivités locales auprès desquelles elle est engagée.